La Vache tachetée (recueil)/Croquis bretons

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La Vache tachetéeFlammarion (p. 48-58).


Croquis bretons


I

Je suis allé passer la journée chez un gentilhomme qui habite à trois kilomètres de Sainte-Anne, une maison mi-ferme, mi-château, enfouie dans un bois de chênes et de châtaigniers maintenant fleuris de leurs jolies fleurs ouatées. Sous les végétations qui rongent les murs, malgré les lézardes qui trouent, la maison ne manque pas d’agrément, ni d’élégance, encore moins d’humidité. Comme la plupart des gentilhommières bretonnes, elle a un petit air Louis XIV, plaisant à voir. Et puis, ce n’est pas un spectacle ordinaire de contempler une façade d’habitation que garnissent et tapissent les lilas terrestres aux grappes rouges, les bourraches velues et les capillaires dont le grêle feuillage dentelé dessine d’exquises et naturelles broderies. Il est vrai que les toitures s’effondrent, qu’elles montrent, par places, la carcasse des charpentes gauchies, mais elles gardent de nobles inflexions, d’imposantes lignes architecturales. Les fenêtres sont spacieuses, avec de belles courbes et des restes de balcons de fer ouvragé, mais presque toutes sont murées, à cause des contributions. Le perron monumental, à double escalier, conserve de curieux vestiges d’un art local, des fragments d’intéressantes sculptures ; mais la rampe en est détruite, et des abîmes béent entre les marches écroulées. Au milieu de la façade, sous un avancement triangulaire du toit, dans une sorte d’œil-de-bœuf, récemment transformé en niche, verdit une vierge de plâtre, protectrice de ces lieux. Des fossés, presque comblés aujourd’hui, et bordés d’une double rangée de sapins, séparent le château de la ferme et des communs, quatre misérables chaumines qui, sans cesse, soufflent l’âcre odeur des purins et les fétides relents de la crasse humaine. Partout l’œil se cogne à d’immédiats et infranchissables remparts de verdure. Aucun horizon, aucune échappée, excepté de la cour herbue, défoncée par les charrois, piétinée par les troupeaux, de la cour décorée du nom pompeux de place d’armes, où l’on aperçoit par une étroite fissure dans les chênes et les châtaigniers de mornes espaces de landes, coupés de hauts talus et de murailles de pierre grise, et, là-bas, dans le ciel brumeux, le clocher de Pluneret, et plus loin, le clocher de Sainte-Anne, lesquels semblent les deux piles d’un immense pont aérien.

De même que tous les nobles Bretons, mon hôte est d’une noblesse immémoriale. Il descend du roi Gradlon. Le roi Conan était de sa famille. Il eut des aïeux qui s’immortalisèrent au combat des Trente. Naturellement, sous la Révolution, tous les siens furent capturés à Quiberon, fusillés dans les marais de Tréauray appelés depuis champ des martyrs ; et l’on peut voir, dans l’ossuaire de la chartreuse d’Auray, d’énormes crânes et de mastodontesques fémurs, qui appartinrent à ses glorieux ancêtres.

Au moment où je pénétrai dans la cour, par association d’idées facile à expliquer, je me souvins qu’un jour, à la sortie de la gare de Quimper, je fus abordé par une sorte de mendiant très guenilleux, qui me dit, en désignant un vieillard plus guenilleux que lui, à la poitrine duquel pendait une médaille de commissionnaire, aussi large qu’un bouclier :

— Donnez donc votre valise à ce vieux-là… C’est le marquis de T… Ses aïeux étaient au combat des Trente…

— Et vous ? dis-je.

— Les miens aussi y étaient ! soupira-t-il.

Et il ajouta, avec un geste d’hiérarchique résignation :

— Mais, moi, je ne suis que vicomte !

Mon hôte m’attendait sur le perron, et il fouettait l’air de sa cravache. Il me reçut cordialement ; c’était un petit homme, assez râblé, rouge de visage et dont les moustaches tombaient en pointes fort longues de chaque côté de la bouche. Il n’était point, à proprement parler vêtu de guenilles, comme son collègue en combat des Trente de Quimper, mais ses habits étaient sales et très usés. On y reconnaissait cependant une certaine préoccupation de moderne élégance, dans la forme du col de chemise et aussi dans l’étriqué du veston. Ses jambes ballaient en des houseaux de construction bizarre, semblables à des jambards de chevalier et formidablement armés d’éperons.

— J’ai vendu mon cheval, me dit-il… Le foin est trop cher cette année… Je me sers de la jument du fermier… Quelle sale époque !… Entrez donc… Nous allons prendre un vermouth.

À travers des pièces humides et froides, d’un froid de sépulcre, et presque exclusivement meublées de portraits du Pape, du général de Charette, du comte de Chambord, et de photographies de la basilique de Sainte-Anne, il me conduisit à une espèce de réduit qui exhalait une odeur forte de vieille pipe et de cuir mouillé. Au milieu du réduit était un bureau. Sur le bureau, parmi des débourroirs, des blagues brodées de fleurs de lys, d’anciens culots épars, s’étalaient le journal La Croix, l’Univers, et une publication mensuelle, le Saint-Yves « revue de sciences sociales » qui se rédige à Rennes. Tandis qu’il retirait de l’armoire la bouteille de vermouth, j’ouvris au hasard le Saint-Yves, « revue des sciences sociales » et je lus :

« Aucun, parmi les saints bretons, et même parmi les saints français et étrangers, ne ressuscita autant de morts que saint Yves, notre glorieux patron. Outre les quatorze morts qu’il rappela à la vie, ainsi que tout le monde le sait, le jour même de sa béatification, il ressuscitait de préférence les enfants et les vieillards, quelquefois aussi des marins. »

Cette étude sociale de la vie de saint Yves était signée par un médecin, professeur de biologie à la faculté de Rennes. Je demeurai rêveur en songeant aux étonnants et multiples pouvoirs des saints bretons, et, par le souvenir, je revis dans la belle cathédrale de Quimper une stupéfiante fresque de Yan Dargent, au bas de laquelle brille, en caractères gothiques, cette légende : « Saint Corentin inculquant le don de la langue bretonne, par une seule imposition de sa main sur la bouche des étrangers ».

— Buvez donc, cria mon hôte. Sacristi, mon cher, en Bretagne, on est d’attaque. Les verres pleins n’ont jamais traîné… Allons !… Le Pape d’abord… ensuite le Roi… Et puis… D’un trait il avala le contenu de son verre.

— Et puis, le vermouth !… acheva-t-il, en claquant de la langue… Voilà notre devise… Autrefois, après une belle orgie, quand l’un de nous mourait, on disait : « Mort au champ d’honneur ! » À présent… Beuh !… il ne meurt plus personne… Quelle sale époque !… mais le dernier mot n’est pas dit…

Et, avec un geste terrible, il me montra deux fusils, deux antiques flingots à pierre, rongés par la rouille, et qui pendaient à des clous, le long de la boiserie.

— Ils reverront les bleus, allez, ces petits joujoux-là !

Alors, il me raconta, non sans orgueil, que son père, commandant une bande de réfractaires, sous Louis-Philippe, arrêtait les diligences sur les grandes routes, volait l’argent du gouvernement, tuait les gendarmes. Il en avait occis quatorze, sans compter des conducteurs malappris et des voyageurs récalcitrants.

— C’était le bon temps ! conclut-il… Moi aussi, j’ai dans le sang la haine des gendarmes… Ainsi, à la chasse, quand je rencontre un gendarme, je le vise… Et ça me fait plaisir de le tenir au bout de mon fusil, il me semble que je chouanne… Un jour, par mégarde, le coup partit, et je salai le gendarme au derrière d’une vingtaine de grains de plomb… Eh bien ! le croiriez-vous ?… On me condamna à deux mille francs de dommages et intérêts… Pour un gendarme, c’est raide, hein ?… Quelle sale époque !

Et brusquement, éclatant de rire, il me tapa sur le ventre.

— Non… non !… C’est trop drôle… Ça me rappelle une autre bonne blague… Écoutez ça… Il y a juste vingt-deux ans… En ce temps-là, j’avais six chiens courants, des bêtes admirables et plus féroces que des loups. Un jour que je revenais de la chasse, n’ayant rien levé, j’aperçus sur la route, un petit bonhomme qui trottinait. Je le reconnus, c’était un clerc d’huissier, un sale bougre de républicain, qui jamais n’avait fourré les pieds dans une église… Je me dis : Attends, attends… Nous allons nous amuser un peu… Je découplai mes chiens et les mis sur la piste du clerc d’huissier… Hardi ! mes petits ! Hardi ! mes toutous !… Et menez-moi rondement cette sale bête puante… Les chiens partent, le clerc détale. Hardi, les amours !… Et ça fait un vacarme de tous les diables. Le clerc saute le fossé, s’engage dans la lande, tourne, vire, tombe, se relève… Hardi là, les bonnes bêtes !… Mais l’animal aperçoit une maison. Un dernier effort et il arrive juste au moment où les chiens allaient le prendre… Il était forcé !… De peur, de fatigue, de je ne sais quoi, il eut un transport au cerveau, et creva le lendemain… Ça m’a coûté vingt-cinq mille francs, cette plaisanterie-là !… Ainsi, deux mille francs pour un gendarme, vingt-cinq mille francs pour un clerc d’huissier, sans compter tout ce que cette gueuse de Révolution nous a volé !… Si ce n’est pas dégoûtant !… Et voilà ce que c’est que votre démocratie !… Nom de D… !

Quatre heures sonnaient quand je quittai mon hôte : il était ivre-mort.

II

Le coin de terre où s’élève la basilique de Sainte-Anne donne bien la caractéristique du pays morbihannais, de tous les pays bretons resté le plus obstinément breton par l’amour entêté de sa langue natale, par le culte idolâtre de ses souvenirs, par ses coutumes anciennes que ni le temps, ni le progrès, ni le nivellement politique n’effacent, et par l’aspect sévère, âpre, indiciblement triste de son sol. Ce sont des landes, pelées, pierreuses, mangées par la cuscute, où paissent des vaches squelettaires, et quelques chevaux-fantômes ; des landes coupées de hauts talus qui barrent le ciel comme des murs, et derrière ces talus, dans un espace qu’on devine, des pins isolés dont on n’aperçoit, au bout de hampes torses, que les têtes arrondies, remuées par la brise et bleuissant dans l’air morne, hanté de la fièvre. Puis des cultures maigres, de pauvres emblaves apparaissent auxquelles succèdent encore des landes, et parfois des bois de chênes, épais, trapus, dont les cimes moutonnent durement sous le pâle soleil. De distance en distance, le terrain s’abaisse, et par une dévalée rapidement franchie, l’horizon s’élargit, mais pas bien loin, un horizon lourd, opaque, écrasé de verdures sombres, entre lesquelles brillent ainsi que des plaques d’or quelques champs de blé mûrissant.

En ce temps de silence et d’immobilité, les légendes, filles des blancs étangs nocturnes et des vastes landes, un parfum de miel, règnent sur l’imagination abrutie de l’homme, aussi puissantes, aussi dominatrices qu’autrefois. Depuis Yves Nicolazic, qui vit sainte Anne impalpable et rayonnante de lune se montrer à lui, dans le champ sacré du Bocenno, rien n’est changé. Il semble même que la nouvelle basilique, sortie avec ses marbres lourds et ses insolentes dorures des flancs appauvris de cette contrée maudite, ait jeté autour d’elle plus d’ombre épaisse, plus de misère et plus de servitude.

Tout autour de la cathédrale, massive et sombre copie de la Renaissance, grouille une foule énorme de pèlerins, une foule silencieuse et triste, qui ondoie avec des mouvements lents de troupeaux parqués. Foule plus disciplinée que croyante, qui redoute le prêtre et tout l’inexorable appareil religieux plus qu’elle ne le respecte. Il s’élève d’elle, en même temps que les sourds murmures des respirations, et les rumeurs des piétinements, un bruit clair de chapelets déroulés, un bruit vague de prières marmottées. Dans le champ du Bocenno, cinq mille pèlerins sont agenouillés, le dos courbé sous la tempête sonore que soufflent du haut de la tour, les bourdons de la basilique ; sur les marches de la Sainte Chapelle « qu’on ne peut gravir qu’à genoux », s’entassent, s’empilent des êtres prostrés. Et, sans cesse, des prêtres en surplis, des moines en robe brune, des évêques, dont la mitre chancelle, passent, affairés, gesticulant, se traçant à coups de coudes un chemin, à travers cette forêt de corps humains. Impossible de pénétrer dans l’église dont on aperçoit, au-dessus des têtes houleuses, entre les piliers, dans un fond d’or et de clarté rouge, l’autel où se dresse la fulgurante image de sainte Anne, terrible et vorace comme une divinité de l’Inde.

La main du prêtre, qui fut toujours si pesante, pèse d’un poids plus écrasant sur le crâne et sur le ventre de ces malheureux qu’on voit lutter, avec la résignation des bêtes domestiques, contre l’âpre terre inféconde. Les chemins de fer, ces conquérants, n’ont pu laisser d’autres traces ici que celles vite disparues de leur fumée. Les trains passent entre les pins, entre les chênes, entre les blocs de granit ; ils passent en vain s’essoufflant… Ils ont passé… entre les pins, entre les chênes, nulle part, ils n’ont déposé un atome de la vie nouvelle qui gronde dans leurs flancs. Et même ne voit-on pas avec étonnement, au-dessus des locomotives et des poteaux télégraphiques humiliés, la statue de la patronne des Bretons couronner la gare de Sainte-Anne de sa masse de fonte énorme et bénite ?