La Tyrannie socialiste/Livre 3/Chapitre 7

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Ch. Delagrave (p. 148-152).
Livre III


CHAPITRE VII

Les bureaux de placement.


Le monopole du travail. — Le placeur professionnel. — La formule du salaire libre. — But de la loi : donner le monopole du placement aux syndicats.


Toute la politique des syndicats ouvriers est d’obtenir le monopole du travail.

Le jour où ils l’auront, tous les travailleurs seront bien obligés d’en faire partie. Un des moyens qu’ils ont trouvés pour obtenir ce monopole, c’est la suppression des bureaux de placement. La commission de la Chambre des députés, chargée d’examiner les proposition de MM. Mesureur et Millerand, Dumay et Joffrin, adopta ce système dans un rapport de M. Arnault Dubois. Le projet interdit sous les pénalités les plus sévères tout placement qui donnerait lieu à une rémunération. Il réserve le placement aux municipalités, et en fait, aux syndicats qui sont même, par l’article 8, dispensés de toute surveillance.

La question vint le 8 mai à la Chambre des députés. Je rappelai le rôle du placeur, et indiquai son utilité économique.


« Le rôle d’intermédiaire entre la demande et l’offre d’emploi est un service comme un autre qui mérite d’être rémunéré.

« Et c’est précisément parce qu’il est rémunéré, parce qu’il procure une rémunération, que des gens s’en occupent. Ils font appel aux employés, les employeurs répondent à cet appel, et ils deviennent ainsi un pignon d’engrenage entre les uns et les autres. Leur utilité est telle qu’ils ont conservé, malgré les efforts des multiples concurrences instituées contre eux, plus des quatre cinquièmes des placements d’ouvriers et d’employés qui se font actuellement. »

Je montrai le placeur, essayant de satisfaire sa clientèle, ayant ses dossiers personnels, stimulé par son intérêt et la concurrence.

Le rapporteur avait posé le principe que « le salaire devait être libre de toute redevance et l’article 1er  l’affirmait : « Le placement des ouvriers est libre et gratuit. »

Cette formule prouve l’influence d’un mot comme « gratuit. » J’y fis les observations suivantes :


Vous avez posé le principe que le salaire doit être libre de toute redevance. Mais croyez-vous que souvent il n’est pas assujetti par des dettes du passé, du métier, d’apprentissage, dettes à l’égard des parents qui, à l’ouvrier, ont permis d’apprendre un métier, jusqu’au moment où ouvrier typographe, ouvrier ajusteur, il peut être mis en possession de son état ? Allez-vous les annuler ces dettes ? Les supprimer serait la conséquence du principe que vous posez.

Mais il y en a encore d’autres ! On parle beaucoup de l’assurance contre les accidents, on réclame même l’assurance obligatoire, on demande que l’ouvrier prélève sur une partie de son salaire pour la caisse des retraites, etc.

Tout cela est en contradiction avec votre déclaration de principe : « L’accès de l’école est gratuit, pourquoi celui de l’atelier ne le serait-il pas ? Le salaire doit être libre de toute redevance. »

M. Frédéric Grousset. — Et les cotisations des syndicats ?

M. Yves Guyot. — Parfaitement, je vais y arriver.

Si quelqu’un veut s’assurer sur la vie et si, pour gage de son assurance il donne son salaire, allez-vous le lui interdire ? J’imagine que non.

Enfin, vous parlez de la gratuité du placement. Est-ce que, par hasard, les syndicats ont des ressources providentielles ? Est-ce que les ressources des syndicats ne viennent pas, au contraire, de la cotisation des membres du syndicat ? (Très bien ! très bien ! au centre.)

Lorsque les ouvriers qui seront placés par les syndicats dont ils font partie, auront commencé, par payer les cotisations à ce syndicat, j’imagine que la formule absolue du principe proclamé par M. Arnault Dubois ne sera pas complètement respectée !


Quant au but de la loi, voici en quels termes je le caractérisai :


M. Yves Guyot. — Ce que vous entendez faire, c’est donner le monopole des placements aux syndicats ouvriers.

M. François Deloncle. — C’est cela !

M. Antide Boyer. — Mais ils fonctionnent à Paris !

M. Yves Guot. — Voici le texte de l’article 8 :

« Art. 8. — Les bureaux de placement, à l’exception de ceux fonctionnant en vertu de la loi du 21 mars, seront inspectés par un employé de « l’office du travail » et soumis à des règlements de police. »

Permettez-moi de vous le dire, monsieur le rapporteur : véritablement la rédaction de cet article de loi n’est pas suffisamment claire, ni loyale. (Exclamations à l’extrême gauche.)

M. Montaut. — C’est un mot malheureux !

M. Yves Guyot. — Nullement : il est intentionnel.

M. Lucien Millevoye. — Alors, c’est de la préméditation !

M. Yves Guyot. — Oui, il eût été plus franc de dire que les bureaux de placement des syndicats sont soustraits à toute espèce de contrôle. Voilà quel devrait être le texte de la loi : transformez votre négation en une affirmation.

M. Lavy. — Vous vous plaignez qu’il n’y a pas assez de police ?

M. Yves Guyot. — Ce que vous voulez, c’est donner un monopole aux syndicats ouvriers, et cela en dehors de toute espèce de surveillance et de tout contrôle.

Eh bien ! vraiment, en admettant que tout ne soit pas pour le mieux dans les meilleurs bureaux de placement possibles, croyez-vous donc que, lorsque vous aurez donné le monopole du placement aux syndicats ouvriers, tout sera parfait ? Croyez-vous donc que les Syndicats ouvriers sont des espèces de Bétiques dans lesquels tous les membres filent des idylles ? Croyez-vous donc qu’il n’y ait pas de compétitions, de rivalités et des jalousies ? Croyez-vous qu’il n’y a pas dans les syndicats des majorités et des minorités ? Est-ce que les majorités d’aujourd’hui ne peuvent pas opprimer les minorités ? Pensez-vous que tel ouvrier qui aura été mal vu par la majorité de tel ou tel syndicat parce qu’il n’aura pas voulu concourir à l’élection de tel ou tel président de syndicat sera placé par le syndicat dont vous parlez ?

Et vous enlevez toute espèce de contrôle ! vous supprimez toute espèce d’inspection ! et, alors que, par votre article 7, vous déclarez qu’il ne peut y avoir que des placements par l’intermédiaire des syndicats, vous enlevez du même coup toute responsabilité aux syndicats que vous instituez… (Applaudissements).

Si je demande à la Chambre de ne pas passer à la discussion des articles, c’est parce que je voudrais qu’elle se mît en travers d’une de ces lois qui, sous des apparences plus ou moins généreuses, — car je ne conteste pas à coup sûr la bonne foi de M. le rapporteur, — ne tendraient à rien moins qu’à constituer un monopole non pas en faveur de la grande généralité de la population ouvrière, — car il faut bien le dire, les syndicats tant réguliers qu’irréguliers, ne comptent que 208.000 membres, c’est à dire moins de 2% de la population ouvrière et industrielle de la France, — constituer tout simplement un monopole en faveur et au profit d’un certain nombre de ces meneurs qui espèrent abuser de la crédulité et de la bonne foi des ouvriers en France. (Applaudissements répétés sur un grand nombre de bancs. — L’orateur, en retournant à son banc, reçoit des félicitations.)


La loi fut ajournée : mais le gouvernement n’osa même pas s’opposer à la prise en considération.








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