La Vague Rouge, par J.-H. Rosny l’aîné

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LA VAGUE ROUGE, par J.-H. Rosny l’Aîné.

« Roman de mœurs révolutionnaires — Les Syndicats et l’antimilitarisme. » — Ce sous-titre explicatif, sans doute utile pour attirer le grand public, ne risque pas de nous égarer : de la part d’un Rosny, nous ne pouvons craindre une fiction didactique ou morale, une thèse rendue plausible par un choix arbitraire de personnages ou d’événements. Ce n’est pas d’hier que l’auteur du Bilatéral étudie les mouvements sociaux ; et pour philosopher l’auteur du Pluralisme n’a pas attendu de fréquenter les philosophes. L’imagination la plus foisonnante, l’intelligence la plus lucide, chez lui ne se contrarient point, mais plutôt travaillent ensemble au bel équilibre de ses inventions. Il comprendrait moins bien les théories, s’il n’imaginait fortement les besoins d’où elles émanent et les actes où elles tendent ; mais sans l’exacte compréhension des théories, il ne se formerait pas une vision si exacte d’une scène de propagande syndicaliste, d’une grève ou d’une émeute. Il ne fallait pas moins que ce double don pour peindre avec vraisemblance le syndicaliste jaune, l’apôtre de la C. G. T., plusieurs types de patrons, et les caractères si différents qui pour des yeux mal prévenus se confondent dans l’unité d’une foule ouvrière. Rosny a sur Paul Adam cette grande supériorité, de ne rien écrire qu’il ne connaisse bien ; et sur Bourget cet avantage d’être impartial sans nul effort. La rivalité amoureuse du patron et de l’ouvrier, dans la Barricade, embrouillait l’action ; dans la Vague Rouge, elle l’éclaire et la concentre. Ce n’est pas seulement parce qu’un long récit se prête mieux qu’une pièce de théâtre à des explications ménagées ; c’est que l’épisode, ici, tient au sujet par de plus profondes racines. Les rapports de Christine Deslandes avec le patron Delaborde et l’agitateur Rougemont ne sont point de nature à déplacer le conflit, mais seulement à le rendre plus particulier, plus aigu, plus humain.

Voilà donc un roman très bien construit, très fort ; je ne le relirai jamais. Il est plein d’une vie puissante, qui ne se prolonge aucunement en moi ; il abonde en figures nettement tracées, sans qu’aucune s’impose à mon souvenir ; la vérité que j’y admire dans les détails et dans l’ensemble, vérité de journal et vérité d’histoire, me fait rarement éprouver cette impression de justesse parfaite que l’art seul peut nous donner, et qui seule fait la vérité de l’art. Les Rosny nous ont expliqué jadis que les structures complexes et nouvelles déconcertent trop l’esprit pour sembler belles dès l’abord ; un sujet neuf, un sujet rude, un grand sujet, ne comporte pas en effet la sobriété, le raffinement, ni les nuances qu’exige une menue étude de mœurs ou l’analyse d’un cas sentimental. Mais la beauté dont je regrette ici l’absence n’est incompatible avec aucun sujet. Plus apparaît mouvante et variée notre existence contemporaine, plus il importe que chacun de ses aspects essentiels soit cerné d’un trait sûr et précis. Quand, dans une même œuvre, nous trouvons unies la logique la plus ferme et des gaucheries de composition, quand la compréhension des âmes n’y force point la sympathie, quand les images les mieux choisies s’y noient dans une profusion accablante, quand une riche invention verbale nous laisse attendre en vain l’expression nécessaire, — ce n’est pas l’excès de force, c’est l’excès de hâte qu’il faut accuser.

On sait combien une production surabondante use chaque année un peu plus le crédit qui fut accordé d’abord aux frères Margueritte et à M. Paul Adam. Rosny retient mieux son public, car il est plus riche en ressources, et parfois s’applique à les concentrer. Pourtant la balzacienne « volonté de puissance » n’est pas sans le tourmenter aussi ; comme eux il nous contraint à remettre en question les avantages et les dangers de la fécondité littéraire. Et le troublant exemple de Balzac va peser sur tout ce débat : Par souci de perfection formelle, n’appliquons-nous pas aux vivants une mesure qui fut injuste à ce mort ? ne leur tendons-nous pas des chaînes que sa vigueur a pour toujours brisées ? ne dénigrons-nous pas dans le présent cela même que nous admirons dans le passé ?… Mais il n’est pas besoin d’accorder au génie des libertés refusées aux talents pour saluer chez Balzac une possession autrement fatale, et moins d’ambition avec plus d’amour. On comprend sa fièvre à créer un monde qui reste unique, et sans lui n’eût pas existé. À voir au contraire combien se ressemblent les divers mondes qu’exposent nos Balzacs contemporains, on juge ceux-ci moins impatients de création que de conquête ; pour faire sur la carte une tache plus large, chacun veut, sur terre connue, planter le premier son drapeau. — Ils vont éperdûment de synthèse en synthèse ; chacune de leurs œuvres a nom Totalité. Il ne craignait pas, lui, de limiter sa vue, et de s’enfermer longtemps dans la maison du père Grandet, dans l’appartement du curé de Tours. Car toutes ses créatures avaient sur lui des droits égaux ; il ne les façonnait pas à plaisir, pour compléter sa galerie ; toutes portent l’empreinte de la nécessité. Aussi nécessaires que l’action même du Cousin Pons, sont les moindres paroles de Schmucke, les moindres gestes de la Cibot, et les plis de leur visage, et la coupe de leurs habits. Paul Adam n’a pas moins d’invention que Balzac ; il en a bien davantage : soyez sûr qu’il trouve en passant plus de choses auxquelles il ne s’attendait pas ; il ne sera jamais à court de détails particuliers, intéressants, interchangeables. Si, dans la Vague Rouge, vingt ouvriers discutent, si huit déserteurs s’enfuient en Belgique, je me fie à l’imagination de Rosny pour marquer chacun d’un trait qui le distingue. Tel aura ses gestes lents de tamanoir, tel sa laine noire et qui sent le suint, un troisième, un herpès sur son nez en toupie. Après quoi nous les connaissons comme les connaît l’auteur, qui n’a pas vécu en eux plus que nous ; à leur défaut, d’autres tiendraient leur rôle, sans que le livre en fût changé. Remplissage consciencieux, original, éblouissant ; tout de même, remplissage, couleurs variées après coup afin d’animer les vides d’un dessin démesuré. — L’abondance de Balzac a ceci de prodigieux, qu’elle n’exclut pas les raccourcis ; dans ses plus longs romans s’offrent à nous quelques phrases si pleines, quelques pages si denses qu’il nous faut bien, pour y rêver, fermer le livre. Nos Balzaciens (Rosny seul parfois excepté) ignorent les raccourcis ; ils disent tout et plus que tout ; ils supposent — et développent, hélas ! — chez le lecteur une étrange faculté d’attention passive ; ils ne laissent rien à faire à l’esprit, ils l’écrasent sous leurs richesses, au grand péril de sa vigueur. Nous nous défendons — en sautant des pages ; parmi les œuvres de talent, nous prenons l’habitude de discerner bien vite celles qu’on doit feuilleter, et non pas lire. C’est un fait ; la critique n’y est pour rien ; mais il faut qu’elle le signale aux auteurs qui semblent l’ignorer. À eux seuls de décider, bien entendu, s’il leur est vraiment impossible d’écrire moins, plus lentement et mieux ; si leur tempérament répugne à se restreindre en surface, pour gagner en profondeur.

M. A.