La Vérité sur l’Algérie/08/15

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Librairie Universelle (p. 393-398).


CHAPITRE XV

L’élevage.


Il constituait, il constitue la seule richesse de l’Algérie. Le troupeau donne sans frais d’énormes bénéfices. Mais il est indigène. L’Européen engraisse le bétail jeune acheté à l’indigène. Le troupeau étant indigène n’a jamais « excité » la sollicitude des pouvoirs publics. On n’a pas compris que là, — puisque, je le répète, il n’y a pas de frais d’établissement, presque pas d’entretien — que là était la richesse à soigner, à développer. Qu’il y avait là beaucoup plus d’argent à gagner que dans la vigne, voire que dans les céréales sorties de leur zone favorable. On n’a pas compris cela parce que, le comprenant, on aurait dû rendre justice à l’indigène. Or la politique était « contre » l’indigène. Elle a frappé l’indigène. Mais elle a aussi frappé le troupeau, richesse vivante du pays.

Le troupeau algérien diminue.

Si l’homme peut lutter contre le refoulement, s’il lui reste la ressource d’échapper aux conséquences du cantonnement progressif vers les froides régions en gagnant quelques sous dans le mouvement économique déterminé par la circulation des soldes officielles, le bétail, lui, n’a point cette ressource. Chassé du bon pâturage par le colon, le bétail, sur les pâturages maigres, froids, crève.

Ce n’est pas une théorie ; c’est un fait.

Il suffit d’étudier les statistiques pour s’en rendre compte. Avec la précaution de leur demander ce qu’elles disent réellement.

Ainsi dans son exposé de la situation générale M. Revoil désirait en 1903… pour le voyage présidentiel… nous montrer Une Algérie prospère, une Algérie dont la prospérité prouverait bien la richesse naturelle, une richesse merveilleuse capable de gager encore bien des emprunts à destination de colonisation officielle. Et M. Revoil avait sans doute aussi le désir de bien établir cette idée que les développements de la richesse algérienne coïncidant avec son administration devaient en être le résultat. Il nous dit que le troupeau algérien va bien. Preuve l’exportation du mouton. Et il donne ce tableau :


1870 242 : 096 moutons exportés.
1880 470 : 310
1890 975 : 902
1900 922 : 537
1901 1.178 : 833
1902 1.346 : 966


Pour le lecteur qui ne sait pas, qui ne se méfie point, ce tableau suffit. L’idée de prospérité, de richesse naturelle y éclate, on l’accepte. La conviction est fuite,

Et elle est fausse.

En effet, pour nous montrer l’augmentation de la richesse agricole sur la mesure du troupeau, ce n’est pas les chiffres de l’exportation qu’il faut donner, mais ceux du nombre d’animaux du troupeau.

Je cherche ces chiffres dans les statistiques officielles, et je trouve que :

En 1888, il y avait 10.998.403 moutons ;

En 1900, il en reste 6.723.952.

Une diminution de plus de 4 millions d’animaux en douze ans. Ne dites pas que c’est parce qu’on les exporte, car la diminution annuelle du troupeau est beaucoup plus forte que l’exportation. Et lors même que cette exportation serait une des causes majeures de la diminution du troupeau, cela prouverait encore qu’il y a là un vice économique. Lorsqu’on vend ses bêtes en telle proportion qu’on détruit le capital qui est le troupeau, c’est qu’on ne peut plus les nourrir ; et ce serait encore une des conséquences du refoulement.

C’est ce chiffre de 10 millions tombant à 6 millions qu’il fallait placer en regard du tableau des exportations pour être sincère. Et aussi convenait-il de dire également que, si l’Algérie exporte des moutons, du bétail, elle en reçoit par ailleurs. Trois cent mille moutons, quarante-deux mille têtes de gros bétail viennent du Maroc annuellement. Oran mange du bœuf grâce au Maroc.

Ce chiffre de 6.723.962 moutons pour 1900 ne laissa pas d’ennuyer l’administration. Elle l’avait imprimé à regret. Il fallait relever le troupeau pour 1901. Question de réclame… et aussi d’impôt. Des ordres sévères furent donnés pour qu’on n’oubliât rien. Vous n’imaginerez jamais ce que cela valut d’ennuis à l’administration active et à l’Arabe. Doubles pour celui-ci, car le fonctionnaire lui repassait les siens avec intérêts composés.

Les statistiques furent remontées.

On imprima pour 1901 : 8.053.758 têtes. Ainsi on assistait à ce phénomène que le troupeau de 6.723.952 moutons donnait une exportation de 922.537 têtes et s’augmentait à 8 millions.

Le rapporteur du service pastoral se crut obligé d’expliquer. Et son explication doit être retenue.

La voici :


« Les pertes éprouvées, depuis 1888, ne seraient plus que de 2 944.655 moutons. Mais l’augmentation constatée, entre 1900 et 1901, qui se chiffre par 1.329.806 unités, est plus apparente que réelle.

« La statistique n’a pas été établie, pour 1901, de la même façon que pour les années précédentes.

« La plus grande partie, sinon la totalité de l’augmentation constatée, est due à ce fait que le dernier recensement comprend tous les agneaux au-dessus d’un mois, tandis que les jeunes provenant du dernier agnelage ne figurent pas dans les relevés fournis pour les années précédentes.

« Si l’on compte seulement 2.500.000 brebis portières, on admettra facilement que cet agnelage représente le gain de 1.329.806 têtes constaté de 1900 à 1901. »


Et le rédacteur du rapport du service pastoral ajoute :


« Il est permis d’admettre que, s’il n’y a pas eu d’augmentation sérieuse, il n’y a pas eu, en tout cas, de diminution nouvelle. »


La diminution du troupeau est, ai-je dit, une conséquence de la politique contre l’indigène. Elle coïncide avec le refoulement de l’Arabe sur les plateaux froids et sans eau. Le document officiel est obligé de le constater :


« De sérieux efforts, destinés à améliorer la situation de notre élevage, s’imposent ; il est surtout indispensable de rendre les parcours steppiens de plus longue durée en y créant des réserves d’eau potable. C’est là une nécessité qui s’impose d’une façon d’autant plus inéluctable que, la colonisation s’étendant chaque jour davantage, les pâturages d’été des nomades se trouvent de plus en plus réduits. »


Sur ce propos de l’eau potable nécessaire, je me rappelle avoir lu jadis (malheureusement je ne retrouve pas où) qu’un homme ingénieux avait proposé d’attacher au cou de chaque mouton un barillet plein d’eau, pour qu’un plus vaste parcours fût à la disposition du troupeau sur les steppes sans sources. Il y a une autre histoire de moutons fort joyeuse.

Aux temps des grandes luttes entre opportunistes et radicaux, non contents de s’entre-déchirer sur des propos politiques, les partis mirent le mouton dans leur bataille. Un soutint que la race à petite queue sauverait l’élevage algérien. L’autre prétendit que le salut ne pouvait venir que de la race à grosse queue. Et l’on se battit là-dessus. Un des partis fit même venir un publiciste de Paris pour défendre la race au pouvoir. Quand M. Hugues Le Roux fera du vaudeville, ses souvenirs lui donneront thèmes à succès.

Les statistiques de 1902, publiées en 1904, permettaient de croire que non seulement il n’y aurait pas de diminution nouvelle, qu’il y aurait même augmentation.

Mais dans cette Algérie, où les statistiques officielles nous montrent de si belles moyennes de température, dans ce pays chaud les froids de l’hiver 1903-1904 ont tué plus de la moitié du troupeau algérien. Les moutons qui résistaient à la gelée ne résistaient pas à la faim sur le pâturage gelé. Sur certains points, la perte fut de 80 %. En avril 1904, les bouchers d’Alger augmentaient de 7 sous le prix du kilogramme de viande de mouton.

En mai 1904, M. Jonnart disait en son discours au Conseil supérieur :


« La campagne agricole de 1901 s’annonce sous des auspices moins favorables, à raison des grandes perturbations climatériques de l’hiver dernier, dont le bétail indigène a principalement souffert. »


Si l’on veut conserver le troupeau algérien qui, par ses exportations, fait rentrer en Algérie une vingtaine de millions de francs, qui était une matière à revenus certains, il semblerait naturel de lui laisser son pâturage au lieu de remplacer ce pâturage, qui résistait aux gelées blanches de printemps et aux sirocos d’été, par des cultures qui, elles, n’y résistent point. Mais cette logique n’est pas officielle. On croit qu’en améliorant la race on la rendra capable de supporter les conditions nouvelles que lui impose le refoulement.


« Cette amélioration, nous dit le service pastoral, a été poursuivie tout à la fois par la sélection, par le croisement et par un ensemble de mesures destinées à faire comprendre aux indigènes la nécessité de castrer les mâles de bonne heure, de choisir les plus beaux sujets comme reproducteurs et d’allaiter, d’une façon plus régulière, leurs agneaux. »


Voilà, pour l’École des beaux-arts d’Alger, un idyllique sujet de concours : « Indigènes ayant compris M. Revoil et allaitant leurs agneaux. » Quand l’administration a, de la sorte, recommandé aux indigènes d’allaiter régulièrement leurs agneaux, elle croit que cela suffit pour que le mouton puisse digérer le sable ou la terre gelée.