La Czarine noire et autres contes sur la flagellation/La Vénus de Murany (1644)

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LA VÉNUS DE MURANY

(1644)

C’était en l’an 1644. Depuis vingt-six ans, la guerre entre puissances catholiques et protestantes, qui reçut le nom de guerre de trente ans, sévissait en Europe.

Georges Racoczy, prince de Siebenburgen, avait enfin répondu à l’appel des Hongrois mécontents, et aux instances des Suédois lui offrant la couronne de Hongrie pour prix de son alliance contre Ferdinand III, et jetait son gant à la face de l’Empereur. Les Suédois venaient d’envahir la Bohême, quand le capitaine Racoczy publia le célèbre manifeste résumant les réclamations, les plaintes, les doléances des patriotes hongrois et, en particulier, des évangélistes, se déclarant champion de leurs droits et de leurs libertés. Les mécontents de toute la Hongrie prirent les armes, et Racoczy vint à leur secours, à la tête d’une armée nombreuse et bien exercée.

Mais nul ne reçut les nouvelles de guerre avec plus de satisfaction que le jeune Feld-Oberst Franz de Filek, baron de Wesseleny. Il se trouvait dans la salle d’arme de son Burg, en train de jouer aux échecs avec le chapelain, quand elles lui parvinrent. Joyeusement ému, le jeune et vaillant seigneur fit venir le messager et lui offrit un verre du noble vin de Tokai.

C’était un aide-de-camp de Pouschaim, le meilleur général que Ferdinand eût en Hongrie, qui fit au jeune baron et à son hôte, la description de la situation déplorable des Impériaux.

Sous les ordres de Racoczy, Barkas et Bornemissa venaient de pénétrer en Hongrie, en passant par la montagne et la ville de Liptau. Kemeni, le plus capable de ses généraux, avait porté l’épouvante dans Kaschau et occupé Szements. Les Polonais de Homenay étaient anéantis, et Pouschaim, repoussé au delà de Buschau. C’étaient de mauvaises nouvelles. Tout autre que Wesseleny en eût été découragé ; mais, en lui, elles éveillèrent un sentiment de joie, car son ambition n’avait point d’égale, et, plus le danger était grand, meilleure était l’occasion qui s’offrait à lui d’employer son énergie et sa valeur, et d’atteindre à la renommée. Aussi le vin de Tokai coula-t-il à flots, comme s’il s’agissait de fêter une victoire, et l’invitation, transmise au baron, de se réunir à l’armée de Pouschaim, fit-elle se gonfler la poitrine du jeune guerrier, des espérances les plus exaltées.

Le départ fut organisé. Toute la nuit, on entendit, dans les couloirs et dans les salles, le bruit des armes et les appels joyeux des soldats, tandis que Wesseleny, assis devant sa table en bois massif, rangeait ses papiers en homme qui fait ses adieux à la vie. Tout à coup, ses yeux tombèrent sur un portrait, égaré au fond d’un tiroir. Il le prit dans sa main et le regarda longuement, avec un sourire douloureux. L’image représentait une jeune dame d’une rare beauté et dont les traits semblaient unir les charmes de Vénus à la majesté de Junon. Une somptueuse fourrure enveloppait le torse gracieux et fier, une opulente chevelure blonde encadrait la tête au port noble et hautain, d’une physionomie douce et virile. Wesseleny passa la main sur son front, comme pour en chasser un pénible souvenir, et rejeta l’image, avec un mouvement d’humeur, dans le tiroir.

Dès l’aurore, les hommes étaient prêts.

En guerrier expérimenté, Wesseleny les passa en revue, puis s’élança sur son cheval et mena son régiment d’hommes choisis, au général Pouschaim, qui le reçut avec une joyeuse cordialité. Bientôt, ils furent rejoints par Zriny et ses Croates, Barcoczy et ses Polonais, tandis que Kemeny, poursuivant Pouschaim, avait réussi à s’adjoindre un corps de troupes commandé par Ibramy et faisant partie de l’armée de Racoczy.

Les Impériaux tinrent conseil. Le général Goetz, un grossier fils de paysan, lent et prévoyant, voulait continuer la retraite ; Barcoczy partageait son avis. Wesseleny et Zriny, au contraire, tenaient à livrer bataille.

Le maigre et énergique Pouschaim fit prévaloir leur opinion, en se mettant de leur bord.

Les préparatifs se firent dans le plus grand silence, et, dès le lendemain, l’armée impériale avança à l’attaque d’une manière si inattendue, que l’ennemi céda. En vain, Kemeny rétablit l’ordre dans ses troupes, un assaut de Wesseleny mit tout le centre en déroute, forçant l’armée à la retraite.

Au coucher du soleil, Pouschaim envoyait à Vienne un courrier, avec la nouvelle que l’Autriche venait de remporter près d’Onod, une éclatante victoire.

Les troupes de Racoczy se retiraient sur tous les points. Mais, tandis que Pouschaim poursuivait le gros de l’armée, il réservait la tâche la plus difficile à Wesseleny. Il s’agissait du siège de Murany dans le comté de Gumerer, forteresse qui passait, à la fois, pour imprenable et pour la plus importante de la Haute-Hongrie.

Le général, en donnant cet ordre glorieux au jeune capitaine, ajouta avec un fin sourire :

— D’ailleurs, vous trouverez à Murany, une ancienne connaissance.

— Comment cela ? fit Wesseleny surpris.

— Eh bien, Marie Scetzi, la châtelaine de Murany.

En entendant ce nom, une émotion indescriptible s’empara du jeune guerrier. Il pâlit, balbutia et, pendant quelques minutes, trembla de tous ses membres.

— Marie Scetzi, à Murany ! proféra-t-il enfin avec effort.

— Cela vous surprend ?

— Je n’en avais pas le moindre soupçon.

— Comment est-ce possible ? On affirme pourtant…

— Qu’un jour Marie me tenait au cœur ? C’est vrai… Mais, aujourd’hui, je l’abhorre autant que je l’ai aimée et, depuis des années, je n’ai pas permis qu’on prononçât son nom devant moi.

— Vous haïssez cette belle et crâne femme ? fit le général avec étonnement. Puis-je savoir pourquoi ?

— Pourquoi ? Parce qu’elle a foulé à ses pieds mon cœur, mon honneur, ma dignité.

— Racontez-moi cela.

— C’était au temps où j’habitais encore mon rocher de Strécca sur la Waag, d’où je ne m’éloignais que rarement, pour aller combattre les Turcs, ennemis de mon empereur et de ma foi. Mon bonheur aux armes me rendit bientôt célèbre dans ma patrie, et, lorsqu’une affaire me conduisit à Kaschau, je trouvai auprès du vieux Scetzi et de sa fille, un bienveillant accueil. Voir Marie et l’aimer fut pour moi une et même chose. Elle partagea ma passion et sut en exciter la flamme jusqu’à l’extrême.

« Aussi hautaine que belle, elle m’enchaînait à elle tantôt par sa féminine et virginale tendresse, tantôt par ses caprices despotiques, et, si singulier que cela paraisse, ces derniers me séduisaient le plus. Moi, l’ambitieux, le dominateur, qui ne me courbais devant personne, j’éprouvais de la jouissance à me soumettre à cette main adorée, qui finit par me réduire à un esclavage complet. J’obéissais au moindre signe, au moindre appel, comme un faucon dressé, jusqu’au jour où elle voulut me détacher de ma foi et de mon souverain. Alors, je me ressaisis. Ce fut un dur combat, mais le devoir triompha de ma faiblesse. Je m’arrachai de mon idole et je m’enfuis. Peu de temps après, Marie accordait sa main à Stephan Bethlen. Si vite, elle oubliait celui qui l’avait vénérée comme une sainte, servie en tremblant comme un esclave, entre les bras d’un autre ! Ne dois-je pas la haïr ?

— Non, Wesseleny, répondit le général, vous êtes injuste, vous êtes dans l’erreur. Comme je vois, je suis mieux instruit que vous sur ce mariage, et je veux détacher le bandeau qui trouble votre vue. Marie vous est restée inébranlablement fidèle, même après que, sans prendre congé, vous vous enfuîtes de Kaschau, comme un malfaiteur. Elle a refusé, avec une incroyable fermeté, de devenir la femme de Bethlen. Pour briser sa résistance, Georges Scetzi la fit jeter dans un cachot. Un jour, on l’amena au lit de son père mourant ; en même temps elle apprenait que vous l’aviez abandonnée. Alors, elle n’eut plus la force de résister au moribond et suivit Bethlen à l’autel.

— Ce serait vrai ?

— Je vous le dis.

— Et vous êtes convaincu… ?

— Absolument. Après une brève union demeurée sans enfant, elle devint veuve et retourna au burg de ses pères, où elle tient le bâton du commandement. Comment elle s’en acquitte ? Point n’est besoin de vous le dire. Vous savez mieux que moi si elle est née pour commander. Comme pour dédommager le héros de lui avoir refusé un fils, dame nature lui donna cette fille, véritable amazone. Gare à vous, Wesseleny ! Vous avez en elle un redoutable adversaire. Veillez sur votre tête et, plus encore, sur votre cœur.

— Je ne connais pas la crainte, dit Wesseleny en souriant. Ma poitrine sera cuirassée contre ses regards et contre les balles de ses fusils.

— N’ayez point trop de confiance. Marie est désirable. Ce n’est plus la jeune fille d’autrefois, c’est une femme impérieuse et rusée que vous avez en face de vous. Ce n’est pas pour rien que le peuple la nomme « la Vénus de Murany ! » Soyez donc sur vos gardes, Wesseleny. Murany, à ce que disent nos éclaireurs, est défendu non seulement par Marie et ses gens, mais encore par des troupes de Racoczy, sous les ordres de son beau-frère Illehazy, et largement approvisionné de vivres et de munitions. Faites donc attention. Souvenez-vous de Nicolas Salm, le héros fameux qui vainquit Zalpaya et sauva Vienne il y a cent ans, et qui, vainement, assiégea Murany, perdant devant l’inexpugnable citadelle les bénéfices de ses heureuses campagnes. De la prudence, mon ami ! et maintenant, en avant, au nom de Dieu !

Les deux vaillants, une fois encore, se secouèrent les mains, les trompettes de Wesseleny retentirent dans le camp, et le guerrier, à la tête de ses troupes, marcha sur Murany, la forteresse irréductible et l’irréductible femme.

Après avoir complètement investi la place, Wesseleny, selon l’usage, envoya son aide-de-camp, Nicolas Benjo, pour sommer la ville de se rendre.

Arrivé devant le rempart, Benjo brandit le drapeau blanc et demanda à communiquer avec le commandant du fort.

— Notre châtelaine, Marie Scetzi, commande en personne à Murany, lui fût-il répondu.

— N’y a-t-il pas d’habitants de Siebenburgen dans la place ?

— Eux, aussi, sont sous les ordres de notre maîtresse, repartit l’officier interrogé.

— Benjo hocha la tête et demanda à être introduit auprès de ce commandant féminin.

On lui banda les yeux et on le guida, à travers la ville, jusqu’à l’intérieur du château. Quand le bandeau tomba, le parlementaire était en face de Marie Scetzi entourée de ses capitaines, et contempla avec admiration la merveilleuse créature.

La Vénus de Murany faisait tout honneur à son nom. Majestueuse et charmante à la fois, une robe de soie noire, brodée d’or, tombait jusqu’aux fines chevilles de ses minuscules petits pieds. Une cuirasse d’acier contenait sa gorge de déesse. Sur ses épaules, tombait un dolman de velours noir, bordé de martre, tandis que sa belle tête autoritaire portait un cimier empanaché de plumes blanches, d’où les flots d’or de ses cheveux blonds s’échappaient en cascade sur son dos. La dextre protégée par un gant à revers, s’appuyait au pommeau d’une épée, tandis que le poing gauche posait légèrement sur la hanche.

— Qui vous envoie ?

— Mon général.

— Il se nomme ?

— Franz de Wesseleny, commandant les Impériaux à Filek.

En entendant ce nom, jadis si cher, Marie Scetzi tressaillit imperceptiblement. Mais elle se domina aussitôt et sembla, après comme avant, l’image d’une impassible divinité.

— Et que désire-t-il ? fit-elle avec hauteur.

— Très haute dame, vous devez savoir que les généraux de Racoczy sont vaincus, que tout renfort vous est coupé. En conséquence, mon général vous somme de vous rendre.

Marie l’interrompit avec colère :

— Pas un mot de reddition ! Pour cette fois, je vous fais grâce et vous laisse repartir sain et sauf. Mais, malheur à vous, ou à tout autre qui oserait me lancer un tel affront à la figure. Sortez.

L’impérieuse femme désigna la porte, du doigt. Benjo s’inclina en silence et revint porter à Wesseleny l’insolente réponse. Wesseleny tapa du pied, en un accès d’impuissante fureur.

— Est-elle aussi belle qu’on le dit ? demanda-t-il au bout d’un instant.

— Une déesse ! s’écria l’officier, une femme qui mériterait que l’homme le meilleur se prosternât devant elle dans la poussière.

— Assez, murmura le chef. Allez !

Il prit ses mesures pour donner l’assaut. Pendant toute la nuit, on construisit des remblais, on traîna des canons et, quand le jour vint, tous les feux de l’artillerie tonnèrent à la fois contre la ville, qui ne demeura pas en retard pour la réponse. Au soir, on arrêta la canonnade. Çà et là, les fortifications paraissaient avoir été fortement endommagées, mais la citadelle, elle-même portait à peine quelques légères traces des boulets qui s’étaient aplatis contre ses murs. En dérision, des femmes vinrent avec des balais épousseter les endroits que les projectiles avaient touchés.

Au comble de l’exaspération, Wesseleny se décida à attaquer la forteresse la nuit même, du côté où elle semblait la plus abordable.

Déjà ses soldats avaient escaladé les premiers renforts, lorsque Marie parut au milieu des combattants. On entendait, au loin, sa voix claire donnant des ordres, on voyait briller son casque et son épée. En peu d’instants, la fortune changea, et Wesseleny vit ses troupes reculer ; il vit le dernier de ses soldats précipité du haut des remparts, de la main même de la belliqueuse Vénus, et lui, le héros de tant de batailles, obligé de céder la victoire à une femme.

Pendant plusieurs jours, les armes se reposèrent. Puis, Wesseleny fit à nouveau tonner ses canons, tout en essayant de lasser les assiégés par des assauts partiels et de feintes attaques.

À la faveur de la nuit, une troupe d’élite s’approcha des remparts et lança dans la ville investie, une flèche à laquelle était fixée une lettre promettant de fortes récompenses aux personnes qui prêteraient la main à une surprise de Murany.

Un condottière siebenburgeois se laissa tenter. Il dissimula le billet dans sa veste, puis le montra à un camarade qu’il gagna à l’entreprise. La nuit suivante, l’un des deux quitta la ville et entra en pourparlers avec le général. Mais lorsqu’il revint, tout avait été découvert. Les deux traîtres furent saisis et amenés devant la châtelaine, qui prononça leur sentence.

C’était la mort.

En vain, les coupables tombèrent aux pieds de Marie, il ne leur fut point accordé de pardon.

Le lendemain matin, une flèche tombée dans le camp des Impériaux, leur apportait un message de la guerrière, ainsi conçu :

« Ce que la valeur n’a pu obtenir, la ruse l’a tenté en vain. En attendant Marie Scetzi sait récompenser les amis que Wesseleny s’est faits parmi les assiégés, en leur accordant l’élévation qu’ils méritent. »

Une heure après, les deux Siebenburgeois pendaient aux créneaux de la terrible forteresse.

Le siège de Murany durait depuis plusieurs semaines. Wesseleny et ses troupes épuisaient leur courage, leur force et leur imagination contre les invincibles murailles, sans aucun espoir de succès. Le malheureux chef se retira sous sa tente en grondant, et défendit, sous peine de mort, qu’on vînt le déranger. Demeuré seul, il se jeta sur sa couche en versant des larmes de rage.

Pendant plusieurs jours, personne n’osa troubler sa retraite. Mais, un beau matin, son vieux serviteur Stéphane, bravant la colère de son maître, se présenta devant lui.

— Comment oses-tu ? s’écria celui-ci. Ne connais-tu pas ma défense, vieil imbécile ?

— Je la connais fort bien, Excellence, répondit le vieux serviteur, mais c’est pour une affaire qui ne souffre point de retard. Une estafette du commandant Barcocz demande à vous parler.

Wesseleny se leva et commanda de faire entrer. Le message qu’apportait l’estafette tomba sur Wesseleny comme un coup de massue et acheva de le terrasser.

Le Suédois Torstensohn avait refoulé Barkas et se trouvait devant Brunn. Goetz rappelé par Pouschaim, se rendait avec son corps d’armée, en marches forcées, au secours de Barkas. En conséquence, Pouschaim se voyait obligé de céder la place à Kemeny et Racoczy, et venait en personne faire lever le siège de Murany.

Wesseleny congédia le messager et s’enferma à nouveau, non pour s’abandonner à son chagrin, mais pour réfléchir et prendre une décision, en vue d’agir le plus promptement possible. Il arpentait sa tente à grands pas.

Soudain, il s’arrêta et fit venir son fidèle Benjo.

Sa résolution était prise et devait recevoir une exécution immédiate.

Peu d’instants après, un héraut des Impériaux arrivait, au galop de son cheval, devant la ville assiégée, demandant, au nom de Wesseleny, un entretien avec l’héroïne de Murany pour l’un de ses officiers, et l’armistice pendant la durée des pourparlers.

Marie Scetzi consentit, et le héraut revint avec la réponse attendue.

Aussitôt les canons se turent, les arquebuses firent silence et il régna un profond silence.

La visière baissée, le drapeau blanc à la main, un parlementaire quitta le camp des assiégeants. Devant le rempart extérieur, il descendit de son cheval, qu’il remit aux mains d’un soldat de la garnison. Deux officiers le prirent entre eux et le firent pénétrer dans la ville par une petite porte.

La Vénus de Murany l’attendait, entourée de ses officiers, au haut des remparts. Bien qu’elle se sût victorieuse, l’audacieuse femme se sentit prise d’un pressentiment qu’elle ne pouvait s’expliquer, moitié joyeux et moitié angoissant. Son cœur se mit à battre violemment, et quand le parlementaire s’inclina devant elle avec respect, un frisson la parcourut tout entière. Il leva sa visière, elle réprima un cri. C’était Wesseleny lui-même, dans toute la force et la beauté de sa jeunesse, et dont les yeux, interrogateurs et ravis, se posaient sur elle.

Tous deux se turent un instant, en proie à une puissante émotion. Wesseleny se ressaisit le premier et demanda à être écouté.

— Cela vous est accordé, répondit Marie dont la voix tremblait légèrement, mais, pas un mot de reddition, sinon je me verrais forcée de reprendre ma parole et de vous punir de mort, et cela me ferait de la peine.

— Vraiment ? murmura Wesseleny.

— Venons au fait, reprit la guerrière.

— Ce n’est pas de reddition que je vous parlerai, mais de l’abandon d’une vieille inimitié, de fraternité et de l’union sincère de tous les amis de notre malheureuse patrie, contre le tyran et l’oppresseur, l’ennemi commun.

— Et ce serait ? interrompit Marie avec vivacité.

— Le Turc, répondit Wesseleny.

— Vous avez raison, repartit la jeune femme. Son joug nous pèse lourdement à tous. Mais il n’est pas seul à combattre notre foi, notre liberté. Vous parlez d’opprimés ? C’est nous qui le sommes, nous, les défenseurs des antiques libertés de la Hongrie et de la foi évangélique. Notre plus dangereux oppresseur est à Vienne. C’est votre roi, votre empereur. Ce qui nous attend sous sa domination est cela même dont nous menace le Croissant : l’esclavage ! Or, nous préférons la mort à la servitude, et c’est pourquoi il ne peut être question d’alliance entre nous.

— Toujours les mêmes plaintes, les mêmes préjugés, reprit Wesseleny après une courte pause. Les ennemis de l’empereur, les Suédois et le prince de Siebenburgen vous exploitent à leur profit, à leur avantage. Dieu sait, en tous cas, que ce n’est pas pour celui de notre malheureux pays ! Notre antique Constitution ne nous offre-t-elle pas un abri contre les empiètements éventuels d’un souverain ? Notre Parlement ne nous donne-t-il pas le moyen pacifique et légal d’aplanir les difficultés et de régler les différends entre particuliers, comme avec la couronne ? N’est-ce pas un sacrilège envers une nation comme la nôtre que de recourir aux armes pour la moindre vétille ? Et ne serait-il pas temps de faire enfin la paix ? N’y a-t-il pas assez de sang répandu en guerres civiles ? Vous vous imaginez servir votre pays et votre foi ? Vous servez l’ambition aveugle de Racoczy qui, d’une part, se révolte contre son roi légitime et, de l’autre, courbe l’échine sous le talon du sultan, vous servez les Suédois qui, sous prétexte de protéger la foi évangélique…

— Arrêtez ! s’écria Marie. Je pourrais dire, avec plus de raison, à vous et au général Wesseleny, qu’ils servent le despotisme de l’Église et de l’Empereur, les prétentions du pape et les intrigues des Jésuites. Nous combattons pour la liberté des suffrages et de la foi, et tous ceux qui, pour ce combat, nous apportent leurs armes, sont les bienvenus. Vous en voulez aux Suédois et à Racoczy, parce que, sans eux, nous ne pourrions vous résister. Vous me faites penser à la fable du loup conseillant aux brebis de se défaire de leur chien, afin de pouvoir les dévorer tout à leur aise. Mais, assez sur ce sujet. Ce n’est pas nous qui avons troublé la paix, mais ceux qui ont osé porter atteinte à nos libertés. Je plains votre maître, le vaillant Wesseleny, de prêter son bras à une aussi mauvaise cause, et cela me paraît un juste châtiment de la Providence qu’il doive perdre ici, devant une petite forteresse et de la main d’une femme, la gloire des lauriers conquis sur les champs de bataille.

Wesseleny voulut reprendre la parole. Marie coupa court à l’entretien. Alors, tirant de son pourpoint un papier scellé, il le lui tendit.

— Que contient cet écrit ? demanda la châtelaine.

— C’est l’ultimatum de mon général. Il vous prie de le prendre en considération et d’y répondre aussi promptement que possible.

Avec ces mots, il prit congé, monta en selle et revint à son camp.

Marie Scetzi avait compris que le pli était pour elle seule. En conséquence, elle attendit d’être dans sa chambre à coucher, pour en rompre le sceau. La feuille trembla dans sa main, tandis qu’elle lut :

« Un destin étrange me force à vous combattre, vous que je vénère et idolâtre de toute mon âme. Mon vœu le plus ardent est de vous gagner, ô reine des femmes ! à ma cause, qui est celle de ma patrie et de la justice. Je vous offre tout ce dont je dispose, avec mon cœur et ma main. Faites-moi connaître sur-le-champ si vous ne me jugez pas indigne de vous.

« Votre fidèle serviteur,
« Franz von Wesseleny. »

Marie demeura un instant comme pétrifiée d’étonnement. Puis l’éclair d’une résolution subite passa sur son visage et elle se leva pour répondre au message.

Une heure ne s’était pas encore écoulée, qu’un homme de confiance portait au général de l’Empereur la décision de la châtelaine de Murany. Wesseleny rompit le cachet avec la fièvre de la passion. Il lut :

« Mon noble ennemi et prétendant,

« Si vous voulez sérieusement une réponse à votre proposition, venez la chercher vous-même. Si vos intentions sont loyales et votre courage tant vanté, réel, vous trouverez, à minuit, du côté nord de la forteresse, une fenêtre éclairée et une échelle de cordes pour l’atteindre. Ce chemin n’est ouvert qu’à vous. Malheur à tout autre qui poserait le pied sur le premier échelon.

« Marie Scetzi. »

Wesseleny eut à soutenir un long et pénible combat. Son âme audacieuse, son cœur passionné, le poussaient à tenter l’aventure ; mais la raison, plus encore que le devoir, le dissuadait. Avait-il le droit, lui général, à qui une mission si importante, la vie de tant de braves, étaient confiées, de se livrer aux caprices d’une femme ? Et si le cœur de la guerrière était cuirassé de fer comme sa poitrine ? Si elle l’attirait dans un piège pour se venger de l’homme, aimé jadis, et aujourd’hui haï à un degré égal ?

— Non, lui criait une voix, Marie est incapable d’une trahison aussi vile. D’ailleurs, si elle ne l’aimait plus, que lui importait la vie ? Maintenant qu’il l’avait revue, qu’il s’était enivré de sa beauté et pénétré de la noblesse de son être, l’existence loin d’elle lui paraissait sans valeur.

Dix heures sonnaient à la tour de Murany. Wesseleny appela son fidèle Benjo, lui communiqua la lettre et, non sans hésitation, lui révéla son intention de se rendre à l’appel.

En vain, Benjo le supplia de ne pas se confier à une femme qu’un fanatisme politique et religieux rendait capable de tout. En vain rappela-t-il à son chef les responsabilités qui pesaient sur lui, Wesseleny n’était pas homme à changer sa décision.

— Plutôt que de m’en retourner, vaincu et ridiculisé, de Murany, je préfère jouer la partie. Je veux, d’un seul coup, conquérir la plus belle des femmes et la plus imprenable des forteresses, ou y perdre ma tête.

Wesseleny remit au fidèle, en cas d’insuccès, le commandement de ses troupes, et prit toutes les dispositions utiles. Une dernière fois, il s’assura que tout était en ordre dans le camp, que les sentinelles veillaient, et fit, à son remplaçant, de courts mais affectueux adieux.

Le premier coup de minuit sonnait quand il posa le pied sur l’échelle de cordes et s’élança d’un pas rapide dans le vide, jusqu’à la fenêtre qu’il enjamba.

Il mit le pied dans une petite chambre qu’éclairait d’un jour douteux, une lampe rougeâtre. Pendant quelques instants, tout demeura dans le silence. Tout à coup, des hommes masqués se précipitèrent sur Wesseleny et le cernèrent.

— Trahison ! cria-t-il.

Au même moment, il était empoigné par le dos et, jeté à terre, malgré sa résistance.

En un clin d’œil, son épée et son poignard lui furent arrachés des mains.

Wesseleny grinçait des dents.

— Misérables !

— Silence ! commanda le chef de la bande, sinon vous serez bâillonné et garrotté.

Wesseleny se tut, en proie à un désespoir fou. Les masques le conduisirent le long d’un couloir et lui firent descendre les marches d’un escalier, jusqu’à un cachot obscur où on le laissa, après lui avoir intimé l’ordre de se tenir tranquille.

La lourde porte tourna sur ses gonds. Il était prisonnier.

D’épaisses ténèbres enveloppaient la malheureuse dupe qui, se prenant le visage dans les mains, se jeta à terre en maudissant le fol amour qui l’avait perdu.

Au bout d’un moment, une lucarne grillée s’entr’ouvrit et une voix se fit entendre.

— Marie Scetzi, la suzeraine de Murany, vous offre la liberté et, de plus, son cœur et sa main, si vous consentez à abandonner Ferdinand et à prêter serment au drapeau de Racoczy. En cas de refus, la mort par la hache du bourreau sera votre partage et votre armée, privée de chef, vouée à une perte certaine. On vous accorde une heure de réflexion.

Wesseleny écouta le tentateur, sans faire un mouvement. Quand la voix se fut tue et que la fenêtre eut été refermée, il se releva et se mit à réfléchir. Lui, le héros que chantait le peuple, le capitaine à qui son empereur et son général avaient confié une mission importante, s’était fourvoyé, comme un étudiant amoureux, dans une aventure galante, et il se trouvait là, prisonnier d’une femme ! Sa gloire était évanouie, ses lauriers, effeuillés, sous la main capricieuse de la cruelle Vénus de Murany.

Des larmes de douleur et de rage jaillirent de ses yeux ; mais son cœur n’hésita pas un instant. L’image de la séductrice se présentait en vain à ses regards, il ne songeait qu’à son devoir, à son serment.

L’heure s’écoula.

Des pas lourds se firent entendre, descendant les marches. La porte s’ouvrit. Des hommes armés remplirent le cachot. Une heure sonnait au beffroi.

Un homme s’avança, le même qui avait parlé à travers la fenêtre grillée.

— Je viens, noble Seigneur, prendre votre réponse.

— Je suis venu ici, répondit Wesseleny, confiant en la parole et en la noblesse d’une femme qui me semblait être la couronne de son sexe. Sans exemple, fut ma confiance, sans exemple, est sa trahison ! Actuellement, ma fidélité doit lui paraître naïve et folle, et même risible. Quoi qu’il en soit, je n’achèterai point sa main par une lâcheté. Dites-lui que je l’aime, que je l’aimais encore au moment où ma tête est tombée sur son ordre. Portez-lui mon adieu… et mon pardon.

— C’est votre dernier mot ? fit l’homme masqué.

— Oui !

— Alors, préparez-vous à mourir.

Le groupe des soldats se partagea et le bourreau parut, la hache étincelante à la main, tandis que ses valets roulaient le bloc funèbre au milieu du cachot.

Wesseleny fit une courte prière, se laissa bander les yeux et s’agenouilla.

— Réfléchissez ! Je vous le demande une fois encore : voulez-vous passer à Racoczy ou mourir ?

— Mourir ! dit Wesseleny en posant sa tête sur le billot.

Il s’attendait à recevoir le coup mortel ; mais un bras tiède et moëlleux entoura son cou, tandis qu’une voix bien connue résonnait à son oreille :

— Tu vivras, noble héros, pour ta patrie et pour moi.

Wesseleny arracha le bandeau et vit devant lui, Marie, belle d’une beauté surnaturelle, vêtue, non plus du casque et du harnois, mais d’une robe nuptiale de soie blanche bordée d’hermine, sur ses tresses blondes un diadème chatoyant.

— Marie, ma bien-aimée ! balbutia-t-il enivré, passant, en un instant, des affres de la mort à la plus radieuse vie.

— Ta femme, corrigea-t-elle, ta femme, qui n’a jamais aimé que toi, et qui, disposant librement d’elle-même, te donne son cœur, sa main, sa fortune et son inexpugnable forteresse.

— Comment ai-je mérité cela de toi, la victorieuse ?

— Non, c’est toi le vainqueur, et elle l’enlaça d’une étreinte de feu. Une cause pour laquelle un homme tel que toi est prêt à sacrifier sa liberté, sa vie et jusqu’à son amour, ne peut être qu’une cause juste. Je suis tienne à jamais.

Il fallut user de prudence, car les soldats de Racoczy occupaient la forteresse sous les ordres du beau-frère de Marie ; mais la ruse de la femme vint à bout de toutes les difficultés.

La Vénus de Murany, transformée en Circé, versa à la garnison un vin mêlé de narcotique. Bientôt les vaillants Siebenburgeois tombaient sous leurs bancs, et ronflaient ou rêvaient tout haut.

Wesseleny retourna à son camp par le chemin qu’il avait pris en venant, réveilla ses soldats et escalada, avec les plus dévoués, les remparts de la citadelle.

Illehazy et ses soldats, surpris dans leur sommeil, furent tous faits prisonniers.

Quand les premiers rayons du soleil dorèrent les créneaux, les toits et les murailles de Murany, Marie et Wesseleny se trouvaient dans la chapelle du château et recevaient la bénédiction nuptiale.

Sur la prière de sa femme, Wesseleny laissa partir Illehazy et ses soldats.

La prise de Murany fit une impression colossale dans tout le pays. Les circonstances qui l’avaient accompagnée frappèrent l’imagination du peuple et des poètes. Des chansons populaires, relatant l’histoire, volèrent de bouche en bouche, et un écrivain contemporain composa un poème en plusieurs chants ayant pour titre La Vénus de Murany, à la gloire des deux héros. Wesseleny reçut de l’empereur le titre de comte et la charge de gouverneur de la Haute-Hongrie. Plus tard, il fut élu Paladin au Parlement de son pays.