La Vérité sur l’Algérie/03/20

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CHAPITRE XX

La réhabilitation de la chèvre des Arabes.


Et puisque le propos nous conduit au déboisement, à la chèvre des Arabes, quoique l’ordonnance de mon ouvrage la veuille dans un autre livre, ne serait-ce que pour montrer mieux combien il faut se défier des vérités légendaires et serrer de près les faits sur lesquels on pourrait admettre l’unanimité des appréciations, il me plaît de vous dire maintenant la réhabilitation de la susnommée chèvre des Arabes.

Lisez, je vous prie. Et ne croyez point que ce soit paradoxe du pamphlétaire qui, plus une croyance est universellement admise, d’honneur se croit obligé à la combattre. Ce n’est pas moi qui ai trouvé celle-là, que la chèvre maudite est nécessaire dans l’Afrique du Nord, pour manger le petit bois sauvage indiqué par Salluste « sur les terres arides et sablonneuses » des collines, pour utiliser cette production spontanée et préparer la voie à des productions cultivées, meilleures… Ce n’est pas moi ; c’est un colon pratique.

Lorsque j’étudiais la Tunisie, pour bien saisir le mécanisme, le jeu des exploitations agricoles, j’ai séjourné chez le directeur d’un grand domaine à quelque distance de Bizerte, chez M. Riban. Dans la conversation, comme tout bon Français, riche d’idées-légende, d’idées-cliché, je servis celle de la chèvre dévastatrice, de la bique musulmane responsable des modifications climatériques par déboisement… Souriant, M. Riban me fit lire une page du livre où il a consigné ses observations et ses réflexions de colon-cultivant.

Lisez :


« … La chèvre, comme l’âne de la fable, était pour nous l’animal auquel on devait tous les maux… C’est par elle que le pays était déboisé, que les sources étaient taries, que la sécheresse était fréquente.

« Je l’ai cru, moi aussi, et je me rappelle avec quelle ardeur je me mis à chasser les chèvres du domaine qui m’était confié.

« Il me semblait que du coup les forêts allaient renaître. En effet, au bout de sept ou huit ans, les touffées de lentisques, de thuyas, de chênes nains broutées par cette race maudite avaient grandi ; ces buissons qui n’avaient que huit à dix centimètres de hauteur ont maintenant une élévation de deux à quatre mètres… ils en resteront là, car ces arbustes ne sont pas susceptibles d’une croissance supérieure. Les troupeaux de bœufs et de moutons qui vivaient à travers ces touffes régulièrement tondues par la dent de la chèvre ne peuvent plus pâturer dans ces broussailles de quelques mètres de haut ; elles ont envahi tout le sol, elles forment aujourd’hui un fourré absolument impénétrable…

« … Il faut bien l’avouer, nos collines et nos ravins ne contiennent aucune essence d’arbres de haute futaie…

Aussi dussé-je être vilipendé par la colonie, je dirai : « Réhabilitons la chèvre. »


Là où il y avait de grandes forêts, elles sont demeurées. Salluste nous dit expressément qu’il n’y en avait pas beaucoup. Celles qui existaient de son temps nous les avons retrouvées. Même elles excitaient le lyrisme de ce bon M. Bugeaud. (Des moyens de conserver et utiliser l’Algérie, 1842.)