La Tyrannie socialiste/Livre 6/Chapitre 1

La bibliothèque libre.
Ch. Delagrave (p. 199-208).
Livre VI


LIVRE VI

LES RESPONSABILITÉS




CHAPITRE PREMIER

Le parlement et les grèves.


L’opinion publique et les grèves. — Les mineurs. — L’intervention des députés. — Les députés à Bessèges en 1882. — M. Fournière peint par M. Goblet. — Les députés conspués par Fournière. — M. Clémenceau et la grève d’Anzin. — Les arguments de M. Clémenceau. — L’arbitrage de M. Loubet. — Comment il est reçu par ceux qui l’avaient demandé. — Les députés pacificateurs. — M. Baudin à Carmaux. — Demande d’intervention. — Une réponse. — La grève de la salaison. — Le rôle des députés. — Le vrai cadeau des députés.


La grève est un accaparement de travail ; voilà le phénomène économique qu’exprime ce mot, mais que ne comprennent pas plus les intéressés que le public. L’opinion intervient entre les patrons et les ouvriers pour apprécier la grève. Elle est incapable de se rendre compte des conditions du problème qui se pose, de la légitimité des revendications qui, souvent, ne sont même pas formulées, mais elle a des sympathies qui se manifestent par des articles de journaux et par des souscriptions ; et ceux qui souscrivent ne manquent pas d’acheter leur charbon le meilleur marché possible. Cependant les mineurs ont, pendant longtemps, bénéficié de l’idée que la plupart des gens, qui ne jamais descendus dans une mine se font, de cette exploitation ; ils se figurent que ces trous noirs, profonds de plusieurs centaines de mètres, conduisent à des enfers, ils s’imaginent les mineurs vivant au milieu au milieu d’explosions de grisou perpétuelles qui les massacrent ; ils se les figurent dans la misère, négligeant de se demander comment, si le travail est si dur, si dangereux, si mal rétribué, il opère une telle attraction que le nombre des mineurs ne cesse pas d’augmenter, et qu’un ouvrier agricole devenu mineur ne retourne jamais à ses occupations premières.

Dès qu’une grève éclate dans un bassin houiller, certains députés croient de leur devoir de s’en mêler. Ils prétendent en général que leur intervention est pacificatrice. Dans leur intention, c’est possible. Mais en fait, elle produit toujours l’effet de l’huile sur le feu.

Le 20 février 1882, sur l’invitation de M. Desmons, MM. Clémenceau, de Lanessan, Brousse, Laporte, Girodet, Henri Maret se sendent à Alais pour faire une enquête sur la grève de la Grand’Combe, terminée depuis un mois. Juste au moment où ils arrivent, la grève de Bessèges éclate, comme le constatait, non sans malice, M. Goblet, alors ministre de l’Intérieur. (Séance du 10 mars 1882.)

Venus pour informer sur les faits passés, ils ont cru devoir intervenir dans le fait nouveau qui se produisait. Ils n’ont pas été écoutés, et voici pourquoi : C’est qu’ils se sont trouvés en présence d’un agitateur politique, venant semer la révolution dans cette région de Bessèges, comme il l’avait fait précédemment à la Grand’Combe… le citoyen Fournière.

Je dois le faire connaître à la Chambre, car c’est lui qui est le véritable auteur de cette grève. Fournière est un jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, ancien ouvrier bijoutier, qui, aujourd’hui, ne travaille plus autrement qu’en propagande révolutionnaire.

Il appartient à ce qu’on appelle à Paris les cercles d’études sociales, et il s’appelle lui-même collectiviste révolutionnaire…

Les collectivistes révolutionnaires envoient en province des voyageurs en révolution : j’ai nommé M. Fournière ; je puis nommer MM. Malon, Guesde et la citoyenne Paul Minck.

Je vous ai dit, messieurs, que Fournière avait été l’instigateur de la grève de la Grand’Combe, en novembre dernier. J’ai entre les mains le manifeste qui a été publié à ce moment-là.

Dans ce manifeste, je lis des phrases comme celles-ci :

« En attendant l’émancipation totale de tous les exploités, en attendant que le prolétariat rentre en possession de tous ses biens injustement détenus par la classe capitaliste, il nous faut poursuivre cette lutte de classe, triompher sur un point des monopoleurs, en attendant que le parti ouvrier, solidement constitué et conscient de son but, dise à tous les citoyens : « Frères ! debout, en avant pour l’émancipation sociale ! (Sensation).

Quelques membres à l’extrême gauche. — Très bien ! Très bien !

M. Goblet, ministre de l’intérieur. — Messieurs, il n’est personne de vous qui puisse approuver ces paroles…

Eh bien ! messieurs, Fournière et quelques ouvriers de Bessèges sont en ce moment poursuivis pour violation de la loi de 1864, et le procès doit se dénouer demain devant le tribunal correctionnel.

Fournière a été interrogé et on lui a demandé dans quelles circonstances le manifeste avait été rédigé et publié. Voici cette partie de son interrogatoire :

« Demande. — N’avez-vous pas rédigé un appel aux travailleurs commençant par ces mots : Camarades, les mineurs de la Grand’Combe ? »

« Réponse. — Oui, monsieur, il a été mis aux voix sur la proposition de M. Desmons et adopté par les comités qui y ont apposé leurs signatures. »

Et quand ensuite, M. Desmons, avec les intentions les meilleurs et les plus pacifiques, je le répète, vient, accompagné de MM. de Lanessan, Maret, etc., prêcher aux ouvriers la paix, l’entente avec les patrons, leur demande de régler pacifiquement les questions qui les divisent, quand il se trouve en face de M. Fournière, comment celui-ci manquerait-il de lui rappeler qu’il avait accepté avec lui ce manifeste ? (Double salve d’applaudissements.)

Quelle autorité voulez-vous que l’honorable M. Desmons et ses collègues puissent avoir alors sur les ouvriers surexcités par Fournière ? C’est à Fournière que vont les sympathies. Quant aux députés de l’extrême gauche, voulez-vous savoir comment ils ont jugé eux-mêmes la situation ?… Ils disent : — « Allons-nous-en, nous n’avons rien à faire ici. Fournière vient de dire qu’il voulait aller jusqu’à l’effusion du sang et continuer la grève »…

Celui qui parlait ainsi était M. de Lanessan qui venait d’avoir une altercation très vive avec Fournière. Il invita ses collègues à partir pour la gare bien que l’heure du départ fût éloignée. Il montrait une insistance toute particulière…

Ainsi, MM. les députés de l’extrême gauche, se trouvant sur les lieux pour l’enquête qu’ils voulaient faire au sujet de l’affaire de la Grand’Combe, sont intervenus avec les meilleurs intentions dans la grève de Bessèges, et voilà comment ils ont été obligés de quitter la région déclarant qu’il n’y avait rien à faire pour eux en présence d’hommes qui n’avaient d’autre but que d’exciter la guerre civile.


Voici en quels termes M. Fournière avait annoncé ce fait dans le journal le Prolétaire :


Bessèges.

Cinq heures, scène violente avec de Lanessan qui, aux applaudissements des gardes-chiourmes, vient décourager les ouvriers, et Fournière, qui soutient la grève générale. — Acclamations : vive la grève ! vive la révolution sociale ! Le drapeau noir est arboré.

Fournière.



Cet accueil et ce résultat ironique n’ont point découragé d’autres députés de suivre les mêmes errements. En 1884, la grève d’Anzin éclate : MM. Giard et Girard, députés du Nord, demandèrent au ministre des travaux publics d’intervenir en faveur des mineurs. M. Clémenceau se rendit avec quelques collègues sur les lieux. La Chambre nomma une commission d’enquête sur la situation des ouvriers de l’industrie et de l’agriculture. M. Clémenceau fit un rapport sur la grève d’Anzin pour constater qu’après cinquante-six jours d’agitation et de trouble, elle avait échoué. Mais il n’a fait suivre son rapport d’aucune proposition ; et il n’a pris depuis 1884 l’initiative d’aucune mesure législative concernant les mineurs.

Mais à chaque grève, il est intervenu avec véhémence pour reprocher au gouvernement de ne pas faire son devoir, de ne pas mettre fin à la grève, de ne pas faire obtenir aux mineurs toute ce qu’ils demandaient, répétant toujours, avec quelques variantes, le passage suivant de son discours du 19 novembre 1891 :


Pouvez-vous quand nous sommes en présence de 30.000 hommes qui, peut-être dans huit jours, auront faim, venir, Bastiat à la main, après avoir consulté pieusement les articles de foi des économistes du Collège de France, dire aux ouvriers : « Mes bons amis, je vous aime beaucoup, je vous porte dans mon cœur, mais voyez Bastiat, page 37, il n’y a rien à faire pour vois. (Applaudissements et rires à gauche.)

Quand je songe aux moyens très puissants d’action que le gouvernement a sur les compagnies qui vivent de sa tolérance, de sa complaisance… oui, je voudrais inviter le gouvernement à faire ce qui, à mon sens, est son devoir : à mettre en demeure, par un procédé que je n’ai pas à déterminer ici… (Ah ! ah ! sur divers bancs au centre. — Lequel ?)

M. Millerand. — Ce n’est pas difficile.

M. Clémenceau. — Messieurs, si vous avez cru que je reculais devant la difficulté, vous vous êtes mépris (Bruit).

M. Camille Pelletan. — Ce bruit aurait besoin de signature.

M. Clémenceau. — Si vous le voulez, je déterminerai le procédé : il y en a dix, il y en a cent, mais ce n’est pas mon affaire de vous les signaler.


Voilà, et on n’a jamais su ni les cent ni les dix procédés de M. Clémenceau quoiqu’« il ne reculât pas devant la difficulté. »

Enfin le 19 octobre 1892, il a dit son grand secret : il a obligé M. Loubet, président du Conseil des ministres et ministre de l’Intérieur, à accepter les fonctions d’arbitre. Lui-même, avec MM. Millerand et Camille Pelletan, devint délégué des mineurs ; et le jour où M. Loubet rendit sa sentence, parce que, tout en imposant la réintégration de M. Calvignac, elle le mettait en congé ; parce qu’elle n’imposait pas la réintégration des mineurs condamnés par le tribunal d’Albi et l’expulsion de M. Humblot, le directeur de la mine, ils invitèrent, dans une lettre insultante, les ouvriers à la repousser. Pour la première fois, que MM. Clémenceau, Millerand et Camille Pelletan mettaient l’arbitrage à l’épreuve, ces messieurs montraient qu’ils ne l’admettaient qu’à la condition que la sentence ne fût le simple enregistrement des prétentions de leurs mandants.

Les députés avaient autrefois la pudeur de se présenter comme pacificateurs. Aujourd’hui MM. Baudin, Ferroul, Pablo Lafargue et leurs amis vont ouvertement soutenir les grèves. Ils considèrent que l’excitation à la guerre sociale fait partie de leur mandat.

Avec une certaine malice, ils poussent les grévistes à demander aux autres députés de se joindre à eux, afin de mettre quelques-uns de leurs collègues dans l’embarras. Quant à moi, j’ai répondu aux grévistes de Carmaux :

13 septembre 1892.

Citoyens,

J’ai l’honneur de vous accuser réception de votre lettre du 10 septembre dans laquelle vous me demandez de mettre ma parole au service de la grève de Carmaux et de venir au milieu de vous. Je suis prêt à vous donner mon concours, mais sous une autre forme, qui nécessite une explication dont la franchise pourra vous déplaire, mais vous être utile.

Les intentions, les mobiles, les opinions politiques de la Compagnie, je n’ai pas à les apprécier. Je crois volontiers que vous êtes de plus sincères républicains que ses administrateurs. Mais là n’est pas la question.

La voici :

M. Calvignac a été nommé maire. Ses fonctions électives l’empêchent de pouvoir se conformer aux conditions et aux règlements en usage dans les mines de Carmaux. Il veut cependant y rester tout en en venant qu’aux jours et aux heures qu’il jugera compatibles avec les nécessités de la mairie. La Compagnie n’accepte pas, et alors vous déclarez qu’elle viole le suffrage universel.

Mais supposons que M. Calvignac fût employé d’une Compagne de chemin de fer, conducteur de train, mécanicien ou chauffeur de locomotive ou aiguilleur, pourrait-il dire à la Compagnie ? « Je suis maire, je ne ferai mon service que lorsque les nécessités de la mairie me le permettront. Les trains attendront. »

Supposons que M. Calvignac soit voyageur de commerce : pourrait-il dire à son patron : « Me voici maire ; je ne pourrai pas voyages pendant plusieurs mois continus comme je le faisais auparavant, je ne ferai que les tournée compatibles avec mes fonctions. Cependant vous me garderez ma position. »

N’y a-t-il pas une foule de citoyens qui se trouvent dans des cas analogues et non seulement des ouvriers salariés, mais des industriels, des commerçants, des officiers ministériels, des avocats, des médecins ? Combien y en a-t-il qui ne peuvent accepter non seulement les fonctions de maire, mais celles de député, parce qu’il leur faudrait abandonner leur clientèle, compromettre leurs intérêts ? Entre les fonction électives et les occupations d’une foule de citoyens français, il y in incompatibilité ; et ni la loi, ni le gouvernement ne peuvent assurer à un médecin, à un commerçant la clientèle qu’il perdra s’il la néglige, ni à un employé, ni à un ouvrier sa position, s’il assume des charges qui l’empêchent de la remplir.

Quand M. Joffrin devint conseiller municipal de Paris, il ne s’avisa point d’obliger une usine à le garder comme ouvrier ; ses électeurs et ses amis se groupèrent et pourvurent à l’indemnité qui était nécessaire pour assurer son indépendance.

C’est une solution semblable qui me paraît seule possible dans la situation de M. Calvignac, et, à titre d’exemple, je suis prêt à y contribuer pour ma part.

Cet acte, croyez-le, vaudra mieux que des discours, des violences et des déclamations qui ne peuvent aboutir qu’à des crises, des conflits et des misères.

Recevez, citoyens, l’assurance de ma profonde sympathie pour les véritables intérêts des travailleurs.

Yves Guyot.


Invité par les ouvriers de la salaison en grève à assister à une de leurs réunions à la Bourse du Travail, je leur répondis par cette simple lettre :


29 novembre 1892.

Messieurs,

J’ai l’honneur de vous accuser réception de l’invitation que vous avez bien voulu m’adresser, d’assister à la réunion que vous tenez aujourd’hui à la Bourse du travail.

J’ai le regret de ne pouvoir l’accepter. Je considère que les députés ne doivent pas plus intervenir dans les discussions existant entre employeurs et employés qu’ils ne peuvent intervenir dans les procès existant entre particuliers.

Les événements de Carmaux ont montré les déplorables effets de cette ingérence, ainsi que de celle du gouvernement. Le devoir des députés est de faire de bonnes lois, basées sur les principes de liberté et d’égalité, qu’on paraît trop méconnaître aujourd’hui, et d’exiger du gouvernement qu’il maintienne l’ordre public et le respect de la loi.

Veuillez agréer, messieurs, l’assurance d’une sympathie dont la franchise est la meilleure garantie.

Yves Guyot.


M. Goblet avait la même opinion sur le rôle des députés en 1882 quand il était ministre de l’Intérieur, mais en 1892, il faisait publier une note (21 septembre) disant qu’il avait fait une démarche auprès du gouvernement « afin de le déterminer d’user des moyens que la loi lui donne pour mettre fin à un conflit qui n’a que trop duré. » On abuse ainsi les grévistes en les hallucinant par des espérances qui ne peuvent se réaliser. On prolonge leurs misères par des souffrances, et les députés et sénateurs qui ont pris si chaudement leurs intérêts ne leur donnent que des déceptions.