La Tyrannie socialiste/Livre 2/Chapitre 4

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Ch. Delagrave (p. 48-56).
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CHAPITRE IV

La « loi d’airain » des salaires.


Vous voulez aussi la maintenir. — Sa formule vient de Turgot. — Très atténuée. — Erronée. — Lassalle l’a prise à Ricardo. — Le texte exact de Ricardo. — Cette loi est fausse. — Cause d’élévation et de baisse du taux des salaires. — Le fonds des salaires. — Erreurs. — C’est le consommateur qui règle le taux des salaires. — Le capital ne fait que l’avance du salaire. — Si la loi d’airain était exacte, dans un même milieu, tous les salaires devraient être égaux. — Loi d’airain ! évocation classique. — Les protectionnistes et la loi d’airain. — Moyen de faire baisser les salaires. — Le salaire des ouvriers dépend de la quantité du travail. — Définition du salaire. — Le salaire est un forfait.


Le même socialiste qui me reprochait de ne pas vouloir « abroger » la loi de l’offre et de la demande ajouta :

— Vous voulez sans doute aussi maintenir la loi d’airain des salaires.

— Non, répondis-je.

— Ah ! ah ! reprit-il triomphant, vous n’osez pas la soutenir celle-là !

— Je l’ose d’autant moins qu’elle n’existe pas, précisément parce que la loi de l’offre et de la demande existe.

— Cette loi ! cependant tous les socialistes en parlent.

— Eh ! ce ne sont même pas les socialistes qui l’ont inventée. Lassalle a pris cette idée à Turgot et à Ricardo, en lui donnant, pour les besoins de sa polémique, un sens absolu.

Turgot[1] commence par reconnaître que le travail est soumis à la loi de l’offre et de la demande : « Le simple ouvrier, qui n’a que ses bras et son industrie, n’a rien qu’autant qu’il parvient à vendre aux autres sa peine. Il la vend plus ou moins cher : mais ce prix plus ou moins haut ne dépend pas de lui seul. »

Turgot énonce là une vérité incontestable : car jamais le prix d’un objet ou d’un service ne dépend d’une seule personne : le prix est un rapport entre deux convenances, entre deux besoins, celui de vendre et celui d’acheter : un individu ne se vend pas à soi-même une marchandise pas plus qu’il ne peut acheter son propre travail.

Turgot continue en disant : « Ce prix résulte de l’accord qu’il fait avec celui qui paye son travail. Celui-ci paye le moins qu’il peut. »

Les socialistes auront beau récriminer : ce sont là encore des vérités que les constatations ne feront que rendre plus solides, comme les coups de marteau donnent plus de cohésion et plus de solidité à l’acier.

Le consommateur veut acheter le meilleur marché possible, vendre le plus cher possible. Le consommateur et le producteur de travail n’échappent pas à cette loi générale.

Turgot, d’après l’expérience de son temps, alors que florissaient ces corporation, maîtrises et jurandes qu’il abolit et qui ressuscitèrent après sa chute pour être définitivement supprimées quinze ans plus tard par l’Assemblée nationale, continuait : « Comme il a choix entre un grand nombre d’ouvriers, il préfère celui qui travaille à meilleur marché. Les ouvriers sont donc obligés de baisser le prix à l’envi les uns des autres. En tout genre de travail, il doit arriver et il arrive en effet que le salaire de l’ouvrier se borne à ce qui lui est nécessaire pour lui procurer sa subsistance. »

Turgot considère que l’offre du travail est supérieure à la demande ; il en conclut que le travail tombe à un prix égal à la subsistance.

Comment a-t-il pu établir l’exactitude de ce rapport ? comment pouvait-t-il justifier cette équation ? Est-ce que, même de son temps, la subsistance de tous les Français était égale ? Et maintenant, regardons autour de nous. Est-ce que la subsistance de l’Irlandais qui se contente de pommes de terre, du paysan bas breton pour qui une galette de blé noir, frottée d’une tête de sardine salée, est un régal, est comparable à celle de l’ouvrier anglais ou de l’ouvrier de Paris ?

Turgot considérait son affirmation comme une conséquence de la loi de l’offre et de la demande puisqu’il la basait sur cette prémisse, que l’offre de travail dépassant toujours la demande, le consommateur de travail pouvait toujours l’obtenir au prix le plus bas. Mais immédiatement, il l’infirmait : car il en exceptait l’agriculteur « avec qui la nature ne marchande point pour l’obliger à se contenter du nécessaire absolu, » et « qui peut avec le superflu que la nature lui accorde, en plus ou au delà du salaire de ses peines, acheter le travail des autres membres de la société. Il est donc l’unique source des richesses… »

Que nous révèlent ces lignes ? C’est que Turgot a voulu prouver la supériorité du travail agricole sur tout autre travail ; et, à son époque, la thèse n’était pas difficile à justifier. Tous les physiocrates prétendaient que la seule richesse venait de la terre, et parce que, d’une observation incomplète, ils en sont arrivés à cette erreur, s’ensuit-il que l’erreur de Turgot relative au prix de la main-d’œuvre soit une vérité, même si elle a été reprise par Ricardo ?

C’est à cet économiste anglais[2] que Lassalle l’emprunte : « D’après Ricardo, dit-il, la moyenne du salaire du travail est fixée d’après les besoins indispensables à la vie. » Lassalle a altéré le texte de Ricardo, beaucoup moins affirmatif. « Le prix naturel du travail, dit Ricardo[3], est celui qui fournit aux ouvriers en général le moyen de subsister et de perpétuer leur espèce sans accroissement ni diminution. Le prix naturel du travail dépend donc du prix des subsistances et de celui des choses nécessaires ou utiles à l’entretien de l’ouvrier et de sa famille. »

Ricardo ajoutait encore, comme atténuation à cette proposition : « On aurait tort de croire que le prix naturel des salaires est absolument fixe et constant, même en les estimant en vivres et autres articles de première nécessité. Il varie à différentes époques dans un même pays et il est très différent dans des pays divers. L’ouvrier anglais regarderait son salaire comme très au-dessous du taux naturel et insuffisant pour maintenir sa famille, s’il ne lui permettait d’acheter d’autre nourriture que des pommes de terre et de n’avoir pour demeure qu’une misérable hutte de terre. »

Voilà ce que dit Ricardo. Il y a loin de là à la formule absolue que lui a prêtée Lassalle et dont il a fait « la loi d’airain des salaires. »

Elle n’est vraie ni comme minimum ni comme maximum.

Elle n’est pas vraie comme minimum : car si l’employeur n’a pas besoin de main d’œuvre, il ne s’occupera pas de la nécessité de la subsistance du travailleur ; il ne l’occupera pas et ne le payera pas.

Elle n’est pas vraie comme maximum : car l’employeur paye le travailleur, non d’après les convenances de celui-ci, mais d’après l’usage qu’il peut faire de son travail, d’après la demande qui lui est faite des produits qu’il livre. En réalité, ce n’est ni l’employeur, ni le travailleur qui règlent le prix du travail : c’est un troisième personnage qu’on a l’habitude d’oublier et qui s’appelle le consommateur.

Que l’employeur produise un objet qui ne réponde pas à des besoins ou qui, par son prix, soit hors de la portée des besoins qu’il pourrait satisfaire, il ne pourra pas donner de salaires, ni au-dessus ni au-dessous du prix des subsistances à des travailleurs, par cette bonne raison qu’il ne pourra pas produire et, par conséquent, qu’il n’emploiera personne.

Si l’employeur produit des objets très demandés, et qui ne pourront être faits que par un nombre de travailleurs limités, les travailleurs pourront exiger une rémunération très élevée.

Certains économistes avaient imaginé « un fond des salaires, » une somme disponible dans la société pour la rémunération des travailleurs : il n’en est rien. Les salaires ne dépendent pas du capital que peuvent posséder les employeurs. Ce capital ne manquerait pas d’être vite absorbé et dévoré, s’il devait faire face aux salaires.

Les salaires sont payés par le client de l’industriel, par l’acheteur de blé ou d’avoine pour l’agriculteur, de fer ou d’acier, pour le métallurgiste, de coton ou de laine, pour le manufacturier en étoffes. Le producteur ne fait que l’avance du salaire comme il ne fait que l’avance de l’impôt. Celui qui paye en dernier ressort, c’est le consommateur : et le salaire varie d’après ses besoins et non d’après la volonté de l’employeur.

Que les dentelles de Calais cessent de plaire aux dames qui en font usage, et les salaires des ouvriers denteliers tombent à zéro ; qu’elles leur plaisent, ils ont des appointements de chefs de bureau.

Que la mode abandonne les soieries, les salaires de l’ouvrier lyonnais, si habile qu’il soit, tomberont, et ne remonteront que lorsque les dames de France, d’Angleterre, des États-Unis feront de nouveau appel à ses produits.

Comment les socialistes qui font de « la loi d’airain des salaires », un article de foi, ne se sont-ils pas demandé si elle existe, pourquoi tous les salaires, dans un même milieu, ne sont-ils pas égaux entre tous les travailleurs ? Le prix du pain et de la viande, pour un ouvrier typographe, n’est pas plus élevé que pour un manœuvre ; pour un mineur que pour un laboureur ; pour un ciseleur que pour un terrassier. Comment donc, si « la loi d’airain » est vraie, ont-ils des salaires inégaux ? Et si vous y croyez, socialistes de la Bourse du travail, comment se fait-il donc que vous acceptez les distinctions établies dans la Série de la ville de Paris et, au lieu de demander un taux uniforme et égale pour tous, admettez-vous que le servant du maçon ait un salaire inférieur au ravaleur ? Dans les mines, en 1890, le piqueur gagnait 5 fr. 04, l’ouvrier d’état 4 fr. 41, le manœuvre au fond 3 fr. 58 et à l’extérieur 3 fr. 21 ? Le Congrès de Tours a beau demander l’égalité des salaires : qu’il la fasse donc accepter par le ravaleur ou par le piqueur !

« La loi d’airain des salaires » n’a jamais été qu’une métaphore. Pourquoi « d’airain ? » pourquoi pas de bronze ? pourquoi pas « d’acier » ? Elle serait plus inflexible. Serait-ce parce qu’Hésiode[4] a fait la race d’airain, violente et farouche. Ô puissance de la métaphore qui prouve combien les socialistes ont l’esprit classique, dans l’acception que donnait Taine à ce terme, et sont prêts à se payer de mots ! Ils croient que cette évocation est une loi économique, quoique Liebneckt cependant l’ait, au congrès de Halle (1890), fait reléguer dans le bric à brac des antiquailles.

Mais nous avons entendu des protectionnistes (mars 1887) invoquer cette prétendue loi d’airain comme un argument en faveur des droits sur les blés et la viande. — Du moment, disaient-ils, que le salaire correspond au prix des subsistances, il suffit d’élever le prix des subsistances pour faire monter le salaire. — Voilà la question sociale résolue. D’après les partisans de cette thèse ingénieuse, les salaires des ouvriers anglais auraient été plus élevés sous le régime des corn laws que depuis le régime de la liberté !

Ils ne s’aperçoivent pas que ce système est, au contraire, le plus propre à faire baisser les salaires : car plus les subsistances sont chères, plus le consommateur doit y consacrer une part importante de ses ressources, et toute cette part de ressources devient indisponible pour les autres objets : il y a donc diminution de demande des objets fabriqués ; par conséquent, il y a pour la main-d’œuvre diminution de ressources, et, comme résultat, baisse des salaires.

Car, il faut toujours en revenir aux principes suivants.

Le salaire des ouvriers dépend de la quantité du travail demandé. Quand il n’y a pas de travail, le salaire tombe ; le salaire augmente, quand il y a augmentation de travail. Pour élever le salaire, il n’y a donc qu’un seul moyen : ouvrir des débouchés, multiplier l’activité industrielle et commerciale du pays.

En définitive, qu’entend-on par salaire ?

Le salaire est un forfait. L’ouvrier qui offre son travail à un commerçant, à un entrepreneur, lui fait le raisonnement suivant : « Je vous livre tant de travail…, vous courez, il est vrai, les risques de l’entreprise…, vous êtres obligé de faire des avances de capitaux…, vous pouvez gagner tant ou perdre…, cela m’importe peu…, je fais mon travail, je vous le livre à un prix de x, vous devez me le payer, quoi qu’il arrive. Qu’il vous rapporte des bénéfices, qu’il vous occasionne des pertes, cela ne me regarde pas. »

Un contrat à forfait entre patrons et ouvriers : tel est, le véritable caractère du salaire. C’est en le reconnaissant qu’on arrive à dissiper les équivoques et à éviter toutes les discussions oiseuses et venimeuses.



  1. Sur la formation et la distribution des richesses, § VI.
  2. Né en 1778, mort en 1823.
  3. Principes d’économie politique, ch. IV.
  4. Les travaux et les jours.