La Vérité sur l’Algérie/08/10

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CHAPITRE X

Pour apprécier la richesse des particuliers, étudions l’assistance publique, les hypothèques, le mont-de-piété.


Il y a, en Algérie, 583.000 personnes dans la population européenne. Déduisez l’armée, les fonctionnaires de tout ordre, leurs familles comprises. C’est plus de 100.000 personnes. Déduisez le flottant étranger, c’est environ 50.000 autres personnes.

Restent 433.000 personnes représentant les intérêts particuliers de la colonisation.

Il y a 80.389 personnes dans la classe des propriétaires ;

39.800 dans celle des fermiers et métayers ;

75.175 dans celle des ouvriers des champs.

Et c’est 39.943 ouvriers industriels,

Puis 38.032 patentés, avec leurs familles.

Quelle est la fortune, quel est le revenu de ces différentes classes de « colons » ? Sont-ils riches, heureux… ?

Le budget de l’assistance publique peut donner une indication.

Si l’on jugeait par analogie avec la population indigène, dont on connaît la proportion de miséreux et qui n’a que 302.500 francs d’assistance publique, on pourrait dire que 2.773.600 francs d’assistance publique européenne doivent donner une fantastique proportion de pauvres diables dans cette population. Il y en aurait même plus que d’habitants, si l’on prenait ce système de comparaison et si l’on ne se rappelait qu’on secourt beaucoup moins l’Arabe que l’Européen.

Une indication précieuse et plus sûre, moins paradoxale même, si cela vous plaît, pour avoir une idée de la richesse des citoyens dans un pays, est celle que donne la comparaison entre la valeur de la propriété et la somme des hypothèques.

J’ai demandé ce renseignement à M. Jonnart. Voici ce qu’il m’a fait répondre en mai 1904 :


« La valeur de la propriété foncière, en Algérie, est difficilement appréciable parce qu’il n’existe pas, comme en France, d’impôt foncier sur la propriété bâtie et non bâtie.

« Il n’en existe que sur la propriété bâtie, et depuis 1891 seulement.

« Le recensement des bâtisses destiné à servir de base à cette imposition, établi en 1886 et refait en 1896, ne distingue pas entre les immeubles urbains et ruraux situés dans la commune.

« Les seules indications qu’on puisse donner d’après ces documents sont les suivantes :

« 1891. Capital représenté : Environ 800.000.000 de francs.

« 1902. Capital représenté : Environ 1.300.000.000 de francs.

« Ce qui indiquerait que la valeur de la propriété, en Algérie, a augmenté de 50 % en dix ans. »


Cela est une des preuves que les protagonistes du succès algérien allèguent pour affirmer l’excellence, la réalité de ce succès. Nous y reviendrons avec les explications et les corrections nécessaires. Pour l’instant, nous sommes à l’hypothèque. Et n’y aurait-il point déjà, tout en tenant compte des constructions nouvelles, très nombreuses il est vrai, dans ce fait de l’énorme et rapide plus-value de la propriété bâtie, une manifestation de la ruse algérienne destinée à monter la valeur du gage pour augmenter d’autant le crédit permis par ce gage ? J’ai eu, cet hiver, l’occasion de m’entretenir de cette question avec un inspecteur d’un de nos plus grands établissements financiers du Paris. Il n’avait pas trouvé base solide, ce qu’il disait « motif consolidé », à cette plus-value rapide. Agio, prétendait-il. Mais revenons à l’hypothèque et à la note du gouvernement général. J’avais demandé quels étaient les prêteurs, quels étaient les emprunteurs, ce qui me semblait intéressant pour montrer, non seulement l’état de la fortune privée de l’Algérie, mais le rôle du juif dans le commerce de l’argent.


« Une statistique donnant pour les différentes catégories d’hypothèques une répartition des prêteurs et des emprunteurs par nationalités (Européens, musulmans, juifs) n’a jamais été établie en Algérie. On a seulement publié pendant quatorze ans, de 1876 à 1890, le nombre des inscriptions hypothécaires relevées dans les différentes conservations d’Algérie.

« Pour arriver à se rendre compte de la charge hypothécaire qui pèse sur l’Algérie, on ne possède qu’un seul document établi en 1887, qui indique qu’à cette époque il y avait pour :

« 105 millions d’hypothèques judiciaires et 604 millions d’hypothèques conventionnelles (dont 300 millions sur la propriété bâtie et 301 militons sur la propriété non bâtie), sans compter environ 3 à 400 millions de dettes chirographaires portant pour près des deux tiers sur la propriété non bâtie.

« L’établissement d’un relevé analogue, pour la situation à l’heure présente, eût nécessité un travail très considérable et très long qu’il ne sera possible de faire que plus tard. »


En réalité, c’est la répugnance des gens qui ont les renseignements à les livrer, même aux agents du gouvernement général, même au gouverneur, qui rend « considérable et long » le travail du bureau de statistique. L’esprit de méfiance, qui était normal sous la tyrannie des deys, existe toujours et n’a même fait que se développer en évaluant dans ce pays. Demandez renseignement sur n’importe quoi, à n’importe qui, toujours, celui à qui vous vous adressez croit que c’est « contre » lui. Et qu’il doit, ou ne pas répondre, ou tromper. Quand un secrétaire du dey enquêtait, les sujets du prince avaient peut-être raison de craindre. Mais des citoyens !… Ils ont cependant toujours peur. Lorsqu’on voulut savoir combien il y a de plantations de tabac, ce qu’elles produisent, l’histoire fut joyeuse. On parlait d’un impôt possible ; qu’on en cherchait l’assiette ; or, passez-moi ce langage trivial, en Algérie, chacun veut bien l’assiette au beurre, mais pour l’assiette de l’impôt, c’est autre chanson. La première c’est l’hostie. L’autre c’est poison. Aussi, quand on demande un travail quelconque de renseignements aux pauvres gens de la statistique, c’est pour eux travail considérable et long ». Partout ils sont reçus comme jadis les envoyés des deys. Ils ont cependant pu donner à leur note hypothèque cette conclusion :


« De tous les renseignements généraux recueillis il semble néanmoins résulter que la charge assez lourde qui grevait la propriété immobilière en Algérie en 1887 ne s’est pas beaucoup améliorée depuis et qu’elle est toujours proportionnellement aussi forte. »


C’est donc proportionnellement à la valeur du gage que nous devons l’apprécier.

En 1887, la propriété bâtie représentait 800 millions. Elle était grevée de 300 millions d’hypothèques conventionnelles, plus du tiers de 3 à 400 millions de dettes chirographaires, soit 100 à 130 millions, et aussi du tiers de 105 millions d’hypothèques judiciaires, soit 35 millions.

C’était donc pour 800 millions de 435 à 465 millions d’hypothèques, admettons 450, les 550 autres millions du milliard d’hypothèques de 1887 portant sur la propriété non bâtie.

La valeur de la propriété bâtie a passé de 800 millions à 1.300 millions. Et le gouvernement général nous dit que la charge hypothécaire est « toujours proportionnellement aussi forte ». Cela, traduit en chiffres, donne 731.250.000 francs.

Appliquons la « proportion » du gouvernement général à la propriété non bâtie. C’était, on 1887, 550 millions d’hypothèques. Les 450 millions de la propriété bâtie étant devenus 731.250.000 fr., la même proportion donne pour 550 millions, le chiffre nouveau de 893 millions. Soit, alors, en tout, une dette hypothécaire d’environ 1.600 millions.

Maintenant observons que, soit pour la propriété bâtie, soit pour la propriété non bâtie il y a beaucoup de propriétaires étrangers à l’Algérie, soit particuliers, soit sociétés.

Que ceux-là ne sont point ceux qui ont hypothèques. Leur part est nette. Celle qui est hypothéquée est celle de l’Algérien. Or, pour bien établir la prospérité privée des Algériens, c’est-à-dire des véritables colons, il faut retrancher de la valeur totale de la propriété celle du fonds non hypothéqué, du fonds appartenant à l’étranger et ne mettre en regard de la somme d’hypothèques que la valeur du fonds hypothéqué. Or, c’est cela que les Algériens ne veulent pas. Car cela fait ressortir d’une façon trop brutale leur insuccès.

Cela montre trop violemment leurs mœurs économiques, et que la politique leur a permis d’arriver à ces résultats merveilleux que l’emprunt sur le gage dépasse la valeur du gage !

Ce résultat fut mis en lumière par la liquidation des opérations de la Banque d’Algérie, ne l’oublions point.

Enfin rappelons-nous que le taux légal de l’intérêt en Algérie est de 6 %. L’exploitation publique de l’Algérie accuse chaque année un déficit de 240 millions. Nous verrons, nous essayerons de voir ce que produit l’exploitation privée de l’Algérie ; en attendant, notons que, en dehors des impôts à destination de l’État, cette production est grevée d’une charge de 96 millions, ce qui est son impôt particulier.

Une autre indication de la prospérité des entreprises privées, de la richesse des particuliers est fournie par l’étude des monts-de-piété. D’un côté le notaire et l’hypothèque, de l’autre le mont-de-piété.

En 1902 c’est : engagements 3.670.097 francs ; renouvellements, 2.497.197 francs ; dégagements 3.300.651 francs ; soit, entre les mouvements emprunt, restitution, une différence de 2.866.643 fr. au passif de ce dernier.

Le tableau des engagements par quotité est intéressant.


Sommes prêtées. Valeurs des objets. Nombre de personnes.
203.817 moins de 5 fr. 57.508
389.116 5 à 10 52.897
556.457 11 à 25 32.598
548.649 26 à 50 14.833
657.415 51 à 100 9.006
1.060.898 101 à 500 5.397
156.339 501 à 1.000 228
97.375 au-dessus de 1.000 61


Les gens qui engagent des objets estimés plus de 25 francs par le mont-de-piété ne sont pas dans le dénuement ; ils sont dans le besoin ; ceux qui peuvent emprunter sur gage estimé de 51 à 100 fr. seraient des gens embarrassés ; de 101 à 500 fr. des personnes gênées ; de 500 à 1.000 fr. et au-dessus ne parlons point…

Vous avez vu la proportion.

Un autre tableau nous montre 113.887 emprunteurs européens.

Vous voulez la contre-partie, celle de la caisse d’épargne. Voici pour la même année.

Dépôts : 1.347.518 francs ; retraits : 1.448.814.

Vous voyez c’est le contraire que pour le mont-de-piété.

Ainsi, quelques renseignements sur l’assistance publique, les hypothèques et le mont-de-piété, voilà que se dessine la notion d’une fortune privée de l’Algérie beaucoup moins brillante que ne la montre un discours d’Étienne au touriste qui aura vu l’animation du port d’Alger en fin de vendanges, du port d’Oran en fin de moisson, et qui aura admiré les foules de ces villes un soir de fête bruyante.

Poursuivons.

Que vaut l’agriculture ? Que vaut l’industrie ? Que montre le commerce ?