La Vague rouge/Texte complet

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La Vague rouge
Roman de mœurs révolutionnaires
Plon-Nourrit et Cie, 1910


À


GUSTAVE GEFFROY


Son ami et admirateur


...............J.-H. ROSNY aîné.



PREMIÈRE PARTIE




I


C’était vers le crépuscule, en avril. Le soleil croulait sur la banlieue sinistre. Déjà rouge, il ouvrait une gueule de fournaise à la cime d’un peuplier, entre deux cheminées d’usine, hautes comme des clochers.

Un homme s’arrêta sur la route, près de Gentilly. Il considéra le paysage misérable et puissant, les fumées vénéneuses, l’occident frais et jeune comme aux temps de la Gaule celtique. Malgré les toits, les fourneaux, les cheminées, les dures fabriques, malgré les tramways, les automobiles et les locomotives, c’était, comme pour les premiers êtres, le mariage de la terre et du soleil, toute force puisée dans cet immense feu de l’espace : la forêt vierge et les grandes industries ne sont pas des choses opposées, ce sont des choses analogues.

L’homme, levant la trique qu’il tenait au poing, grommela :

— Il faut en finir avec la houille !

Une poudre crayeuse blanchissait ses bottines et grisaillait les grandes ailes de son chapeau. Il montrait des joues mates, une longue barbe fauve, des yeux qui s’allumaient et se voilaient avec brusquerie, larges, câlins, ardents et d’une sincérité extraordinaire. Sa stature était trapue, non lourde ; il avait les jambes du bon fantassin, bien jointées et flexibles ; il les gardait légèrement repliées pendant la marche, ce qui accroît l’endurance. Et c’était un mâle bien construit, aux chairs nettes, fait pour produire une postérité nombreuse.

Étonné de voir des gens courir à travers champs, il demanda à un jardinier qui allongeait des pattes de faucheux :

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Y a un éboulement au puits de carrière qu’on fonce là-bas. Dix morts, qu’on dit.

— C’est dégoûtant ! s’exclama l’homme.

Et il suivit le jardinier. La foule grouillait, vers la droite de Gentilly, sur le champ en jachère, autour d’un hangar. La police la maintenait mollement, et parmi des amas de terre, de poteaux et de madriers, se démenaient des travailleurs dont plusieurs n’émergeaient qu’à mi-torse. L’homme se mêla au peuple et tenta de se rendre compte. Il finit par savoir que trois puisatiers étaient ensevelis et qu’on travaillait depuis une heure à les délivrer. Mais les chances semblaient décroître à mesure qu’on déblayait.

— On va faire appeler le génie ! expliqua un carreleur au crâne tondu. Puis, y faut des machines. Car pour des hommes, y n’en manque pas, y en a trop… vu qu’y a pas de place.

Il montrait plusieurs sauveteurs que la police écartait sans rudesse. Parmi eux, un homme bancroche, à la barbe sablonneuse, vociférait :

— C’est moi, Isidore Pouraille, que je dis, le cousin de Préjelaud, qui est enterré là dedans, victime de la rapacité capitaliste. Je peux le sauver, peut-être !…

— Vous voyez bien qu’il y a assez de monde ! Et vous n’êtes pas puisatier.

— Je suis puisatier si je veux ! Attendu que je suis terrassier et que je connais les trucs de la chose.

Pendant deux minutes, il se complut à sa colère. Les mots jaillissaient au hasard du vin blanc et des petits verres. Il s’apaisa enfin ; il déclara d’un ton lugubre :

— Vous avez sa mort sur la conscience.

La multitude affluait d’une manière sournoise et fantomale. Elle était vague, chaotique, cancanière, barrée de reflux, émue par saccades, parfois révoltée. Le crépuscule pesait sur elle et l’empêchait de se créer une âme collective. Elle se disloquait continuellement. Il ne s’y faisait pas cette combinaison de vies qui, dans les assemblées cohérentes, dégage de l’énergie tout comme les réactions chimiques. Des gens hâtifs s’aggloméraient une minute à la masse et s’en détachaient ; les femmes formaient des îlots de palabre, les voyous se glissaient en files et proféraient des choses obscènes.

Cependant, la cendre rouge décroissait à l’occident. Quelques fanaux allumés autour du puits excitèrent le peuple. Les yeux s’hypnotisaient sur des scènes confuses : le drame, la mort, la fable firent fermenter les âmes. Puis, l’apéritif et le fricot l’emportèrent. Des pelotons se désagrégeaient dans les pénombres, vers Gentilly, vers les fortifications ou le long de sentes équivoques.

L’homme se trouva, avec un groupe d’ouvriers, à la poterne des Tilleuls. Isidore Pouraille y répandait une odeur de terre et de distillerie ; il pérorait d’une façon obscure et rude. Il voulait une sanction immédiate, il réclamait des dommages-intérêts, de la prison, l’intervention du gouvernement et la grève des terrassiers. On passa par la rue Brillat-Savarin. Par-dessus la longue muraille qui défend le chemin de fer, surgissent des baraques de bois, des édifices de poutres et des pyramides de houille. En face, un enclos d’arbres torses et, parmi des rocs, une usine, des maisons, des cahutes, une cheminée sinistre. Sur les crêtes, d’autres maisons et d’autres cahutes, des îlots d’arbustes, des herbes fauves, des fleurs trempées de suie : tel un coin de nature plaintive et opiniâtre au bord d’une mine ou d’un charbonnage. Puis, encore des rocs déchiquetés comme une falaise, dominés par de calamiteuses cabanes, puis des maisons de l’époque des chourineurs, des arbres qui ont l’air de jaillir des moellons ou de la brique, des portes basses sur des corridors où luit un lumignon de coupe-gorge, des boutiques de Balzac, recuites, vagues, caverneuses, des façades crevées, des terrasses prêtes à choir avec leurs balustrades de rouille, des porches où gisent d’absurdes et troublantes marchandises…

— Allons prendre un verre, proposa Pouraille.

Tous entrèrent aux Enfants de la Rochelle, cabaret surbaissé et suant, où l’on pouvait entasser cinquante hommes ; des tables se rouillaient à la terrasse. Autour s’étendait une terre frénétique, une terre humaine et brutale, des masures pourries, des usines, des fabriques, des chantiers, des maisons de rapport dressées dans la solitude, des cultures spectrales, des terrains vagues — foresticules vierges, mélancoliques savanes, dépotoirs d’immondices, à perte de vue. Dans l’ombre étoilée de réverbères, le site était passionnant, énergique et crapuleux. L’homme y jeta un long regard et se frotta les paumes :

— Il y a de la marge pour les rôdeurs !

Les absinthes, les bocks et les amers arrivèrent. Isidore Pouraille avait saisi sa verte et la mirait de son œil de poule. Il y versa peu d’eau et en siffla la moitié d’une gorgée. Puis, irrité et joyeux, il affirma :

— Si les éboulés claquent, ça sera la faute des entrepreneurs et de personne d’autre !

— Est-ce qu’on peut savoir ? fit doucement un personnage d’aspect socratique, Jules Castaigne, dit Thomas. Je dis qu’on ne peut pas tout prévoir. La terre est rosse ; on a beau la connaître, y a toujours un moment où elle est plus forte que toutes les bricoles.

— Eh va donc ! foutu jaune, ricana Pouraille. Si mon cousin avale le goujon, c’est les exploiteurs qui l’auront crevé. Pas la peine de les excuser ! Je les connais dans les coins : si y n’avaient pas besoin de nous, y ne penseraient qu’à nous faire mitrailler !

L’homme secoua sa barbe et murmura :

— Il a raison ; il n’y a rien de commun entre nous et les bourgeois !

C’étaient d’antiques paroles. Les plus jeunes les avaient entendues mille fois. Mais il y a la manière. L’homme tournait, au-dessus des têtes, une face grave, têtue et mystérieuse. Son regard brûlait, large et d’une sincérité impressionnante. Il excitait la curiosité par un geste dont la rareté soulignait la force.

— Non ! répéta-t-il en haussant la voix, les exploiteurs et les ouvriers ne peuvent pas s’entendre et ne doivent pas s’entendre. Ce serait contre nature !

— Pourquoi ? demanda Castaigne. C’est comme si on disait que c’est contre nature de graisser une machine.

— C’est comme si je disais, répliqua l’autre avec emphase, que les hommes et les chevaux ne peuvent pas s’entendre ! Le cheval n’a qu’à se soumettre, l’homme n’a qu’à commander. Il serait ridicule qu’il en fût autrement.

— Tu n’es pas flatteur pour nous, reprit Thomas. Si on est des chevaux, pour sûr qu’il n’y a rien à faire. Mais si on est des hommes comme les capitalistes, on peut s’entendre. Ça se tire de ta propre comparaison.

— Si nous sommes des hommes, nous n’avons qu’une chose à faire, c’est de le prouver. Et nous ne l’aurons vraiment prouvé que le jour où nous cesserons de travailler comme des bêtes de somme.

— Je ne dis pas que nous n’ayons pas à lutter pour un meilleur sort. C’est notre droit et notre devoir. Je demande seulement pourquoi nous ne pourrions pas arriver à une entente. Pourquoi ne serions-nous pas à la fois capitalistes et ouvriers ?

— Je l’ai dit, répéta tranquillement l’homme. Parce que c’est contre nature.

Il s’était levé ; il semblait regarder très loin, dans l’ombre extérieure, par-dessus la Butte-aux-Cailles.

— C’est contre nature, appuya-t-il, parce que notre instinct, comme l’instinct des bêtes dont nous descendons, est de garder par la force ce qui a été conquis ou de prendre par la force. Si nous nous adressons aux exploiteurs, il est impossible que nous ne soyons pas trompés et bafoués. Quand eux-mêmes voudraient mieux faire, ils ne le pourraient pas. La position qu’ils tiennent, et qu’ils doivent défendre, les y condamne. S’il en était autrement, depuis le temps où nos pères ont levé le drapeau du socialisme, les bourgeois auraient amélioré notre sort. Beaucoup ont été pavés de bonnes intentions ; beaucoup ont pleurniché sur la misère du travailleur ; beaucoup ont prêché l’aide au peuple. Le résultat, c’est que le capitaliste n’a pas désarmé une minute, qu’il nous a bernés sans arrêt, qu’il nous opprime autant et peut-être plus que jadis.

— Il y a progrès ! affirma Castaigne.

— Peut-être. Mais c’est à nous seuls que nous le devons. C’est à nos grèves, c’est à nos réclamations, c’est à la crainte que nous inspirons, c’est grâce encore aux disputes des partis, aux luttes qui divisent ceux qui tiennent l’assiette au beurre. Et comme c’est peu de chose ! Quelle misère en comparaison des progrès de la science ! L’humanité possède aujourd’hui un outillage dix fois plus puissant qu’en 1848. Si on voulait, rien ne serait plus facile que de donner à tous la nourriture abondante, le logement spacieux, le vêtement commode, le repos, le loisir, le luxe même — j’entends ce confort qu’on appelle encore le luxe et qui, plus tard, apparaîtra si simple. Les exploiteurs ne le veulent ni ne le peuvent ! Ils ne le veulent pas, parce qu’ils craignent que le bien-être généralisé ne les prive de leurs monstrueux privilèges ; ils ne le peuvent pas, parce que le système de production capitaliste mène fatalement à des vues étroites, parce que la concurrence est de par sa nature un féroce gaspillage de forces, enfin, parce que le régime tout entier empêche l’éclosion de la pensée populaire, qu’il nous abrutit, nous décourage et nous débilite, à l’usine, à la fabrique, au chantier, au bureau, à la caserne et sur les sillons ! Le régime capitaliste est l’effort d’une minorité contre une majorité. Cet effort ne peut aboutir à la victoire du petit nombre que par une destruction colossale d’intelligence !

Sa voix enveloppait l’auditoire. Elle était comme un être insinuant et robuste ; elle agrippait, elle mordait, elle hypnotisait ; menaçante pour l’ennemi dont elle criait la malfaisance, elle était extraordinairement tendre pour ceux qu’elle conseillait. Le père Meulière et Jules Castaigne, qui détestaient le socialisme, se sentaient dominés par l’attention des autres : cette attention était devant eux comme une police et comme un obstacle ; elle arrêtait leurs répliques.

L’homme continuait :

— Ah ! vous pouvez en croire la dure et sinistre expérience. Il n’y a pour nous, dans les cœurs bourgeois, que mépris et que haine. La misère ne les apitoie qu’à la surface ; nos plaintes les irritent, nos réclamations les indignent. Comme leurs pères de 48 et de 71, nos maîtres sont prêts à nous faire fusiller et déporter. Nous sommes les chevaux ; ils sont les hommes : ils ne sauraient comprendre que les chevaux veuillent être des hommes. Allez ! nous ne les tiendrons que par la crainte, nous n’aurons que ce que nous saurons conquérir. Et nous ne conquerrons que par notre action personnelle. Ceux qui mettent leur confiance dans la politique seront pris au pire des pièges. Ils verront successivement de nouveaux partis bourgeois se former avec les troupes qui devaient défendre la cause ouvrière ; ils verront les ministères, les hommes, les emplois aller de Pierre à Paul et de Jacques à Auguste. Augagneur gouvernera Madagascar et l’homme de Limoges ira toucher les impôts à la Réunion. La politique corrompt à coup sûr tous ceux qu’elle touche : c’est la mouche à viande du socialisme.

Il baissa la tête et releva doucement sa barbe, du revers de la main, puis :

— Lors même qu’ils seraient irréprochables, les députés socialistes s’agiteraient dans le vide. Car ils entretiennent une confusion qui retarde sans fin la victoire du prolétariat. Il n’y a de commun entre eux et les syndicats qu’une vague aspiration, encore étouffée par la fatalité politique. En effet, le parti socialiste assemble au hasard des bourgeois et des ouvriers de catégories diverses. Tous ces gens ont des intérêts contradictoires ; ils ne peuvent s’entendre que sur des réformes secondaires : pour le reste, ils chicanent, et bien inutilement, incapables de se convertir aux idées les uns des autres, ni même de les comprendre. Par suite, un député se montrera d’autant plus embarrassé qu’il sera plus honnête : tout finira par de ridicules palabres, par un gaspillage formidable de force et de temps.

Combien différente est l’action syndicale ! D’abord, on n’y voit que des prolétaires, ensuite on n’y groupe que des travailleurs d’une même catégorie ; enfin on y considère directement les intérêts fondamentaux des associés. Ainsi, le syndicat se rattache à la vie même ; il ne poursuit que des buts pratiques, clairs, évidents. Les associés discutent sur le travail qui les fait vivre à l’atelier, au chantier ou au bureau, et sur les moyens d’en tirer, maintenant comme dans l’avenir, le meilleur parti. Il ne s’agit plus de faire mijoter ensemble des principes différents, il s’agit de lier des intérêts semblables. On voudrait s’égarer, on ne le pourrait pas : le lien qui unit les syndicalistes entre eux est aussi solide que celui qui unit l’ouvrier et ses outils… Est-ce à dire que les syndicats doivent rester solitaires ? Ce serait une belle sottise ! Du moment que le but est fixé pour chaque groupe, les unions, les fédérations, enfin une confédération générale s’imposent. Elles seront la source d’immenses énergies ! Notre C. G. T. actuelle représente d’une part la classe travailleuse en bloc, mais d’autre part elle combine, dans un riche ensemble, tous les corps de métier, apportant chacun ses vœux fixes. Peut-on comparer cela aux blagues incohérentes de la Chambre et du Sénat ?

— Faut-y plus voter ? s’écria Pouraille.

— Votez si vous voulez !… Un député soi-disant collectiviste vaut toujours mieux qu’un député radical, et un député radical est préférable à un député réactionnaire. Mais ne voyez dans votre vote qu’une balade à la mairie. Portez votre attention, toute votre attention et toute votre ardeur et tout votre courage, toute votre huile de bras et de tête, aux luttes syndicales. Croyez fermement que neuf heures de travail valent mieux que dix et huit que neuf. Comptez qu’un franc c’est dix centimes de plus que dix-huit sous. Soutenez ceux qui font grève ; faites vous-mêmes grève avec opiniâtreté lorsque votre jour sera venu. Arrachez continuellement des lambeaux au monstre capitaliste, ne négligez aucune occasion, ne trahissez pas vos camarades, n’écoutez ni les plaintes ni les menaces de vos ennemis. Haut le drapeau syndical qui peut seul vous conduire à l’émancipation ! Songez jour et nuit à la première étape, à la journée de huit heures qui vous délivrera de la tuberculose, qui vous donnera plus de temps pour réfléchir, pour étudier, pour comprendre… Et quand vous aurez la journée de huit heures, ce sera un acheminement vers celle de sept heures et celle de six heures : après cette dernière, la révolution sociale sera bien près d’être faite, car des millions d’intelligences seront libérées !

L’homme se tut. Ses paroles se répercutaient au fond des âmes. Il venait à l’heure fatidique. On savait que la doctrine syndicale pénétrait au fond des provinces obscures, dans de vieilles villes réactionnaires, dans des bourgades perdues ; on savait que des émissaires violents parcouraient la France, que les multitudes inertes s’animaient étrangement. Et sans doute, tout cela était vague. Mais à travers le verbiage des journaux ou des orateurs, on entendait le glas et le tocsin ; on sentait aussi l’effort d’une génération neuve, délivrée du joug religieux, pour qui l’Armée, le Drapeau et la Patrie même cessaient d’être des dogmes.

À mesure que les croyances s’effondraient, le socialisme devenait une foi à son tour, condensait les vœux profonds, les grandes espérances, les enthousiasmes collectifs des hommes. Ceux qui étaient assemblés par ce soir d’avril, pleins de cette ardeur incertaine et de cette aspiration au bonheur que provoque une catastrophe, écoutaient avidement la leçon.

— Bravo ! s’écria Isidore Pouraille, c’est bien parlé !

Tout le monde approuva, mais le père Meulière se mit à dire :

— On ne détruira pas l’instinct de propriété !

— Sans doute, fit sévèrement l’homme. On lui donnera une meilleure forme. La propriété ne sera pas détruite, parce que les mines, les fabriques, les champs seront exploités par tout le monde.

— C’est-à-dire par personne !

— Nous discuterons cela une autre fois. Si les camarades présents veulent se réunir un de ces soirs, nous pourrons parler du régime industriel et du régime superindustriel. Vous verrez alors qu’il ne s’agit pas d’abolir la propriété ; il s’agit de l’étendre. Si les moyens de production doivent appartenir à tous, si les accapareurs de puissance et de richesse doivent être supprimés, il ne s’ensuit pas que l’homme ne jouira pas de biens personnels, au contraire ! Provisoirement, ces questions n’ont pas une extrême importance. Ce qui importe, c’est que les artisans passent de l’état prolétaire à l’état libre — chose impossible si l’on n’organise pas à fond les syndicats, les grèves et même le sabotage. Salut !

Il passa lentement à travers les rangs des consommateurs, et disparut au fond de la rue obscure. Il laissait une trace dans les cerveaux, une image singulière, approfondie par les circonstances, par la disposition des esprits, par une apparition brusque, nette et opportune :

— Qui que c’est ? demanda Pouraille.

— Ça doit être un type de la Confédération générale du travail, répondit un typographe.


II


L’homme suivit d’abord la rue de Tolbiac, puis s’engagea par ces voies ténébreuses, bordées de planches, de lattes et de pieux, qui montent vers la Butte-aux-Cailles. Les oiseaux des réverbères dansaient dans leurs cages de verre. On apercevait des terrains fauves, des chaînes de bosselures, des rampes de lueurs, des phares dans un trou du ciel, et, du côté de la Butte, un nuage de feu pâle évaporé sur Paris. Des lumières, encore mystérieuses, justifiaient tous les rêves des contes, tous les frissons d’une immense et terrible réalité :

— La terre des esclaves ! grommela l’homme.

Sa voix était calme, une joie lente enflait sa poitrine. Il aimait la vie. Même lorsqu’il criait des paroles amères ou que la révolte animait son geste, il était dans un beau roman, inépuisable et frais. Comme les vrais optimistes, il songeait à peine au passé, effleurait le présent et s’élançait dans le futur. Il n’apercevait pas la mort ; il ne voyait pas même la vieillesse. Il n’en croyait que son jarret inlassable, le feu rapide de sa pensée, les battements d’un cœur flexible et fort. La souffrance passait sur lui en pluie féconde ; sa colère était un bienfaisant orage.

Puis, il avait cette forte illusion de marcher contre les grands événements qui circonscrivent la menue circonstance humaine : il ne sentait jamais qu’il était la ride d’un flot, il se croyait le flot même.

Ses convictions, fixées en lui comme des écrous, l’accompagnaient dans la joie comme dans la tristesse, devant une rue comme devant un fleuve. Et il était si sûr que les peuples se délivreraient un jour !


Le vent soufflait, insinuant et velouté ; une haleine d’herbes alternait avec les senteurs de crottin, d’asphalte suri, de chair humaine. L’homme grimpa la Butte, et, par la rue des Cinq-Diamants, atteignit l’avenue d’Italie. Une crapule terne pullulait dans les assommoirs. Un concert fulgurait de globes violets et lilas. Et l’on apercevait les pâles poissons tapis dans les encoignures, tandis que des marmites aux cheveux provocants tanguaient sous les réverbères. L’homme jugea ce spectacle effroyable, mais il le considéra avec plaisir. Ensuite, rétrogradant, il pénétra dans la rue Bobillot.

Au sixième d’une maison de coin, il trouva une vieille femme, un homme de trente-deux à trente-cinq ans et un petit garçon qui l’attendaient. C’était une chambre peinte, à la base, du chocolat rougeâtre qui plaît aux marchands de vin. Plus haut, s’étalait un papier crème et carotte ; des oiseaux croupissaient parmi des feuillages, des épines et des tournesols. Le plafond comportait deux fausses poutres. Une table longue, fortement campée, était couverte de laine sinople ; sous la lueur éparse d’une lampe à colonne, on apercevait des livres ouverts pour la veillée : les Animaux excentriques, le Procès de la Brinvilliers, les Aventures de Friquet dans la Sierra.

La vieille femme, l’homme et l’enfant se pressaient devant le survenant, avec des visages hilares. À cause de la dissimilitude des sexes et des âges, leur ressemblance avait quelque chose d’effrayant et de baroque. C’étaient les mêmes visages à pans — trois pans pour les fronts, quatre pour les mâchoires et les joues. Une peau saumonée s’accrochait autour des nez en poivrière. Ils ouvraient des yeux concaves, et comme tapissés de suie, des lèvres grenues, couleur de foie chez la vieille femme, fraise des bois chez l’homme et merise chez l’enfant. Une moustache poussiéreuse, pareille à un rouleau de fils de la Vierge, chenillait sur la lèvre de l’homme ; la femme, à la même place, montrait une mousse falote. Tous trois avaient du poil de brebis sur la tête, vieil argent chez l’une, tabac turc chez l’autre, et presque citron chez le troisième. Leurs mains, d’une structure fine et d’une mobilité expressive, allongeaient des doigts rouges ; ils avaient les épaules en pente de toit, les muscles maigres et rapides.

— On ne t’attendait plus, mon François, dit la vieille en se jetant à son cou.

Tandis qu’il rendait l’étreinte, elle pleurait joyeusement. François, par contagion, avait les yeux humides, et l’enfant se jetait à corps perdu sur le groupe, haletant comme un jeune chien :

— On est content de te revoir !… On est content ! On est content !

Pour dissiper l’attendrissement, François éleva le garçonnet dans ses bras :

— Eh bien, mon petit révolté, tu es heureux de vivre ? Demain, je t’apporterai un nouveau jouet : la danse des bourgeois.

Il s’était assis dans un fauteuil qu’ornait un nombre prodigieux de clous de cuivre :

— Je me suis attardé, à cause de trois pauvres diables enterrés par un éboulement.

— As-tu dîné ?

— J’ai cassé une croûte vers quatre heures. Tout bien considéré, j’ai faim.

Il contemplait l’enfant, avec des yeux graves et persuasifs de meneur d’hommes.

— Tu seras un bon socialiste, pas, petit Antoine ? Tu aimeras les hommes ; tu ne sépareras pas ta vie de celle des autres, comme un Robinson de l’égoïsme. Vive la révolution !

— Vive la révolution ! cria l’enfant.

— Voilà l’avenir, dit François Rougemont, en calant le petit sur ses genoux. Celui-là verra luire la grande aube, l’aube d’une humanité aussi différente de la nôtre que la nôtre est différente de l’humanité des pyramides. Ah ! mon petit homme, tu connaîtras des choses à côté desquelles la vapeur, l’électricité, le radium ne sont que de la bistrouille. Tu verras l’homme dans sa beauté, car il n’aura plus faim — et il y a cent mille ans qu’il a faim. Il n’aura plus faim, il aura toute sa force ! Il n’aura plus faim, il pourra déployer tout son génie. Il n’aura plus faim, il construira sous la mer des métro qui iront d’un continent à l’autre, et ses aéroplanes rempliront le firmament ; il n’aura plus faim, et il bâtira des villes de contes de fées, avec des prairies et des forêts sur les toits, avec des ponts de verre sur les rues, avec des ascenseurs à tous les tournants ; il n’aura plus faim, et il tirera des énergies immenses du soleil, de l’océan et du sein chaud de la terre. Ah ! mon petit garçon, dans quels jardins d’enchanteur tu vas vivre !

Le petit écoutait, hypnotisé ; Charles Garrigues et la grand’mère avaient des frissons de bien-être : un luxe lumineux passait sur les âmes. Tout à coup, une crécelle crépita ; puis on entendit une sonnerie, le pépiement d’un moineau, un trille de merle :

— Mais c’est le geai !… s’exclama Rougemont.

Dans une cage d’osier, un oiseau bleu-ténèbres agitait avec frénésie l’éventail de ses ailes. François ouvrit la prison ; le geai bondit sur sa tête, puis sur son épaule. Ses yeux ronds phosphoraient de malice ; il trépignait, il donnait des coups de bec dans la barbe du syndicaliste.

— Lui aussi est joliment content de te revoir !

L’oiseau ricana :

— La Presse ! Ah ! ah ! ah !… rrnières nouvelles !

Et il chanta :

— Pends ton prriétaire !

Rougemont se mit à rire, innocemment, comme un petit garçon, pendant que la bête hérissait sa peluche.

— Il est toujours farceur ! fit la vieille femme.

Elle avait disposé une nappe à gaufrures, mis le couvert et allumé le fourneau à gaz.

— Il y a du bœuf, du brie, des œufs, des carottes froides…

François considérait avec complaisance cette scène simple. La lampe était claire, les mets frais ; les assiettes, les verres et les fourchettes évoquaient cent choses intimes et lointaines, des rites auxquels se rattache toute la légende de l’heur et du malheur, de l’abondance et de la disette, du refuge et de l’abandon. Il avait une sensualité saine et facile qu’attisait le plus frugal menu.

— C’est à peu près ce que je demande pour mes semblables ! murmura-t-il… avec quelques beaux dimanches, où un peu d’excès n’est pas nuisible, un travail dont la fatigue soit salutaire, du loisir, de la méditation, la sécurité sans servitude. Oui, il n’en faut guère davantage. Le bonheur n’est pas si terrible.

Il prit dans sa main un des œufs, très blanc, lisse comme de l’onyx et d’une courbe parfaite :

— Comme c’est joli, fit-il, comme c’est fignolé.

Il mangea d’abord en silence, attentif et mâchant avec ordre. Ses hôtes le regardaient.

— Tu as fait une bonne tournée ? demanda la femme.

Il hocha la tête :

— Comme je vous l’ai écrit, très bonne !

— Tu nous l’as écrit, c’est vrai, mais en trois mots.

— Je ne suis pas épistolier ! fit-il en riant.

Il devint grave, ses yeux se dilatèrent ; ce qui habita son visage fut violent, exalté, presque formidable. Un animal de lutte jaillissait des profondeurs obscures de l’être :

— Nous sommes au temps où l’on commence à comprendre, reprit-il d’une voix creuse. Auparavant, il y avait de la sentimentalité et des rêves. Aujourd’hui, voici venir la réalité. Sans doute, ils sont bien enfants encore, ils doivent être bercés d’une musique, mais ils se méfient du providentiel et savent que ce n’est pas pendant une heure, un jour, une année qu’il faut être révolutionnaire, mais pendant toutes les heures, tous les jours, toutes les années. Cette idée simple, le peuple ne l’avait jamais admise. Il a toujours attendu une date solennelle, une bataille magnifique ; ensuite, il n’y aurait plus qu’à tendre sa gamelle : le bonheur coulerait comme l’eau d’une fontaine. De même a-t-il cru à une vaste bonté qui tomberait d’en haut, comme le printemps du soleil, et qui arrangerait les choses. Et c’est énorme d’avoir vissé la conviction — ah ! bien imparfaite encore, bien branlante ! — que la révolution doit être en nous comme le maître d’école dans sa classe, que le bien et le mal ne peuvent naître que de notre ferme vouloir. Plus encore que l’année dernière, j’ai eu le sentiment que le peuple est en route.

Il étendit les bras, il parut étreindre l’étendue :

— Oui, nous mettons au-dessus des formules de science et de philosophie la nécessité de la lutte incessante : l’action crée la pensée. Dans l’espèce, le travailleur tendra sans répit au mieux-être et au renversement d’une société ennemie : les misérables sont pris dans une série de pièges ; il faut qu’ils les détruisent l’un après l’autre…

Ses hôtes l’écoutaient, avides. Les Garrigues étaient les premiers qu’il avait charmés par sa voix sincère, par l’influence du rythme et d’une volonté mystique. Après la mort de son père et de sa mère, la tante Antoinette le traita comme son propre enfant. Impétueux, opiniâtre, combatif, il rachetait la violence de sa nature par des frénésies de tendresse et une pitié convulsive.

Dès qu’il voyait souffrir la tante ou le cousin Charles — ils étaient sujets à des névralgies — il rôdait autour d’eux avec des allures de chien-loup ; il semblait flairer la douleur ; longtemps, il vit en elle une chose vivante qu’il souhaitait pourchasser et combattre comme un serpent ou une panthère. Il l’apercevait partout. Mais cette hantise n’était pas déprimante. Elle donnait à l’enfant une force d’imagination singulière.

Devant la misère, devant le pauvre diable qu’on mène à l’hôpital, devant le hère qui se traîne, perclus de rhumatismes ou la jambe amputée, il s’exaltait, il rêvait la guérison universelle, l’intervention victorieuse de la science et de la pitié humaines. Un jour la vie serait bonne ! Il en eut la certitude lorsque des gazettes, des brochures, des revues et des livres lui révélèrent le socialisme.

Le problème de l’homme exploité par l’homme le tortura — formidable et incompréhensible. Que la civilisation ingénieuse ait abouti à prendre la majorité des individus aux filets d’une minorité ! Que l’homme même fort, même intelligent, s’épuise pour des médiocres et des imbéciles ! Qu’en somme, une bourgeoisie faite de créatures quelconques tienne en laisse le peuple par la vertu d’une valeur fictive, et que cette valeur puisse appartenir à un idiot, à un fou, à un monstre, à un nouveau-né !

Tout de suite il reconnut la vérité. Elle échauffa chacune de ses fibres ; elle eut la force des croyances neuves, d’autant plus conquérantes que leur formation est moins précise : tout en elle évolue ; leurs dogmes obscurs sont une source de métamorphoses ; leur logique flexible se plie aux idées disparates et se plaît aux antinomies… L’avenir se levait, frais et tendre comme une jeune femme.

La propagande du jeune homme s’exerça d’abord par intermittences. La lecture l’absorbait, et l’apprentissage d’une profession. Il lisait mal, sans patience, plongeant et bondissant à travers les paragraphes. Une épithète déclenchait des énergies immenses. Un mot devenait une cloche. L’aventure humaine s’échappait des pages ; les multitudes coulaient comme des fleuves ; les cités se perdaient dans les astres ; la douleur et l’affliction grondaient en cataractes. Il attendait perpétuellement la vérité éclatante qui allait fulgurer à la page suivante ou à la fin du chapitre, il dévorait, avec la même fougue, les livres de science, de métaphysique, d’histoire et de sociologie. Comme sa mémoire était bonne, les notions, les doctrines, les anecdotes s’y agglomérèrent, nombreuses. Il eut, moins complète, la nature d’instruction des philosophes — et pour ce qu’il avait à faire, plus d’ordonnance eût été vaine. Car, après tout, l’ordre scientifique est arbitraire, l’ordre philosophique illusoire et l’ordre historique un merveilleux chaos.

Astreint à trop de méthode, le philosophe perdrait l’imagination conjecturale, le sociologue aboutirait à l’impuissance, le théoricien socialiste sécherait sur place.

Rougemont sut ce que doivent savoir les hommes de sa sorte, et quelque chose de plus. Il eut un réservoir d’images et d’idées au service d’une sentimentalité fiévreuse. Par surcroît, il montra pour sa profession — la reliure — de telles aptitudes qu’il en conquit la liberté. L’amour du travail bien fini et d’allure élégante le conduisit aux cours spéciaux. À vingt-deux ans, il était relieur d’art, apte, selon les circonstances, à imiter les reliures des vieux maîtres aussi bien qu’à en créer de nouvelles. Il gagnait sans peine vingt francs par jour ; en tout temps, il eut plus de travail qu’il n’en désirait. Cette facilité le mena à la propagande.

Puisque trois ou quatre mois de travail lui faisaient son année, puisque, par ailleurs, Charles Garrigues, bon peintre décorateur, gagnait sa vie et celle de la tante, Rougemont se mit à prêcher les hommes. Il fut d’abord une goutte d’eau perdue dans le fleuve. Il s’en allait au hasard, fraternisant avec de menus groupes, assidu aux cercles d’études, mêlé à de faibles mouvements électoraux, égaré dans quelque grève.

Ce vagabondage était plein de charme. Le jeune homme aimait naturellement la foule. Il supportait son désordre, sa fumée, son odeur, sa jovialité grossière, ses colères saugrenues, ses instincts de mauvais troupeau, sa naïveté féroce et ses crises d’imbécillité. Il avait la parole et le geste qui coïncident avec les exaltations, accélèrent les enthousiasmes, coordonnent et rythment la révolte.

Il partait volontiers, avec des inconnus, manger des fritures, des omelettes couleur d’ocre ou de citron, parmi l’émeraude, la rouille, le rose des tonnelles, dans une salle enfumée, une arrière-boutique, une cuisine de ferme qui fleure le lard, devant les rôtissoires, les crémaillères, les grands crépuscules, les rues folles, les routes de banlieue où joue la feuille morte. Il connaissait ces fraternités brusques qui jaillissent d’un verre de piquette, cette aise qu’on a de se sentir les coudes, sans prévoyance, sans souci, sans heure, avec de bonnes paroles et des instincts de horde. Il voyageait aussi, plus curieux d’autres milieux, d’autres accents et d’autres visages que de renommée, et s’attendant toujours à découvrir quelque chose d’extraordinaire et de définitif.

Lorsqu’il entendit Jaurès pour la première fois, il passa une nuit dans le délire. Ensuite, il s’engoua des harangues impérieuses et tranchantes de Guesde. Il connut aussi l’influence d’Allemane et fut touché par la parole véhémente et douce de la vieille Louise Michel.

Pourtant, à la longue, il se fit un grand vide. Venait-il de lui-même, venait-il du dehors, de son temps las des programmes blafards et des ménétriers politiques, ou de cette usure des vieilles légendes qui se lézardent ainsi que des murailles ? Le froment des phrases ne le nourrissait plus ; la doctrine flottait dans les nuées, les grandes promesses éveillaient moins de foi que d’inquiétude.

Alors, il parla à son tour du haut des tribunes et connut sa force. Mais il lui semblait tourner dans une enceinte, un horizon de diorama. Dès qu’on essayait de passer au large, on se heurtait à des obstacles ridicules et hétéroclites, les portants d’un décor, la toile, les cordages, les cartons des coulisses. L’histoire du socialisme, depuis cinquante ans, figurait une légende dérisoire, un rêve exaspérant de pauvres diables, sans autre aboutissement que les barricades. Chaque génération revomissait le même troupeau fiévreux et chimérique — avec des chefs béants, bouffis de phrases.

Après mille autres, Rougemont voulut la révolution quotidienne. Elle devait fermenter dans les cervelles, non comme un rêve, mais comme une énergie, se manifester par une discipline et une méthode, des exercices quotidiens d’assouplissement. Il ne s’agissait plus de brandir la torche. Il fallait apprendre et vouloir, instituer l’expérience sociale, faire la petite guerre, escarmouches, razzias, embuscades, entretenir des haines froides, logiques et continues, marchander le salaire comme le paysan normand marchande des cochons, et surtout créer une sorte d’excitation heureuse, une exaltation fraternelle qui associeraient aux réunions des idées de sécurité, de confiance, d’aide mutuelle.

Les grèves seront de belles écoles de lutte sociale. Elles ouvriront la voie aux instincts magnanimes, héroïques et aventureux qui aèrent l’âme humaine. Toujours mieux organisées, elles ne réduiront plus l’artisan à la famine, elles lui demanderont seulement de subir quelques privations, que la beauté de la révolte rendra presque joyeuses ; elles développeront la générosité, l’abnégation, le plus riche esprit de sacrifice. Leur souvenir éveillera des images magnifiques et fortes ; elles mêleront à la vie sociale ce passionnant imprévu que nous évoquent la forêt vierge, la plaine libre, la mer palpitante… De toutes parts, enfin, le prolétariat se fera des visions à base de réalité.

Qu’elles soient prises sur le chantier, dans les meetings, dans les émeutes, elles opposeront toujours la vie solidaire à la vie égoïste et la vie de l’exploité à celle de l’exploiteur !

Les syndicats s’y employaient déjà, mais mal. Isolés, ils demeuraient incultes. L’idéal était de les réunir en tribus, en provinces, en nations. Alors le travailleur appartiendrait à une race bien définie, une race ayant ses rites, ses aspirations, ses besoins « spécifiques », et qui se développerait en dehors et au-dessus de l’état parlementaire.

Cet idéal, ancien après tout, mais toujours noyé de politique, bénéficiait du développement des idées transformistes, peu à peu implantées dans le peuple, moins par les journaux et les brochures que par le sentiment des banqueroutes révolutionnaires.

En 1894, le principe d’une Confédération du travail s’imposait avec une force singulière. Un cri passa sur la France socialiste : « Pas de politique dans les syndicats ! » Au Congrès de Limoges, ce fut la forte devise de ralliement. Elle mit fin aux dissensions syndicales ; le socialisme se sentit plus jeune, plus vivant, plus près des réalités accessibles. Et pour François, c’était le renouveau. Le communisme cessa d’être un pur symbole. Devant l’État bourgeois, un peuple inconnu se mit à croître : il était pauvre, souffrant, brutal, mal armé, mal instruit, mais il connaissait sa voie, il décelait une volonté que ne réduirait aucune résistance.

Alors, le jeune homme mêla à la Confédération du travail ses peines, ses colères, ses révoltes, ses joies aussi et même ses amours, qui ne furent que des rafales. L’évangile socialiste n’avait pas encore rencontré de croyances aussi agissantes, ni pénétré aussi loin dans le cœur du peuple. Tandis que les congrès de Tours, de Toulouse, de Rennes, de Paris, de Lyon, de Montpellier, de Bourges précisaient le code de la Confédération, il se fit une extraordinaire tourmente. Ce fut la tournée des apôtres, des marabouts, des iconoclastes, de l’Armée du Salut syndicale. Les anarchistes y apportaient leur fièvre, les collectivistes y ravivaient des ardeurs amorties. Dans cette nation de hordes, aux disciplines confuses, mais hargneuses, mais impératives, il y eut place pour les rejetons de Ravachol et pour les bâtards du possibilisme. Tous s’en allaient, prêchant les gueux en blouse, en cotte, en salopette, en serpillière, en tablier de cuir ou de toile, les gueux blancs de plâtre ou de farine, noirs de suie, de charbon ou de limaille, bleus ou verts de teinture, tachetés d’ocre, de céruse ou de vermillon, roussis par le soleil, rôtis par la fournaise, empoisonnés par l’acide, les caustiques, le phosphore — faméliques, alcooliques, dégradés, abrutis. Ils allaient par les faubourgs d’usines, les hauts fourneaux et les pays de houille, les carrières, les chantiers, les quais, dans les trous de la terre, dans les flancs des navires ; ils allaient secouant l’homme inerte, l’allumant de convoitise et de haine, éparpillant pêle-mêle dans sa tête les images, les idées simples et les furieuses espérances. Des myriades d’âmes dormaient qui se réveillèrent. D’apprendre les noms de leur souffrance, elles souffrirent davantage, de connaître leur droit, elles se virent sous une iniquité incommensurable, de concevoir leur force et la crainte des autres, une férocité les souleva. Et l’Idée se mit à germer jusque dans la cervelle rétive et méfiante du paysan. Ainsi se formait cette minorité de « conscients » qui, selon l’évangile nouveau, ont le droit et le devoir de bousculer la société sans attendre l’avis des inconscients. C’est la milice révolutionnaire. Elle fera la guerre sainte, la guerre sacrée ; elle maintiendra, devant la bourgeoisie déchue, le culte de la beauté morale ; elle ramènera la jeunesse au sein d’un monde pourri. L’affaire Dreyfus, la guerre des congrégations, le régime du bloc firent pleuvoir la manne sur les révolutionnaires. Tandis que leurs politiques se hissaient au pouvoir, les syndicats accomplissaient la besogne efficace. On vit l’État accepter la journée de huit heures, consentir des privilèges et des augmentations de salaire, supporter l’anarchie, le sabotage, la malfaçon, l’incurie et la paresse, endurer la révolte de ses ouvriers et la mutinerie de ses marins et, au dehors, faire capituler les lois, la police et les fonctionnaires devant l’action syndicale.

Deux courants directeurs caractérisent cette période : la lutte pour la réduction des heures de travail et l’antimilitarisme. La réduction des heures de travail apparaît à tous les révolutionnaires comme un moyen capital de libération intellectuelle. L’homme qui travaille trop longtemps se déforme et se déprime ; il est inapte à la réflexion : c’est un élément dégradé. Le socialisme doit viser à la formation du plus grand nombre d’individus sains et conscients, capables de défendre leurs droits et de conquérir le « mieux-être ».

Tant que la servitude des longues journées pèsera sur les prolétaires, cet idéal demeurera irréalisable. Les patrons le savent bien, qui ont de tout temps lutté pour faire alterner les deux fléaux qui démoralisent et abêtissent le peuple : le surmenage et le chômage. Par la diminution des heures de présence, on combattra efficacement l’un et l’autre.

Ainsi s’en allaient prêchant les hommes de la C. G. T. Pourtant, les plus avisés savent bien que le problème n’est pas simple. Il englobe la concurrence internationale. À diminuer le travail, à accroître le salaire, la concurrence devient ruineuse pour la France. Les nations pauvres se lèvent pleines de sève et la peau dure. Elles ne redoutent ni la fatigue, ni les bas prix. Elles inonderont les marchés, elles enrayeront l’effort révolutionnaire. Pour les combattre, il faudra économiser l’énergie d’hommes, trop chère, et transformer l’outillage. Mais la transformation de l’outillage entraîne aux réductions de personnel : en Angleterre, depuis dix ans, les nouvelles machines ont mis cinq cent mille hommes sur le pavé. Par suite, la fédération des syndicats devrait franchir les frontières. Alors se pose l’obstacle formidable qui sépare les prolétariats : le patriotisme militaire.

Français Rougemont s’était difficilement rallié à l’antimilitarisme. Il aimait sa race, l’image d’une France humiliée lui était intolérable, il concevait vivement la douceur de vivre entre créatures de goûts, d’instincts et de mentalités analogues. Des arguments historiques le décidèrent. Asservie pendant dix siècles, l’Italie n’a pu être réduite. Un antimilitarisme indomptable eût été salutaire à la France de 1870. Quel écrasement, si nous avions accepté la lutte après Fachoda ! Qu’a gagné l’Espagne à la guerre cubaine ? Les Boers n’ont-ils pas vainement sacrifié le plus pur de leur race ?

Et Rougemont se persuadait que le rôle militaire de la France est fini. Le soldat ne sera plus sa force. Elle le sait, elle a dégoût de la guerre, elle se fait pacifique jusqu’à l’humilité. Qu’elle ait le courage du désarmement et toutes les nations seront réduites : cette terre d’espérance et d’amour que la Révolution faillit faire d’elle, elle le deviendra, à coup sûr. Sa douceur sera adorée, elle apparaîtra sainte, sacrée, inviolable. Alors, les classes seront les patries : la classe exploitée sera la patrie des travailleurs ; la classe bourgeoise tout entière sera la patrie des patrons.

Plein de son rêve, Rougemont le répandit fanatiquement. Il fut de la pléiade qui envahit l’Yonne ; il grisa les paysans de paroles, au fond des bourgades obscures, il mena des conscrits emportés par un délire de haine, créa des refuges pour les déserteurs, brûla des drapeaux, prêcha le Manuel du soldat jusqu’à la porte des casernes. À mesure, il découvrait des raisons plus véhémentes pour en finir avec « la vieille courtisane lubrique » et avec « le cloaque hideux où fleurissent l’ivrognerie, le vol, l’espionnage et la lâcheté ».


Après un silence, le meneur reprit :

— Pour ceux qui aiment l’humanité, nous vivons dans une période admirable.

La théière distillait une odeur de crépuscule et de rêve.

Tous quatre jouissaient de la grâce tendre qui rejaillissait des étoiles.

— Alors, fit Charles, tu es heureux ?

— Je suis rarement malheureux. Ma colère, mon indignation même, sont réconfortantes. Ce n’est pas une mauvaise spéculation que de lier son sort à celui des vaincus. On n’a plus le temps de s’appesantir sur les tristesses, un peu viles, de l’existence personnelle.

— Cependant, demanda Garrigues, ne faut-il pas développer l’individu ?…

— Et qui dit le contraire ? Mais l’individu s’est d’abord développé dans une société où il fallait soumettre ou se soumettre. Lorsque la liberté et l’obligation seront également réparties, chacun croîtra selon sa nature. Sans doute le communisme imposera de hauts devoirs et de fortes contraintes, mais en retour quelle éclosion d’intelligence, de grandeur et de beauté !

La tante versa lentement le thé dans des tasses chaudes :

— J’espère que tu resteras pendant quelques mois à Paris, dit-elle.

— Oui. Pour vivre avec vous et parce que c’est ici ma terre nourricière. Les idées s’y recolorent. En province, à la longue, elles pâlissent comme des chicorées de cave. J’aimerais faire de la propagande dans ce faubourg. Il m’a séduit ce soir.

Il tendait la main vers la fenêtre ouverte sur la voie lactée ; le geai bégaya :

— Qui veut la lavande… la fraîche lavande !

Des pas craquèrent sur le palier, un doigt léger frappa à la porte. Quand Mme Garrigues eut ouvert, on vit une jeune fille ou une jeune femme, dans un corsage écarlate, flottant et léger comme un coquelicot.

— Le café de chez Jouve, la cannelle et le chocolat du Planteur, fit-elle en riant.

— Entrez une minute ! s’exclama la vieille Antoinette, en saisissant les paquets. Venez voir la bête rouge, à moins que vous n’ayez peur d’être dévorée.

Rougemont tournait vers l’arrivante son visage barbu. Elle s’avançait dans le joli bruit des jupes et le craquement des bottines, avec une chevelure en meule, paille de maïs, paille de froment, aux lueurs de torche, une bouche d’écarlate humide, fondante et sauvage comme la rose des Alpes, un cou de guerre et de volupté. Le grand rêve des hommes entrait avec elle, le miel et le lait du Ramayana, l’Iliade, le Cantique, tous les printemps du pâturage, de la forêt, de la tente flottante, de la chambre aux boiseries de cèdre. Elle venait, grande, tout animée d’un beau rythme, la démarche hardie, flexible et sans flottement. Et quand elle fut proche, ses joues d’une pâte riche et fraîche, où la nacre des mers se fondait avec la douceur des liserons, ses yeux au feu noir mêlé de cuivre et d’émeraude, ombragés par les cils drus, révélèrent la sève du peuple, une fraîcheur d’enfant, une fougue sans fièvre, heureuse et fière.

Son regard plana sur celui de François, avec curiosité et sans douceur. Il se plut à opposer la bénévolence à une combativité évidente. Elle demeura immobile, oubliant de détourner la tête, et leurs prunelles se pénétrèrent : elle fit une moue vive, sèche et sarcastique :

— C’est la bête rouge ? dit-elle en riant d’un rire un peu rauque.

— C’est la bête rouge ! répondit gravement Antoinette.

— Elle n’a pas l’air mauvais.

Il entra par la fenêtre une haleine subite qui rabattit la lumière. Des ombres crurent et décrurent ; un parfum ondula, qui était l’odeur de la nuit mêlée au jasmin du corsage nacarat. Ce fut tendre, vague, vaste. Rougemont tressaillit, agité d’émotions obscures.

— Oui, reprenait la vieille femme, c’est mon neveu François, qui revient d’un voyage révolutionnaire.

— Et pis personne n’aura plus faim, cria le petit garçon en posant sa joue contre la barbe de Rougemont… y aura des prairies sur les toits avec des ponts de verre.

Tout le monde se mit à rire, tandis que le geai imitait la clocherie des trolleys.

— C’est mademoiselle Christine Deslandes, notre voisine, continuait Antoinette.

Le nom s’incrusta en François comme s’était incrustée la structure de la jeune fille. Car c’était une de ces heures où les souvenirs se fixent, telles ces pattes d’oiseaux qui, dans un limon favorable, marquent leur trace pour des millénaires. Et l’irruption de Christine avait eu je ne sais quoi d’énigmatique, comme le dédain de son attitude, et jusqu’à l’espèce de méprise qui avait mêlé leurs regards.

— Mademoiselle n’est sûrement pas révolutionnaire ! dit François avec bonhomie.

— Ah ! vraiment, riposta vivement Christine, à quoi voyez-vous cela ?

— Je le devine.

— Je ne dirai pas que vous vous trompez, non ! À coup sûr, je ne suis ni communiste, ni révolutionnaire, ni antipatriote. Mais peut-être suis-je socialiste…

Sa voix avait cette raucité légère qui donne aux voix de contralto une volupté mystérieuse. Les belles joues s’animaient, une ardeur agressive martelait les syllabes.

— On n’est pas socialiste, répondit paisiblement François, si l’on n’est pas communiste et révolutionnaire ! À la rigueur, on peut être patriote, quoique le patriotisme soit l’arme sournoise des bourgeois : elle empoisonne, engourdit ou tue les volontés.

— Pourquoi, interrompit Christine avec véhémence, ne peut-on être socialiste sans se fournir à la boutique communiste et sans achalander la boucherie révolutionnaire ?

— Parce que le socialisme, s’il n’a pas pour but la destruction de la machine capitaliste, est un leurre.

— Je ne comprends pas ! Je ne vois pas du tout pourquoi une entente serait impossible et pourquoi, par ailleurs, les ouvriers ne s’arrangeraient pas pour conquérir patiemment leurs citadelles. Vous ne concevez que la guerre, la haine et la destruction, vous avez l’air de croire que le bourgeois a formé volontairement sa caste et que c’est par une sorte de méchanceté diabolique qu’il condamne l’ouvrier à la misère. C’est trop donner à l’ennemi. L’exploiteur est le plus souvent un individu ni meilleur ni pire que les autres et qui lutte au hasard.

— Nous ne voulons plus de hasard !

— C’est un beau cri d’ignorance !…

— Et pourquoi ? La science élimine chaque jour le hasard ; elle domptera la planète ! Et dès à présent, elle nous donne le moyen de produire dix fois plus avec dix fois moins de peine !

— La science… servie par d’autres hommes, oui. Mais ces hommes ne sont pas nés.

— Nous les ferons naître !

— Qui ? vous autres, les meneurs syndicalistes ? Vos programmes pourraient être rédigés par des gamins de l’école primaire.

Un pli creusait le front de Christine ; ses yeux distillaient une étrange amertume.

— Nos programmes ne sont rien, dit-il avec patience, ce sont des schémas, des guide-ânes ! Nous savons bien qu’il faut d’abord former les caractères.

— C’est vous incliner, et bien bas, plus bas que nous, devant ce hasard que vous prétendez abolir. Que savez-vous comment se formeront les hommes, si vous ignorez où vous les menez ?

— Nous ne l’ignorons pas… Nous savons que nous marchons vers une société « superindustrielle », où il ne sera plus possible à quelques individus de canaliser à leur profit l’énergie de la masse… Sans doute, on ne peut encore dire au juste comment cette société fonctionnera : mais on conçoit très bien qu’elle est possible…

— Avec la multitude, rien n’est possible…

— Mais nous comptons bien ne pas attendre que la multitude se déclenche en notre faveur ! Si la majorité faisait les révolutions, les révolutions n’auraient aucun sens ! Il n’y aurait que de pitoyables et interminables évolutions : toute réforme utile n’aboutirait qu’après des siècles de souffrances. Jamais la majorité n’a su se faire rendre elle-même justice et jamais elle ne le saura. Il faut des minorités conscientes et courageuses pour la mener à la victoire… Quand il y aura un million de travailleurs vraiment éclairés, la révolution sera faite !

— Et défaite le lendemain ! Les réformateurs nouveaux n’auront aucun rapport avec vos réformateurs saugrenus. Vous vous croyez une logique et vous suivez l’instinct le plus obscur.

— Et vous ?

— Moi aussi. Mais du moins mon instinct obéit à la loi des civilisés. Je veux la lutte morale ; vous voulez la guerre des brutes.

— Les bourgeois nous l’auront imposée.

— Vous ne voyez jamais que leur force : leur faiblesse, leur impuissance vous échappe. Elle est terrible. Vous la remplaceriez par une faiblesse pire : celle du peuple. Ce n’est pas le bourgeois, c’est l’humanité qui ne peut pas, qui ne peut pas encore !

Il la considérait, un peu surpris, presque ému et très choqué d’entendre ainsi discourir cette fille charmante. Une grande sincérité s’élevait d’elle. Que ses idées eussent poussé naturellement ou qu’on les lui eût enseignées, elle les avait mises en ordre et savait s’en servir. Dans la jolie heure de printemps, elle fut un de ces êtres qu’il semble plus urgent et plus méritoire de convertir que les autres.

— Vous me parlez rudement, fit-il avec un sourire presque câlin, et comme à un ennemi.

Une pourpre légère monta le long du cou et du visage de Christine.

— Mais vous êtes un ennemi, répondit-elle d’un ton moins âpre. Vous conduisez le peuple aux charniers. Dans cette société, où il est si nécessaire de se recueillir, vous apportez le trouble et la violence : Dieu sait combien d’innocents périront par votre seule faute ! Je ne puis y penser sans colère.

— Il périt toujours des innocents ! murmura-t-il, avec une gravité mélancolique. À l’heure où nous parlons, des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants meurent lamentablement pour avoir eu faim, pour avoir eu froid, pour avoir vécu dans des cloaques infâmes. Ignorez-vous donc la misère de vos semblables ?

— Je n’en accuse personne. Il est ridicule d’exiger des riches une bonté qui n’est pas dans les pauvres.

— La bonté des riches n’est qu’une injure aux pauvres. Nous voulons supprimer la misère.

— Je le veux aussi.

— Alors, il ne reste qu’à nous mettre d’accord sur les moyens.

Elle se mit à rire :

— Ce serait long !

— Qui sait ? Il suffirait que vous voyiez l’impossibilité de s’entendre avec les bourgeois.

— Il vous suffirait de comprendre la possibilité de les vaincre sur leur propre terrain !

Ils se turent. Dans le silence qui suivit, ils s’observaient avec curiosité et méfiance. Au fond du ténébreux avenir, il voyait pulluler les races futures, et la joie était sur elles. Christine voyait le choc des énergies, éblouissantes comme des forges ou subtiles comme des courants électriques.


— Voilà mon frère qui rentre ! dit la jeune fille, en dressant l’oreille.

Elle embrassa le petit Antoine et se retira, du même mouvement sûr dont elle était venue.

— Qui est-ce ? demanda Rougemont, lorsque la porte se fut refermée.

— C’est, fit Garrigues, la sœur de Marcel Deslandes, un mécanicien qui essaye d’organiser les syndicats jaunes. On dit qu’il a de l’habileté et de l’audace… autant que Biétry : ce n’est pas à Paris qu’il pourra réussir.

— Où fait-il campagne ?

— À la Maison-Blanche, la Gare, la Tombe-Issoire, le Grand et le Petit-Montrouge.

— Nous aurons donc à faire ensemble. Tant mieux ! La lutte donne plus d’ardeur aux recrues. Il peut compter que je ne le ménagerai pas. Les jaunes sont nos loups : j’ai quelquefois regret à voir traquer un bourgeois bon enfant — un jaune jamais ! Est-ce qu’il vit de la propagande ?

— Non. Il travaille chez Delaborde, l’imprimeur-éditeur du boulevard Masséna.

— Les collections d’art ?

— Justement.

— Ce Delaborde a parfois de bien jolies reliures, marmonna Rougemont d’un air rêveur. J’irai le voir.

Il rebroussa délicatement les plumes du geai qui picorait sur la table.

— Et la sœur ? reprit-il, avec une nuance agressive. Elle doit avoir ses brevets ? J’ai entendu deux imparfaits du subjonctif.

— Elle a ses brevets, oui. Pourtant elle n’a pas voulu enseigner ; elle prétend qu’il faut savoir deux ou trois métiers. Pour le moment, elle est brocheuse…

— Où ?

— Chez Delaborde aussi.

Il y eut une longue pause, durant laquelle Antoinette mit l’enfant au lit, tandis que le geai regagnait sa cage en imitant le bruit du marteau et en bredouillant :

— V’là le raccommodeur de faïence… de porcelaine !

Ses yeux de poix roulèrent malicieusement, puis se couvrirent de la petite peau bleue des paupières. Il se hérissa, il devint une boule de peluche, il piqua son bec dans ses plumes ainsi que dans une pelote.

Garrigues et Rougemont allumèrent les braseros des pipes. Assis devant la fenêtre, ils accomplirent, en silence, le geste de la fumerie, étrange rite de confort et d’apaisement, rappel du foyer antique, de la petite flamme de l’autel et des nuages bleus de l’encens. Le vent élevait sa fièvre légère et la vie se dévoilait dans chaque figure des choses, dans chaque bouffée d’air ; elle volait jeune, étourdie, amoureuse. C’était une levée de genèse : il y avait des rendez-vous dans la rue, des chevelures rapides, et l’immense promesse qui pousse la jeune chair à travers le monde. Sous des formes imprécises et variables, les deux hommes aspiraient à ce bonheur mystérieux qui doit toujours venir, et dont les vieillards mêmes sentent encore le frôlement dans leur cervelle coriace.


III


Devant le poste-caserne, des soldats faisaient l’exercice. En pantalon de treillis, ils répétaient des gestes automatiques et légendaires, où se retrouvait encore l’âme des vieilles armées, l’art d’agglomérer les corps et les énergies, de faire coïncider les pas, les bonds et les coups, de jeter l’épouvante par la masse et l’illusion par la cohérence. Ils esquissaient aussi quelques gestes de la guerre nouvelle qui recommence étrangement les embuscades du Scythe et du Peau-Rouge.

Ce spectacle irritait invariablement François Rougemont. C’était une indignation périodique et professionnelle, pareille, dans l’ordre des indignations, à ce que les idées générales sont dans l’ordre des idées. Elle avait quelque chose de biblique, jusque dans l’injure, car les révolutionnaires invectivent l’armée avec la véhémence, et presque le vocabulaire des prophètes anathémisant Jérusalem.

François murmura machinalement quelques épithètes, comme on réciterait un ave, tandis que le sergent criait :

— Baïonnette au canon !

Et que les soldats s’efforçaient d’atteindre une perfection automatique.

— Effrayant tout de même ! grommela Rougemont. Ces hommes-là sont-ils moins esclaves que les esclaves antiques ? N’aurait-il pas été logique, même en se plaçant au point de vue bourgeois, de rédiger un code militaire analogue au code civil ? Nos conscrits sont assez souples et assez doux pour apprendre le métier sans qu’on les frappe d’épouvante, sans qu’on les abaisse au niveau d’un bœuf, d’un cheval ou d’un chien. C’était si simple. Eh bien ! non. On n’a pas conçu d’autre malice que de les terrifier, de les humilier, de les torturer et de les abêtir !…

En se retirant, il rencontra deux bleus qui ronchonnaient à l’écart :

— Cochonnerie de sort, disait le premier, individu flasque, au visage enflammé d’énormes boutons couleur rosbif, quatre jours de tôle, c’est foutant !

L’autre, petit homme à tête de jars, les yeux virevoltant près des tempes, ricanait :

— C’est pas rare ! T’as pas voulu lui envoyer des champoreaux sur la dalle.

Rougemont leur jeta un coup d’œil complice et dit à mi-voix :

— Hein ! ce que vous leur flanqueriez des pruneaux dans le derrière ! Pas peur. Ça viendra. Vive la grève générale !

— Vive la grève générale ! susurra l’homme aux boutons de viande.

Et dans le geste, dans le regard, dans une indéfinissable expression, on sentait qu’il en était, qu’il prêchait, à sa manière falote et obtuse, la religion nouvelle.

Cette petite scène avait rendu sa bonne humeur au propagandiste. Il s’arrêta devant une maison en construction. Les maçons travaillaient « doucement », avec le sentiment de leur puissance et de la longueur des jours. Deux hommes gâchaient le mortier et semblaient battre quelque colossale mayonnaise, d’autres montaient des pierres, à l’aide d’un treuil, d’autres encore fixaient les blocs, numérotés d’avance, et il y en avait toujours quelques-uns qui, les bras mous, considéraient les travailleurs ou échangeaient des idées dont la simplicité s’apparente aux idées éternelles.

Cependant trois artisans dégringolèrent de l’échafaudage et, par des signes joviaux, s’invitèrent au magasin de rêves du cabaretier. Ces citoyens blanchis, dont chaque geste semait de la farine, s’élevaient à des hauteurs inégales. Le plus grand portait une chemise rousse, ouverte sur des pectoraux pareils à des seins vides ; il portait une ceinture de flanelle bleue, un pantalon de cotonnade, à raies vertes, et des godillots en forme de guitare. Sa face, plantée d’une sorte de gros tabac, gauchissait sur un cou en vrille. Le second se balançait dans des culottes énormes, qui flottaient comme des blouses ; il avait des poings crapuleux et puissants, ses dents gonflaient les lèvres, ses paupières retombaient sur des yeux miteux et d’une insolence graveleuse. Le dernier exhibait un visage fureteur, dont le sourire annonçait une vie dissolue, l’habitude de traquer et de vaincre la jeune poule faubourienne ; ses prunelles étaient fatiguées par le sable, la chaux, le plâtre et l’amour.

— Il fait chaud, là-haut ? s’exclama Rougemont avec un rire cordial.

— Tu parles ! fit le camarade aux dents renflées. On mijote comme de la mouscaille. C’est pas un turbin d’homme, c’est un turbin de chameau. Je sue que j’en pisse plus !

— J’ai le pli des jambes et des fesses comme un nourrisson, intervint l’homme aux pectoraux flasques. C’est plus rouge que de l’homard et ça cuit qu’on dirait du poivre ! Faudra que j’y foute de la poudre d’amidon.

— Chance qu’on pince pas une congestion célébrale ! ajouta le culbuteur de filles. Moi, d’abord, j’ai la tête tendre. On me dirait des fois que c’est devenu de la tête de veau, ça ne m’épaterait pas.

— Faudrait que les bourgeois bâtissent eux-mêmes. Y se colleraient pas onze heures d’échafaudage !

— Comment ? Vous travaillez onze heures ? s’exclama Rougemont. C’est dégoûtant ! Et le syndicat ?

Les trois hommes se regardèrent, puis le maçon aux godillots se donna une tape sur la cuisse :

— Y aura du potin ! Attends seulement. On verra du nouveau dans le bâtiment. On est prêt. Si y faut se crêper, moi, je me crêpe.

— J’ai des marteaux ! ajouta l’homme aux gros poings. Je te vous ferais rentrer le singe dans sa peau comme dans un accordéon !

— Pas la peine ! dit gaiement François. La casse, il faut la remettre à plus tard. L’ouvrier ne doit plus taper au petit bonheur. Le jour où on tapera, ce sera pour le grand règlement et le grand règlement viendra quand les conscrits lèveront la crosse. Ça ne sera pas long… tout de même pas avant quelques années. Pour l’heure, le drapeau de l’ouvrier est la C. G. T. et le mot d’ordre, c’est les huit heures ! Ceux qui voudront les huit heures de toutes leurs forces feront la bonne besogne.

Quoiqu’il parlât d’une voix presque basse, il y avait, dans chacune de ses inflexions, dans ses gestes, et dans son regard, cette sincérité ardente qui lui conciliait les hommes. L’âme fruste des maçons se gonfla. Ils reconnurent la « bonne parole ». Tous trois, la bouche ouverte et les prunelles pleines de vie, répondirent :

— Vivent les huit heures !

— Qu’est-ce que tu prends ? demanda le maçon aux culottes flottantes. Le bistro d’en face a un petit vin gris qu’est joliment farce.

— Ça serait avec plaisir, répondit Rougemont. Mais il faut que je sois à un rendez-vous avant cinq minutes.

Et pour montrer que son refus ne tirait sa source d’aucune morgue, il tendit une main cordiale :

— Pour sûr, un rendez-vous, ça ne se manque pas ! fit le petit homme jovial, qui voulut y voir une affaire de sexe.

Après trois rudes étreintes, François continua sa route :

— L’esprit de Paris est toujours excellent ! murmurait-il, en se dirigeant vers les ateliers de l’éditeur Delaborde.


Ces ateliers se développaient dans un bâtiment aux vastes baies, construit d’après les plans mêmes de l’éditeur. Des triangles d’émail semaient les briques écarlates de la façade. À l’aile droite, dans une tourelle, Delaborde avait installé un carillon qui, d’heure en heure, jetait sur le silence du boulevard l’appel argentin des vieilles cités de Hollande. Un grillon d’or, sur champ de gueules, étincelait au fronton de la fenêtre centrale, tandis qu’un lézard de bronze vert, presque aussi long qu’un alligator, dominait le grillage en fer forgé.

Rougemont attendit un quart d’heure dans une chambre pâle, aux murailles peuplées d’aquarelles et de dessins ; des châssis en angle offraient une proie savoureuse d’eaux-fortes et de gravures. Le grillon d’or reparaissait sur le plafond, le coin d’une vaste table en chêne, le cuir de bœuf des fauteuils et des chaises.

François s’intéressa à des reliures. Elles décelaient l’imagination hiératique de l’éditeur. Delaborde aimait la figure des fleurs sacrées, des ibis, des serpents, des taureaux ailés, des dieux éperviers, des déesses chattes, du Rat-Musqué ; il avait aussi la hantise des flores qui vivent aux anses des fleuves, sur la face trouble des marécages, dans les criques des lacs. Ces sujets, appliqués au fer, ornaient les coins des reliures de maroquin, de veau, de truie, où paraissait aussi quelque lune mystique, quelque barque imitée des barques de Saïs ou de Thèbes, quelque hamadryade s’évadant, au clair des étoiles, de la fente d’un saule, d’un tremble ou d’un sycomore.

Le meneur considérait les reliures avec sévérité. Il dédaignait les images, attaché à l’élégance du travail, à la continuité, au grain et à la finesse des peaux, à l’harmonie qui doit régner entre la robe et ces dessous délicats qu’on nomme les gardes. Rarement tant de qualités se trouvaient unies. Des tares légères se décelaient dans le maroquin, la polissure était inégale, quelque gaufrure floue, un filet d’or mal étendu… mais il se rencontra cinq ou six reliures où l’œil et la main de François savouraient des teintes admirables, des peaux plus douces que le satin et d’une texture parfaite : « Il s’y entend ! conclut le propagandiste. L’animal a du métier et du tact ! »

Comme il examinait une Colomba, vêtue de lazulite, avec une garde orange, un garçon de bureau vint pour le conduire. D’une galerie haute, il entrevit les ateliers de typographie et de brochure. On entendait le ronron des engrenages, le claquement des petites presses plates, les ronflements de la grande rotative, les ahans sourds de la machine hydraulique, le choc de guillotine du massicot.

Dans un vertige de roues, d’outils, de bielles, de courroies, les typos, les mécaniciens, les margeuses, les brocheurs et les brocheuses, les hommes de peine s’auréolaient d’une lueur blanche. À peine s’il flottait une poudre impalpable soulevée par le frottement des machines.

Ce ne fut qu’une vision. Déjà François se trouvait devant Delaborde.

Une chevelure de la couleur des jaunes d’œufs moussait sur le crâne de cet éditeur. Dans un visage aux veines tendues, aux joues de jambon, le nez surgissait plein de tannes et de trous de tannes, vaste, joyeux, gaillard et sensuel. Les paupières obstruaient des yeux ronds, la bouche était vorace, le sourire naissait lourdement et décelait une bienveillance mêlée de gaudriole et d’enthousiasme. Vêtu d’un veston chocolat, d’un gilet velu nuance lièvre et d’un pantalon étroit, l’homme était massif et même tassé. Son buste en forme de huche portait des bras de gorille et des jambes brèves.

L’accueil eut quelque chose de lent et d’incertain. Delaborde examinait Rougemont des pieds à la poitrine, les paupières presque closes. Puis il dit avec brusquerie, d’une voix de chaudron, très distincte :

— Vous êtes Rougemont, le meneur syndicaliste ?

— Oui, monsieur, répondit froidement François. Mais c’est le relieur qui vient vous faire visite.

— Je le sais bien, parbleu ! fit Delaborde en soulevant l’épaule gauche, moins haute que l’autre et plus souple. Mais le hasard veut que je vous connaisse comme révolutionnaire. Je sais que vous avez été raide dans l’Yonne ! Ça m’est égal. J’ai aussi été révolutionnaire, à la manière des vieilles barbes : on finit toujours par être la vieille barbe de quelqu’un. Enfin, ça ne m’effraye pas. Le socialisme, c’est pour après nous ! Moi, j’ai tout juste quelques petites heures à vivre. Tout de même, je ne comprends pas l’antipatriotisme. Flanquez les patrons par terre, si vous avez les reins assez forts, mais la France ! foutre, la France !

Il s’était levé ; ses joues étaient violettes ; sa lèvre s’étalait, puis se contractait comme une sangsue.

— Soyez tranquille, fit posément Rougemont, nous travaillons pour le bien de la France. Ce n’est pas nous qui la mettrons en danger.

— Mais vous ne l’aimez pas ?

— Militairement, non ! Je serais peut-être plus volontiers communiste avec les Allemands que bourgeois avec les Français. Au fond, je l’aime ardemment, et j’espère qu’elle donnera le bon exemple.

— Tout ça, ce sont des foutaises ! s’écria Delaborde. Vous finirez bien par voir qu’il n’y a ni socialisme, ni capitalisme pour les sans-patrie : c’est du bifteck pour l’ennemi !

— Ne vous y fiez pas ! C’est tout ce qu’il y a de plus grave, fit le propagandiste, avec une nuance d’humeur. Le moment est moins loin que vous ne le croyez où les conscrits empoigneront leurs officiers par la peau du derrière et les ficheront au fumier.

Ces paroles consternèrent Delaborde. L’habitude de la réclame le rendait sceptique aux propos des gazettes. Il confondait presque l’antimilitarisme avec les pilules Pink, la tisane des Shakers, les dragées d’Hercule. Les propos des tribunes, les tumultes de la rue, les assemblées électorales, les réunions contradictoires comportaient, selon lui, une part infime de vérité mêlée à de fabuleux mensonges. Mais, en tête à tête, la parole d’un homme l’impressionnait. Et il n’échappait pas à la force de sincérité qui émanait du meneur. Ces yeux clairs lui prophétisaient des choses lamentables.

Antonin Delaborde se souvenait de 1870. Il avait cheminé avec des hordes calamiteuses, dans la boue, la neige et la pluie ; il connaissait l’horreur d’être faible, la honte de sentir sur sa race l’énergie, le mépris et l’insolence d’une autre race. Au fond de lui, dans le sanctuaire de l’être, une légende primait toutes les légendes. Il l’avait crue indestructible. Elle semblait quelque chose comme sa vie même. Qu’on se dérobât devant l’ennemi, par lâcheté, par faiblesse, il le concevait… Mais par conviction !

— Êtes-vous absolument sincère ? grogna-t-il, les veines du front tendues

— Absolument ! répondit Rougemont avec flegme.

Delaborde crut qu’il allait gifler cet homme. C’était là une pure fiction, en quelque sorte préhistorique : l’éditeur était de ceux qui reçoivent les gifles, non de ceux qui les donnent. Le geste intérieur ne se traduisit que par un jet de sang dans les carotides.

— C’est abominable ! dit-il.

Et il pensa que, pour le moins, il ne confierait pas une seule reliure au révolutionnaire. Mais là encore, ce fut de la fiction. La réalité se décela par une certaine curiosité mêlée au désir de ne pas paraître un bourgeois pusillanime. Il reprit un air goguenard :

— Nous sommes sortis de la question. C’est ma faute. Évidemment vous ne venez pas me proposer une affaire antimilitariste.

— Je venais chercher du travail — s’il en reste !

— Il en reste toujours pour les gens de talent. J’ai vu de vous des reliures charmantes. Nous pourrons nous entendre. Par exemple, j’ai mes manies et mes fantaisies. Sous ce rapport, je suis un autocrate qui sait du reste s’emballer pour les idées des autres.

— Je ferai ce que vous voudrez. Il ne me déplaît pas de travailler selon un plan convenu. À mon avis, une reliure parfaitement venue est une chose belle par elle-même. Tant pis pour vous, si vous exigez des choses qui vont contre la logique de la matière. Mais c’est ce qui n’arrivera pas : vous connaissez la grammaire et la syntaxe de la profession.

Ces paroles plurent à l’éditeur : l’antimilitarisme parut moins réel ; un homme qui comprenait ainsi la reliure ne resterait pas antipatriote ni même syndicaliste.

— Eh bien, dit-il, en attirant deux volumes dont la robe de chagrin noir se prolongeait en bords souples et retombants, voici des bréviaires de clergymen nomades. Ces bordures, ces châsses débordantes, pour les appeler par leur nom, sont destinées à protéger le volume. Pour qui se propose de traverser la savane, la brousse, la jungle, le marécage ou la forêt, c’est une chemise pratique et le livre sacré court un minimum de risques. Mais ce n’est pas l’utilité de la chose qui m’a frappé. J’y ai cru découvrir des éléments de coquetterie. Si souple que soit une reliure plate, on ne peut nier qu’elle ait l’air rigide, un aspect de couvercle ou de mallette, tandis que ces châsses débordantes prêtent à des grâces flexibles ; elles permettront, du moins je l’imagine, de féminiser la reliure ; elles revêtiront des formes négligées, chiffonnées comme des peignoirs et des gandourahs, somptueuses comme des robes de velours, délicates comme des crêpes de Chine, ardentes comme des soieries de pourpre, d’or ou d’argent, profondes et moelleuses comme des cachemires…

Il s’exaltait, prompt à se piper, naturellement hyperbolique et l’âme aussi pleine de couleurs que de sons.

Rougemont, dont l’imagination était bloquée dans les métaphores sociales, fut choqué par l’exagération de ce discours. Il en discernait le fond, cependant, et ne le trouvait point absurde. À son insu, il se laissait séduire :

— Il y a quelque chose à faire ! acquiesça-t-il.

— N’est-ce pas ? vibra Delaborde. J’y vois une petite révolution… Mon rêve du livre-femme, du livre-fleur. Alors, vous marchez ?

— Oui, ça ne me déplaît point.

— Que diriez-vous d’une série de Manon, vert d’eau, soufre, cramoisi, bleu saphir, avec gardes rose flammant, bleu lin, vert émeraude, vieil argent et frappes mosaïquées sur le plat ?

— C’est séduisant.

— Nous sommes d’accord. Je vous enverrai les échantillons des peaux et des soies ; vous choisirez. Quant aux sujets des frappes, il faudra nous entendre avec Vollard. Il est épatant !

Il y eut un léger silence, puis Rougemont déclara :

— Vous avez, je crois, établi un atelier de reliure. Je ne refuse pas d’y venir parfois, mais, en général, je travaille à la maison. Il y a aussi des périodes où il faut peu compter sur moi.

— Je l’entends bien ainsi. Il suffira de savoir à peu près ce que vous pouvez réaliser par quinzaine.

— Par-dessus tout, il faut que je réussisse ! ajouta le meneur avec un sourire. Rien ne prouve que je ne vais pas rater l’essai quoique, en définitive, je connaisse bien mon métier.

— Vous réussirez ! s’écria Delaborde, qui détestait les formules pessimistes. L’homme qui a couvert le Rabelais de Montefiore sait se tirer des pattes… Maintenant voulez-vous voir mes ateliers, car vous savez que je suis un affreux cumulard : éditeur, typographe, relieur — toute la harpe ! J’ai créé un organisme dont je tire vanité.

— Vous ne l’avez pas créé tout seul ! fit Rougemont par manie révolutionnaire.

— Comment, je ne l’ai pas créé tout seul ! clama l’éditeur en dansant d’indignation. Et qui donc m’aurait aidé ?

— Quand ce ne serait que les mécaniciens, les typographes, les relieurs, les graveurs, les illustrateurs ?

— Ces pauvres diables ! ricana Delaborde avec mépris. Mais ils n’y sont pour rien ! Mais aucun d’entre eux n’a la plus légère idée de ce qu’est une machine d’ensemble… et une machine originale encore, car il n’en existe pas une seconde dans toute la France. Non, vous me faites rire ! Les ouvriers, je les paye, et autant qu’ils valent, allez, étant donnée la fortune du pays. Les relieurs artistes fondent ici leur renommée. Les graveurs et les illustrateurs font des affaires pour leur propre compte, et croyez bien qu’ils ne perdent rien à montrer leur talent par l’intermédiaire de mes livres, sans compter qu’ils touchent des honoraires savoureux. Ah ! non, mon œuvre est mon œuvre… la fille de ma volonté et de mon intelligence. Nier qu’elle soit à moi et par moi, c’est comme si vous niiez que mon corps constitue un individu, sous prétexte qu’il lui faut de l’air, de la nourriture, des vêtements, un abri ! Par surcroît, sachez, citoyen, que je me suis ruiné à trois reprises. Oui, j’ai perdu quatre cent mille francs à exploiter le peuple, comme vous dites dans votre patois. Aujourd’hui encore, je ne sais pas si je marche à la fortune ou si je vais y laisser ma peau de sale bourgeois ! Allons voir mes ateliers.

Ils se retrouvèrent dans cette galerie d’où François avait aperçu, à vol d’oiseau, la ruche du boulevard Masséna. Une balustrade de chêne clair la contournait ; tout au long des murailles, dans de vastes casiers, s’empilaient des volumes par milliers, par myriades, par centaines de mille. Delaborde les montrait d’un geste de pontife. Puis, roulant des deux mains les pointes fumeuses de ses moustaches, il s’exclama :

— Voici les greniers ! Regardez, en bas, le labour, les semailles et la récolte.

Deux roues colosses tournaient au fond du hall ; une courroie sans fin rampait entre elles et coordonnait leurs vies. D’autres courroies filaient avec de légers frissons vers les petites presses plates, et de toutes parts, on voyait virevolter, s’abattre, osciller, mordre, trancher, dévorer, le monstre délicat et puissant des mécanismes, les organes menus et les gros muscles, les pinces graciles et les pattes farouches, les dents lestes et les crocs formidables. Ce spectacle se décela d’abord sous les apparences du chaos ; François n’aperçut que par degrés la subordination sévère, la liaison adroite et fatale de chaque détail à l’ensemble. Puis, son attention, désertant la grande rotative et la presse hydraulique, s’attacha aux presses plates disposées sur deux rangs, sous un des côtés de la galerie. Des margeuses, à intervalles précis, y glissaient une feuille qui s’abattait blanche et ressortait imprimée.

— Vous regardez mes petites plates ? fit Delaborde. Ce sont des artistes, tandis que la rotative est une énorme bonne à tout faire. Grâce à elles, j’arrive à la perfection typographique. Si grand que soit le diamètre, une surface courbe ne peut pas imprimer avec une égalité rigoureuse : il y a toujours un déchet, invisible au profane, mais que saisit l’œil amoureux de la beauté des caractères. Ce qui est vrai pour les surfaces courbes l’est, jusqu’à un certain point, pour toute surface un peu grande. Avec mes petites presses, j’obtiens le tirage impeccable ; le microscope même ne signale aucune lacune ni aucune déformation. Les petites plates sont exclusivement destinées aux beaux volumes, à ceux qui portent mes marques : le grillon d’or ou le lézard de bronze vert. La rotative pond le gros article…

Rougemont considéra une minute encore ces appareils délicats, servis par de jeunes margeuses bien coiffées, le grillon d’or piqué dans la chevelure. Puis sa rétine s’arrêta sur un hercule roux qui présidait à l’ébarbage du papier, sur les typos, sur un mécanicien maigre, le buste serré dans la salopette. Il circulait avec une vitesse surprenante, fixait sur les machines un œil d’épervier, et se précipitait avec le tournevis ou la pince, comme s’il fondait sur une proie. Les pommettes et le menton saillaient en îles escarpées. Il avait le teint safran, une barbe goudronneuse et des mains d’escamoteur.

— C’est votre mécanicien ? demanda François, intéressé par les voltiges de cet homme.

— C’est le contremaître mécanicien, Marcel Deslandes, un homme extraordinaire par son activité, sa droiture et son bon sens.

— Je crois bien ! s’exclama le propagandiste en riant. Un de vos terre-neuve.

— Ce serait encore bien plus un terre-neuve d’ouvriers, s’ils distinguaient leurs intérêts véritables.

Rougemont ne répondit pas. Il venait d’apercevoir l’atelier de brochure et, près de la baie, sous le lézard vert, une chevelure brillante. Il reconnut les lignes audacieuses, la pâte riche et sensuelle des joues, ces yeux de Sicile ou d’Estramadure. Les mains de la jeune fille joignaient les feuilles d’un coup d’aiguille, sec et précis comme le coup de pince ou de tournevis du frère.

— Ah ! fit en riant Delaborde, après le frère, la sœur. Ils se valent. Quelle bonne race ! C’est sain, c’est avisé, c’est infatigable — ça sait faire de ses mains tout ce que ça veut. Elle apprendrait trente-six métiers. Et elle les connaîtrait à fond.

— Âpre au gain ? demanda Rougemont.

— Elle ne crache pas sur l’argent. Elle y croit. Elle en connaît les mérites. Mais les Deslandes ne sont pas de la graine d’avares. Ils savent donner.

— Alors, c’est de la graine d’exploiteurs ! dit François avec rudesse.

— Oui, comme moi ! Ils connaissent l’art de mener, d’orienter et d’utiliser les hommes. Je ne sais si Marcel fera fortune : il se laisse absorber par la politique. Mais pour la sœur, j’en jurerais. Et instruite, et du goût. Voyez ses frusques : c’est une modeste reliure, mais quel parti elle en tire !

Il parlait d’une voix contenue, où Rougemont discernait une exaltation de vieil homme. Les joues enflaient leurs veines, comme des cuisses variqueuses, les grosses paupières flageolaient ; le nez avait des frémissements de bourdon, et le désir, au fond des yeux roux, brûlait à flamme haute. Cette émotion courrouça le révolutionnaire. Il laissa tomber la conversation, il suivit Delaborde en silence.

Ils passèrent d’abord auprès de la grande rotative. Le monstre dévorait les feuilles et les recrachait d’un mouvement infatigable. Delaborde le regardait sans indulgence :

— Le cachalot ! goguenarda-t-il. Rien qu’à la manière dont il roule, on sent qu’il ne peut cuire que des gros plats. Comparez avec le geste discret des petites plates ! On dirait des papillons noirs ouvrant et refermant leurs ailes.

Il s’était avancé sous la galerie, près d’une presse plate. Elle happait finement les feuilles blanches qu’y déposait la main d’une adolescente ; puis un châssis s’abattait et se relevait d’un mouvement synchronique. La margeuse saisissait la feuille, couverte maintenant d’hiéroglyphes, et la remplaçait avec prestesse.

— Comme c’est imprimé ! jubila l’éditeur. Chaque lettre garde son élégance et sa personnalité. Et la pression est délicate. Elle ne ronge pas le papier.

Il considérait d’un air sentimental les petits caractères courant au long des pages, les illustrations semées capricieusement, coupant le texte en promontoires, enjambant les marges. Tout en parlant, il sortit une mauvaise feuille, qu’il rejeta avec dépit :

— Je n’ai qu’une avarice, confessa-t-il, c’est l’avarice du beau papier. Je regrette sincèrement une feuille perdue, quand elle est de cette qualité-là !… C’est du vélin de cuve des papeteries du Marais, plus fin que le hollande, aussi beau que le japon et, pour l’impression, supérieur à tout !

La margeuse s’arrêta. Elle tourna son visage vers les deux hommes. François vit deux yeux tabac, longs et minces, pleins de câlinerie, de mystère et d’insouciance ; on apercevait à peine la sclérotique. Les joues d’enfant, ensemble fraîches et hâlées, rejoignaient des lèvres nonchalantes. Cette jeune fille riche en chair, les bras pleins et les hanches tendres, exhalait une volupté joyeuse. Elle ne pouvait guère échapper à cet amour hâtif qui fauche les belles fleurs populaires. Mais elle saurait se défendre contre les catastrophes. Car, indifférente au lendemain, oublieuse comme une petite négresse, l’âme fondante et délicieusement amorale, presque étrangère à la jalousie, après chaque liaison, elle retomberait sur ses pattes, toute prête aux aventures nouvelles.


Elle entreferma les paupières comme si elle était myope, sachant que ce geste affriandait les hommes. Puis, elle s’exclama :

— Eh donc ! c’est l’homme à la belle barbe. Vous avez joliment prêché aux Enfants de la Rochelle !

Elle le considérait avec une hardiesse alanguie ; il pensa que la jolie petite femelle empêcherait maints travailleurs aux sens vifs de haïr leur misère. Ils connaîtraient gratuitement le luxe de cette jolie chair et n’envieraient pas le bourgeois. Même après la rupture, imprégnés d’une trop charmante caresse, ils poursuivraient son image dans le troupeau errant des ouvrières.

L’amour, surtout l’amour facile, avait, de tout temps, contrarié le syndicaliste. L’amour vit sur la savane ; les rêves solidaires l’effarouchent ; il est individualiste et vit du présent. Celui qui le tient ou le poursuit avec trop d’ardeur, ne l’imagine pas plus désirable dans une société future.

— Oui, c’est moi qui ai prêché ! répondit-il en souriant malgré lui à cette appétissante créature.

— Même que vous en avez une platine ! Une fois, j’ai témoigné à la cour d’assises, pour l’affaire de Sophie Boucheron. Ben ! l’avocat n’a pas mieux blagué que vous… et c’en était un fameux. On dirait que vous gobez vous-même vos histoires.

— Je les gobe ! affirma gravement Rougemont, et je cherche à les faire gober aux autres, pour leur bien.

— Leur bien ! s’esclaffa-t-elle. Vous êtes rien dentiste. Y fera chaud quand les conseilleurs seront les payeurs ! Moi, je m’en moque. Je ne crois qu’à la veine et à la déveine. Celui qui doit recevoir une brique, il la recevra.

Elle s’interrompit soudain et regarda Delaborde. Elle ne le craignait point, mais, après tout, c’était le patron. Elle se rassura en le voyant sourire :

— Je bavarde ! dit-elle. Pardon, excuse !

— Pour cette fois, je passe l’éponge, fit Delaborde. Mais n’y revenez plus, Georgette !

— C’est seulement pour dire, reprit-elle hâtivement, que l’affaire de Gentilly n’est pas finie. Les hommes sont toujours dans le puits. On ne sait pas s’ils vivent ou s’ils sont morts. On dit pourtant qu’y en a un qui a répondu aux signaux. Si on les repêche, ça ne sera pas avant six ou sept heures !

Elle ferma presque complètement les paupières, et la lueur qui filtrait entre les cils avait un charme indéfinissable.

— De sorte, acheva-t-elle en se retournant vers sa machine, que si ça vous dit de prêcher, vous trouverez du monde.

— Merci ! dit-il… je n’y manquerai pas.

— Tant qu’à moi, fit-elle d’un air de gourmandise, ce que je voudrais les voir, morts ou vivants !

Elle passa sa langue fine sur ses lèvres et remit la machine en mouvement ; les deux hommes continuèrent leur route.

— En voilà une qui ne sera jamais révolutionnaire ! dit gaiement Delaborde.

— Non ! riposta dédaigneusement François, la révolution n’est pas avantageuse au dévergondage.

— Elle ne sera pas plus dévergondée que les autres, allez ! Si vous cherchez vos recrues dans la vertu, la révolution peut prendre la patache. Toutes ces petites filles ont le sexe sur la main, et la main généreuse.

Une voix furieuse les interrompit :

— Rosse ! fripouille ! gueuse ! Cette fois, on vous flanquera à la porte !

C’était l’homme à la salopette qui invectivait une ouvrière au visage furfuracé et plein de craquelures. Son regard tournoyait, jaune et rusé ; elle serrait des lèvres couvertes d’étranges pellicules ; la tête produisait un feutre brique, d’où suintait quelque ignoble pommade ; et frêle, vrillée, sournoise, les mains armées d’ongles bleus, elle poussait un sifflement en manière de défi :

— Qu’est-ce qu’il y a, Deslandes ? interrogea l’éditeur.

— Il y a que je viens de lui sortir la main de la machine, où elle allait être broyée comme du chipolata ! Il s’en est fallu d’un quart de seconde et elle réussissait le coup.

— Quel coup ? demanda le meneur.

— Le coup de la rente ! cria Deslandes avec une colère sardonique. J’en avais le soupçon, depuis une semaine… à cause de la fichue tête qu’elle faisait… des gestes bizarres. Elle n’osait pas, dame ! C’est une rude dent à se faire arracher.

— C’est pas vrai ! C’est des chichis et des menteries ! glapit soudain la femme. T’es une mouche.

— Ce n’est pas vrai ? ricana le mécanicien. Il n’y a qu’à voir ta figure. C’est de ces têtes qui ne me trompent pas. D’ailleurs, il y a le geste. Un geste, ça me parle comme un rouage. Je sais comment on est adroit et comment on est maladroit, comment on fait quand on veut et comment on fait quand on ne veut pas ! Regarde-moi bien en face et dis que tu n’y as pas fourré la main ?

Il dardait sur les yeux jaunes des prunelles impérieuses et fixes. La tête de la femme vacillait.

Elle cracha par terre et cria :

— Je crache par terre, c’est pour toi ! Si nous étions seuls, je cracherais sur ton blair ! Rapport au patron, je retiens ma salive.

— Ah ! tu n’oserais pas.

Rougemont considérait Deslandes avec malveillance et curiosité. Son instinct de manieur d’hommes lui disait que le mécanicien ne se trompait point. Mais encore qu’il la jugeât sournoise et vénéneuse, il avait pitié de la femme. Si toute ruse pour arracher un os aux bourgeois est légitime, combien plus le tragique échange d’une main broyée contre une pauvre rente !

Il s’exclama :

— Comment pouvez-vous porter une telle accusation avec de si faibles preuves ! De quel droit prétendez-vous juger, pas même sur un acte, mais sur l’hypothèse d’un acte ?

Deslandes tourna son maigre visage vers le propagandiste. Ses yeux de poix l’examinèrent avec l’acuité dont ils scrutaient un mécanisme :

— Je la connais, dit-il enfin. Et quand je connais un être ou une machine, je peux apprécier leur rendement.

— Non, riposta aigrement François. Les actes des êtres humains sont déterminés, je le veux bien, comme ceux d’une machine — mais d’une machine dont le fonctionnement défie notre intelligence. Pour juger cette femme, il vous faudrait être aussi supérieur à elle, qu’elle l’est elle-même à cette petite presse.

— Pas du tout ! s’écria le jaune. J’ai seulement la prétention de la juger sur un petit nombre d’actes, et pour ces actes, je la connais aussi bien que cette machine. Regardez-la ! Si vous êtes physionomiste, vous allez me donner raison.

— Je ne la regarderai pas du tout. Je ne puis ni ne veux être le juge d’une attitude ! Des gens excellents ont l’air de criminels. Les magistrats sincères le savent bien.

Il parlait avec véhémence, mais, tout au fond, il se persuadait que la femme était coupable. Elle écoutait d’un air de bête astucieuse ; elle avait des ondulations de martre, de belette, de furet ; un sourire insupportable montrait le tartre de ses dents.

— Oui, acquiesça Deslandes, et je le sais aussi bien que les magistrats. Mais, monsieur, si vous savez voir les caractères, je vous garantis qu’après huit jours vous seriez fixé sur le caractère de cette femme.

Il haussa violemment les épaules, son visage vif se ferma et, d’une voix blanche :

— Monsieur Delaborde jugera ! J’ai dit ce que j’avais à dire, je m’en lave les mains.

Il fondit sur une machine prochaine, dans les flancs de laquelle il fourra une pince.

Alors, Delaborde s’adressant à la femme :

— Vous avez entendu, Élisa ? fit-il, en gonflant ses joues. Votre société ne vaut décidément pas cher pour vous-même : vous finirez par vous jouer un sacré mauvais tour.

— Pourquoi qu’y dit que j’ai voulu m’écrabouiller la patte ? pleurnicha-t-elle. C’est de la « défagation », même que je pourrais le traîner devant les tribunaux.

— Arrêtez le moulin à poivre, ma belle. Supposons qu’il vous ait accusée à tort. Alors, il a sauvé votre main qui allait être salement écrabouillée. Et vous lui devriez une fameuse chandelle. Ouste, margez ! On a l’œil sur vous : si vous vous faites pincer une patte, vous ne tirerez pas même un billet de la Sainte-Farce.

Il entraîna Rougemont en grommelant :

— Vous pensez bien que je m’en contrefiche. Je suis assuré. Ce sont les compagnies qui casquent. Deslandes a fait le chien de garde, par pur instinct. Et c’est encore en chien de garde qu’il vous répliquait, tandis que vous, dame, vous sentiez le loup à plein nez !

— C’est vrai, acquiesça François en souriant : s’il est le chien, je suis sûrement le loup.

Ils allaient entrer dans l’atelier de brochure, lorsqu’un jeune homme sortit d’une grande cage de verre où l’on voyait deux personnages chauves penchés sur un double pupitre.

— Monsieur, c’est pour la facture Laroche… On conteste toujours nos chiffres.

Rougemont reconnut, pour l’avoir entrevue aux Enfants de la Rochelle, cette face un peu courte et ces cheveux en baguettes. Les yeux ardoise exprimaient la confiance des jeunes animaux.

À la vue du syndicaliste, l’ombrageux visage s’emplit de sang ; ce fut une de ces émotions absurdes, démesurées et sans cause, propres aux adolescents. Delaborde ne s’en aperçut pas. Il se contenta de répondre :

— Nos chiffres sont exacts, Bossange. Il faut les maintenir.

— Bien, monsieur, répondit l’autre, dont les yeux s’hypnotisaient sur François.

« De la bonne graine à propagande ! » songea le collectiviste.

Il sourit au commis, avec un petit air de complicité dont l’effet était sûr.


Ils arrivaient à l’atelier de brochure. Assises devant de longues tables, dans une lueur argentine filtrée par la baie ovoïde, des femmes et des jeunes filles pliaient, assemblaient ou cousaient les feuilles. Le friselis d’ailes du papier, sa clarté, l’apparition de gravures fines, donnaient au travail quelque air aristocratique. Un chant s’élevait, chant de Parisiennes, discontinu et frêle. Là où des filles d’Italie eussent modulé à la tierce, largement, elles s’efforçaient pour réussir un modeste unisson. Elles disaient :

...............................Vous êtes si jolie
...............................Oh ! mon bel ange blond !

Tout de même, la scène était douce, tendre, presque troublante. À travers ces voix de femmes filtraient le désir, l’amour, l’inextinguible volonté du bonheur, les choses vagues et saisissantes que la créature cherche en titubant dans le cache-cache universel. À part Christine et une grande bringue, aux allures de pouliche, aux yeux détraqués et charmants, à la bouche chiffonnée comme une pivoine, ces brocheuses n’étaient point jolies. Sans style, les hanches et les seins mal partagés par une taille courte, le visage canaille ou trapu, elles n’avaient d’autre grâce qu’une chevelure bien servie. Mais la plupart étaient jeunes, leur pâleur encore fraîche, leurs nuques duvetées ; de brusques sourires les nimbaient, un rêve fugitif passait sur leur lèvre, le coup de l’étrier d’une idylle. Aux parfums plébéiens, à l’odeur d’aisselles et de linge rance, se mêlaient un arome jeune et tenace, une émanation de harem :

Mes seuls trésors, hélas ! je les mets à vos pieds.
Vous êtes si jolie !

Elles ne s’interrompirent pas d’abord. Elles chantaient d’une manière attisante et sournoise. Tantôt une voix, tantôt une autre s’alanguirent ; il y eut des rires bas et des chuchotements. Le chant s’arrêta ; des faces s’élevèrent, qui ne se tournaient qu’à demi vers les deux hommes. La grande bringue seule darda ses yeux de pouliche sur Rougemont et déclara :

— Pour sûr, v’là une belle barbe !

Elle pouffa, en hâte, avalant son rire comme une gorgée de vin, tandis que Delaborde grondait :

— Eulalie… grande dinde !

Le rire froufrouta, s’étendit, tout menu, comme une bergeronnette sautillant sur une ormille. Puis le silence reprit ; on n’entendit que les souffles, le frisson du pliage, le crissement des aiguilles.

Delaborde s’était arrêté auprès de Christine. La belle fille supportait l’épreuve d’un éclairage rude. Sa peau renvoyait des nuances d’aubépine blanche et rose ; les feux de son regard variaient selon les battements des paupières et les attitudes ; sa chevelure décelait la sève, l’éclat, la souplesse, le nombre, je ne sais quelle âpre splendeur et quelle liberté ombrageuse. Comme l’avait dit l’éditeur, elle était bien « reliée » ; attentive aux lignes de son corps, elle savait l’art d’ajuster et d’apparier les étoffes.

François, qui l’examinait avec une humeur dénigreuse, ne trouvait rien à reprendre. C’était une admirable fille du peuple, à demi affinée, d’autant plus brillante. On n’eût souhaité un visage plus fin : il n’aurait pas eu cette saveur.

Elle cessa deux secondes de plier ; elle répondit d’un signe de tête à la salutation silencieuse du propagandiste. Les joues de Delaborde vacillèrent et François s’indigna de ce trouble : il n’avait aucune indulgence pour l’amour des vieux hommes et, n’ayant jamais songé que c’est un des grands drames de la vie, il en méprisait la pathétique misère. Quoiqu’il eût déjà trente-trois ans, il ne concevait guère ce moment effroyable où tout s’achève, où le monde, hier encore tout étincelant de la féerie des aventures, est enfin clos, où l’on reste étendu sur sa vieillesse, comme Job sur son fumier. La vie est impérieuse, l’imagination dans sa plénitude, et déjà l’on est le rebut !

Avec un instinct de sauvage, Rougemont ne voyait que turpitude dans la passion des quinquagénaires. Jamais il ne les avait crus touchants ou lamentables, et il n’exceptait pas même les individus robustes, meilleurs reproducteurs, après tout, que tant de jeunes hommes sans sève, tant de tuberculeux, de neurasthéniques, d’eczémateux et d’alcooliques.

— Mademoiselle Deslandes, fit l’éditeur d’une voix alourdie, vous êtes la seule, hélas ! à qui je ferais le reproche de trop travailler. Vous vous fatiguez.

— Oh ! non, répondit-elle. Si je me sentais lasse, je me reposerais.

Elle ajouta, avec un demi-sourire :

— Je me reposerais sans remords. Je sais bien que je fais mon devoir.

— Ce n’est pas du tout faire votre devoir ! intervint Rougemont avec une nuance d’aigreur. Vous abusez de votre adresse et de votre santé, vous établissez des records que les patrons sont trop disposés à considérer comme des tâches courantes.

Elle tourna vers lui sa face heureuse et résolue :

— Ce sont des théories mesquines. Elles feraient des hommes de pauvres créatures, sans énergie et sans initiative. Chacun selon ses forces et à chacun selon ses œuvres. On aidera les faibles, s’il le faut, mais on n’agira pas en faible.

Elle ajouta fièrement :

— D’ailleurs, je ne travaille pas à l’heure, je travaille aux pièces. Selon moi, c’est l’avenir. Cela permettra, à la longue, de vendre la marchandise-travail ce qu’elle vaut.

— Vous oubliez la machine ! ricana le meneur. C’est elle qui fera les pièces. L’homme ne sera qu’un instrument de surveillance et de comptabilité.

— Je ne l’oublie pas. Mais c’est faux. L’homme qui surveillera la machine est le même qui « camelotte » des heures. Il y aura toujours un travail personnel pour l’énergique et l’intelligent.

— Il y aura mille places de surveillance contre une seule d’initiative. Allez, la machine la fera mathématiquement, cette égalité qui vous terrorise.

— Elle ne la fera pas.

— Vous n’avez jamais visité une caserne de la grande industrie ?

— Je vous vois venir. Vous allez me parler de la division du travail. L’argument est court… un trompe-l’œil.

Elle se mit à rire :

— Vous ne croyez pas pourtant que je vais vous le démolir en trois mots ?

Elle reprit son plioir et le lança diligemment par le travers des feuilles. Delaborde avait écouté le dialogue avec une satisfaction secrète. Il lui plaisait que, par deux fois, le syndicaliste se fût heurté à des volontés ennemies. Et il ne put s’empêcher de dire, tandis qu’ils se dirigeaient vers l’atelier des typographes :

— Est-ce que vous oseriez comparer cette belle fille aux navets qui l’environnent ? Est-ce qu’on peut imaginer une société où elle ne leur serait pas supérieure ? Elle et celles de son espèce feront fortune à travers les siècles des siècles !

Rougemont sourit dédaigneusement mais ne répondit point. Ils étaient parvenus à l’atelier de composition. Il comportait l’ancien et le nouvel outillage : tandis que les typographes manuels pêchaient des lettres et les fixaient dans les composteurs, un linotypiste pianotait, le nez chevauché de besicles.

— Ces machines me dégoûtent ! déclara l’imprimeur. Elles ont quelque chose d’ignoble. J’ai la religion de la composition manuelle.

Il s’arrêta devant un petit homme au nez en scories de coke, plein de pertuis et d’intumescences. Des boutons enflammés couronnaient le front et poussaient des îlots parmi les cheveux ; la face déviait ; une brume flottait sur les pupilles ; les mains soubresautantes dénonçaient l’alcoolique. Il venait de justifier la dernière ligne du composteur et se disposait à sortir son travail, pour le mettre sur une galée, lorsque Delaborde s’écria :

— Mon pauvre Vérieulx, vous êtes encore ivre.

Le compositeur roula ses yeux moites et prit un grand air de sincérité :

— J’ai tout juste pris un apéritif !

Des lèvres pleines de crevasses, des joues framboise, du poil semé en fragments de brosse, en râpures, en lichen, de la chair rabougrie où se bosselaient des veines dures, irriguées de venin, de tout l’être s’exhalait une misère profonde. Et, dans cette déchéance, régnait un bien-être bourbeux, une insouciance d’animal : la notion du temps, la crainte du lendemain et de la mort étaient presque abolies. À part le drame du réveil, drame de froid et de dislocation, où la machine se convulsait d’épouvante, mais qui s’évanouissait au premier verre d’eau-de-vie, Vérieulx ne connaissait plus les détresses, les sombres inquiétudes qui tourmentent la créature. La pensée coulait au hasard des nerfs torpides ; les sensations se déclenchaient sans but, sans précision et sans suite ; la réalité se dissolvait dans le rêve, et le rêve se perdait dans l’informe. À heure fixe, un tourment pinçait la machine. Léger d’abord et presque agréable, il ne fallait lui résister qu’à peine ; il devenait vite aigre, rude, implacable ; alors l’homme pouvait revenir dans la bête, la crainte de la mort apparaître, le lendemain profiler sa figure menaçante.

Mais Vérieulx ne faisait pas de résistance. S’il ne pouvait courir chez Hameuse, le marchand de vin, il puisait dans sa cache, derrière les casiers, au fond d’un vieux carton. Là se tenait une bouteille d’absinthe ; et c’était, pour ainsi dire, le dernier asile de la prévoyance du pauvre homme, le pôle des images, des impressions et des souvenirs.

— Ah ! Vérieulx, s’écria Delaborde avec une sorte d’attendrissement, vous dégringolez dans le trou, vous serez un chiffon, une loque, une misérable bricole qui se traînera d’hôpital en hôpital, vous verrez danser les mouches, les araignées et les rats !… Vous finirez à l’amphithéâtre, mon pauvre Vérieulx, et ça me fait beaucoup de peine.

Il se tirait la barbe à pleines mains ; ses grosses joues vacillaient, une tendresse réelle luisait au fond de ses prunelles :

— Je donnerais tout de suite un billet de mille francs à celui qui vous guérirait de ce mal épouvantable. Quand je pense qu’il y a dix-huit ans que nous sommes ensemble !… Quel bon typo vous faisiez !… quel compositeur, quel artiste ! C’était un plaisir de vous confier les tâches les plus délicates… Ah ! il n’était pas nécessaire de vous signaler les tares. Vous saviez ce qu’était une jolie page, harmonieuse, claire, bien égale. Vous aviez ça dans le sang. Maintenant vous ne valez pas la moitié de votre salaire. Vous êtes lent, Vérieulx, vous êtes gourd, et ça ne serait rien, je pourrais passer l’éponge, mais vous sabotez ignoblement… vous êtes devenu le prince de la coquille !

L’ivrogne le regardait de ses yeux obscurs où, par moments, dansait une lueur de marécage, une fugitive flammerole.

— Voyons, sacrédieu ! continuait Delaborde, en frappant du poing sur son genou, pourquoi ne pas boire du vin… le beau sang de la terre ?

— Je bois du vin, ânonna le typographe, et puis du bon.

Tous les typos avaient cessé le travail ; la linotype était muette ; des margeuses s’approchaient, furtives, sur la pointe du pied ; Alfred, le Géant rouge, avançait sa barbe de feu, dardait son regard de Sicambre.

— Du vin ! répliqua sardoniquement l’éditeur. Vous en buvez à vos repas, et encore. Le reste du temps, vous ne consommez que de l’absinthe. Et tenez, je fais un pari : je paye une journée de supplément à tout l’atelier, s’il n’y a pas une bouteille d’absinthe cachée par ici.

— Y a rien de caché, sur la tête de mes gosses ! jura Vérieulx.

— Nous allons voir.

Delaborde explora les cases d’une main experte. Brusquement, il ramena une bouteille d’absinthe à demi pleine :

— Voilà ! s’exclama-t-il.

Le typographe secoua la tête du mouvement automatique d’un cheval, et levant sa main tremblotante :

— Ah ! bien, s’il y a quelqu’un d’étonné, c’est moi. Que je crève, si j’ai apporté ici cette bouteille.

— Alors, qui l’a apportée ?

— Est-ce que je sais ? Ça doit être une farce.

La colère fit ballotter l’imprimeur ; elle s’éteignit avant même qu’il eût prononcé une parole ; et, avec une douceur profonde :

— Pauvre vieux !

Il s’éloigna, oubliant de faire admirer le fin outillage de ses typographes et d’injurier la linotype, dont il exécrait le travail obscur et monotone :

— Eh bien ! fit-il en reconduisant le propagandiste. Que voulez-vous que fasse le socialisme pour cette pauvre brute alcoolique ?

— C’est le patronat qui a créé l’alcoolisme, riposta François. Et c’est le syndicalisme qui le tuera.


IV


À Gentilly, Rougemont trouva une multitude incohérente : la pauvreté des péripéties empêchait les légendes de croître. Plusieurs fois, la nouvelle que les ensevelis répondaient aux signaux avait soulevé les âmes. Alors, des hordes accouraient, une rumeur tragique roulait par les terrains vagues, le long des fortifications, dans les cahutes, dans les casernes ouvrières, sur les routes lépreuses de la banlieue. Puis, devant la réalité monotone, la foule s’engourdissait. Il y avait abondance de gamins, de femmes et de rôdeurs, le vrai peuple ne devant paraître qu’au sortir des usines et des fabriques.

Quelquefois, un cri, un signe, une contagion soudaine, faite de cent menues imitations, tassait les êtres. Ils se dispersaient ensuite, choisissaient leurs aires, gravissaient des tertres, des tas d’immondices, quelque chariot décrépit, un pan de muraille, ou formaient des noyaux autour de ces gens qui renseignent et prophétisent.

On montrait aux nouveaux venus la femme du puisatier Préjelaud. Elle se tenait près des sergents de ville, accroupie sur une poutre, avec ses deux petits : maigre, les cheveux indigents, une longue face couleur cannelle, la bouche et les paupières usées, elle considérait le trou avec patience et stupeur. Le plus souvent elle était abrutie ; parfois une crise d’espoir la saisissait, toute sa structure se tendait vers les sauveteurs ; une autre crise l’abattait sur la poutre et des larmes pareilles à de la sueur s’égouttaient sur son visage. Elle ne s’était ni lavée ni peignée depuis vingt-quatre heures. Chaque fois qu’elle essuyait sa face, elle y délayait de nouvelles poussières ; ses mains étaient pleines de terreau ; sa chevelure, perdant ses dernières épingles, pendait en méchettes ocreuses, d’une façon humble, dérisoire et pitoyable.

Les deux petits s’ennuyaient lamentablement. Ils rôdaient autour de la mère comme de jeunes chiens ; ils n’avaient plus le courage de jouer avec les herbes, les cailloux, l’argile ; ils attendaient le pain, la charcuterie, et l’eau rougie qu’apportaient, à tour de rôle, le cousin Isidore ou la cousine Victorine.

Isidore Pouraille revenait continuellement. Il vivait dans une indignation joyeuse et arrogante. Quand il ne critiquait pas les travaux de sauvetage, avec des hurlements ou des menaces, il allait mijoter chez les marchands de vin. Depuis la veille, il avait appris à les connaître tous, dans un rayon de deux kilomètres. À la réunion des amis du Cantal, il y avait un petit vin rouge qui sentait l’écorce ; les Becs salés offraient un vin gris à goût de prune ; un joli vin blanc vous égayait chez le Père Camoufle ; le vin noir des Trois Compagnons donnait une boue abondante mais pleine de force et de gaieté ; le chablis de l’Usine avait un bouquet de silex…

Pouraille clabaudait contre le gouvernement, les bourgeois, les lâches, les militaires, les baveuses et les « Italboches ». Il crispait une face où les poils semblaient un tas de sable, des yeux de beurre fondu, une peau râpeuse comme de la pierre meulière ; il rugissait devant le zinc, en écartant ses jambes bancroches et se donnait du poing dans le ventre pour souligner sa conception du monde, des hommes, du travail, de la justice, du bonheur, de l’éboulement et du sauvetage. À force de les avoir hurlées, les choses lui devenaient indifférentes. Il en était au plaisir simple d’écouter sa voix, de faire ses gestes. Et il y avait en lui, tout au fond, noyé dans le bien-être, un fragment de chagrin minuscule.

Quelquefois on apercevait près des agents une longue femme noire. Elle portait un châle qui avait tourné à la rouille, un chapeau orné de cerises dépolies et d’une plume de poule ; elle tendait les mains vers la fosse comme si elle les réchauffait. C’était la mère Chicorée, épouse d’Alexandre dit Guignon, un des puisatiers ensevelis.

En la regardant au visage, on pensait à un vieux fromage à la pie : ses narines s’ornaient d’une poudre brune, car elle se privait de pain plutôt que de prise : tout ce qui lui restait de sensualité gîtait dans ses narines. Quand elle n’y pouvait mettre sa pitance, l’existence devenait affreuse. Elle se promenait le nez bas, épouvantée par la fadeur de l’univers. Mais dès que le tabac chauffait les membranes, elle prenait patience. Et elle promenait, du pont de Tolbiac à la Butte-aux-Cailles, les paquets de chicorée dont elle se figurait vivre.

Chemin faisant, elle péchait un quignon de pain, une pomme de terre, un rebut de brie, elle veillait une femme enceinte, gardait des marmots, faisait des courses, écrivait même une lettre pour de plus illettrés qu’elle. À cause d’une lenteur excessive, elle ne pouvait s’employer que par hasard et par bribes. En revanche, pas de femme qui pût se nourrir à si peu de frais. Si elle mangeait plus souvent que les boas, dans l’ensemble elle ne mangeait guère davantage. Elle vous divisait deux sous de pain en déjeuner et en dîner. Le tabac faisait le reste.

Elle était prête à bien des bassesses pour une tasse de café. Il arrivait qu’Alexandre lui payait un maza chez le marchand de vin ou lui allongeait une pièce de vingt sous. C’était rare. Sa loyauté consistait à payer le logement et à ne pas manger le pain de sa femme. Il prenait ses repas dehors et ne rentrait qu’une nuit sur quatre.

Elle l’aimait bien, cependant, quoique sans ferveur, et disait qu’il était bon homme. Maintenant qu’il gisait sous l’argile, la chaux et les moellons, mort ou agonisant, elle avait pitié de lui ; elle venait le visiter tout le long du jour, par devoir, par un attrait tragique et sans être sûre de le regretter. Elle éprouvait une confuse impression de victoire.

Car, si elle n’avait guère été jalouse, il existait pourtant, au fond d’elle, une petite rancune furtive, veilleuse très pâle dans une vaste obscurité. Ce solide Alexandre aurait pu la nourrir, sinon lui rendre hommage.

Elle savait de sa propre bouche, car il était vaniteux, qu’il se payait des femmes aux vastes fesses. Avec quelques sous, elle aurait satisfait son humble faim ; puis, quoiqu’elle fût faible, lente, eût peu de nerfs et presque pas de sang, la nature s’était complu à ne pas la rendre insensible. Tant d’autres ont des femmes laides et, tout de même, leur font politesse. Ne voit-on pas des chemineaux violer des vieilles de quatre-vingts ans ? Alexandre, plein de force, rude mâle chaud à l’œuvre, qu’est-ce que ça lui aurait fait d’être gentil, un dimanche matin, lorsqu’il traînait dans la litière ? Mais non, jamais… jamais…

La mère Chicorée qui comprenait l’inconstance, qui s’avouait le charme des créatures mamelues, aurait été indulgente et trouvé la vie bonne, avec douze sous par jour pour la pâture et, de ci de là, un petit chambardement de sa personne. Aussi ne trouvait-elle pas inique que le puissant Alexandre fût enseveli sous la terre.

Le troisième puisatier, Jean-Baptiste Moriscot, n’avait ni femme ni famille. Personne ne rôdait autour de son infortune, pas même une maîtresse, car, depuis six mois, il avait chassé la dernière, après lui avoir ravagé la face, cassé deux dents et donné du soulier dans le ventre. C’était un homme querelleur et économe. Il ne payait ni n’acceptait de tournées. Il buvait solitaire, dans sa mansarde, un vin à quatre sous le litre, ne se soûlant qu’à moitié, quoiqu’il aimât les belles cuites. Nourri de pain, de cantal, de fruits avariés, il ne craignait ni le froid ni la pluie, digérant comme une hyène et, sans une fissure, sans un défaut dans sa grossière machine, il pouvait vivre un siècle.


Rougemont passa d’abord de groupe en groupe. Il avait un instinct varié des foules, aussi apte à les voir en bloc, sans quoi il n’eût pu les mener, qu’à les comprendre par le détail. Il se convainquit une fois de plus que les manœuvres des gamins ont une coordination supérieure à celle des adultes. Il constata que les femmes ne manquaient pas de parfaire la catastrophe, en la cuisant et la recuisant sur leurs langues agiles : ainsi devenait-elle digne d’être transmise aux générations.

Les sauveteurs l’intéressèrent pendant quelques minutes ; ils travaillaient mollement ; l’espoir qui les animait la veille avait disparu ; ils s’attendaient à ne trouver que des cadavres. Les sergents de ville contenaient la multitude par des gestes somnolents.

« Rien à faire encore », songeait François, à qui toute foule suggérait des idées de tumulte. « Il faut attendre la sortie des ateliers. »

Comme il cheminait autour des agents, il frôla Isidore Pouraille. Le terrassier poussa son cri rauque. Ses yeux, noyés par les litres, contemplaient le meneur avec une admiration flottante :

— Croyez-vous que c’est dégoûtant ? V’là trente heures que ça dure ! Et eux autres sont là qui attendent… Car ils attendent. Ma main au feu ! Mon pauvre cousin, je le vois, avec sa figure ; je vois les pierres et la terre qui le tiennent. Il étouffe et y ne meurt pas. Et c’est des hommes du génie ? Ah ! bien, du génie ! S’ils les retirent crevés, ça sera la faute du ministère. C’est vous qui nous conduirez à la Confédération. On chambardera ferme, que je dis !

Il tirait la manche du propagandiste, qui l’écoutait avec indulgence. Pouraille pouvait servir à faire un groupe, un noyau de ralliement et de fièvre. Car Rougemont rêvait toujours à quelque manifestation. Elle marquerait le départ de sa propagande ; son nom se répandrait ; son autorité existerait d’emblée. Et il souriait, n’étant pas blasé encore ; peut-être ne le serait-il jamais : il aimait follement ces aventures où un homme secoue l’inertie des masses, où la flamme émeutière jaillit d’une frêle étincelle.

— Vous avez raison, répondit-il mécaniquement. Si des bourgeois étaient enterrés là, on aurait bien trouvé moyen de les sortir plus vite…

— À bas le coffre-fort ! hurla Pouraille.

Ce cri répandit la joie parmi de jeunes voyous engagés dans une partie de saute-mouton. Ils se rassemblèrent comme des corneilles autour d’une taupe crevée. Leurs glapissements se répandirent jusqu’à la femme Préjelaud, qui leva sa face terreuse, tandis que la mère Chicorée cessait de renifler une prise.

— Pas maintenant ! fit le révolutionnaire à l’oreille d’Isidore. Il faut attendre la sortie des ouvriers.

Au reste, six heures sonnaient. On discernait au loin des silhouettes sombres, menues comme des insectes. Il en venait des grandes usines de Montrouge, des chantiers de Gentilly, des fabriques et des ateliers du faubourg. Ceux de Delaborde furent parmi les premiers. Ils arrivaient en troupes, typos, minervistes, linotypistes, relieurs, margeuses et brocheuses.

— V’là l’homme à la belle barbe ! fit une voix rieuse.

...............................« Il avait une barbe énorme,
...............................Qui servait à cacher ses poux,
................................…....Cacher ses poux ! »

Georgette Meulière avait jailli du groupe. Elle accourait, encore pâle des heures d’atelier, avec un petit cerne charmant autour des paupières. Et jetant son rire au visage de François, elle criait :

— Oh ! dites… vous allez faire du chambard ? Vous allez gueuler ?

Tandis que la longue Eulalie aux yeux de fournaise exécutait un pas de scottisch. Puis, tout l’atelier escorta le révolutionnaire. Alfred, le géant rouge, tenait Vérieulx par une omoplate ; le jeune Bossange se rapprochait doucement, avec une ferveur timide, plein du bonheur d’en être ; Varney, qui avait gardé sa blouse, montrait des dents énormes, dans un sourire menaçant ; Berguin-sous-Presse rangeait gravement une escouade ; les margeuses avançaient leurs faces de faubouriennes prêtes à la rigolade.

— Silence ! rugit brusquement Isidore, en tournant son poil sablonneux vers Georgette et la grande bringue. Celles qui rient, c’est des cannibales ou alors des Italboches. Y a une veuve et des orphelins !

Il se frappa copieusement le thorax.

Il avait pris un air sinistre. Mais il ne faisait pas peur à Georgette. Gosseline, elle s’amusait déjà de ses jambes en cercle et de ses engueulades : le brave homme était tout en paroles et en litres. Elle lui aurait ri au nez en l’invitant à une partie de cligne-musette, si elle n’avait pas trouvé ses paroles raisonnables. Car, sans respect pour les vivants, fussent-ils députés, médecins ou tireuses de cartes, elle professait le culte des morts. Dès qu’elle voyait un corbillard, un catafalque, un cierge brûlant dans une chambre funéraire, un curé portant l’extrême-onction, dès qu’elle entendait la sonnerie des enterrements ou le glas, sa petite âme sensuelle et légère frémissait de crainte et d’un bizarre enthousiasme. À la Fête des Morts, elle ne vivait qu’au cimetière, elle se ruinait en brassées de fleurs et d’herbes, elle courait dix fois remplir son arrosoir, le bock des trépassés ; elle était exaltée, extasiée, ivre, mystique, bienheureuse.

— Vous avez raison, répondit-elle. Je n’y pensais pas. Les morts, il n’y a que ça !

Elle prit un petit air pieux qui la rendait très désirable. Et la longue Eulalie, par contagion, éteignit ses yeux de braise, quoiqu’elle se fichât des morts plus encore que des vivants ; elle ne comprenait que ce qui grouille, clapote, s’esclaffe, se moque, court les bastringues, se tasse aux théâtres, aux caf-conce et aux chevaux de bois.


C’était l’heure où Victorine Pouraille apportait la nourriture à sa cousine et aux petits. Elle survenait comme une sarigue, la face constellée de verrues dont chacune avait son bouquet de poils, les yeux chocolat au lait, vêtue de futaine et de cotonnette, avec un bonnet à l’ancienne mode, tuyauté, ruche, aux brides folles, les cheveux si plats et si polis qu’on eût cru d’une plaque de métal blond. De la main droite, elle tenait un litre ; de la gauche une gamelle où fumotaient des pommes de terre et du chipolata. Sa fille Fifine suivait, avec une corbeille chargée de pain, d’assiettes, de fourchettes, de couteaux et de verres.

Fifine déviait à gauche ; ses omoplates saillaient comme des plats à barbe. Un faible chignon chanvre écru constituait sa chevelure ; son regard décelait le courage, la prévoyance et l’anémie ; son menton formait une pointe de sabot ; elle n’avait plus de cils et marchait aussi courbée qu’un vieux vigneron.

Isidore hennissait d’enthousiasme. Elle était son enfant chérie ; celle par qui il voyait obscurément croître la généalogie des Pouraille ; et la rivale de l’autre, le fils d’amour de Victorine, que le terrassier ne haïssait point, mais dont la vue le soulevait d’une colère rance et d’une jalousie vermoulue :

— Fifine ! bravo, Fifine ! bêlait-il, avec des larmes.

Il tournait sa face de sable et d’ocre, prenant les gas à témoin de la gentillesse et de la vaillance de cette pauvre fille :

— Elle leur porte à boulotter ! Elle a quitté sa Singer pour eusses. C’est un cœur, un cœur, que je dis !

Il aperçut Émile Pouraille, avec Armand Bossange et Gustave Meulière, le frère de Georgette. Émile portait une peau trop étroite sur une ossature de cheval. Ses longues joues luisaient à force d’être tendues, son front semblait verni au ripolin. Ce garçon étonnait par des lèvres pareilles à de vieux rognons, par un petit nez lilas, où avait passé un érésypèle ; il soufflait continuellement des narines. À cause de sa poitrine de poulet, il venait d’échapper au service militaire. Affreux, faible, excentrique, il devait jouer les rôles d’épave. Mais de même qu’il était aveuglé par sa tendresse pour Fifine, Isidore l’était aussi par sa jalousie. Sous Émile, il découvrait le rival qui l’avait généré. De ce rival, un pauvre hère dartreux, le terrassier, qui ne l’avait jamais vu, se faisait une image de beauté et de luxe. Il l’exécrait et il en était fier. C’était le type magnifique qui fabrique des orphelines aux cheveux d’or ou d’éblouissants bâtards.

Les soirs de soûlerie, Isidore criait avec orgueil et rage :

— Mon fils est le fils d’un comte !


Le terrassier se rapprocha d’Émile et lui dit :

— T’as pas honte, feignant, fumier de pigeon ! Tu n’aiderais pas seulement ta mère et Fifine.

Émile, bien que le temps des claques eût pris fin, redoutait encore Pouraille. C’était une crainte obscure, où la mémoire du corps avait plus de part que celle de la tête. Mais en public, il regimbait :

— Chacun son métier et les navets grossiront ! fit-il d’une voix de mue, où la peur mêlait un coassement. D’ailleurs, elles sont à l’œuvre. Elles vont débarquer la cargaison.

À mesure qu’il parlait, il prenait plus d’assurance ; ses yeux lourds s’animèrent d’une malice baroque. Toutefois, il s’abritait derrière Armand Bossange et Gustave Meulière.

— Grand perchoir à poules ! grogna Isidore. Ferme ta malle ou gare la baffe !

Mais il n’insista point ; il écarquillait les yeux pour voir Victorine et Fifine distribuer les vivres. La multitude tout entière faisait le même geste. C’était l’épisode, la scène qui fixe les attentions éparses. On contemplait le repas de la veuve, comme on regarde, chez Pezon, le repas des fauves. Fifine disposa les couverts sur une grosse toile bise ; Victorine rangea méthodiquement le ragoût, le pain et la bouteille. Un des petits ne put attendre ; il se jeta sur le pain ; un rire traversa la foule comme un vent brusque traverse des feuillages. On vit alors la veuve remplir les assiettes des enfants, tandis qu’elle-même, repoussant son couvert, se contentait d’un quignon de pain. Ce geste la rendit populaire. Les commères l’acclamaient ; les hommes hochaient la tête avec sympathie :

— Elle est chouette, la petite mère !

Un tel succès remplit de larmes les yeux d’Isidore ; il admira sa cousine et bégaya :

— Cette femme a du tact !

Cependant la mère Chicorée rôdait autour du fricot ; elle avait un air prévenant et mélancolique ; un grand nombre de spectatrices, qui la connaissaient bien, chuchotaient entre elles :

— Elle a moins mangé encore qu’à l’ordinaire.

La femme Préjelaud se le dit aussi ; elle cessa de mordre dans son quignon de pain ; elle remplit une assiette pour la compagne du grand Alexandre, en murmurant :

— On est tous frères et sœurs devant de pareilles misères.

Des hourras fendirent l’étendue ; un ban claqua ; les dames miaulaient avec sentiment, tandis qu’une horde de gamines, montées sur un vieux wagon, agitaient des mouchoirs et des paquets d’herbes.

« Voilà enfin une bonne foule » ! se dit Rougemont.

Il songea aux paysans de l’Yonne, dont la turbulence lui avait valu tant de journées exaltantes. Et une rumeur se mit à frémir. Partie du cordon des sergents de ville, elle zigzaguait, revenait sur elle-même, rebondissait, se répandait jusqu’aux groupes qui continuaient à surgir des fortifications, d’Ivry, de Gentilly, du Grand-Montrouge.

— On va les sortir !

D’abord la phrase se transmit courte et précise. Puis, elle commença à s’accroître et à se parer : on avait entendu des plaintes ; quelque chose remuait ; un soldat venait de déterrer une main ; le grand Alexandre était fou et chantait sous terre. Au hasard des mots, la foule bourdonnait et se répandait en huées ; des chocs brusques la précipitaient vers la fosse ; tous les vides se comblèrent ; des pressions furieuses faisaient glapir les femmes et piauler les enfants ; et les sergents de ville, ahuris, pressaient tous ensemble sur l’avant-garde sans parvenir à la refouler…

Cependant, avec d’extrêmes précautions, les sauveteurs continuaient à fouiller la terre. Ils approchaient du but. Ils en furent assurés lorsque l’un d’eux ramassa une casquette. Quelques minutes plus tard, deux pieds apparurent, chaussés de gros souliers jaunes. Et pelletée à pelletée, on dégagea le cadavre de Félicien Préjelaud.

On ne lui a voyait aucune blessure. Dans sa veste rousse, avec ses larges culottes, la face tranquille et rase, à peine maculée d’argile, il n’avait pas l’air d’un cadavre. Lorsque les soldats le soulevèrent, il se fit d’abord un silence énorme ; les voix décroissaient sur un rythme pareil à celui dont elles se répandent. Une attention uniforme faisait béer les bouches. La rumeur reprit ; ceux qui ne voyaient rien se peignirent des tableaux frénétiques ; puis un hurlement de louve perça la multitude. C’était la femme Préjelaud qui, les yeux chavirés, les mains cramponnées au chignon, faisait des bonds brusques, maintenue par deux sergents de ville. Au-dessus de la foule apparaissaient lentement les cheveux bistre, la face saillante, plantée de poils crépus, la veste de velours coton de Félicien Préjelaud.

— Y l’ont tué ! Y l’ont tué ! clamait la veuve en tirant ses cheveux pauvres.

Pouraille, saisi d’un délire, courait vers la fosse, en agitant sa casquette :

— À bas les crapules ! À bas les assassins ! Y nous faut leur peau… leur peau !

La foule frissonna. La contagion, passant sur les âmes comme une rafale, toutes ces feuilles humaines bruirent ensemble ; la rumeur, d’abord obscure et discorde, se soumit aux lois du rythme :

— À bas les crapules ! À bas les salauds !

Dans les têtes bourrées de fictions sociales, l’éboulement fut un épisode concerté, un drame féroce et logique, un crime. Il n’y eut plus de hasard, plus de terre sournoise ni de pierres pesantes ; il y eut des coupables et des victimes ; des bourgeois et des artisans… Le cri s’enfla jusqu’aux usines du Grand-Montrouge ; des gens s’immobilisaient sur les routes, d’autres emplissaient les baies des fenêtres et clamaient à leur tour, exaltés par l’exaltation de leurs semblables, prêts aux besognes turbulentes et chaotiques. Cependant, la rumeur décrut, traversée par une autre rumeur basse, presque chuchotante : on venait de découvrir le grand Alexandre.

Celui-là n’avait pas la face paisible. Un moellon lui avait rompu les mâchoires et fendu une tempe ; sa main gauche était pareille à de la viande hachée : tout couvert de sang, un œil large ouvert, l’autre crevé, la barbe pleine de caillots, les joues vineuses, il était horrible et épouvantable. Alors, la mère Chicorée tira un colossal mouchoir roux, se voila la face et fut à son tour l’héroïne, la veuve, une figure emblématique de la catastrophe.

Les femmes sanglotaient leur sympathie ; les hommes plaignaient la face sanglante et les vêtements rouilleux ; en signe de solidarité, une plébéienne en deuil défit son voile noir et l’agita comme un drapeau. Pendant cette pause, on hissait, sur des civières, les cadavres de Préjelaud et d’Alexandre, enveloppé de toile blanche. Comme leurs femmes les réclamaient, il ne restait qu’à les ramener à leurs domiciles.


Personne ne réclama les restes de Jean-Baptiste Moriscot. Par surcroît, nul ne semblait connaître son adresse : un chef de chantier disait qu’il habitait près du parc Montsouris, mais il ignorait la rue ; un compagnon prétendait qu’il avait déménagé et devait être logé dans la rue des Cinq-Diamants. Comme on n’avait trouvé sur lui aucune indication, le commissaire de police croyait n’avoir d’autre alternative que de l’envoyer à la morgue. Avant même qu’il en eût donné l’ordre, le bruit de l’incident se repartit dans la multitude. Elle s’en émut ; quelques-uns s’indignèrent. Leur indignation flottait, s’émiettait, se perdait dans le babillage des femmes, les randonnées des gamins. Pourtant, les âmes étaient chaudes, une flammèche de fièvre s’élevait par intervalles, avec le besoin de n’avoir pas clamé en vain et la volupté du désordre.

Rougemont sentait bien cet « état de foule ». Son instinct de meneur se désolait de perdre une occasion d’émeute comme un négociant se désole de perdre un bon marché. Il n’y put tenir, sa voix s’éleva malgré lui ; forte, profonde, saisissante, elle dirigea, puis lia les attentions éparses.

Il criait :

— Laisserez-vous porter à la morgue et déshonorer par une exposition infamante les restes d’un de vos frères, victime de l’égoïsme, de la rapacité et de l’incurie capitalistes ? N’est-ce pas assez d’une longue et épouvantable agonie, d’un supplice mille fois plus terrible que celui des assassins ? Faut-il encore que cet innocent soit la proie des fonctionnaires et des morticoles ? Après la torture du vivant, permettrez-vous que le mort se voie refuser le respect et les tristes honneurs que lui doivent ses camarades ?

L’accent, la mimique, faisaient un sort à chaque parole. La fièvre avait repris. Les hommes se tassaient autour du révolutionnaire : à mesure que les têtes se tournaient vers le même point, l’induction naissait, l’hypnose qui cimente les volontés et unifie les colères. Cette chose obscure, qu’on a nommée l’âme des foules, commença de naître : elle figure on ne sait quel être surhumain, qui n’existera peut-être jamais, mais qu’elle contient en puissance.

Même pour ceux qui avaient connu sa brutalité et sa lésine, Jean-Baptiste Moriscot devint une créature excellente, tombée sous les coups des exploiteurs. Les imaginations faubouriennes, pleines du respect des morts, se révoltaient contre l’exposition d’un cadavre plus que contre le supplice des vivants.

Rougemont connut aux yeux rudes, aux fronts immobiles, aux mâchoires durcies, qu’il avait dompté l’auditoire. Et il aurait prolongé sa volupté de conquête, si l’heure et la circonstance n’avaient exigé la hâte : le corps de Moriscot pouvait être convoyé à l’improviste. Il lança la péroraison :

— Non ! Vous ne permettrez pas que votre frère de labeur et de peine soit traité comme une épave des filets de Saint-Cloud, vous ne permettrez pas qu’il soit bafoué par l’autorité bourgeoise après avoir été toute sa vie bafoué par ceux qui ont vécu de son industrie, de ses muscles et de sa vaillance ! Nous allons réclamer tous ensemble les restes de Jean-Baptiste Moriscot et nous veillerons à ce qu’il ait des funérailles honorables.

D’un geste de veneur, il lançait la multitude. Tout autour bondissaient Pouraille, avec des hurlements de coyote, Alfred, le Géant rouge, brandissant ses poings comme des marteaux, Émile, Armand Bossange, Gustave Meulière, enroulant leurs bras dans une étreinte convulsive, Vérieulx steppant au bras d’un long typo en blouse noire, Victorine, balançant la corbeille aux victuailles, neuf maçons aux faces blanchies de mortier et de plâtre, une cohorte de mécaniciens menée par une virago à la chevelure de pourpre, des terrassiers, des charpentiers, des tanneurs, des chemineaux, des gamins fous et des ménagères miaulantes, des rôdeuses, des couturières, des brunisseuses, des brocheuses que dominait la longue Eulalie hérissée d’enthousiasme. Le flot hésita, puis monta et déborda comme un mascaret. On voyait rouler des blouses, des vestes, des caracos, des corsages blancs, bleus, verts, orange, hyacinthe ; des têtes crépues ou lisses, des casques fauves, des tignasses noires et rousses, des chignons châtain, paille, chanvre, marron ; les visages étaient fous et anonymes, chaque personnalité dissoute dans l’instinct des hordes ; la clameur qui jaillissait d’une poitrine se répercutait comme si toutes les poitrines eussent été accordées selon le même rythme.

La police fit d’abord bonne contenance. Quelques agents trapus, aux visages de dogues, rangés en croissant, défendaient l’issue la plus accessible. D’autres occupaient des territoires bosselés, que protégeaient, par intervalles, des lattes, des planches, des fils de fer. Le commissaire, homme pacifique, encourageait les agents, d’une voix de tête ; il désirait éviter la bagarre. Lorsque se produisit le premier choc, au lieu de maintenir les dogues, il crut sage de les masser plus près de la fosse. Cette tactique le perdit. L’avant-garde populaire poussa un mugissement et se rua. Toutes les digues se rompirent. Serrés les uns contre les autres, dans un territoire étroit, où les mouvements étaient pénibles, les agents furent englobés dans la multitude. Par une manœuvre habile, on les séparait les uns des autres, et le commissaire, monté sur un tertre, la moustache éperdue, s’écriait :

— Mais enfin, que voulez-vous ?

— Nous voulons que le cadavre de Jean-Baptiste Moriscot n’aille pas à la morgue ! cria la grande voix de Rougemont.

Mille voix répétèrent :

— Nous voulons le cadavre !… le cadavre !… le cadavre !…

Il n’y avait plus de sergents, la foule les avait littéralement enkystés ; le commissaire, cerné par cent créatures furibondes, levait les bras en signe d’impuissance :

— Personne ne vous refuse le corps, rauquait-il d’une voix appesantie… Il n’y a qu’à le réclamer !

— Je le réclame ! aboya Pouraille.

Il s’avançait, hagard d’orgueil, vers la civière où reposaient les restes de Jean Baptiste Moriscot. Deux terrassiers et deux maçons le suivaient qui, sur un signe d’Isidore, enlevèrent le cadavre. Le meneur, monté sur le tertre où se tenait naguère le magistrat, jetait à la masse une claironnée de victoire :

— Camarades, vous venez d’accomplir une œuvre de solidarité généreuse, vous avez montré que les temps approchent où le peuple saura défendre ses droits et sa dignité, ses vivants et ses morts. Si le grand exemple que vous donnez ici était suivi à l’usine, à l’atelier, au chantier et dans la mine, c’en serait bientôt fait de la tyrannie de maîtres qui ne vivent que grâce à votre crédulité et à votre patience… Camarades, je crois pouvoir vous dire, au nom de tous les exploités de France, que vous avez bien mérité du Prolétariat !

Tous burent la fiction à pleines lèvres.


V


L’affaire des cadavres agita le faubourg dans ses profondeurs. Il y eut une veillée incohérente, alcoolique et furibonde. D’innombrables cierges, apportés par les voisins et par les voisines, se consumèrent au chevet du grand Alexandre et de Préjelaud ; surtout l’atelier où l’on avait exposé les restes de Moriscot ressemblait à une chapelle ardente. Le peuple accourait par bandes de la Gare, des Gobelins, de Gentilly, du Grand et du Petit-Montrouge, du faubourg Saint-Jacques. Une faune chaotique circulait par les rues Bobillot, Barrault, de l’Espérance, de Tolbiac, du Moulin-des-Prés, de la Butte-aux-Cailles et par ces voies patibulaires qui longent les Terrains Vagues. Elle franchissait les clôtures ou pénétrait par les brèches ; des adolescents crapuleux couraient comme des loups parmi les herbes, les chardons, les orties et les immondices ; des escouades, liées par une chaîne de bras, rauquaient des refrains d’émeute, et dans les vastes pénombres, dans la lueur exténuée des réverbères, dans le rude territoire où les îles et les golfes de maisons succédaient aux sols encrassés, où les chantiers, les dépôts de charbon, les piles de bois, les usines et les fabriques prenaient des attitudes de repaires ou de donjons, cette multitude devenait fantasmagorique : elle n’avait plus aucune signification, elle semblait jaillir du hasard des villes et des forêts, elle simulait pêle-mêle l’allure révolutionnaire, la frénésie de bandes en quête de pillage, l’exode d’une population chassée par un cataclysme.

Certains allumèrent des brandons, maints cyclistes agitaient des lanternes vénitiennes, les voyous chapardaient des lanternes Levent, aux verres rouges, qu’ils brandissaient avec des clameurs sinistres ; les terrasses des cabarets s’étendaient jusqu’aux routes, dans un bruit de palabres nègres.

On s’amassait devant les logis mortuaires ; Isidore Pouraille invitait les gens à venir contempler le cadavre de son cousin ; deux compagnons faisaient les honneurs du corps de Moriscot : couronnes et brassées de fleurs s’amoncelaient sur les couchettes, la lueur des cierges dorait le visage calme de Préjelaud, la face tragique de Jean-Baptiste.

Ce spectacle charmait la foule. La compassion, la solidarité, l’indignation même affectaient une allure foraine. Les femmes faisaient un signe de croix, une gravité fugitive se transmettait de visage en visage ; tous, s’approuvant d’être venus, allaient mêler une émotion stimulante à l’arôme des petits noirs, des eaux-de-vie et du tabac.

Dans son taudis, où le grand Alexandre s’allongeait à la lueur de douze cierges, la mère Chicorée recevait la foule. Des voisines avaient accumulé les victuailles, le vin cacheté, le marc, le café et les cornets de fin râpé. La veuve connaissait une abondance que le grand Alexandre lui avait fidèlement refusée. L’estomac chaud, une petite vapeur dans la cervelle, elle épiait le corps glacé de son compagnon, elle lui savait gré de sa fin brutale. Car elle recevrait des subsides et même une petite rente : avec trente sous par jour, sa vie coulerait enchantée. Ainsi Alexandre lui donnait, par sa mort, ce qu’il ne lui avait pas donné lorsqu’il déployait sa forte stature, et il ne la délaisserait plus pour des femmes aux appas vastes. Elle l’en chérissait, elle se souvenait avec douceur des minutes si rares où, jeune encore, elle décrochait quelques francs et quelques caresses ; une petite larme perlait par intervalles au coin de sa paupière cuite, elle marmonnait un Notre Père avec ferveur et sincérité.


Les journaux socialistes aboyèrent. L’Humanité exigea l’intervention des pouvoirs publics, la Petite Démocratie ouvrit une souscription, la Guerre sociale demanda si c’était tout ce que la patrie payait aux travailleurs et la Voix du peuple, sous la rubrique Un Crime patronal, consacra deux colonnes à la crapulerie des entrepreneurs : une illustration montrait trois patrons énormes, mirant leurs petits verres de fine champagne et balançant des cigares gros comme des triques, tandis que des puisatiers agonisaient, le crâne ouvert, les entrailles arrachées, sous des blocs, des poutres et des argiles. Aussi l’enterrement fut-il formidable. On vit défiler deux mille puisatiers et terrassiers, le chapeau en bataille, l’immortelle sanglante à la boutonnière, les délégations des maçons, des charpentiers, des tailleurs de pierre, des peintres en bâtiments, la Philharmonie du XIIIe arrondissement, la Fanfare de Montsouris et des badauds sans nombre.

Le secrétaire du syndicat grogna un discours rauque, un délégué de la C. G. T. prophétisa les prochaines représailles, mais le succès de la journée revint à François Rougemont : il dépeignit l’âpre existence des hommes qui forent les puits, creusent les tranchées, les mines et les carrières, imposent des assises au lit des fleuves, transpercent les montagnes. Assaillis par le froid, par l’humidité, par les gaz qui tuent, par les microbes qui rongent, par les éboulements qui écrasent, ils usent leurs bras et leurs poitrines contre le roc dur, la terre pesante, les sables perfides. Pour tant de peines, un salaire dérisoire, une pâture qui ne répare ni l’épuisement du muscle ni les ravages de la maladie — et le mépris de ceux qui puisent la joie, le luxe, les honneurs, dans la pénurie des misérables… Ainsi ont vécu Félicien Préjelaud, Alexandre Pougard, Jean-Baptiste Moriscot. C’étaient des hommes que la nature avait fabriqués avec amour. Ils avaient de puissantes poitrines, des membres infatigables, une chair saine et belle, qui leur promettait une longue existence ; ils étaient patients, résignés, pleins de courage. Et par la lâcheté des patrons pourris de lucre, indifférents à la douleur humaine, par la faute aussi d’une société stupide, Jean-Baptiste Moriscot, Alexandre Pougard, Félicien Préjelaud gisaient à jamais dans cette terre, source de leur souffrance et de leur misère. Mais les temps approchent où le peuple demandera aux bourreaux le compte de ses tortures, où la lumière, l’amour, la douce prévoyance remplaceront les ténèbres, la lutte fratricide, l’incurie épouvantable du monde bourgeois !

La péroraison harponna les âmes et s’y implanta, les deux mille terrassiers mugirent comme un troupeau de buffles ; leur clameur, s’enflant à travers la multitude massée dans le cimetière et sur la mélancolique banlieue, fit tressaillir les maraîchers parmi leurs légumes, les fleuristes dans leurs champs de roses, les routiers sur la grande route et les coqs au fond des basses-cours.


Vers le soir, François, s’étant dérobé aux acclamations et aux poignées de mains innombrables, revint au logis. Comme il ouvrait la porte, il entendit gémir le petit Antoine, il vit se dresser devant lui la grand’mère, pâle et les paupières creuses :

— Le petit s’est blessé !

Elle avait ce ton tragique qu’elle prenait devant la moindre goutte de sang. Tout en elle devenait sauvage d’effroi : c’était la torture, le massacre, des égorgements dans la nuit, des tueries de bêtes et d’hommes…

— Du sang… du sang ! Oh ! ce qu’il coulait… il aurait coulé jusqu’à la mort d’Antoine !

Elle levait ses longs bras secs avec un grelottement.


Déjà François entrait dans la salle à manger. Il vit le petit Antoine, les yeux chavirés, qui continuait à gémir. Christine Deslandes, assise sur un tabouret, lui tenait l’avant-bras où l’on apercevait une large estafilade. Le sang jaillissait encore, la jeune fille lavait délicatement la plaie. Des bandes de linge étaient là, prêtes pour le pansement. Les gestes adroits de Christine, son regard vigilant et son visage résolu imposaient la confiance.

Rougemont aimait beaucoup le petit Antoine. Il considéra avec inquiétude le bras sanglant et l’eau rouge de la cuvette.

— Est-ce grave ? fit-il.

— Non, répondit Christine, rien d’atteint, sinon des veines et de petites artères. Je vais faire un pansement provisoire en attendant le médecin.

— Oh ! pas de médecin, protesta Antoinette, pas de charcutier !

Le petit répéta avec épouvante :

— Pas de médecin ! Pas de médecin !

La vieille femme avait un tel air de catastrophe, l’enfant tremblait si fort que Christine céda :

— On tâchera de s’en passer.

— Vous le panserez bien mieux qu’un médecin, déclara passionnément Antoinette. Allez ! il n’y en a pas un seul qui ait ces petites mains légères.

Elle était presque joyeuse à l’idée qu’elle ne verrait pas l’homme redoutable, le visage vague et sévère qui terrifie les pauvres. Avec lui, le mal devenait une chose officielle, soumise à de mystérieuses tyrannies ; avec la fille aux gestes subtils et au brillant visage, il demeurait intime, presque familier : on allait le soumettre et l’apaiser par des caresses.

— On peut bien dire que vous êtes une fée ! murmura la vieille femme.

François aussi s’émouvait. Il suivait d’un œil séduit cette scène où se mêlaient la souffrance, la solidarité, la grâce de la femme, scène de la vie supérieure, si loin de la bête et du sauvage, si fraîche pourtant, et que le léger bruit des jupes, le frisson des grands cheveux, rendaient presque troublante.

« C’est vrai qu’elle est charmante ainsi », songea-t-il avec une nuance d’animosité.

Et il subissait la même foi que la vieille Antoinette.

Le pansement touchait à sa fin : Christine roula la toile autour du petit bras. L’enfant se tut et le geai, descendant de son perchoir, tourna la tête avec circonspection, puis, saisi d’une exaltation soudaine, il sauta sur l’épaule de François en criant :

— Tonneaux ! tonneaux ! tonneaux !

Il tournait sur lui-même comme un derviche, ses ailes claquaient contre la nuque, son bec accrochait au passage la barbe. Ensuite, il chanta :

...............................Toujours la la, toujours la la,
........................................Ma belle, ma belle !

— Tu peux bien chanter, vilain Apache, grognait Antoinette.

Elle se mit à raconter l’accident :

— J’avais envoyé le petit chercher un demi-litre de vinaigre chez Mongrolle. Comme il rentrait, la bouteille à la main, voilà-t-il pas que ce sorcier noir sort d’une cachette, en criant comme un homme… Jamais encore il n’avait eu cette voix-là ! On aurait dit le chand d’habits, celui qui parle de la tête. Quoique le gosse soit habitué à ses farces, il a eu une surprise, il a fait un faux pas, il est tombé avec la bouteille qui s’est écrabouillée et l’a coupé comme un couteau…

Elle s’interrompit pour embrasser la joue d’Antoine et la main de Christine.

— Tout de suite, le sang s’est mis à couler… oh ! ce qu’il y en avait… un abattoir ! Le cœur me déraillait… pas plus de voix qu’une souris… j’étais si abrutie que je l’aurais bien laissé mourir lorsque j’ai pensé à Mlle Deslandes. Heureusement qu’elle était rentrée. À peine j’ai eu toqué à sa porte, elle était là. C’est pour dire que ce noiraud a fait tout le mal… Non ! pourtant, je ne suis pas juste : c’est le vinaigre. Sans le vinaigre, il n’y avait rien. Et le vinaigre, y a pas à dire, c’est moi. Une femme qui a du bon sens n’envoie pas un gosse avec des bouteilles !

Ainsi la vieille Antoinette dégageait la morale des circonstances. Elle donna une caresse au geai à qui elle se reprochait d’avoir, dans son trouble, allongé un coup de torchon. Pour lui, cet incident avait disparu dans le pays des ombres. Il reçut la caresse en s’ébrouant et ricana :

Si vous avez des puces,
Grattez-vous ! Grattez-vous !

Les choses sauvages s’éloignaient ; Antoinette retrouvait le clair refuge où elle entretenait l’harmonie et le bien-être. Prête à retourner dans le laboratoire des potages, des sauces et des entremets, elle crut devoir répéter :

— C’est un péché de faire porter des bouteilles par un enfant !

Comme il était trop tard pour le confier à la casserole, elle mit le veau dans la rôtissoire.

Christine s’était levée. Un rai de soleil traversait sa chevelure. Devant la fenêtre étroite, sa taille semblait accrue ; sa bouche était brillante et terrible. Elle souriait d’un sourire lointain, vague, où il y avait la joie et l’insolence de sa jeunesse. François murmura :

— Quel dommage que vous ne soyez pas révolutionnaire !

Elle le regarda en face, avec moquerie et douceur :

— Quel dommage que vous soyez révolutionnaire !

— Vous êtes une force perdue, insista-t-il.

— Vous êtes une énergie gaspillée.

Elle eut un rire de cristal et d’eau courante :

— Est-ce qu’il n’est pas ridicule, fit-elle avec une soudaine véhémence, de voir un homme se livrer au travail sauvage que vous pratiquez depuis deux jours ? Ce peuple que vous devez mener vers l’avenir, vous l’abreuvez d’antiques rengaines, vous le soulevez par des superstitions dérisoires. La scène des cadavres… le culte des morts… Mais vous nous ramenez dans la Grèce et la Rome des premiers âges !

— Est-ce que vous n’auriez pas le culte des morts ?

— En aucune manière. Je demande qu’on les ensevelisse proprement, le reste me paraît absurde et presque odieux. Tant d’argent gaspillé, par les riches et les pauvres, pour des ossements que la nature traite avec dédain, c’est une folie de barbares, une cruauté envers les vivants misérables. Si le budget des funérailles était consacré à nos vieillards, aucun ne connaîtrait l’indigence. Aussi, lorsqu’il vous a plu de révolutionner la foule pour le cadavre d’un puisatier qui, de son vivant, était brutal, égoïste, presque dangereux, j’ai trouvé que vous faisiez un usage abominable de votre force et je vous ai sincèrement détesté.

— Il faut remuer le peuple comme on peut, répliqua-t-il avec ferveur. Si de vieux instincts peuvent servir, ce n’est pas moi qui les dédaignerai. Sans doute, je ne voudrais pas employer souvent les moyens dont j’ai usé depuis deux jours ; les circonstances en restreignent d’ailleurs l’usage. Mais je me félicite de l’avoir fait. La mort violente agit utilement sur les imaginations. Lorsqu’elle frappe les pauvres de la manière dont elle les a frappés avant-hier, elle aide à faire ressortir l’injustice, l’égoïsme, l’incapacité aussi, de ceux qui oppriment et dégradent la masse. Je ne rougis pas de ressentir cette impression aussi vivante, plus vivante peut-être, que ceux à qui je la communique. Je serais un mauvais berger, si je manquais de telles occasions. Tant pis s’il s’y mêle quelque superstition — pourquoi n’avouerai-je pas que je la partage, et que je ne trouve pas le culte des morts absurde ? L’important est que le peuple voie un peu mieux la nécessité de la révolte et l’excellence de la solidarité ! Le sens révolutionnaire doit se souder à l’instinct de conservation.

— Il n’est pas bon d’associer les choses qui doivent périr aux choses qui doivent vivre. On produit la confusion et on prépare la réaction. Quand vous avez réclamé le cadavre de Moriscot, vous m’avez fait penser à l’Iliade : la foule qui vous acclamait était certainement une foule des vieux âges.

Il ne répondit pas. Leurs regards s’étaient croisés. Ils reconnaissaient, confusément, qu’ils avaient été construits pour se plaire. Semblables et dissemblables autant qu’il le fallait pour unir leurs goûts et pour obéir à la loi des contrastes, ils avaient aussi cette pureté de sang qu’ils préféraient à toute autre qualité physique. Tous deux, dans la vieille société pleine de rebuts, de pourritures et de déformations, réalisaient une structure sans tares.

— Je vous remercie, dit-il, presque humblement, d’avoir soigné mon petit Antoine.

Elle se détacha de la fenêtre ; son visage, passant de la lumière dans la pénombre, devint énigmatique. Le geai la salua d’un air de clairon. Elle passa lentement la main dans les cheveux du petit garçon et dit :

— Je reviendrai te voir demain matin…

— Pas avec un docteur ? demanda anxieusement l’enfant.

— Oh ! non… oh ! non ! s’écria Antoinette du fond de la cuisine, le médecin nourrirait la blessure.

Elle parut dans la salle à manger, son couteau à la main et un œil enfumé par la braise :

— Il vaudrait pourtant mieux d’en faire venir un, fit Christine.

Mais devant les visages assombris de la grand’mère et du petit-fils, elle n’insista point.

Quand elle fut sortie, Antoinette déclara :

— Vois-tu, François, si j’étais un homme et que j’aurais à choisir entre Christine et la fille du roi d’Angleterre, c’est Christine que je choisirais.

— Ce serait dommage, répondit le révolutionnaire avec inquiétude et jalousie, si elle épousait un homme faible, infirme ou malade !

Il baissa la tête, presque sombre, et répéta :

— Oui, ce serait dommage… ce serait dégoûtant !

Et longtemps il regarda la place qu’elle avait occupée. Un être était encore là, l’émanation subtile à laquelle croient et crurent des hommes innombrables.


VI


Après la scène des cadavres, François Rougemont se mit à saper méthodiquement cet étrange territoire qui s’étale vers le sud de la Butte-aux-Cailles, depuis la rue de Tolbiac jusqu’à la poterne des Peupliers, de la rue de l’Amiral-Mouchez jusqu’à l’avenue d’Italie. On reconnaissait de loin sa silhouette. Il put mener agréablement cette œuvre de propagande qui était devenue l’essence même de sa vie. Il n’y mettait guère d’ambition : l’ambition était dévorée en lui par l’immédiat. Il recherchait la joie d’agir en personne, à la minute où il vivait avec les gens. Et cette humeur l’empêchait de devenir un des grands meneurs de la C. G. T.

Il travaillait le matin à ses reliures, devant la fenêtre ouverte sur un horizon de tuiles, de briques et de terrains vagues. Le geai Hippolyte froufroutait avec des cris, des chants, des imitations d’outils, de marchandes des rues, d’oiseaux et de quadrupèdes. Quelquefois, le petit Antoine venait s’asseoir devant les peaux fleuries, les fers à dorer, les pinces, les polissoirs, les grattoirs, les couteaux à parer et à rogner, les pots de colle. Ou bien la vieille Antoinette glissait furtive et vigilante. Il aimait ces matins ; une douce liberté enflait sa poitrine.

Et il se félicitait de faire usage de ses mains. « Car, songeait-il, c’est pour avoir refait de ses mains la nature, que l’homme est l’homme. Ceux qui ne travaillent plus de leurs mains renient la grande noblesse sociale. Et ils déclinent. C’est la raison profonde qui a fait déchoir toutes les fausses aristocraties. L’homme aux mains oisives n’est plus un homme : il redevient une bête. L’œuvre des mains est le vrai symbole des apôtres : « Je crois aux mains laborieuses, origine de notre puissance, sources de notre beauté, créatrices de notre génie ! »

À midi, il prenait aux repas un plaisir innocent et solide. De tout temps, la nourriture lui avait paru une réalité charmante. Il flairait gaiement le parfum du rôti, la fraîcheur des légumes, l’arôme profond du café ; dès le matin, il s’informait du menu. Et comme Antoinette était une cuisinière habile, il se levait du travail, lorsque l’heure sonnait aux tours prochaines, avec le sentiment d’une récompense.

Tout en humant le café, il lisotait un journal, une brochure, et rêvait. Pour son âme optimiste, cette heure était parfaite. Le geai se promenait entre les tasses ; il connaissait leur instabilité ; il savait qu’il est dangereux d’agiter ses ailes. D’autant plus prenait-il plaisir à sa rôderie. Avec un air funèbre et goguenard, il s’élançait sur le sucrier, tapotait du bec contre la cafetière, feignait de trébucher dans les soucoupes. Mais ses mouvements étaient calculés, d’une sournoiserie très exacte ; son œil oscillait de malice. Tout à coup, il s’arrêtait, jurait comme un débardeur, simulait le tambour ou chantait l’Internationale.

— C’est un homme ! s’écriait Antoinette.

— Et un homme heureux ! approuvait Rougemont.

Après le café, François continuait à rêver et à lire. Il ne sortait que lorsque les ombres s’accroissaient sur les trottoirs. Selon les caprices ou les circonstances, il passait à l’atelier, allait prendre langue à la Bourse du travail, où fonctionnait alors la Confédération générale, flânait aux chantiers du Métro, ou passait au travers de la Maison-Blanche. Il s’arrêtait au café des Enfants de la Rochelle, chez Bihourd ; il consommait des sirops, rarement de la bière ou quelque alcool léger.

Dès six heures et demie, Isidore Pouraille y survenait avec Jacquin dit l’Homard et Antoine Bardoufle, individu plus trapu qu’un ours des cavernes. Un personnage extraordinairement frileux occupait une encoignure. Enveloppé d’une houppelande, il grelottait, les yeux couleur d’eau de savon, énormes et creux, les mains blettes. Un vieil homme furibond y passait le quart de sa vie, assis près des carreaux, par où il jetait des regards de bête captive : c’était le père Cramaux, dit Cul-de-Singe, qui essayait de placer de la moutarde, des graines, de la bière en canettes ou en tonnelets. Il visitait, d’un air acrimonieux, une trentaine de logis dans sa journée, et tirait de là une pitance grossière.


Le cabaret du sieur Bihourd attirait aussi des maçons, des peintres en bâtiments, des charpentiers ; le père Meulière y apportait une voix de tambour défoncé ; les deux fils Bossange, Émile Pouraille, le petit Meulière y faisait des apparitions craintives ; le samedi soir se montraient les filles et les femmes, pour veiller sur le salaire ou prendre part à sa dislocation.

Le père Bihourd occupait le comptoir avec la dame Bihourd. C’était un homme torpide. Il tournait vers les êtres le regard d’un veau gras où les sensations flottaient, parcimonieuses. Trois éventails de crin couronnaient sa tête : ils laissaient une île sur l’occiput ; ses joues longues semblaient couvertes de maroquin ; il développait un nez en bec de cigne, à la pulpe oléagineuse. Cet homme éteint connaissait son intérêt ; il n’oubliait rien de ce qui rend un cabaret confortable, savait discerner le bon et le mauvais payeur et apaiser les ménagères.

Sa femme déployait une hure jaunâtre, sous une chevelure en colback ; elle avait le geste rapide, court et imprévu ; sa main était tenace et brutale ; ses petits yeux triangulaires exerçaient une surveillance efficace sur les consommateurs et sur Jules dit Béquillard, le garçon, personnage haut sur pattes, qui unissait l’adresse à l’ahurissement.

Rougemont aimait naturellement les cabarets. Ils ont un grand charme. La bête humaine y vit ses rêves et sa liberté ; les instincts s’y expriment ave une sincérité émouvante. C’est le lieu du génie populaire, plein d’âmes imprévues ; le vulgaire même y revêt une confuse personnalité. Car l’alcool rompt jusqu’à la vanité : il a des périodes, des nuances et des vibrations sans nombre ; à chaque lampée, il décharge ou charge des bouteilles de Leyde dans l’organisme, découvre les lies de la pensée et les abîmes du subconscient. Comme ce lieu si libre est aussi un lieu très social, l’individu s’y exprime et s’y confie. Il y est avec ses complices, tous venus par le même besoin d’échapper à la contrainte et à la monotonie, par la même volupté facile et par une obscure fraternité.

Rougemont y avait connu des heures excellentes. Il regrettait que l’alcool fût un poison : aux jours tristes ou las, qu’il serait doux de se donner cette exaltation dont la source est aussi innocente que le miel des abeilles !… Quoique sobre, il lui arrivait de céder à l’aimable venin. Alors, sa propagande était plus fervente, plus cordiale et plus heureuse.

Il prit un ascendant énergique sur Isidore Pouraille, dit Bancroche, sur Dutilleul et les Six Hommes, sur Jacquin l’Homard, sur Antoine Bardoufle, sur Gourjat dit la Trompette de Jéricho, sur les deux fils Bossange, le jeune Meulière et même sur le personnage frileux qui se nommait Fallandres. Son influence s’exerçait moins sur le père Meulière et sur Hippolyte Lebouc. Elle était nulle sur Tarmouche le jaune, sur Castaigne dit Thomas, sur Bihourd, sur Boutresecq, ouvrier mécanicien qui s’occupait d’inventions et sur Cramaux Cul-de-Singe. Mais la dame Bihourd tournait des yeux tendres vers la belle barbe, et le garçon, Jules Béquillard, bavant de joie et d’admiration, agitait son plateau ou brandissait ses bocks lorsque apparaissait le révolutionnaire.

Rougemont savait l’art d’écouter. Il l’avait cultivé avec amour, car il s’intéressait naturellement aux affaires du prochain. Il tirait de chaque individu une substance propre à conquérir et à convaincre. Peut-être avait-il, à quelque degré, l’âme d’un confesseur. Ainsi apprit-il rapidement le caractère, les goûts, les rancunes, les aventures, les aspirations de Pouraille, d’Antoine Bardoufle, de Gourjat et des fils Bossange, Il eut plus de peine avec le jeune Meulière, le petit Taupin et le personnage frileux : c’est qu’ils aimaient le silence ou s’embarrassaient dans leur parole. Quant au père Meulière, il était méfiant : il fixait son œil vert-de-gris sur François et débitait de prudentes sentences. Hippolyte Lebouc s’enfermait à double tour et proférait de brefs mensonges. Tarmouche ne pensait qu’à discuter ; Boutresecq, dissimulant ses idées et son ambition avec une ruse de Chinois, souriait par intervalles, d’un sourire où le calcul se dissolvait dans le mépris. Bihourd dormait ; la parole était interdite à Béquillard.


La vie d’Isidore Pouraille s’écoulait incohérente, obscure et aventureuse. Il était né dans le Perche. Bourbeux et pleins de feux follets, tous les événements de son pèlerinage trempaient dans l’alcool. L’ivrognerie n’avait pu lui tuer les muscles ; il remuait gaillardement la pelle et le pic. D’aussi loin qu’il pouvait se souvenir, il avait clabaudé contre les patrons et cru à la révolution sociale. De son éducation, faite chez les marchands de vin, il retenait des mots trépidants et des anecdotes tronquées. Il avait reçu le don de la colère. Tout à coup, elle montait, elle lui gonflait une grosse veine sur la tempe, elle barbotait dans ses joues. Il proférait des menaces mais tapait rarement : après tant de rages, c’est tout au plus si Mme Victorine Pouraille avait rendu un peu de sang par les narines ou s’était vu gonfler une paupière, et Fifine, en tout temps, fut sacrée ; elle était la fraîche fontaine dont la vue finissait par rasséréner Pouraille. Émile seul connut de vives cuissons et de solides secousses.

Victorine, quoique efflanquée comme une vieille jument, les yeux morts, une peau de chandelle, une haleine dommageable, fut le grand amour d’Isidore. Elle était de dix ans l’aînée du terrassier ; elle apportait, outre trois cent cinquante francs d’économies, un jeune garçon mal construit, chétif et ridicule. C’était le produit des œuvres d’un personnage besoigneux, qui avait disparu dans la direction de Madagascar. Il avait eu les prémisses de Victorine Lacosse, au sixième d’un immeuble de la rue des Boulangers. Ce pauvre homme, aussi laid que sa maîtresse, répandait comme elle une odeur triste. Tandis qu’elle allait coudre à la journée, il vendait des vestes et des culottes au Travailleur économe. Ils se virent dans les escaliers, ils chuchotèrent dans les couloirs. Ce fut la jeunesse et ce fut l’amour. Ils mêlèrent leurs haleines ; ils palpitèrent sous des couvertures étroites. Et quand Auguste de Cullont partit par le bateau colonial, Victorine souffrit amèrement. Elle garda ensuite une image charmante et fine de ces yeux où poussait le compère-loriot et croissait la cire, de ce visage fumeux qui pelait comme un platane. Elle éleva le petit Émile, dont elle ne dissimula jamais les origines : elle en tirait orgueil.

Ce fut une légende mélancolique et pieuse. Lorsque Victorine rencontra Pouraille, elle la lui raconta telle qu’elle avait fini par la concevoir. Le récit plut au terrassier. Il le développa. Émile devint le fils d’un comte tué à Madagascar, à la tête des troupes françaises, par une flèche empoisonnée.

Tout en éprouvant les angoisses de la jalousie rétrospective, Isidore rendait justice au comte : c’était un homme de grande mine, insoucieux et prodigue, à qui les usuriers avaient volé sa fortune. À mesure que Pouraille consolidait la légende, son amour croissait. Victorine fut, aux premiers temps du mariage, un objet de frénésie où Pouraille assouvit, une fois pour toutes, son idéal et sa sensualité. Il communia, par elle, avec les gens de la haute ; il ne se sentit jamais son égal. Elle le tolérait, elle ne retenait pas toujours ses soupirs ; et le terrassier, alors frais et vivace malgré l’alcoolisme, avec de belles dents, une haleine qui sentait parfois le petit verre, mais ne comportait aucun relent de gencives ou d’estomac, lui parut affreux au prix d’Auguste de Cullont.

— Tu penses à ton type ! hurlait-il, les soirs où elle courbait plus fort ses tristes vertèbres…

Elle ne niait point ; elle toussotait ; un désir funeste secouait Isidore.

S’il aima la mère, il détesta le petit. Cette haine était respectueuse. Il biglait devant la face pelée où revivait Auguste, il ricanait, il déversait des interjections mauvaises, mais il disait avec volupté :

— C’est le fils d’un comte !

Avec le temps, son ardeur décrut ; il était de ceux pour qui l’amour n’a qu’une saison. Sauf des accès, toujours plus rares, de paillardise, il ne sortit plus du brouillard alcoolique ; sa vie profonde fut au cabaret où, chaque samedi et chaque dimanche, il se payait la « cuite confédérale ». Comme c’était un ivrogne prolixe et chantant, qui titubait, et aussi parce qu’il était bancroche, il attirait les gamins et les gamines. Il rentrait souvent avec un crottin sur l’œil, une casserole, un os, un rat pendus à son derrière, ou le chapeau encroûté d’excréments. Ces circonstances désespéraient Victorine. Elle avait le culte de l’ordre, de la propreté et de la parcimonie ; elle n’hésitait pas à invectiver l’ivrogne. Quand il était trop ivre, il ne l’entendait point ; lorsqu’il avait l’humeur grivoise, il riait ; mais certains jours l’alcool coulait rageur et sombre. Alors, il rossait Victorine, giflait le fils du comte, et bramait :

— Parce que t’as été la blonde d’un gommeux, c’est pas une raison… Moi, j’suis Isidore Pouraille, enfant du peuple… Je m’en fous des aristos : on leur sciera le quiqui !…

Il ne tapait pas bien fort ; ses propres cris finissaient par le réjouir ; il s’applaudissait :

— C’est pas Zidore qui se laisse conduire par les fumelles.

Après quoi, il faisait un somme.

L’arrivée de Fifine diminua considérablement la jalousie rétrospective de Pouraille. Enflé d’orgueil à la pensée d’avoir cuit son pain dans le même four que le comte, s’il continuait à détester Émile, ce fut par l’effet d’une préférence passionnée pour Fifine et peut-être la vague idée qu’un jour le frère mépriserait la sœur. Son ivrognerie s’accrut, puis resta stationnaire. Elle absorbait la moitié de son gain.

Après quinze ans de mariage, Victorine pleurait l’argent gaspillé au cabaret avec les mêmes cris qu’au début. Elle avait cependant pris les mesures propres à combler le déficit. Dans une maisonnette vétuste, qui coûtait moins qu’un logement, elle tenait une minuscule boutique où l’on trouvait de la mercerie, des bonbons, des biscuits secs, des billes, des cerceaux, des ballons de caoutchouc et des balles bourrées de son, des fouets, des images d’Épinal, des toupies et quelques boîtes de jouets élémentaires. Le profit était dérisoire, mais les frais nuls. Victorine faisait tout le travail, y compris le blanchissage ; elle connaissait l’époque où il faut s’approvisionner de pommes de terre ; elle n’achetait que du riz, des haricots et du café de la dernière qualité ; elle fabriquait de ces soupes qui tapissent l’estomac et dont la digestion est rude ; elle courait de grand matin acheter du pain dans un débit où il coûtait moins cher que chez le boulanger ; elle avait la chicorée au prix coûtant.

En bon ivrogne, Isidore mangeait peu ; Victorine s’affamait et se gâtait l’estomac. Plus généreuse pour les enfants, elle les débilitait par la mauvaise qualité de la nourriture. Aussi ces enfants, dyspeptiques par nature, et doués de dents friables, eurent-ils mauvaise bouche dès leur jeune âge.

Fifine était aigre, d’une pâleur de linge sale, l’épine dorsale incurvée, avec de pauvres petits cheveux blonds, des yeux gris de cendre qui étaient parfois jolis, lorsqu’un peu de sève montait au visage, mais le plus souvent brumeux et chagrins. Entre les lèvres plates, décortiquées, et souvent enflammées de « bouchères », les dents transparaissaient spongieuses, vertes et jaunes. Fifine avait de petits pieds mous, des jambes arquées, une main brûlante, d’ailleurs menue et non sans grâce. Dès l’âge de raison, elle fut âpre au gain et mit à la Caisse d’épargne ; son humeur était ironique et criarde comme sa voix ; elle se tuait au travail et s’y bossuait le dos. Généralement, sa lèvre exprimait l’amertume ; il y passait des sourires étrangement vieux et des rictus désespérés. Au demeurant, la pauvre fille était honnête, malveillante et cachectique.

Émile n’avait qu’une responsabilité partielle. Dans sa tête, aplatie sur les côtés, où le front saillait en « hollande pâte grasse », cahotait une pensée excentrique. L’œil somnolent avait des réveils subits où apparaissaient, selon l’heure, quelque exaltation vague, quelque malice de poule ou une vanité démente. Sa chair coriace était plaquée sur de grands os ; il usait ses pantalons aux genoux ; ses mains étaient plates ; il pelait facilement du visage. On ne savait jamais s’il allait proférer des paroles grotesques ou presque spirituelles, idiotes ou presque fines. Ses actes révélaient la même incohérence. Il poussait des hurlements soudains ou se taisait avec opiniâtreté ; il filait à des lieues ou s’enfermait dans sa mansarde pendant des journées entières ; il mangeait goulûment ou ne voulait pas toucher à son assiette.

À la suite d’un érésypèle, ses narines s’embourbèrent et il respira avec peine. Cette infirmité contribua à le rendre inattentif ; il ne pouvait longtemps lire ni écouter ; ses idées sautelaient comme des puces ; il interrompait les gens au milieu de leur phrase pour faire une remarque qui ne se rattachait qu’à l’état capricieux de ses réflexes.


La famille Pouraille voisinait avec les Meulière. Le père Meulière était ferblantier. Il devait à sa profession un teint ferrugineux et une voix fêlée. Avec sa face agressive, ses petits yeux violents et une moustache pareille aux vieilles brosses à dents, c’était une créature ronchonneuse, qui accablait ses enfants de cris, d’injures et de préceptes. Il esquissait d’horrifiques coups de pied, mais ne frappait point. Toute sa philosophie, pleine de fatalisme, s’exhalait dans la phrase dont il terminait ses mimiques :

— C’est toujours la « même » répétition !

Cette faible créature n’opposait aux événements que des paroles. Mme Jeannette Meulière le conduisait, grosse femme appétissante, aux yeux doux et sinistres, au sexe prodigue. Elle ne se refusait à aucun des amis du ménage, et, selon les circonstances, se négociait. Au repos, près d’une cafetière ou la jupe relevée devant le fourneau, elle poussait des gémissements. Tout l’après-midi, des femmes et des hommes se pressaient dans sa salle à manger. Elle chauffait du café sans relâche, consultait le marc et pleurnichait. Sa bienveillance lui conseillait de servir, avec une générosité égale, des tranches de pain, du cervelas, du fromage de porc, de la confiture et sa propre personne. Aussi bien n’hésitait-elle jamais à emprunter, et ne rendait-elle qu’à ceux qui réclamaient leur dû.

Le samedi et le dimanche soir, tout le salaire du ferblantier passait dans le ventre de la famille et des invités. Ensuite, il fallait combler le déficit : Jeannette s’en occupait avec une tristesse tendre, tantôt s’adressant au cordonnier Marguitte, célibataire salace, tantôt extrayant une pièce au premier venu, et quelquefois aidant les dames qui craignent le repeuplement, soit de ses conseils, soit de ses drogues, ou encore, plus rarement, de son aiguille à tricoter. Elle n’aimait guère cette dernière manœuvre, quoiqu’elle la pratiquât avec discernement et adresse. La vie la poussait. Et puis, elle croyait rendre service.

On ne pouvait savoir si Meulière ignorait les actes de sa femme. Cet homme impatient n’avait aucune impatience devers Jeannette. Il subissait ses absences, ses retards, ses gaspillages ; elle le dominait d’une façon étrange, où se mêlaient la sensualité et ce rythme inexplicable qui fait que certains êtres sont apaisants et redoutés. Et, sans plus de volonté que lui-même, elle le dominait mieux que si elle avait eu l’énergie d’Annibal ou de Bonaparte.

Depuis longtemps, Jeannette ne faisait plus d’enfant. Mais elle en avait jadis, dans le feu et l’ignorance de la jeunesse, pondu quatre : sa terrible fécondité menaçait le ménage d’une postérité de lapins. La sagesse apparut sous les espèces d’une dame Lepellière, qui propageait des recettes. La dame Lepellière avait fréquenté les hôpitaux, les sages-femmes ; elle jouissait d’une adresse de guenon.

C’était une petite vieille à structure de martre, avec des yeux de laque fendillée et repoussés vers les tempes, une peau de flanelle jaune ; la génération lui faisait horreur. Elle éprouvait une sorte d’ivresse à « débarrasser les dames », et non seulement pratiquait gratis, mais y allait de sa bourse. Elle frôla les galères, ses opérations ayant expédié trois personnes au cimetière. « Mais, disait-elle, j’ai empêché mille malheureux de venir au monde ! »

Elle aima Jeannette ; elle lui donna des leçons précises : la jeune femme n’eut plus d’enfant et put aider le prochain.

Les petits Meulière avaient un grand charme. Par le grain de leur peau, une langueur singulièrement suggestive, une douceur sensuelle, une humeur caressante et prodigue, ils plaisaient aux autres enfants et à maints adultes. L’aîné, Gustave, était un garçon trapu, bas sur jambes, les yeux ambrés et le plus souvent entreclos. Ses cheveux paille d’orge, qu’il secouait avec plaisir et dont le contact avait une tiédeur et un satin d’eider, l’illuminaient. C’était une âme molle, séduisante, nébuleuse, et, de beaucoup le plus intelligent de sa race, il cachait de beaux instincts et des enthousiasmes taciturnes. Sans prédilection pour sa propre parole, il ne s’exprimait qu’entraîné par la nécessité. Son effarouchement l’avait sauvé des turpitudes. Gustave comportait toutes sortes de petits sentiments délicieux, inexprimables, obscurs, saisissables seulement à ceux qui le connaissaient bien.

Tout destinait Georgette Meulière aux amours précoces, et, à seize ans, elle était vierge. Avec ses longs yeux tabac, sa crinière de cuivre, sa peau où un hâle fin semblait ajouter de la sensualité, ses gestes paresseux et séduisants, son corps plein, où chaque onde des contours décelait une voluptueuse et saine femelle, Georgette pouvait attiser les plus apathiques. L’impression qu’elle donnait était soudaine et doucement brutale. Elle supprimait la gêne, la honte, la réflexion : on devenait un animal auprès de sa lascivité familière. Cependant, on pouvait la chérir : elle décelait le bon cœur des siens, leur largesse, leur facilité à toujours rompre le gâteau ou à détacher le bijou, le fichu, la fanfreluche, pour en faire don au prochain.

Son petit corps exhalait une luxure qui dominait la résistance sociale, et lorsqu’elle s’étirait ou se frottait, le spectateur devenait un fauve. Ce qui la sauva, c’est qu’elle n’aimait pas les garçons de son âge. Jusqu’à seize ans, elle réservait ses sourdes caresses à des hommes faits. Ces hommes avaient peu l’occasion de la voir seule, car, malgré tout, la mère exerçait une surveillance ; plus d’une fois, elle assouvit ceux qu’avait grisés la fillette.


Étienne Bardoufle nichait dans une petite chambre, au sixième d’une vaste maison de rapport, qu’on nommait le Bataillon Carré. Cet homme trapu, aux fémurs énormes, aux gestes de tamanoir, à la musculature lente, triste et formidable, était terrassier. Quoiqu’il fréquentât le cabaret, il vivait à l’écart. Ses idées se démantelaient dans sa tête ; il ne parvenait pas à les étançonner ; il offrait un masque ahuri et déçu, troué d’énormes yeux, bronzés comme les élytres des hannetons, qui bougeaient pesamment et jetaient une lueur caverneuse. Comme il comprenait avec lenteur, et ne répondait guère, les compagnons s’abstenaient de lui adresser la parole. Bardoufle en concevait de la tristesse. Il demeurait immobile, essayant de saisir les paroles des autres et de fixer ses réflexions : il y avait toujours un retard ou un éboulis. Parfois il secouait sa peau, ainsi que les chevaux tourmentés par les mouches ; on voyait sa veste et son gilet sursauter. Bardoufle ne parvenait pas à se faire un ami : Isidore seul tapait cordialement sur ses omoplates ; mais Isidore le fatiguait par des propos décousus et ne l’écoutait jamais. On consentait à se moquer de lui, doucement, d’ailleurs, car il avait des accès de colère ; un jour, saisissant un maçon, il le flanqua de l’autre côté d’une palissade. L’amour ne le consolait point

Les femmes l’écoutaient moins encore que les hommes ; leurs propos l’éberluaient davantage ; il doutait, ayant été lâché plusieurs fois, qu’elles l’aimassent pour lui-même. Aussi se contentait-il d’une matelassière, femme mûre, qui ressemblait à Napoléon Ier, et à qui il faisait poliment visite le dimanche. Elle le recevait en silence, lui servait un corps violâtre et coriace. À Pâques, à la Toussaint, au nouvel an, à son anniversaire, elle se contentait d’un cadeau solide : jupon de laine, camisole, bottines, double cent de charbon ou demi-barrique de cidre.

Ainsi vivait Bardoufle, avec de grands soupirs. Il sentait qu’un idéal germait en lui ; il le cherchait avec chagrin ; il ne l’oubliait ni quand il enfonçait la pelle, ni quand il tapait du pic, ni quand il buvait la bière rousse, le vin noir et la mominette lactée.


L’homme frileux se nommait Antonin Fallandres. Peintre décorateur, il recevait la haute paye.

Il était habile et scrupuleux : le même patron l’employait depuis quinze ans. Antonin travaillait cinq jours par semaine et prenait deux semaines de congé par trimestre. Il vivait avec sa femme et une de ses filles, au coin de la rue Kuss, dans un logement du premier étage. Un énorme poêle de faïence, qu’Antonin avait déniché rue Drouot, chauffait la salle à manger. Il brûlait dès le début d’octobre jusqu’au mois de juin. Une petite table était installée tout près de la cheminée, avec un fauteuil crapaud : Fallandres s’y recoquillait ; c’est là seulement qu’il ôtait sa houppelande.

Il ne faisait rien. À peine s’il lisait. Parfois, après de longues méditations, il approchait un petit chevalet et peignait, de chic, un paysage : c’était un torrent dans la montagne, une croix parmi des ruines, des palmiers autour d’un temple, un désert rouge et soufre, un fleuve mangé de végétation tropicale. Non seulement la peinture réaliste, mais toute peinture guidée par des modèles lui faisait horreur. Il achevait rarement ses petites toiles ; il les distribuait au hasard des rencontres.

Sa vraie vie était dans l’inaction. Allongé près de son poêle comme un alligator, avec sa face bise, ses mains couleur de platane, ses vêtements roux, le moindre courant d’air le terrorisait. Et c’était une créature heureuse. Il ne craignait aucun lendemain ; il ne pensait ni au chômage, ni à la maladie ; la chaleur lui donnait des joies inépuisables ; aucune ambition ne le tourmentait ; indifférent à l’opinion d’autrui, il n’engageait aucune controverse, ne pariait pas, ne prenait parti pour rien ni pour personne.

Cependant, au fond de lui, brûlait une petite flamme mystique ; il était fraternel et désintéressé ; il ne tenait pas du tout à l’argent, et il n’aurait pas défendu son salaire contre les entreprises des geignards, si Mme Fallandres n’y avait mis bon ordre en allant cueillir elle-même les quinzaines du peintre. Elle en réglait l’emploi avec équité et sans avarice : tous les matins, Fallandres trouvait dans sa poche vingt-cinq sous pour le vin, le tabac et la charité. Comme il fumait et buvait peu, il avait de quoi offrir une consommation ou prêter quelques sous au camarade pauvre.

Mme Fallandres, femme tendineuse et saccadée, découvrait, sous une jupe courte, des pattes de vieille poule ; la face s’allongeait sévère et grise comme une face de vieux troupier ; sa lèvre supérieure cachait l’autre lèvre, elle ouvrait des yeux de hareng, ronds et immobiles, et elle aurait pu être muette, sa langue étant aussi paresseuse que ses bras étaient actifs.

Cette femme travaillait tout le jour avec impatience et célérité : il lui arrivait de nettoyer trois fois le même meuble entre le matin et le soir. Pour le déjeuner, elle cuisait éternellement la même ratatouille : du bœuf ou du mouton avec des pommes de terre, des navets, des carottes, du céleri, un oignon, un panais. C’était fait avec soin et cela répandait une odeur excellente avant le déjeuner, écœurante ensuite. Elle gardait une part du plat pour le dîner ; elle y ajoutait, selon le jour, des œufs, des côtelettes à manches, un petit beefsteack, une tranche de jambon. Tous les samedis, elle achetait une poule vivante, puis, armée d’une hache, elle descendait dans la cour, enfermait la tête de la volaille dans son poing gauche et la guillotinait. Parfois, l’oiseau décapité se dressait sur ses pattes et courait en agitant les ailes, tandis que le sang bondissait par la trouée du cou.

Les Fallandres avaient deux filles. L’aînée, créature blond de zinc, aux yeux de lièvre, était la femme du mécanicien Goulard. Ce mécanicien avait conquis la gloire par son extrême propreté. Malgré le métier, il exhibait des mains claires, sa barbe s’étalait annelée, calamistrée et sentant la bergamote. Il apportait le même soin à son costume : au sortir de l’atelier, il revêtait un complet gros bleu et des bottines brossées avec énergie. Les commères s’arrêtaient pour le voir passer et se disaient entre elles :

— Comme il est propre ! Comme il est propre !

Les galopins même l’escortaient avec considération, et Goulard, connaissant sa gloire, marchait bien droit, la barbe en bataille. Il donnait sa recette :

— Pour les mains et la figure, je mêle une goutte de vitriol à mon eau. C’est souverain. Je dégraisse mes habits moi-même : il n’y a encore que le fiel de bœuf.

La deuxième fille des Fallandres s’étirait comme un bambou. Presque aussi frileuse que son père, elle montrait en hiver des joues violettes, avec de grands yeux de biche craintive. Flexible, frêle et presque charmante, elle était faite de matériaux délicats, rougissait pour un mot et, toute tremblante devant les hommes rudes qui passent sur les trottoirs, elle devait mourir vieille fille.


Hippolyte Gourjat, dit la trompette de Jéricho, avait reçu le don d’imiter les bruits. Tout enfant, il ne pouvait entendre une crécelle, un froufrou, un roulement, un pas, une porte qui grince, un chat qui feule ou miaule, ni l’aboi d’un chien, ni le pépiement d’un pierrot, ni aucun cri ou aucune rumeur sans qu’il tentât de les reproduire.

Avec l’âge, sa vocation se consolida ; il devint effrayant. De vieilles femmes entendaient, sur leur palier, les hurlements de leur chien moribond : aux abords de la foire, des rugissements annonçaient le lion échappé ; des concierges éperdus galopaient vers leur loge où mugissait un bœuf, aboyait un molosse, brayait un âne ; les marchandes des quatre saisons obtempéraient en tremblant à des injonctions brutales ; la corne d’un tramway invisible faisait bondir les dames asthmatiques ; on percevait, dans la nuit, les lamentations d’un homme occis par les apaches…

La voix de Gourjat possédait l’étendue, le volume et la souplesse. Elle lui assurait partout le vivre et le couvert ; toutes les noces, les fêtes, les bals, les banquets se le disputèrent ; il n’est bistro qui ne lui offrît les alcools ni restaurateur de faubourg qui ne se fît une joie de le nourrir à l’œil. Mais Gourjat n’acceptait que ce qu’on peut accepter. Il ne voulait pas vivre de son talent, il le donnait. Et il gagnait galamment son pain dans la tannerie où il aurait pu passer maître, s’il avait consenti à épouser Mlle Félicie Pasquerault, fille et petite-fille de tanneurs, qui ne pouvait le voir sans aise ; mais il préféra Philippine Bertrix, jeune personne au nez puissant, aux paupières ornées de cils riches.

Elle avait son charme, qui n’était guère définissable. Elle semblait fraîche et tendait à la couperose, elle avait une bouche appétissante mais un peu tordue, elle montrait des yeux or et lapis, d’un bel orient, mais froids et d’une étrange malveillance. À aucun moment, Hippolyte ne lui en imposa. Elle avait aimé ses imitations de bêtes et d’hommes ; elle les détesta après huit jours de mariage. Lorsqu’il en essayait quelqu’une, la face de Philippine exprimait un mépris si amer que le cri expirait, gelé.

Elle domina tout de suite ; elle distillait des paroles vénéneuses, son attitude opiniâtre, insultante et avide engourdissait la pauvre Trompette. Dès le principe, elle mesura ses faveurs. Souvent, lorsqu’elle avait enfin consenti, elle proférait, au milieu de l’acte, de ces mots qui assassinent la volupté. La chose faite, elle exprimait un dégoût injurieux, elle passait une heure à se plaindre et se purifier. Dès qu’elle eut quarante ans, elle remisa définitivement son sexe ; en outre, elle accumulait, devant témoins, des allusions ignominieuses à la virilité de Gourjat, l’accusait d’infirmités gratuites et ravalait ses origines : il n’avait plus de poumon gauche ; il puait des orteils et de l’estomac ; sa sueur pourrissait le linge et ne pouvait pas même s’enlever avec de l’eau de Javel ; il faisait rancir le beurre et tourner le lait ; son père avait cassé des cailloux sur la route, un de ses oncles était mort dans un « hospice de vagabonds ».

Après vingt ans, Hippolyte souffrait encore de ces injures ; il écoutait cette femme aride et diabolique avec un tremblement de la main gauche. Presque toujours, il lui répondait avec humilité, ne se fâchant qu’après des heures et des journées de patience. Alors, son tonnerre clamait ; il passait à travers les murailles, il rebondissait sur les trottoirs et les pavés. Philippine y opposait un rire sifflant comme le knout. La grosse voix s’éteignait, et, implacable, inlassable, une voix au verjus coulait des injures, des reproches et des lamentations… Gourjat fuyait sa demeure, il rôdait misérable, il rêvait quelque chose de bon, de tiède, de calfeutré ; il cherchait une âme, un asile, un chuchotement — mais dès qu’il paraissait au cabaret ou dans une famille, il fallait faire le bœuf, le porc ou le dindon, la clarinette, l’accordéon ou le tramway. S’il prenait le ton de la confidence, tous attendaient qu’il les réjouît d’une simulation nouvelle. Ainsi Gourjat, comme l’éléphant par ses défenses, comme le castor par son pelage, était pris au piège de son talent.


Pierre-Auguste Dutilleul, magasinier, homme indigné et hyperbolique, étonnait par l’excessive agitation de ses traits. Au plus léger trouble, les sourcils dansaient, les joues s’enflaient en cornemuses ou se creusaient en jattes, les ailes du nez battaient comme des élytres, le front imitait la houle et le rictus pullulait sur les lèvres. Ses yeux distillaient la révolte, il multipliait les épithètes qui peignent la turpitude, la pourriture et le massacre. Comme ces chiens qui tirent frénétiquement leur chaîne, derrière une cloison, il bondissait vers l’ennemi imaginaire. À son manichéisme naïf, l’adversaire n’apparaissait que chargé d’opprobre, les amis purs héroïques et magnanimes. On le voyait filer au long des rues, derrière sa barbe crépue, d’un pas de vengeance et de poursuite. Des cicatrices paraphaient ses joues ; une de ses oreilles avait été réduite de moitié dans une bagarre ; le volume de son nez s’était accru au contact répété des poings.

Dutilleul vivait seul, dans deux chambrettes basses. Il avait amoncelé des livres et des brochures sur le plancher et sur les meubles ; il lisait sauvagement, avec un sens ardent de l’imprimerie. Et dans la lueur de sa lampe Pigeon, il brandissait les volumes avec des cris d’adoration ou des injures abjectes. À la longue, il s’était instruit. Des notions nombreuses s’inscrivaient dans sa cervelle, il construisait correctement ses phrases, il usait d’une politesse aussi impétueuse que sa colère, son coup de chapeau tombait jusqu’aux genoux, son salut le courbait ainsi qu’une colique de plomb ; il prenait en grippe ceux qui lui rendaient mal ses politesses. Il n’était pas malheureux, sachant, de source sûre, que la Justice allait venir, mais il souffrait un peu de ne pas rencontrer l’Homme. Il crut à Picquart, à Zola, à Jaurès et même au père Combes : ils le déçurent, sans qu’il pût énoncer ses raisons aux autres ni à lui-même. D’ailleurs, il n’avait pu les approcher d’assez près pour les assurer de sa vigilance ; il lui fallait le contact, la poignée de main, les cris unanimes.

Parfois des meneurs de faubourg le séduisirent ; il y eut Faglin, un démoc-soc, selon le vieil évangile, dont les yeux apoplectiques et les rauquements de bison parurent pleins d’une loyauté délicieuse. Lorsque Faglin se présenta à la députation, Dutilleul alla offrir de se faire casser la gueule. Il y eut une campagne joyeuse et convulsive ; Faglin échoua et lâcha ses amis « comme des pets ».

Il y eut Rostenverre qui voulait mettre à sac l’œuvre du Bon Pasteur : il fila avec la caisse d’un comité, après avoir emprunté trente-cinq francs à Dutilleul. Il y eut Carbon, Permet, Bigard dit Bistro, Fromenteau, qui propagandèrent dans les cabarets ou posèrent de vagues candidatures. Tous lâchèrent l’arrondissement et Dutilleul ; il les traitait de « pus de porc, de vomissures d’alligator, de morves de tapirs », et les menaçait de l’estrapade, du four à chaux ou du pal. Et il continuait à attendre l’Homme.


Léonard Taupin, terrassier, vivait avec sa mère, vieille blanchisseuse du second empire. Sa tête produisait une laine noire qui sentait le suint, et sur cette tête, dure comme du porphyre, il cassait des noix, brisait des gourdins, fendait des planches, rompait des cordes. Ses yeux ronds exprimaient l’allégresse et la candeur. Il ne connaissait guère le passé, ignorait l’avenir, frétillait dans le présent comme un chien joyeux et commençait à trouver les choses bonnes dès le petit matin, lorsque la vieille lui servait une tasse de café et des tartines de beurre. Il aimait le soleil, raffolait du vent, s’amusait de la pluie, et si parfois le travail l’ennuyait, le plus souvent il prenait de l’orgueil à creuser, à fouir, à donner du pic avec puissance et dextérité. Comme il était de taille basse, la force lui était plus chère. Toutefois, il observait la règle et la mesure, qui sont de ne pas trop abattre de besogne, car l’ouvrier ne doit pas donner aux singes plus que ne l’exige la sagesse : ceux qui s’acharnent sont des fripouilles et des traîtres ; on s’use, on use les autres et on dégrade le travail. Aussi la journée de Taupin était pleine d’aimables intermèdes. Chacun à son tour, on regardait agir le prochain ; ou bien on feignait de discuter, ou bien encore on donnait un conseil, ou les outils demandaient un petit examen.

Léonard, homme de cabaret, passait ses soirées à proximité du zinc, dans l’aimable fumet des alcools, des pipes et des cigarettes. Il y cuisait doucement dans son jus, il ne rêvait rien de plus séduisant que le comptoir argentin, la furibonde incandescence des globes, les bocaux et les bouteilles semblables à des escarboucles, des émeraudes, des topazes, des grenats.

Les êtres y passent comme au cinématographe, les paroles ricochent, emportant une miette de destinée dans leurs ondes éphémères : il y a des effusions subites et de brusques colères ; les manilleurs, vissés dans leur encoignure, symbolisent ce qu’il y a de durable et de profond dans l’agitation des hommes.

Le plus souvent Taupin gardait le silence ; il buvait un petit vin blanc, à douze sous le litre, que le père Bihourd tirait de la Charente, et il n’en consommait jamais plus de trois chopines. Parfois, il consentait à une partie de cartes, ou bien il tournait l’espiègle Zanzibar ; il lui arrivait aussi de donner son opinion : ignorant l’art de la donner avec calme, il gueulait, il tapait sur ses cuisses, sur son sternum ou sur le zinc, ses joues flambaient, sa redoutable tête esquissait le geste d’enfoncer les ventres, mais c’était de la mimique ; « il ne connaissait pas sa force et avait peur de faire un trou dans les boyaux ».


La famille Bossange vivait dans une maison basse, adossée à un tertre, et suivie d’un terrain vague. Cette maison était vieille, assez vaste et inconfortable. Le propriétaire, depuis de longues années, attendait une expropriation profitable et louait à bas prix, pourvu qu’on n’exigeât aucune réparation. On le voyait parfois rôder dans le terrain vague, secouant la tête avec dépit.

Les Bossange occupaient l’étage et les Perregault occupaient le rez-de-chaussée. Ces deux familles se trouvaient unies par les femmes : Mme Bossange et Mme Perregault étaient sœurs. Elles se passaient alternativement la grand’mère Bourgogne, septuagénaire agile, plaintive et chimérique, qui avait l’art d’attiser les rancunes.

Adrien Bossange souffrait d’une bottine gauchie, mal ressemelée ou dépolie, au point d’en transpirer ; il portait jusqu’à l’héroïsme la décence du costume. Il changeait de chemise le samedi et non le dimanche, jugeant cela plus aristocratique. Nul homme n’a porté si loin l’art de ne pas salir ses plastrons. Il nettoyait ses habits au fiel de bœuf et connaissait dix secrets pour entretenir les « haute forme ». Sept ou huit fois par jour, il se lavait les mains. Tant de soins n’étaient pas inutiles : même lorsque sa jaquette commençait à jeter un éclat de tôle, Adrien apparaissait net comme un chat.

Ce petit employé descendait de familles dont la déchéance avait été continue. Ses bisaïeux exerçaient de grands négoces ou dirigeaient de vastes industries. Encore riches, les grands-pères n’avaient pas eu la fortune de leurs ascendants : la banque de l’un tarit lentement ; l’autre ne put maintenir la prospérité de sa filature. Le père de Bossange mourut en laissant des dettes, si bien qu’Adrien, à vingt-deux ans, se trouva sous le joug.

C’était un bon employé. Comme il se pliait joyeusement à la discipline, il devait conquérir les patrons qu’eussent rebutés l’orgueil, la familiarité ou l’indiscrétion. Patru (grains, fourrages et issues) l’admira et l’aima. Il le mit à l’épreuve et le trouvant toujours égal à sa tâche, lui fit sauter les échelons. Peut-être cette chance vint-elle trop tôt. Dès le principe, Bossange avait résolu de reprendre rang parmi la bourgeoisie. Grâce à l’intervention de Patru, ses économies dépassèrent, à vingt-sept ans, le triple de ce qu’il avait prévu. Et il se trouva, dans le faubourg Saint-Jacques, un délicieux petit magasin de grainetier où deux vieillards perclus exerçaient un trafic profitable ; le voisinage produisait alors des jardiniers, des oiseleurs, des éleveurs de poules et de pigeons.

Adrien étudia l’affaire par le détail, acheta le fonds, partie comptant, partie à crédit, et fut à deux pas du bonheur. Dans la boutique en retrait, aux petits carreaux olivâtres, on apercevait des sacs de féverolles, de pois, d’avoine, de blé, de chènevis, de millet, des oignons de jacinthe ou de tulipe, des semences dans des sachets peints de fleurs, de légumes ou de fruits, des bottillons de froment, de seigle, de sarrazin, de maïs, des herbes sèches, des racines et des tubercules. La porte était trapue, peinte en carmin et ne se fermait que le soir. Une odeur de grange régnait sous les poutres basses.

Bossange servait les bonnes gens avec agilité, habile à clore les paquets, et faisant pleine mesure. Il avait l’ouïe complaisante, le don précieux de comprendre plusieurs personnes parlant ensemble et plaisait encore par l’ajustement exact d’un costume gris roux, adapté aux poussières végétales et par un visage qui, malgré le centre trop court, entre un menton en jatte et un crâne rond, un crâne d’otarie, offrait beaucoup d’agrément, à cause de la variété des grimaces et du plus étonnant répertoire de sourires.

Ce furent des jours admirables. Adrien aimait les graines ; il fumait le soir une pipe merveilleuse, l’hiver au chaud du poêle, l’été sur son seuil, où il entr’apercevait, comme une rivière, le crépuscule coulant parmi les cheminées. D’écu en écu, il remontait vers sa caste ; les chiffres dansaient la sarabande et lui chantaient leur fable. Il commit alors une erreur funeste. Une belle fille, issue d’artisans, elle-même ouvrière, lui plut, ce qui n’était rien, car il se garda bien de le lui dire, mais il lui plut aussi et elle dressa son piège, naïf et sûr.

Il tâcha de se garer. Plutôt, quoiqu’il détestât les culs terreux, eût-il pris femme à la campagne : l’ouvrière lui semblait le dernier terme d’une adaptation à la défaite, tandis que la paysanne, par sa barbarie têtue, peut être un commencement.

Il lutta donc. Mais un dimanche de printemps, la nature, aidée par la complicité d’une dame Glapissart, triompha. Adrien Bossange abusa d’Adèle dans une circonstance où il eût été bien difficile de ne le point faire. Il répara le grief et ce fut une déchéance. Le mari et la femme n’avaient en commun aucun scrupule ; leur langage et leurs goûts se contredisaient ; Adèle raffolait d’odeurs insupportables ; chacun de leurs gestes décelait un autre rythme ; et quoiqu’elle aspirât à la bourgeoisie, son ambition comportait un orchestre d’idées et de désirs qui consternait Bossange.

Le grainetier n’osa pas recevoir des hommes de sa caste. Il eut, dans des cafés lointains, quelques compagnons vagues, stagnants et monotones, près desquels il goûtait le plaisir du nivellement. Si la fortune était venue, Angèle aurait sans doute revêtu des apparences et appris à tenir sa fourchette. Mais le sort frappa. Les industries du quartier passèrent par des points critiques ; une concurrence survint et depuis qu’il était en pouvoir d’épouse, Adrien plaisait moins aux clientes. La déchéance s’accéléra selon le carré des temps.

Il est bien difficile d’abandonner une boutique où la pêche fut bonne, les plus sagaces s’obstinent. L’espoir d’un retour de fortune est mieux qu’excusable : il implique la persévérance, sans que la masse des œuvres humaines péricliterait. Bossange attendit un revirement ; il le prépara par des efforts ingénieux. La fatalité était trop forte.

Les boutiquiers ruinés sont comme les forçats : on les suspecte. Les patrons présument qu’ils serviront mal et avec répugnance. Adrien trouva difficilement place dans une papeterie médiocre. Il fut vigilant, industrieux, perspicace — en vain. Le chiffre d’affaires comportait une comptabilité réduite : le tiers du temps, Bossange restait sans travail, vissé sur sa chaise, car on eût également désapprouvé qu’il lût, qu’il marchât ou qu’il se livrât à une tâche personnelle. Il patienta deux ans.

Chez l’entrepreneur où il travailla ensuite, il se heurta aux préjugés d’un Morvandiau, organisateur ignare mais excellent, à la manière de tels généraux de la Révolution. Ses idées avaient la forme d’outils et de chantiers ; il savait à peine écrire et lisait en s’accompagnant de la voix. Aussi admirait-il sournoisement ceux qui alignent de beaux chiffres, tiennent les livres avec élégance et, d’un coup d’œil, saisissent la balance des comptes. Il comprit que Bossange était un brillant comptable ; il le respecta ; il lui parla avec timidité, presque avec crainte ; il n’osa jamais cracher devant lui. Sans l’exécrer positivement, il était décidé à ne pas porter ses appointements au delà de dix-huit cents francs. Encore le ferait-il attendre : un comptable lui semblait suffisamment récompensé par la propreté et la distinction de son travail. C’est un luxe et très enviable : pourquoi y ajouterait-on le luxe des gros émoluments ?

La quarantaine approchait, redoutable crépuscule où s’esquisse le trou noir. Et les enfants étaient venus ; la famille logeait dans des cavernes mornes ; Adèle gardait son génie débraillé et vagabond. Indifférente à la poussière, accommodée à l’arôme des pots de chambre, aux vapeurs des fricots, contente d’une litière râpeuse, de draps huileux, d’une jupe attachée à la vanvole, peu sensible à l’attaque des puces, elle jouissait de la vie au sein des vaisselles éperdues. Quelque jatte de café, quelque anisette, quelque pâtisserie au saindoux la plongeaient dans une volupté torpide.

Dès le premier enfant, elle cessa de perdre du temps à sa chevelure ; cette herbe sauvage ne connut plus que des coups de râteau et fit fléchir les épingles. Adèle savatait ses pieds et laissait flotter ses seins dans le caraco. Lorsque Bossange lui faisait réprimande, elle ne se cabrait point, elle approuvait et même s’accusait, supprimant ainsi l’insistance. Les paroles passaient au travers d’elle. Et la femme triomphait comme une force de la nature, sans même prétendre au triomphe.

Adrien vécut au camp volant ; il se cuirassa contre l’essence des urines, de la sueur, de l’oignon, de la ciboulette, des ragoûts, des pommades. Il eut des jours aussi affreux que ceux d’un inventeur méconnu ou d’un poète sans gloire. Car les sensibilités ne sont pas ce qu’un vain peuple pense. La nature a voulu que Victor Hugo fût, en somme, rude et grossièrement sensuel, tandis que des épidermes fins se crispent au fond d’un bureau, que des âmes délicates se recroquevillent dans un logis pauvre.

L’idéal de Bossange était rétréci, son intelligence médiocre, ses goûts quelconques, mais il connaissait des chagrins nuancés, il possédait un sens parfait de l’ordre et de la politesse. C’était de quoi subir toutes les tortures de la déchéance. Il ne put maintenir aucune tradition : les enfants parlèrent le patois d’Adèle et furent couverts de rapiéçures ; ils connurent la gourme et les poux ; leurs cheveux s’infectaient de tenaces pommades ; la morve leur pendait aux narines.


C’étaient des garçonnets sains. L’aîné, Armand, sous des cheveux en baguette, montrait un front frais, bien coupé aux tempes, des yeux châtains, où la vie jouait avec grâce, deux joues un peu larges, mais d’une pâte friande. Une certaine perspicacité apparaissait, par périodes, dans les actes du petit, mais jusqu’à douze ans, il fut un animal brusque, un frère de chiens errants.

Son cadet, Marcel, plus sauvage, plus agressif, plus rôdeur, plus mêlé aux conspirations des petits Indiens du faubourg, se révélait d’abord par ses yeux. Peu d’yeux humains sont plus grands. Ils s’ouvraient comme des yeux de lion ; ils passaient du bleu d’outre-mer à la turquoise et, dans la pénombre, semblaient une nichée de vers luisants. Pour n’être pas vaincu dans une lutte, ce petit garçon pratiquait des manœuvres atroces, il eût tué ses antagonistes. Très pâle, mais doué d’une santé métallique, avec ses joues mobiles, ses dents pointues, son nez concave et goguenard, ses lèvres toujours prêtes au sarcasme, au défi et à l’injure, il avait bon cœur et défendait héroïquement les faibles.

Entre autres dons, Adèle avait celui du mensonge : elle le pratiquait avec une candeur de Hottentote. Les enfants en ont le génie : la nature, dont ils sont si proches, ne comporte-t-elle pas une dissimulation sans trêve ? Le faible y doit perpétuellement truquer sa trace pour échapper au fort, et le fort meurt de faim s’il ne sait tromper sur son approche. Les petits Bossange virent la mère couper court aux ennuis en tronquant, maquillant ou niant la fâcheuse réalité : ils mentirent, intarissablement. Adrien, véridique jusqu’à la faiblesse, comprit que la lutte directe ne mènerait à rien. Il fallut plier ; il supporta les puanteurs du mensonge comme il subissait l’incurie et la saleté.

Il y eut pourtant une heure où les époux furent d’accord : l’un et l’autre voulurent qu’Armand et Marcel fissent leur première communion.

Adèle disait :

— Je ne crois à rien, mais Jésus a fait des miracles et ceux qui ont craché sur l’hostie en sont morts. Saint Joseph avait la trouille, mais sainte Marie a guéri ma sœur.

Elle ajoutait, pour s’expliquer à fond :

— Bien sûr que la religion c’est des foutaises, mais c’est pas une raison pour faire comme les païens qui sont des cannibales.

Après la communion de Marcel, il y eut une période heureuse. Bossange entra dans la puissante maison de chocolat, Varinaud, Joffard et Cie. Joffard remarqua vite cet employé ponctuel et sagace. Il y eut un inventaire où le nouveau montra tant de flair et d’industrie qu’on l’augmenta de six cents francs. Bossange se revoyait dans le bureau de Joffard, par un jour d’hiver où le ciel était si bas que la rue semblait se frotter aux toitures. Joffard se chauffait les cuisses devant un feu de hêtre. Il avait une belle chevelure de nègre, des joues crues, qui, avec les mâchoires et les pommettes, semblaient des entrecôtes, et des yeux de bon buffle. Son torse en cuve reposait sur des pattes de basset, ses bottines ressemblaient à des bouteilles de champagne, il déployait des mains aux pouces de cordonnier. Il ne savait ni rire, ni sourire ; sa face se tournait vers l’employé, aussi stagnante qu’une face de méhari.

Bossange, au rebours, multipliait les sourires, sourires contraints, aimables, craintifs, qui coulaient de haut en bas et frissonnaient d’une tempe à l’autre.

— Monsieur Bossange, fit le patron… Je ne veux pas vous dissimuler que je suis content de vous… Et je suis difficile, monsieur… Je suis un dilettante. Je vais vous causer une grosse émotion : tenez-vous bien ! Monsieur Bossange, vous êtes augmenté de six cents francs !

Était-ce elle, enfin, la chance sans qui les plus forts ne sont que des lièvres dans la luzerne ? Bossange étouffa ; son cœur lui bouchait les bronches :

— Monsieur, soufflait-il… Ah ! monsieur…

— Je vous comprends ! fit doucement Joffard, l’émotion vous coupe la langue. Il y a de quoi, monsieur Bossange, il y a de quoi ! Allons ! Asseyez-vous et n’essayez pas de me remercier : vous n’y arriveriez pas !

Il avança lui-même une chaise :

— Monsieur, geignit alors Bossange, c’est une grande joie.

— Ça ne m’étonnerait pas, repartit Joffard. Et, à vrai dire, mon intention était de vous causer une grande joie. Pour que je continue, il n’y a qu’à continuer vous-même : une part d’association est au bout.

— Je ne m’y attendais plus ! Je ne m’y attendais plus ! cria lamentablement Bossange.

Des larmes passèrent sur ses yeux. Joffard le frappa dans le dos, lui fit prendre du porto et lui donna congé pour le reste du jour. Et Bossange rôda jusqu’au soir, sans réussir à fatiguer son bonheur. Une fissure immense ouvrait le ciel : il y entassait ses espérances. Les façades sales, la boue, les fumées furent le jardin de la fortune.

« Je regrimperai ! »

Ces mots soufflaient avec les cornes des tramways, la fusillade des automobiles, le tintement des fiacres ; ils se lisaient sur les affiches et sur la face maussade des passants. La vision de Bossange était d’ordre poétique et mystique : il aspirait vers sa caste avec un sentiment de réhabilitation, de pureté et de gloire. Il eût sans plainte couché sur la dure et mangé le brouet, mais dans une maison bourgeoise, parmi des meubles bourgeois, une vaisselle et du linge bourgeois ; c’était l’église, l’autel, la chasuble, l’ostensoir, le ciboire de son culte.

Les promesses de Joffard ne furent pas vaines. Bossange monta. Il put installer sa famille dans un petit appartement du Luxembourg ; les enfants furent au lycée ; une vague respectabilité envahit Adèle. Durant quarante mois, la chance resta fidèle ; la participation aux bénéfices s’esquissa. Puis, Joffard mourut subitement. Des héritiers sournois dégoûtèrent le vieux Varinaud, qui vendit sa part. Un rapace dirigea le personnel, rogna sur les appointements, renvoya les hommes qu’il trouvait trop coûteux. Bossange, compris dans ces coupes sombres, se retrouva, à quarante-cinq ans, au point de départ. Et la chance ne revint plus. La forêt sociale n’était plus qu’indifférence et menace. Elle avait pris Adrien à ses pièges innombrables, elle le rejetait vers le fourré où l’on s’étend pour mourir ; autour de l’agonie même, elle assemblait son appareil féroce.

Il n’attendit plus rien du travail ni d’aucune combinaison régulière : il acheta, inlassablement, des billets de loterie et conserva, à travers les vicissitudes, un bon à lots du Panama.

C’est vers cette époque que la mère d’Adèle devint veuve. Elle tombait à la charge des Bossange et des Perregault. Perregault et Adèle louèrent à bas prix une vieille maison de la rue Brillat-Savarin. Cet arrangement donnait un atelier à Perregault qui rêvait de s’établir pour son compte et renfonçait Bossange dans la promiscuité ouvrière. Taciturne, il subit l’horrible mère Bourgogne qui puait le vieux beurre, raclait son nez avec frénésie, ne cessait d’exciter Adèle contre les Perregault et les Perregault contre les Bossange ; il endura des dîners hebdomadaires, le dimanche soir, où Perregault, sa femme et leurs enfants étalaient une familiarité brutale et couvraient le sol de crachats.


Alphonse Perregault était un homme dense, la tête posée presque à ras sur le torse, et les bras en anse, comme un lutteur. Ses yeux, bleu de sèvres, ricanaient dans un solide visage groseille ; ses mâchoires sortaient en cônes près du cou ; un poil bourru lui poussait sur la lèvre et dans les oreilles ; il avait la voix sarcastique, l’humeur débraillée, avec des crises de rage et de jactance. Perregault fumait d’affreux tabac dans une pipe d’argile et ne savait pas avaler sa salive ; il la lançait vaille que vaille, en jets puissants. C’était une âme libre. Il ôtait difficilement une casquette moulée sur son crâne et n’avait jamais flanché devant les patrons. Quoiqu’il se délectât aux lectures et aux réunions révolutionnaires, ses opinions fluctuaient. En général, il réclamait la suppression du haut patronat, mais, selon qu’il avait plus ou moins de chances de s’établir à son compte, il dénigrait ou préconisait la petite industrie.

Perregault avait épousé la sœur d’Adèle, petite femme à forte base, à peau poreuse, qui menait la vie d’une squaw. Elle obéissait à la voix d’Alphonse avec une rapidité instrumentale ; elle eût même été propre, s’il l’avait exigé ; mais il n’y tenait point. Et elle avait donné au menuisier deux fils trapus, aux faces vermeilles, aux yeux lazulite, qui se distinguèrent par l’entêtement et une santé de fer.

Le mélange des deux familles fut d’abord une défaite complète pour les Bossange. Adèle plia comme sa sœur devant le redoutable Perregault. Le comptable, déchu, inerte, songea que sa race allait tout entière s’engloutir dans la plèbe. Mais il se fit une sélection imprévue. Armand, lorsqu’il eut seize ans, se sépara des fils Perregault. Après avoir commencé un apprentissage, il se sentit plein d’horreur pour la vie ouvrière, il fréquenta les cours du soir.

Ce jeune garçon ramassa au hasard une science obscure et délicieuse. Il pénétrait dans la connaissance humaine comme dans une religion. La tête emplie d’une genèse où dansaient les iguanodons et les astres, la loi des trois états et la concurrence vitale, la flotte de Thémistocle et l’histoire des religions, il goûta l’enthousiasme merveilleux que connaissent seuls, dans sa plénitude, les jeunes hommes pauvres. Chez eux, cet enthousiasme est pur de satiété, pur aussi des disciplines fades, des règles menues, subtiles et délicates qui plissent la pensée et la sensation. Le jeune Bossange pataugea dans l’infini ; le monde s’étala vierge, sauvage, sans bornes ; tout naissait éternellement, rien ne vieillissait que pour reparaître plus neuf et plus émouvant.

Il sortait de ses livres hagard, plein d’un admirable vertige ; il allait saisir Gustave Meulière et Émile Pouraille ; il leur versait son ivresse en discours verbeux, tumultueux, obscurs et contradictoires. Ils en prenaient chacun selon sa nature ; mais tous deux y puisaient de la beauté vivante. Dans Émile, c’était une poussière. Elle tombait en corpuscules, en paillettes qui s’incrustaient au tréfonds et luisaient aux heures tendres ou craintives, en tourbillons qui s’agitaient confusément à travers la destinée monotone. Dans Gustave, ce fut une formation lente et continue, pleine d’un charme nébuleux, où les enthousiasmes s’élevaient comme des flammeroles sur un étang. Ces causeries les remplirent de dégoût pour le travail d’ouvrier ; tous trois tendirent désespérément vers le destin des bureaucrates : Armand trouva une place de commis aux écritures, dans une librairie. Par les jeux d’un atavisme alternant, il répudia l’argot maternel, calqua ses façons sur celles du père, soigna son vêtement, détesta les odeurs fortes et aspira à la discipline. Il mentit avec discrétion et discernement ; il lutta contre l’incurie d’Adèle et la puanteur du logis avec plus de force et d’efficacité que ne l’avait fait son père. L’ordre ne régna pas, c’était impossible, mais il y eut une ébauche de propreté : l’odeur d’urine cessa d’être continue.


VII


C’est par ces êtres que Rougemont commença sa propagande. Les uns lui servaient simplement de phonographes : il savait qu’à répéter infatigablement la même chose, ils la répandraient ainsi que le vent et les abeilles répandent le pollen. Par les autres, il atteignait des buts profonds et durables ; il créait, avec moins d’envergure, des propagandistes à son image. Et il prenait encore un plaisir tout individuel à remuer les cœurs, à voir naître les croyances.

Pouraille et Dutilleul étaient les meilleurs échos. Le terrassier, la bouche en four, semblait manger et boire les paroles du propagandiste. Elles se logeaient dans sa cervelle vague, mais douée de la mémoire des sons ; elles y entretenaient une agitation salutaire. Isidore reproduisait les phrases au chantier et dans les cabarets circonvoisins. Elles sortaient chaotiques, au hasard des réflexes, pliées à la syntaxe de l’ivrogne. Telles quelles, elles allaient se nicher au fond d’autres crânes, elles déplaçaient des idées et préparaient des associations nouvelles. Pouraille servait aussi de trompette. Il répandait le nom de François, il excitait des camarades à venir l’entendre, il annonçait ces événements mystérieux qui plaisent à l’âme populaire.

François connut abondamment l’histoire de la Couturière et du Gentilhomme. Il vit Mme Pouraille, Émile et Fifine. Victorine, se méfiant d’abord de cet homme à la barbe fleurie, annonça à Fifine qu’il essayerait de les mettre sur la paille et prit des précautions merveilleuses à l’égard des économies. Le meneur plut à Fifine. C’est qu’il considérait avec douceur cette adolescente flétrie, aux omoplates saillantes, aux oreilles de papier ; il l’interrogeait sans maladresse, il ménageait sa vanité aigre et ombrageuse ; une exaltation légère, près d’être amoureuse, gonflait la poitrine creuse. Fifine observa que le père se soûlait moins fort le samedi, et cette remarque entama la méfiance de Mme Pouraille.

Dès lors, toutes deux accueillirent Rougemont avec faveur ; Fifine colporta des propos subversifs parmi les petites ouvrières du faux col et de la chemise, mais Victorine, se souvenant de Cullont, gardait ses convictions aristocratiques. Émile flottait. Tantôt il annonçait le chambardement de l’établissement Faille et Cie, qui fumait, par trois cheminées, vers le pont de Tolbiac ; tantôt il émettait le vœu que les révolutionnaires fussent rasés, épilés, teints en rouge des pieds à la tête, et formassent une race nouvelle, entre l’homme et le singe, vouée au défrichement du Sahara et à l’extinction des volcans.

Avec Dutilleul, il y eut une période de méfiance. Le magasinier, trouvant que François ressemblait à Rostenverre, se disait : « Y va m’emprunter trente-cinq francs ! » Il sifflotait d’un air agressif, lorsque le propagandiste entrait Aux Enfants de la Rochelle. Sa face se plissait en accordéon, son regard étincelait de malveillance, il murmurait tout bas : « La roue, ma vieille, des cailloux dans le ventre, les orteils rôtis et les pattes écartelées. »

Puis, un soir que Rougemont avait répondu gentiment à une de ses brusques objections, il reçut le coup de grâce. Trois jours plus tard, il s’écriait :

— C’est l’Homme !

Dès lors, il suivit François comme il avait suivi Faglin, Rostenverre et Richard dit Bistro. Il écoutait avec des bramées d’enthousiasme, annonçait que le grand scalp était proche et brandissait une immense canne d’entraînement. Dans ce néophyte plein d’imprévu et d’aléa, la conviction coulait comme un jet de fonte. Il avalait goulument les phrases, mais il était sujet à les répéter de travers et il grondait à la moindre de ces contradictions que Rougemont aimait à combattre avec bonhomie. Dutilleul, les yeux ronds, la mâchoire tordue, s’abandonnait à son penchant pour les outrages scatologiques ou les énumérations de supplices, et proposait aux adversaires des parties de lutte, de canne ou de savate. Il fallait déployer des ruses savantes pour le faire taire. François n’y parvint qu’en inventant des rites baroques et en instituant une franc-maçonnerie de signes à l’usage unique du magasinier.

Lorsque celui-ci tapait de la canne ou tortillait ses joues, Rougemont traçait quelque croix, quelque triangle ou se touchait la tempe d’un air mystérieux. Flatté de cette complicité avec l’Homme, le balafré sentait tomber son impatience, une volupté de carbonaro ou de terroriste lui emplissait l’âme et il considérait le contradicteur avec une pitié bienveillante.


L’homme frileux offrait plus de résistance. Son âme était généreuse, mais apathique. Il n’avait pas connu la perfidie ni la rapacité des exploiteurs. Son salaire lui suffisait amplement. À vrai dire, il ne souffrait que du froid : encore, par compensation, éprouvait-il des jouissances de reptile auprès de son poêle ou lorsqu’il tenait le bon coin chez Bihourd. Il écouta longtemps François en silence. Par politesse, il approuvait ces idées générales qui flottent comme un brouillard sur les opinions. Quand il s’agissait de l’organisation des syndicats, de la lutte pour les trois huit et de la campagne antimilitariste, Fallandres fumait avec douceur. Il n’objectait rien ; il n’acquiesçait pas davantage.

Ce silence excitait Rougemont qui, cherchant le joint, tâtonnait, engageait le fer au hasard. Il avait toujours eu la préoccupation des taciturnes ; dans son enfance, il les redoutait ; maintenant encore, il subissait l’impression de leur dédain. Pour les forcer à répondre, il usait de la ruse, de la plaisanterie, d’un arsenal de questions simples. Antonin, quoiqu’il fût sans duplicité, répondait comme un Normand. Au fond, la parole de François finissait par l’émouvoir. Un soir, après avoir bourré sa pipe, il dit :

— Je ne travaille pas même huit heures par jour, je chôme le dimanche et le lundi, tous les trois mois, je prends une quinzaine de congé ; on me paye bien, mon patron est un brave homme. Qu’est-ce que je ferais dans les syndicats ?

— Ce que j’y fais ! répondit François. Moi aussi, je touche de hauts salaires, je me repose quand je veux, j’ai de longs congés : mais la vie du prochain m’intéresse.

Cette réplique déconcerta l’homme frileux. Il la médita pendant les heures de son engourdissement. Et il passa de plus longues soirées aux Enfants de la Rochelle, écoutant avec bien-être la voix du propagandiste. Une joie lente dissolvait sa fibre ; il faisait le songe rassurant de l’altruisme : l’hostilité est morte, les yeux des hommes ont fini de se regarder avec froideur, cruauté ou défiance, les foules deviennent des énergies généreuses, le pain quotidien n’est plus une énigme terrifiante ni la vieillesse le trou noir de l’abandon… Fallandres se chauffait aux phrases de Rougemont. Elles pénétraient comme le soleil de juin ; elles se scandaient sur des accents forts et sincères ; elles palpitaient, elles étaient vivantes.


François conquit très simplement Étienne Bardoufle. Il sut qu’il fallait lui parler avec mesure, il l’aida patiemment à accoucher de ses phrases et, par des additions discrètes, il les complétait. L’homme-tamanoir, se voyant écouté, conçut un plaisir formidable. Ses idées confuses et ses notions brumeuses se cristallisèrent autour des doctrines syndicalistes. À mesure qu’il les concevait, il adopta chaque principe de son maître ; il fut révolutionnaire comme il eût été nationaliste, ou même bouddhiste, si François l’avait voulu. Ses convictions n’en furent pas moins solides, elles eurent comme assises sa première amitié, elles se trouvèrent à l’image de celui qui lui apportait l’attention et la mélodie. Tout ce que disait Rougemont se grava comme l’alphabet dans le crâne d’un enfant ; ce fut pesant, ce fut indestructible : Étienne se bourra d’aphorismes qui, avec moins de souplesse et plus de monotonie, eurent le ton, le mouvement, la couleur de l’original. L’homme épais secouait gaiement sa peau trop large ; il riait tout seul dans son antre ; il rendait des hommages plus tendres à sa matelassière et même il lui fit cadeau d’une jupe de pilou gris pigeon, dont le bord était parcouru de joyeuses arabesques en laine rouge.


Il fut plus facile encore de conquérir Hippolyte Gourjat, dit la Trompette de Jéricho. Cette conquête se fît presque en une seule séance. Un après-midi, François, venu très tôt aux Enfants de la Rochelle, y trouva Gourjat amer, jaunâtre et convulsé. D’innombrables injures de Philippine, vomies devant les fenêtres ouvertes, pour l’exultation de la rue, lui avaient tourné le cœur. Pêle-mêle, l’oncle mort dans un « hospice de mendiants », l’haleine qui rancissait le beurre, la transpiration qui pourrissait les chemises, l’odeur du tan, la putréfaction des orteils, ornèrent le discours de la femme. Hippolyte se bouchait les oreilles avec deux serviettes ; la sueur coulait dans sa barbe. Quelquefois, il poussait un hurlement. Alors Philippine riait démesurément et, dehors, on entendait s’éjouir le peuple.

Comme toujours, le tanneur dut prendre la fuite. Il n’eut pas le courage d’aller jusqu’à la tannerie ; il échoua chez Bihourd. De rage et de misère, il vida cinq canettes de bière. Des plaintes s’échappaient de sa poitrine, que n’écoutaient ni le père Cramaux dit Cul-de-Singe, ni deux citoyens tachés d’huile qui tournaient le zanzibar. Quelques gamins se tenaient au seuil. Tous espéraient que Gourjat imiterait le cheval, le chien blessé, la grenouille ou la grosse caisse. Il le savait bien, sa douleur s’en accroissait, il ne se parlait plus qu’à lui-même ou bien il pratiquait la prosopopée :

« Oui, oui, tu n’avais qu’un mot à dire et tu aurais eu Mlle Pasquerault, avec la tannerie et la tranquillité. Et elle était gentille, encore : tu aurais eu de l’agrément et des gosses… Qu’est-ce qu’elle avait pour elle, cette Philippine Bertrix ? Pas le sou, maigre et un nez de juif… un nez où on fourrerait tout le tabac d’une tabatière et la boîte avec ! Ah ! Madame Giraud, qui aurait dit que vous feriez ma misère ! C’est vous qui m’avez poussé… Oui, madame Giraud, vous m’avez mis un cataplasme sur les yeux. Sans vous, je ne lui aurais pas parlé, vous nous avez prêté votre salon, madame Giraud, et j’ai été plus malheureux que les pierres ! »

Ainsi parlait la pauvre Trompette ; sa peine lui crevait le cœur, mais elle n’atteignait pas le cœur des autres ; il sentait amèrement que l’homme est seul parmi les hommes ; une indignation le soulevait, il cherchait la colère au fond des canettes, grognant :

— Ce n’est pas vrai ! Mes pieds ne puent pas… Tenez, j’ôte mon godillot ! Et pour ce qui est de mes organes, je parie mille francs que je ferai un enfant à celle qui voudra et qui est capable ! C’est ma femme qui ne peut pas ! Elle ne sent rien ; c’est une pierre, un glaçon pointu. Et mon oncle n’est pas mort dans un hospice, il est mort chez un pharmacien. Mon père était un honnête homme… il n’a jamais cassé de cailloux… il inspectait ceux qui en cassent. Puis, je ne pourris pas le linge… et si vous voulez sentir mon haleine, la voilà… Celui qui dira qu’elle peut faire tourner le lait est un cochon !

Quand il grognait, il regardait très loin, à travers la devanture, il n’entendait ni ne voyait les gens rire, mais dès que sa fureur s’apaisait un peu, il les entendait et les voyait ; alors son âme s’emplissait de honte. Il buvait cette honte avec les canettes. Rougemont entra aux Enfants de la Rochelle. Il alla s’asseoir en face de Gourjat et s’enquit avec intérêt :

— Vous avez l’air triste, camarade ?

Hippolyte, levant les paupières, vit ce visage sincère et ne résista point :

— Ah ! si je suis triste… c’est rien de le dire ! J’ai des embêtements qui ne finiront que dans mon cercueil.

Il jeta au hasard sa peine. François posa les questions utiles, si bien que Gourjat trouvait mieux ses mots et classait ses souvenirs. Quand il eut longtemps parlé, le meneur déclara :

— Il n’y a pas de pires maux ! Je vous plains sincèrement.

Puis, voyant que l’heure était proche où les compagnons se presseraient dans la salle, il ajouta :

— Si vous le voulez bien, nous ferons une promenade.

Cette proposition toucha Gourjat jusqu’aux larmes.

François discourut à son tour ; il entraînait Hippolyte hors des fortifications, sur la route de Gentilly, où il montrait, en passant, la misère humaine :

— On se console, disait-il, en s’occupant des autres. C’est comme si on croissait, comme si on s’ajoutait des forces nouvelles. Sans doute, on ne peut pas détruire ses chagrins. Ce serait trop beau. Mais on peut les envelopper, en quelque sorte… ils ne nous touchent plus aussi vivement : c’est comme des fleurets mouchetés.

Ensuite il racontait des anecdotes ; il en connaissait un nombre incroyable.

Le temps était tendre, de beaux nuages tournaient sur la banlieue, et quand Rougemont eut dit ce qu’il fallait dire, il se remit à interroger le tanneur, sachant que, hors les taciturnes, tout homme aime à se servir de la parole ailée. Ainsi l’heure passa et quand il s’en revinrent par la route crépusculaire, une âme de plus était prête à s’émouvoir pour le bonheur des multitudes.


Le petit Taupin ne s’intéressait pas à l’avenir ; c’est à peine s’il se le figurait. Il considérait la parole comme un piège ; dès qu’on lui faisait des phrases, sa peau se tendait sur le crâne dur, ses yeux sautillaient de droite et de gauche, il ronflait. Sans doute, il voulait bien qu’on augmentât son salaire et il était prêt à gueuler avec les autres, aux jours de grève. Mais pour des patrons, il en fallait. Il se le disait à soi-même :

— Moi, patron ! Ah ! bien… ça serait propre : je mettrais dix chevaux à une omnibus et y foutraient le camp !

Il vidait son verre, en écoutant Rougemont, Pouraille, Dutilleul, et se donnait, discrètement, des coups sur la fesse. Néanmoins François ne lui déplaisait point. Il échangeait une poignée de main et clignait de l’œil. Lorsque le meneur lui adressait personnellement la parole, il murmurait :

— J’ai du nougat dans la tête !

— Vous savez pourtant que vous êtes exploité ?

— C’est mon genre. Je suis fait pour être exploité et même ça me fait plaisir de voir un exploiteur.

Ou encore :

— J’ai mes poings et puis mes bras. C’est solide. Y en a qui parlent de mourir de faim… des patates ! Si tu sais faire la besogne et que tu la serches, tu la trouves !

— Mais, faisait doucement François, il y a des couturières qui travaillent dix-huit heures et qui gagnent vingt-cinq sous.

— Je suis pas couturière ! Y a des métiers ousqu’il y en a trop. Si on se met dix pour manger un rognon de veau, bien sûr y en aura pas assez. Faut se mettre ousqu’y a de la place.

— Très bien ! Seulement, s’il y a cinquante rognons de veau pour Pierre, qu’il les garde pour lui, sans même pouvoir les manger, tandis que Jacques, Paul, Henri n’ont rien à se mettre sous la dent ?

— As-tu jamais vu quelqu’un garder cinquante rognons ?

— C’est une manière de parler.

— J’ai une tête qui casse les portes et les magnières de parler j’y comprends pas !

— Mais les rognons, c’est l’argent ! criait Dutilleul avec fureur.

— Essaye voir qu’on te paye ta quinzaine en rognons ou en pieds de porc !…

Il se tapait sur la fesse et n’écoutait plus.


Le père Cramaux dit Cul-de-Singe était plus inaccessible encore. Il roulait de gros yeux aux sclérotiques citron, dans un gros visage désabusé, et suait jaune. Sa voix sortait par bouffées ; beaucoup de notes y manquaient ou ne fonctionnaient guère, et lorsque Rougemont lui parlait, il n’entendait que le commencement des phrases. Puis il ripostait :

— Nous serons rasés comme des culs de singe. Pas de justice, pas d’injustice, pas d’exploiteurs, pas d’exploités : il n’y a que des salauds. Je suis un salaud, tu es un salaud, nous sommes des salauds. On sort de la mouscaille et on y rentre, on est vivant et on est déjà pourri. Quèque tu veux que ça nous fasse, les syndicats, la révolution, l’Internationale ? De la mouscaille, comme le reste ! Veux-tu m’acheter de la moutarde ? Ou bien de la bière Félix ? Ou bien du millet, du maïs, de la graine de lin ? Il faut que je bouffe et que je boive. Et ça me fera plaisir le jour où j’aurai mon bon pour le fossoyeur… Mais pour la chose de ton bonheur universel, tu ne m’as pas regardé ? Rasé comme un cul de singe, et rien à faire ! Tu me donnerais la place du père Loubet, je n’en serais pas moins rasé ! Et toi aussi, rasé, et tous rasés, graine de foutus et foutus depuis le commencement du monde. Il n’y a rien. Et quand il n’y a rien, rien à faire. Moi, je vois clair, je suis malin, je suis sage… je n’aime rien, je n’aime pas les hommes, je me vante de ne pas m’aimer moi-même. Non ! mais la solidarité ! La poule syndicale ! Le lapin communiste !…

Il ne variait guère, sauf que, les jours où il avait sa mesure, il n’achevait plus ses mots et multipliait les « culs de singe ». François, d’ailleurs, ne s’y acharna guère ; après peu de jours, il savait que le vieux crâne ne vivrait plus que des idées fragmentaires qui s’y étaient incrustées et qui ne supportaient pas d’intruses.

Il fallut aussi renoncer à convaincre le père Meulière. Ce ferblantier écoutait avec attention, il souriait, en amateur, aux passages éloquents, mais, lorsqu’il était interrogé par Dutilleul ou la Trompette, il plissait ses petits yeux vert-de-gris :

— C’est toujours la même répétition !

Ces mots condensaient sa sagesse et l’éclairaient sur les plus intimes des sensations. C’était un « rien de nouveau sous le soleil » ou un nil admirari de pauvre homme. Tout recommence. Les fleuves et les idées suivent leur cours, et ce cours est invariable. Il y a des vieux et des jeunes, des faibles et des forts, des grands et des petits, des malades et des bien portants, des malins et des bêtes, des veinards et des malchanceux, des hommes et des chevaux… pourquoi n’y aurait-il pas des pauvres et des riches ?

— Voyons ! aboyait Dutilleul, vous pensez pourtant qu’il y a des injustices ?

— Pour sûr ! S’il n’y avait pas d’injustices, il n’y aurait pas de justice !

— Pourquoi êtes-vous ouvrier ferblantier et pourquoi Bridoux est-il patron ? Bridoux n’est qu’un salaud.

La plupart du temps, Meulière ne répondait rien. Ou bien il lançait de brefs aphorismes. Une fois, pourtant, il sortit sa pensée :

— C’est toujours la même répétition. Pourquoi êtes-vous batailleur et pourquoi M. Fallandres est-il frileux ? Moi, je vois que ça recommence. On a fait la grande Révolution, puis l’empereur Napoléon, puis deux autres révolutions, et encore un empereur, et l’Alsace et la Lorraine et les communards. Et puis, quoi ? Est-ce que c’est arrangé ? C’est vous-mêmes qui dites que non. Y aura encore une révolution ? Puis un empereur ? Qu’est-ce que t’en sais ? Ceux de la grande Révolution, est-ce que c’étaient des bêtes ? Et ceux de la Commune ? Y se sont pourtant salement trompés. Moi, je ne suis qu’une tourte. Vous n’allez pas me faire croire que je comprendrai comment c’est fait, la machine du gouvernement ? Alors faudra que je m’en rapporte à vous, que je croie à votre parole d’honneur ? Pourquoi donc ? Je peux aussi bien croire Tarmouche ou Paul Déroulède…

Son propre discours l’effara. Il se mit à rire à l’étouffée :

— Vous m’avez donné votre mal ! Je vas devenir un prêcheur.

Mais il ne récidiva point. Sa pensée rentra dans les creux de sa cervelle et y demeura incrustée ; il se remit à approuver l’éloquence. Au fond, il avait cette impression que les choses sont d’autant moins réelles qu’elles sont mieux racontées : il ne croyait qu’à ce qui pousse dans les champs ou se fait avec les mains et les machines.


Alphonse Perregault et son fils cadet venaient chaque soir aux Enfants de la Rochelle. Ils faisaient plus de crachats que toute l’assemblée et leurs faces groseille, vissées de près sur le torse, suaient un orgueil brutal et opiniâtre. En ce temps, le second fils Perregault, Anselme, dit Varlope, faisait son service militaire. Cet événement révoltait la famille. Alphonse, qui avait échappé au recrutement, sous l’Empire, ne pouvait admettre que sa race fût asservie à des sous-officiers ; les lettres amères de Varlope entretenaient sa fureur :

— Si encore c’était pour quelque chose, hurlait-il, mais je la connais, leur armée : pas plutôt qu’on la mettrait devant les Allemands, elle serait en bouillie. Et tant plus ça ira, moins y en aura. Nous sommes foutus pour la guerre, c’est plus dans le sang ; il n’y a qu’à faire comme la Suisse…

François versait de l’huile sur le feu. Après de fortes tirades sur la décadence de l’esprit militaire et patriotique, il passait aux anecdotes. Au cours de ses campagnes dans l’Yonne, il en avait cueilli d’extraordinaires. Et chaque habitué des Enfants de la Rochelle en contait quelqu’une. Elles étaient brutales, cyniques, hideuses ou pitoyables. Elles évoquaient le meurtre, le vol, la syphilis, la pédérastie, l’alcoolisme, la prostitution et embrasaient les jeunes : le petit Meulière songeait à fuir en Amérique ; Émile Pouraille imaginait des poisons subtils, dont on imprégnerait le linge des gradés ; le jeune Perregault ne voyait rien de plus beau que d’attendre un officier au coin d’une rue et de lui planter un couteau entre les deux épaules ; Armand Bossange se remémorait la sainte inquisition. Tous répondaient aux lettres de Varlope par des cris de haine et de malédiction.


C’est d’ailleurs aux adolescents que Rougemont adressait ses discours les plus pathétiques. Il les aimait, ils étaient près de son âme malléable et de son énergique optimisme. À les voir se renouveler par la parole, il se renouvelait lui-même. Imagination nourrie d’avenir et de possibles, pour qui le passé n’existait guère, il goûtait mieux son rêve auprès de ceux qui connaîtraient la société nouvelle. À les voir saouls d’espérance, il se grisait lui-même ; il oubliait la durée.

Autour d’Armand Bossange, le meneur noua toute une bande. Il retrouva dans ce jeune homme l’énergie d’apostolat de sa vingtième année. Les lectures d’Armand, chaotiques et fuligineuses, eurent leur orientation : le néosocialisme devint le symbole du monde.

Jadis, une théorie enseignait que d’invisibles germes, émanés des êtres vivants ou même morts, pénétraient les rocs et les montagnes, où ils déterminaient des structures comparables à celles des organismes. D’où ces formes étranges, ces coquillages, ces squelettes, ces empreintes animales, qu’on trouve dans la profondeur du sol : ainsi, dans l’esprit d’Armand Bossange, le néosocialisme reconstruisait à son image la science, la philosophie et les arts.

L’adolescent fut saisi du mal de la justice. Il la retrouvait dans le tourbillon des nébuleuses, dans les métamorphoses de l’individu et des espèces, dans l’histoire et dans la légende, dans chaque spectacle du ciel, de la rue, de la librairie Delaborde et du foyer. Il ne respirait plus une fleur sans que le parfum se mélangeât d’une joie ou d’une indignation sociales ; il ne pouvait voir un soldat sans frémir et le bruit du clairon soulevait en lui un délire d’antimilitarisme.

Même l’attendrissement et l’ardeur jalouse qu’éveille le visage des belles filles n’allaient plus sans visions révolutionnaires. Surtout le surexcitaient la saleté des artisans, l’alcoolisme, le mal-être et la fatigue. Lorsqu’il avait rencontré trop de mâles chétifs, trop de femmes déformées, d’enfants rachitiques et d’ivrognes, il était saisi d’épouvante : l’industrie n’allait-elle pas lui pourrir son humanité avant le grand sauvetage ?

Le front contre sa vitre, il contemplait le faubourg sinistre, les hautes cheminées d’usine, avec l’impression d’une tuerie lente et invincible. Aurait-on le temps de sauver les hommes ?… De vastes espérances balayaient cette crainte ; l’univers entrait en lui par cent portes. La cheminée d’une usine dans les étoiles l’exaltait jusqu’aux larmes. Tout devenait de la nature neuve : l’impression qu’un autre tire de la forêt ou de la mer, il la tirait, aussi vierge, des terrains vagues, des masures, des jardins ruineux et des fabriques retentissantes. Il s’enivrait à la clocherie des trolleys et, au soir, sur le revers de la Butte-aux-Cailles, s’attardait à voir passer ces longues maisons roulantes, dont la lueur était alors pleine de promesses et du mystère des destinées vagabondes. Le sifflement des sirènes d’usine devenait plus religieux que l’appel des cloches ; la sortie des ateliers, ces troupeaux d’êtres noirs dans l’heure brune, cette grande animalité des villes, profonde et lasse, évoquait des devoirs pieux, grandioses, d’immenses devenirs.

Il prenait de toutes parts des semences sauvages et les semait dans une caisse d’emballage. Pêle-mêle, il y poussait du mouron, des taraxacums, des renoncules, du plantain, des sauges, de la camomille, de l’ortie, du millepertuis perforé, des giroflées, du lupin, de la luzerne, du trèfle, de l’herbe-aux-chats, des nemophyllias… C’était sa savane. Il la regardait avec de grands tressaillements. Elle exprimait la langueur de septembre, la détresse d’hiver, les gloires d’avril, la chaude sécurité estivale ; c’était la matière fraîche d’un rêve qu’il étirait, qu’il étendait jusqu’aux nuages, qui coulait en lui comme les eaux d’une fontaine.

Le dimanche, il emmenait son frère Marcel, Gustave Meulière, Émile Pouraille, Alfred Casselles, déjeuner au bois de Clamart ou de Verrières. Ils cherchaient quelque combe ou quelque réduit clos d’épines. Dans la salle verte, parmi les piliers bleus ou les colonnettes argentines, ils avaient un frémissement de délivrance. Comme toutes les grandes douceurs humaines, cela commençait par le banquet. Gustave sortait de son sac des tranches de viande rouge, un pain fauve, des fruits, du vin blanc ; Émile exhibait du gruyère, du lard fumé, des figues, de la piquette grise ; Armand et Marcel avaient des œufs, du fromage de tête, des chaussons aux pommes, une demi-miche, des bondons ; Casselles dépaquetait du pain de seigle, du jambon, du veau, des petit-beurre, une bouteille de fronsac, une toile cirée.

Le menu étant collectif, chacun puisait au tas ; ils étaient des tziganes, des Comanches, des explorateurs ou des citoyens de la société nouvelle. La variété des nourritures ajoutait aux illusions et parachevait leur exaltation. Les phrases galopaient dans le cerveau d’Armand, il annonçait la beauté et la bonté humaines, le règne de l’industrie et le triomphe de la terre.

Peu d’étendue suffirait pour produire une nourriture surabondante ; la nature garderait des forêts, des savanes, des déserts et des brousses, elle créerait des formes neuves et surprenantes, on comprendrait les bêtes, on obtiendrait qu’elles respectassent l’homme et son domaine ; il n’y en aurait plus de féroces pour le roi pacifique du monde. On vivrait indifféremment sur les continents et sur les mers ; de grandes patries flottantes abriteraient les nations. Tandis que des esquifs innombrables silleraient parmi les nuages, on voyagerait sans peine au fond des océans, dans la fosse des Kouriles, dans l’abîme des îles Tonga et des îles Kermadec, on fréquenterait la faune abyssale comme on fréquente les animaux de nos pâturages et de nos basses-cours.

Ces prophéties charmaient diversement les auditeurs. Le petit Meulière soupirait et tenait la bouche entr’ouverte. Son âme réceptive se délectait de ces rêves qu’un autre peinait à lui servir. Il mêlait tendrement le bouvreuil à la cravate de pourpre, les fusées vertes du cytise ou du bouleau, la houle nacrée des hêtres, la course du carabe, le travail frénétique de la fourmi, le vol sournois des moustiques aux prédications d’Armand Bossange. Marcel fixait sur son frère des yeux étincelants d’où la goguenardise n’était jamais absente ; il n’enregistrait que les promesses de vagabondage, la vie d’un rôdeur de planète. Émile, allongeant ses pattes de cynocéphale, ricanait. Il avait de brusques délires et poussait des aboiements, il interrompait l’orateur d’une phrase baroque, ou se fourrait une figue dans la bouche en signe d’abondance et de sécurité.

Casselles demeurait immobile, la mâchoire raide, ouvrant d’énormes yeux de vitre bleue ; sa crédulité était froide, mais profonde ; il acceptait les principes tranche par tranche et en bloquait son cerveau. Ses pommettes rougissaient faiblement lorsqu’il s’agissait du militarisme. Il avait tiré au sort ; il devait partir au mois d’octobre. Cette nécessité restait pour son imagination quelque chose d’énigmatique, de malfaisant et de monstrueux.

Il ne pouvait concevoir que des individus, obscurs et anonymes, eussent la puissance de l’appeler, du fond d’un antre de paperasses, et de le verser dans un troupeau, comme un bœuf, un mouton ou une chèvre. Ce n’est pas seulement parce qu’il repoussait le patriotisme. Même patriote, il n’eût pas admis que Casselles dût obéir à des hommes qu’il ne connaissait pas. Ce sentiment, esquissé dans beaucoup d’êtres, prenait chez lui un caractère maladif. À la rigueur, il aurait compris qu’on l’encadrât avec ses oncles, son frère, ses cousins, ses amis, ses voisins ; mais la pensée qu’un groupe d’inconnus lui donnerait des ordres, qu’il lui faudrait dormir avec d’autres inconnus, l’affolait de rage et de stupeur.

Sa manie s’accroissait à mesure qu’approchait la date redoutable. Aussi, quand Bossange proposait de former une ligue antimilitariste, ce jeune homme taciturne proférait des mots brutaux. Tous, d’ailleurs, vouaient à l’armée une haine qu’attisaient les lettres du fils Perregault, les récits et les brochures. Et Armand déclamait sous les feuilles vertes :

— Par sa seule existence l’armée est déjà la guerre. La discipline n’est pas autre chose que l’art de ramener l’homme à la brute. Elle peut seule le forcer à se battre ! Personne ne consentirait volontairement à se mettre, avec cent mille imbéciles, devant des canons, des fusils et des mitrailleuses… Détruisez la caserne et la guerre est morte !

— Détruisez la caque et il n’y a plus de harengs ! ricanait Émile.


VIII


Ainsi agissait de toutes parts la propagande de François Rougemont. Elle se répandait de la Butte-aux-Cailles, des rues loqueteuses et branlantes, à ce quartier qui grandissait parmi les terrains vagues, alimenté par une artère de tramways mécaniques. C’était déjà, par soi-même, un terroir révolutionnaire, mais d’esprit obscur et incoordonné. L’action de François l’orientait ; les compagnons affluaient aux Enfants de la Rochelle, et le révolutionnaire visitait les chantiers, se montrait chez les mannezingues, organisait des réunions, ne méprisait ni les concerts ni les guinguettes.

Il eut sa légende ; elle prenait sa source dans cette Soirée des Cadavres où il avait su émouvoir le populaire. Sa personnalité plaisait aux femmes autant qu’aux hommes, et réjouissait même les enfants. Lorsqu’il accompagnait Gourjat la Trompette de Jéricho, Philippine oubliait d’être acariâtre ; il charmait Mme Jeannette Meulière ; Mme Fallandres et sa fille l’accueillaient avec faveur : il dut, à deux reprises, partager la poule dominicale ; la mère du petit Taupin se mettait sur le pas de sa porte pour le voir passer ; Adèle Bossange demeurait béante devant sa barbe ; Antoinette Perregault lui eût obéi aussi diligemment qu’à Alphonse lui-même ; la veuve du puisatier Préjelaud et la mère Alexandre semaient sur son passage un sel de louanges ; Mme Bihourd se coiffait avec soin et avait fait dégraisser ses corsages chez le teinturier. D’ailleurs, il ne dédaignait pas de les convaincre. De même qu’il poussait Georgette Meulière, la petite Reine, la longue Eulalie, Jacqueline Deshauts, Mathilde Farre, à organiser un syndicat de brocheuses, de même faisait-il reluire aux yeux des ménagères la lutte contre l’alcoolisme et les droits de la femme.

À sa propagande de quartier, il alliait une action incessante dans les ateliers du boulevard Masséna. Il avait puissamment resserré les liens moraux qui unissaient à la C. G. T. les typographes, les minervistes et les relieurs de Delaborde. Alfred le Géant rouge venait plusieurs fois par semaine aux Enfants de la Rochelle, avec Vérieulx, Pierre Laglauze, dit l’Endive, Berguin-sous-Presse, Auguste Vanneraud, Louis Marihaye, Coste, Bachelet et Vidrequin.


À la période de propagande, Rougemont avait l’habitude de faire succéder ce qu’il appelait les leçons de choses. Elles consistaient à discipliner, à « épousseter et à écheniller » le district. Il fallait mettre à l’index les patrons qui se dérobaient aux engagements, en contraindre d’autres, menacer ou persuader les ouvriers marrons, pourchasser les jaunes, se porter au secours des grévistes, pousser les mécontents à la révolte ou au sabotage. Ces opérations se faisaient selon le hasard ou les circonstances. Elles débutèrent à la Maison Blanche par la mise à l’index de l’imprimerie Boucharlat.

Boucharlat, qui donnait du travail à une quarantaine de compositeurs, de minervistes et de brocheuses, occupait une longue bâtisse derrière les usines de Caillebotte. C’était un endroit ruineux. Les ateliers se développaient en longueur, éclairés par des fenêtres basses ; la nature, reprenant ses droits sur la façade, la charpente et la toiture, mordait à l’aide des lichens, crevassait par les racines des linaires ou des giroflées, trouait par les guêpes maçonnes et rongeait par les souris.

Pierre Boucharlat, sous le masque d’un bon singe, le nez plat avec de gros trous poilus, un collier de barbe pie et des yeux craquelés, gardait l’âme d’un homme du troisième empire, prêt à chanter les canards et à chambarder les capucins. Il ne connaissait rien de plus beau que la république, et comme s’il doutait encore de son existence, ne cessait de la proclamer. Il ne fallait pas lui en demander davantage. Le syndicalisme ne lui représentait qu’une forme de la fainéantise universelle. Et il disait :

— J’admets la fainéantise ! Si tu veux serrer ton ventre, serre-le. Si tu veux vivre de quatre sous, vis de quatre sous. Mais si tu veux le feu et la marmite, il te faut raser le poil que tu as dans la main ! Moi, je n’avais pas un rond ; mon père était cantonnier, il nourrissait quatre garçons et cinq filles. J’ai travaillé à quatorze ans. Quand il a fallu faire dix-huit heures, j’ai fait dix-huit heures ; quand il a fallu passer des nuits, j’ai passé des nuits. On m’a payé ce qu’il a fallu, j’ai même fait la grève avec les autres : je ne suis pas contre la grève. Seulement, la grève pour ne rien faire, ce n’est pas la grève, c’est le syndicalisme, et le syndicalisme, c’est la confédération générale des fainéants !

C’est un propos qu’il répétait volontiers et qui le faisait rire. Au fond, il n’avait pas d’inquiétude : il était sûr que le syndicalisme claquerait comme les ateliers nationaux et la Commune. Il avait les huit heures en abomination. C’était la ruine, l’ivrognerie et une nouvelle invasion des Prussiens. Lui-même ne comptait pas son temps. Assez malhabile, ayant peu d’entregent et aucune roublardise, il ne devait sa petite fortune qu’à une vigilance fantastique et à des veillées continuelles. Pour jouir de l’emploi de la marque syndicale, qui lui assurait quelques débouchés, il s’était engagé par contrat à n’employer que des artisans affiliés à la Fédération française des travailleurs du livre. Il le regrettait. Depuis qu’il avait donné sa signature, il subissait cent menues servitudes.

Surtout l’attitude de certains ouvriers l’exaspérait : ils avaient l’air de ne pas le connaître, ils arrivaient à l’atelier comme des gens d’une autre race, disaient à peine bonjour, coupaient leur besogne, quelle qu’elle fût, à la seconde même où sonnait l’heure de la sortie, accueillaient les observations avec roideur, dédain, gouaille, ou même faisaient mine de ne pas les entendre. Les mêmes hommes s’appliquaient à ne jamais dépasser une certaine ration de travail et blâmaient vertement ceux qui en faisaient davantage ou consentaient au coup de collier. Tout travail à la tâche était une indignité. Ils y voyaient la source du chômage et le malheur de l’artisan. Et l’un d’eux, pointu et goguenard, un jour que le père Boucharlat le harcelait, avait tiré de sa poche un fragment de la Voix du peuple et l’avait tendu au patron.

On y voyait des dessins, intitulés : Ouvrier, prends l’outil et Prends la terre, paysan. Le premier représentait deux artisans joviaux et un individu en redingote, grêle, chauve, effaré, à qui l’un des ouvriers disait : « On vous réserve votre place à l’établi !… Et vous savez, ce n’est plus aux pièces ! »

Sur l’autre dessin, un personnage en blouse et de forte structure, interpellait un bourgeois hobereau, le nez tombant dans la moustache, furieux, craintif : « Hé ! le ci-devant, y a pour vous une chaise à la tablée commune et une pioche à vot’ disposition. »

Boucharlat avait machinalement saisi le papier. Quand il vit les estampes, la colère lui fit trembler la barbe :

— Vous êtes une tête de veau ! hurla-t-il.

Des rires sournois ricochaient, zigzaguaient, tournoyaient autour du « singe », tandis que l’ouvrier répondait avec flegme :

— C’est seulement pour dire que lorsque nous aurons fait la reprise du capital, nous vous traiterons en vieux frères… et pas en chevaux comme vous faites avec nous… Tant qu’à la tête de veau, je l’aime mieux que la tête de bœuf !… Y a moins de corne, patron.

Les rires continuaient, sourds, subtils, insaisissables, piquant le cuir du vieux et lui poussant le sang aux tempes. Il s’abandonna à sa rage :

— Eh bien ! vous irez porter vos goûts ailleurs… Moi, je ne veux pas qu’on m’embête…

— Pardon ! fit l’ouvrier d’un ton froid, mais plein de menace. Vous ne voulez pas dire que vous me mettez à la porte ?

— Un peu, mon petit !

Le collier de Boucharlat se hérissait autour des joues, ses mains s’entre-choquaient comme des castagnettes :

— Et le motif ? reprit, plus froidement encore, l’homme.

— D’abord, vous avez un poil dans la main… Ensuite, vous vous foutez de moi. Et puis, je suis encore le maître ici !

— Quand on veut tuer son chien, on dit qu’il est enragé. Je n’ai pas de poil dans la main : vous me donnez sept francs par jour… je vous donne pour douze francs d’ouvrage. Et je ne me fous pas de vous. C’est vous qui m’avez engueulé, et rudement encore, je prends les camarades à témoin. De motif, y en a donc pas plus que dans mon œil. Pour ce qui est d’être maître chez vous, c’est à voir. Vous avez votre imprimerie et les bénéfices de ce que vous tondez sur notre dos. Mais nous ne sommes pas vos chiens : y a tout de même un contrat et on ne se laisse pas foutre à la porte comme ça. Je vous assignerai devant les prud’hommes rapport à une indemnité… vu que cette manière de me chasser me fait tort. Et les camarades vont me soutenir, j’en réponds.

Il se retourna vers les ouvriers :

— Pas vrai, vous ne vous laisserez pas faire ?

Un petit homme, couturé par la variole et dont un œil « blanchissait », répondit :

— Si on te sacque, c’est la grève… Moi, je ne reste pas cinq minutes.

L’esprit de troupeau agita l’atelier, dix voix affirmèrent :

— Oui, oui… la grève.

Le père Boucharlat les considérait avec des yeux rouges ; l’indignation lui mangeait la parole ; il abattit son poing dans le vide, puis il sortit en ânonnant :

— On verra qui est le maître ! Tous un poil… tous ! tous !

C’était une période de commandes et l’ouvrage ne pouvait être remis au lendemain. Quand sa colère fut apaisée, l’imprimeur céda à la force et aux circonstances ; il garda l’ouvrier. Mais son humiliation lui pesait sur le cœur ; il la remâchait jusque dans son sommeil, il se prenait à haïr ces hommes qui se moquaient de lui et se soutenaient avec tant de promptitude et de ténacité. Leurs raisons lui semblaient odieuses. Plein de respect pour son œuvre, il ne doutait pas qu’elle ne fût sa création personnelle : les artisans, loin d’y aider, ne cessaient d’y nuire. Il comparait ses vingt ans d’efforts et de veilles à la veulerie, à la déloyauté, à l’ivrognerie de ses hommes ; il soliloquait, avec des bouffées de colère :

« Eux, s’organiser ! Eux, faire quelque chose par eux-mêmes ! Mais il n’y a qu’à les regarder ! Des porcs dans la porcherie… Cochons pour leurs femmes, cochons pour leurs camarades, cochons pour eux-mêmes ! Se passer des patrons, eux, eux ! Autant les enterrer vifs. Je ne les connais pas, peut-être ? Je ne les ai pas vus depuis trente ans que je travaille et vingt ans que je les emploie ? De la tête à tripe, des cœurs de vache et des phrases de mastroquet. Ça n’apprend rien, ça ne veut que tourner ses pouces et boire et fricoter des filles… Ah ! non. »

Ainsi soliloquait le père Boucharlat qui avait pris, dans un long célibat, l’habitude de s’adresser la parole. Comme il avait plié, ses ouvriers montraient des faces plus grivoises ; une soif de vengeance lui desséchait le gosier.

Un après-midi, il reçut la visite d’un ancien avec qui il avait jadis travaillé et même « couru quelques noces ». Victor Glachant était de la même race que Boucharlat, moins sobre pourtant, plus facilement dupe et plus préoccupé par le sexe. Lui aussi sut monter une imprimerie. Il l’avait bien conduite pendant dix années, puis des circonstances et une femme intervinrent. Glachant se ruina, « battit la dèche », essaya des gérances, fit un saut en province et ne put remonter sur sa bête. Il arrivait chez Boucharlat pour demander de l’ouvrage. Sa présence émut le vieil homme ; les jours de la jeunesse flottèrent devant une bouteille de château-yquem ; ils glorifièrent l’époque où ils ignoraient les rhumatismes, où la vie s’étendait comme une éternité :

— Pour sûr que tu auras du travail, mon vieux ! ricanait l’imprimeur, et du chic ! Qu’est-ce qu’on ferait dans cette saleté d’existence, si on ne reconnaissait pas les copains du bon temps !

Leurs yeux se remplirent de larmes. Puis Glachant remarqua :

— Il faut que je te dise… Je suppose que tes ateliers sont remplis de syndiqués ? Moi, je crèverais plutôt, mais je ne marche pas avec eux. J’ai été patron… j’ai du sang de patron dans les veines. Si tu as des engagements…

— J’en ai, mais pas pour toi. Ceux qui ne sont pas contents iront se faire… confédérer ailleurs !


L’installation de Glachant fut faite en coup d’État. L’imprimeur agit en silence et avec roideur. Les ouvriers acceptèrent immédiatement la lutte. Ils nommèrent trois délégués qui devaient rappeler Boucharlat à l’ordre et le mettre en demeure de choisir entre eux et le nouveau venu.

Ces trois hommes se présentèrent à son bureau et le petit homme couturé porta la parole. Il fut net, poli et blessant :

— Pardon, excuse… Nous sommes obligés de venir vous rappeler que vous avez signé un contrat par lequel vous vous engagez à ne prendre que des ouvriers syndiqués. Le nouveau ne l’est pas. Qu’est-ce que vous comptez faire ? Nous ne demandons pas mieux que de nous entendre. Si le nouveau veut entrer au syndicat, qu’on le dise, et nous attendrons… S’il refuse, ça ne se passera pas comme ça !

Boucharlat écoutait en renversant la tête en arrière, un ricanement sec agitait ses lèvres, sa face bouillait :

— Qui de nous est maître ici ?

— Personne ! Vous êtes le propriétaire de cette imprimerie… vous exploitez notre travail, mais vous n’êtes pas notre maître.

— Qui vous paye ?

— Vous nous payez en argent, nous vous payons en travail.

— Sans argent, il n’y aurait pas de travail.

— Sans travail, vous n’auriez pas d’argent.

— Mais vous claqueriez de faim.

— Possible. Vous claqueriez de faim aussi si le boucher, le boulanger, l’épicier refusaient votre argent. Et tous les hommes claqueraient de faim si personne ne travaillait. Nous échangeons des valeurs : la seule différence entre vous et nous, c’est que nous vous donnons plus que vous ne nous donnez.

L’orateur se délectait. Ces aphorismes de brochure passaient sur ses lèvres comme un mets délicieux.

— Et mon cheval ? éclata l’imprimeur… lui aussi, je suppose, me donne plus que je ne lui donne ? Et les machines ? Elles rendent au centuple ce qu’elles ont coûté.

— Les machines sont l’œuvre des exploités.

— Allons donc ! Les machines sont l’œuvre des inventeurs, et les inventeurs sont des bourgeois, même quand ils sortent de l’atelier. J’en sors, moi. Je sais ce que ça coûte, de monter une affaire. Je sais ce que sont les imbéciles et les fricoteurs. Vous pouvez dire à vos camarades que le nouveau fera comme il voudra. C’est un copain, je ne le lâcherai pour personne. Adressez-vous à lui… ça ne me regarde plus !

— Vous avez signé un contrat.

— Et je l’ai observé, je l’ai même trop bien observé, vu votre conduite. Aucun de vous ne fait son devoir, donc, moralement, il y a eu erreur sur les personnes, comme on dit devant les tribunaux. Je ne crois pas du tout faire tort à ma signature en faisant une exception unique pour un vieux camarade. Et en voilà assez. Je suis le maître. Je ferai ce que je voudrai.

— Vous vous êtes engagé vis-à-vis du syndicat.

— Je me moque du syndicat.

— Nous savons ce qui nous reste à faire.

— Et moi, je m’en fous !…

Il s’était levé ; sa colère pâle était devenue une colère rouge ; il ne voulait plus voir les conséquences de son acte.


Les délégués examinèrent ses propos et se prononcèrent pour la rupture :

— Il a besoin d’une leçon ! déclara le petit homme couturé.

Il y eut tumulte. Les exaltés dominèrent du larynx et du geste ; la perspective d’une grève ne déplaisait pas aux âmes vagabondes ou molles : elle se décelait pleine d’aventure, de cabarets, de palabres — et on pouvait compter sur des subsides. Mais le hourvari passé, les tempéraments craintifs, les laborieux et ceux qui vont à la Caisse d’épargne se ressaisirent. Beaucoup admettaient une exception, en faveur d’un vieux camarade du « singe » ; au fond, des hommes mûrs approuvaient cet acte solidaire. Après quelques disputes, on convint de prêcher le nouveau. Mais Glachant tourna vers les discoureurs une hure furibonde :

— Les syndicats m’ont ruiné… Je ne vais peut-être pas me mettre avec mes assassins ?

Après plusieurs tentatives, on y renonça. Les meneurs reprirent leur campagne ; il y eut des réunions au cabaret et dans la rue, mais les partisans de la grève demeuraient en petit nombre et leur enthousiasme se mit à décroître. La victoire semblait acquise au père Boucharlat, lorsque Rougemont intervint.

Le propagandiste souffla sur les cendres, ranima les rancunes et examina la situation de l’imprimeur : la grève était possible. Mais il rencontra une force d’inertie considérable. La majorité de l’atelier considérait l’affaire comme finie. Le vieux Glachant, sous sa dégaine de sanglier, cachait un assez bon bougre : il avait payé bouteille à quelques anciens, il ne mouchardait pas ; sa tristesse, ses rhumatismes, sa barbe blanche touchaient ceux qui prenaient de l’âge, et l’exception faite en sa faveur finissait par sembler naturelle :

— C’est un vieux chien à qui on jette un os ! déclarait un ouvrier quinquagénaire, un soir que François avait organisé une réunion dans la baraque. Je me mets à sa place et à la place du singe. Je ferais probablement comme eux.

Ces paroles ne laissaient pas d’embarrasser le meneur.

— Il ne s’agit pas de l’homme, déclara-t-il. Il s’agit de la discipline révolutionnaire. Qu’est-ce qu’on lui demande ? D’adhérer à un syndicat… Pourquoi s’y refuse-t-il ? Par orgueil de caste.

— Bah ! qué que ça fait ? Il est par terre.

— Il est par terre, oui. Mais est-il plus malheureux que des milliers d’ouvriers sans travail ? Vous avez l’air de le plaindre davantage parce qu’il a été un exploiteur. C’est un sentiment déraisonnable et dangereux. Est-ce que vous plaindriez un homme ruiné qui vous aurait chipé vos économies ? Eh bien, au fond, c’est la même chose. Glachant a vécu des efforts de l’ouvrier ; il s’est payé, aux dépens de vos frères, du luxe et des plaisirs qu’aucun de vous n’a jamais connus. La belle affaire qu’il soit revenu à votre niveau ! Il n’en a pas moins été plus heureux que vous pendant la plus grande partie de son existence. Malgré ça, personne ne songe à lui faire refuser de l’ouvrage, vous êtes tous prêts à le garder généreusement parmi vous. Vous ne lui demandez qu’une seule chose : adhérer à la fraternité syndicale. Il refuse. Tant pis pour lui. Il n’avait qu’à ne pas venir se fourrer dans un atelier où un contrat fixe les conditions du travail.

— C’est une exception !

— Il n’y a rien au monde d’aussi dangereux que les exceptions. C’est la porte ouverte à tous les abus. Elles rongent les règles et finissent par devenir elles-mêmes des règles. D’ailleurs, je le répète, cet individu refuse de faire partie d’un syndicat, parce qu’il a été patron, parce qu’il se considère comme un personnage d’une espèce supérieure à la vôtre, un ci-devant, quoi ! Camarades, Paris est plein de chômeurs, de malheureux qui sont vos frères, qui claquent de faim sans jamais avoir été riches, qui ne se croient pas au-dessus de vous, au contraire ! Gardez votre sympathie pour eux. Quant à ceux qui refusent de faire partie des syndicats, ce sont des ennemis, ils vous condamnent à une lutte plus difficile, ils rendent votre pain plus rude à gagner et vous empêchent d’obtenir la journée de huit heures qui, à elle seule, nettoyerait la place pour des milliers de camarades.

Les meneurs l’approuvaient à grands cris. Les modérés demeuraient sans parole. Cependant, le vieil ouvrier secouait la tête avec tristesse, étant de ceux qui suivent leur sentiment plutôt que des harangues. Il répliqua avec une certaine amertume :

— Alors, faut qu’on le flanque à la porte ?

— Non ! Vous serez généreux. Vous irez lui dire encore une fois qu’il tient son sort entre ses mains, que vous ne lui demandez que de reconnaître vos droits qui sont des droits justes, que vous ne pouvez trahir des engagements pris envers tous vos camarades. S’il refuse, eh bien ! c’est lui-même qui se sera mis à la rue ! C’est votre devoir, après tout : la lutte est la lutte. Si vous cédez au sieur Boucharlat et au sieur Glachant, demain vous céderez à X…, à Y…, à Z…, et il n’y aura plus d’issue. Allez-y carrément : la fédération tout entière vous soutiendra !…

Son geste, sa voix, cette terrible sincérité qui luisait dans son regard entraînèrent l’assemblée ; une atmosphère de violence, une ivresse de révolte soulevèrent les plus timides :

— Jusqu’au bout ! hurla le petit homme couturé ! Ceux qui reculent sont des couillons… À bas les vampires !

Glachant se montra intraitable. Il opposa d’abord aux exhortations sa face de ragot taciturne, à peine de-ci de-là crachant quelque parole rogue ou acérée. Quand on le prenait par la douceur, il ne proférait plus un son, ses joues se ratatinaient dans la barbe hérissée. Mais le petit homme ayant parlé avec emphase et rudesse, il croisa ses bras sur sa poitrine et s’écria :

— Vous m’embêtez ! Je vous ai dit que les syndicats m’avaient massacré. Je ne lécherai pas les mains de mes ennemis. J’ai été patron… je garde un cœur de patron.

— Eh bien ! hurla le meneur, va-t’en avec eux autres ! Qu’est-ce que tu fous parmi les travailleurs ?

— Je travaille.

— Oui, tu travailles contre nous.

— Ni pour ni contre, je travaille pour mon pain.

— Ceux qui ne sont pas avec nous sont contre nous. Ils sont ligués avec nos ennemis.

— Les patrons ne sont pas vos ennemis !

— Ce sont nos amis, peut-être ?

— Non plus… ce sont des hommes nécessaires.

— Et nous, on n’est pas nécessaire ?

Glachant regarda son interlocuteur bien en face, avec une colère froide :

— Oui, vous aussi. Mais vous êtes encore des sauvages.

Il y eut une risée farouche. Toutes les bonnes volontés se détachèrent du vieil homme et l’un des meneurs déclara :

— T’as prononcé ta sentence, mon caillou. On ne te voulait pas de mal, mais puisqu’on est des sauvages, ce sera la bataille des sauvages. Les patrons d’ailleurs ne nous en font pas d’autres !

Glachant ne répondit plus. Il s’était remis à la besogne. Sa face était close, ses yeux vides, son cœur plein de mépris.

Le lendemain matin, les trois délégués se représentèrent devant Boucharlat. L’imprimeur les reçut mal. Il avait trop remâché sa colère, il ne pouvait plus la contenir. Dès les premières minutes, elle éclata :

— Je ne serai pas l’esclave de mes ouvriers, déclara-t-il, en frappant sur son bureau. D’ailleurs, vous agissez salement, l’affaire était réglée, vous le savez bien, et vous l’avez reprise en sourdine. Eh bien ! j’en ai mon compte. Ceux qui ne sont pas contents peuvent ficher le camp.

— Vous continuez à oublier votre signature ! remarqua sarcastiquement le petit homme couturé.

— Je n’ai pas signé ma déchéance. Et puis, zut ! vous savez parfaitement que vous cherchez rogne, que ce n’est pas la présence de Glachant qui empêche le contrat d’être observé à votre profit. Vous agissez pour le seul plaisir de m’embêter.

— Savoir qui est le cochon !

Le père Boucharlat vit rouge ; il brandit un énorme presse-papier en criant :

— Débarrassez le plancher !

— C’est la grève !

— Je me fous de la grève… Dès aujourd’hui, j’engage qui me plaît.

Il ouvrit une porte qui donnait sur une petite antichambre, en disant :

— Entrez !

On vit entrer un individu au teint de chaux, les yeux renfoncés et dépolis par la famine, les membres réduits à l’ossature et aux tendons, avec une barbe dure, triste, pleine de bosses et de trouées :

— Vous viendrez travailler cet après-midi, lui dit péremptoirement le père Boucharlat. Y a assez longtemps que vous crevez de misère.

— C’est un sarrazin ! cria l’un des délégués… je le reconnais.

L’homme ne répondit rien ; il considérait fixement la face de Boucharlat, comme il aurait considéré la devanture d’un boulanger.

— Et pour preuve, reprit l’imprimeur, voilà une demi-journée d’avance.

Il tendit trois francs, d’un geste de charité et de défi. Alors, sans ajouter un mot, les trois délégués tournèrent sur leurs talons et disparurent. C’était la guerre.

Elle fut acharnée. À midi, les ouvriers quittèrent l’imprimerie en chantant l’Internationale. L’après-midi, un représentant du syndicat fit une démarche vaine. Le lendemain matin, une affiche sang de bœuf pullula dans le XIIIe arrondissement. On y lisait :

« Mise à l’index de la Maison Boucharlat,
« 149, rue de l’Espérance (XIIIe).

« La chambre syndicale typographique parisienne informe tous ses adhérents qu’il leur est formellement interdit sous peine de radiation de ses contrôles, d’accepter un emploi à l’imprimerie Boucharlat, en raison des faits suivants : Au mois de novembre 1904, M. Boucharlat avait signé un contrat avec la chambre syndicale, par lequel il s’engageait, pour jouir de l’emploi de la marque syndicale, à n’occuper que des ouvriers typographes syndiqués appartenant à la Fédération française des Travailleurs du livre. Il y a une quinzaine de jours, il embaucha un ouvrier non syndiqué : une délégation des ouvriers lui fit remarquer qu’il manquait à des engagements formels.

« Je suis maître chez moi ! répondit-il… J’en ai assez de la tyrannie du syndicat. Ceux qui ne sont pas contents ici peuvent foutre le camp ! »

« Malgré cette brutale mise en demeure, les ouvriers prirent patience. Ils essayèrent de persuader au nouveau venu de s’affilier au syndicat. Il s’y refusa en tenant des propos injurieux. Les ouvriers se décidèrent à faire une nouvelle démarche auprès du patron qui les accueillit plus grossièrement que la première fois, et, pour mieux montrer son mépris, engagea sur-le-champ un autre ouvrier, un individu chassé du syndicat pour cause de sarrazinage. Devant une violation aussi flagrante, les délégués se retirèrent et se rendirent à leur syndicat, dont le représentant vint immédiatement faire une démarche de conciliation. Mais le sieur Boucharlat ne voulut rien entendre. Il éconduisit le représentant et déclara qu’il entendait désormais agir comme il lui plairait, confirmant ainsi sa résolution de ne pas faire honneur à sa signature. Il n’y avait plus pour les syndiqués qu’une seule chose à faire : quitter le travail.

« Pour ces motifs, l’imprimerie Boucharlat, 49, rue de l’Espérance, est mise à l’index.

« Pour la Chambre syndicale :.....................
« Le Comité. »............………….......


Le père Boucharlat se trouva devant l’abîme. Il avait accepté cent besognes et toutes urgentes. Dans les ateliers vides, c’était la poussière et la mort, les machines engourdies, les tâches entamées et comme moisies, un silence sinistre. Le vieux lutta éperdûment. Il passa deux jours, avec Glachant, à la chasse aux chômeurs ; ils ramenèrent six typos, cinq minervistes, puis encore deux patrons aux abois, et le labeur commença, furibond. On travaillait seize heures, dix-huit heures ; Glachant et Boucharlat passèrent plusieurs fois la nuit, quelques commandes furent exécutées en secret par d’autres imprimeurs. Ainsi le boycotté parut vainqueur et lorsqu’il rencontrait quelqu’un des meneurs qui l’avaient fait mettre à l’index, il lui jetait, du fond de sa barbe, un sourire goguenard.

De son côté, Rougemont nourrissait la révolte. Il avait trouvé des engagements pour quelques-uns des ouvriers, il faisait verser des subsides aux autres, il ouvrait des souscriptions aux Enfants de la Rochelle, il envoyait des émissaires à l’aventure. Le succès rapide de Boucharlat le surprit et le surexcita ; il y vit un exemple funeste. Les nouveaux ouvriers furent attirés dans des conciliabules, séduits par des camarades qui, selon l’occurrence leur payaient le bock, l’apéritif ou le litre. Les récalcitrants se virent rudement et sournoisement traqués : le sarrazin de la première heure, assailli par deux minervistes, au coin d’un terrain vague, fut roulé dans les détritus, l’excrément et les escarbilles ; d’autres reçurent des projectiles ou furent conspués au cabaret ; on excita les femmes ; plusieurs fois, une pluie de cailloux cassa les carreaux des ateliers ; une voiture de livraison se trouva hors de service.

Ces manœuvres demeurèrent d’abord impuissantes : par des promesses, par des objurgations, par des primes surtout, Boucharlat réussit à dominer son personnel. Puis des défections se produisirent : deux typographes, un minerviste, passèrent à l’ennemi. On réussit à les remplacer. Mais les nouveaux, trouvant un milieu plein de trouble et de crainte, se laissèrent facilement séduire par des petits verres et des promesses. On les remplaça encore, la police veilla autour de l’imprimerie, les anciens meneurs reçurent des avertissements et même le petit homme couturé comparut devant le commissaire.

La persécution en devint plus subtile, plus ingénieuse et plus sûre ; une légende habilement disséminée par les hommes de Rougemont intimida les chômeurs : les désertions se multiplièrent ; même le sarrazin de la première heure, épouvanté par une deuxième agression, se retirait ; il ne demeura qu’un des patrons et Glachant. La partie était perdue.

Pendant quelques jours, le père Boucharlat tourna dans sa cage. Ses yeux craquelés dévoraient sa face où les pommettes pointaient en silex, où les joues formaient deux creux d’argile. Il rugissait contre la destinée comme un roi de Shakspeare ; on le voyait errer dans une redingote énorme, les mains vibrantes et soliloquant avec frénésie. Le sens du monde lui échappait, il entrevoyait des temps où la vigilance, l’ordre, l’économie et la frugalité seraient vaincus par la paresse, le désordre, le gaspillage et l’ivrognerie. Il se roidit contre le sort, il brava convulsivement la défaite.

— Ma peau plutôt… ma peau mais pas mon argent. Aucun syndiqué ne remettra les pieds dans ma boîte. Je la fermerai !

Il faisait le geste de clore les portes, d’enlever le matériel et de le vendre à la criée. Ces images le réjouissaient puérilement ; il voyait les grévistes autour de l’imprimerie, pleins de regrets amers, furieux de s’être eux-mêmes ôté le pain de la bouche. Mais bientôt s’esquissaient les silhouettes des concurrents : son malheur faisait leur chance, ils héritaient de la clientèle ; sa peine aboutissait à engraisser les autres. Cette idée fut intolérable. Et il songea à vendre l’entreprise. C’était l’aveu, non seulement de la défaite, mais de l’effondrement. Alors, il fallait se résigner, mettre les pouces, se courber devant la Fédération et subir les faces sardoniques des vainqueurs ? Tous les poils de Boucharlat se hérissaient. La haine, la vengeance, les imprécations déferlaient, pour aboutir aux mêmes calculs et aux mêmes craintes.

Le quatrième jour, après une nuit d’insomnie, le vieil homme s’effondra ; une crise de sanglots laboura sa poitrine, il se sentit incapable d’abandonner ou de vendre son imprimerie. Dans une suprême révolte, à travers ses larmes, il cria :

— Je ne céderai pas sur Glachant !

Et plein de fièvre, incapable de supporter une plus longue attente, il fonça sur les syndicats. Quoique Glachant fût l’origine du conflit, la victoire était trop belle : on épargnerait l’imprimeur dans ses faibles retranchements. Rougemont lui-même convint qu’après cette rude mêlée la personne du vieux sanglier devenait négligeable : il suffirait qu’aucune autre exception ne fût admise.


L’affaire eut des échos retentissants. La Fédération du livre et la Confédération générale la tinrent pour une des jolies campagnes du syndicalisme. L’autorité de François se répandit de la Maison Blanche sur le faubourg d’Italie, la Gare, Bercy, le Petit-Montrouge.

Elle s’accrut encore lors de la réouverture des chantiers de terrassement Jacquier, Bizard et Marneton. Ces chantiers encombraient depuis sept mois les approches du boulevard Blanqui. Jacquier, Bizard et Marneton refusaient de payer une majoration d’un franc par jour, aux ouvriers astreints à des travaux malsains ou pénibles.

Le syndicat décréta la grève. Elle fut sévère. Les chantiers assombrirent le quartier de leur aspect désertique, de leurs détritus, de leurs sauvages poussières, de l’odeur sournoise des déblais. Par les jours de pluie, de vent ou de brume, par les crépuscules, par la nuit, ils rappelaient des cimetières, des tranchées de champ de bataille, des tourbières, des marais. Les ténèbres y pesaient sinistres, cendrées de la lueur affadie des réverbères, de quelques rayons rouges, d’inexprimables phosphorescences ; les apaches y tenaient des conciliabules et terrorisaient les bonnes gens. D’ailleurs, les mastroquets, les traiteurs, les charcutiers, les boulangers soupiraient après la clientèle des travailleurs. Devant la forte discipline, la solidarité menaçante des hommes, les tentatives d’embauche avaient échoué. À la fin, les entrepreneurs ayant réussi à mobiliser des provinciaux et quelques lamentables épaves, annoncèrent la réouverture des chantiers par voie d’affiches. Le syndicat répondit par d’autres affiches, rouges, où l’on rappelait en lettres grasses l’interdit jeté sur l’entreprise. En même temps, des escouades se répandirent aux abords des travaux et cuisinèrent les embauchés.

La violence leur était interdite. Elles devaient procéder par la ruse, la persuasion, la blague et la douceur souveraine des apéritifs. Dès le premier jour, il y eut du flottement. Mais ce fut l’intervention de Rougemont qui porta le grand coup. Il arriva, vers la fin d’un après-midi, avec vingt-cinq prolétaires des Terrains Vagues, parmi lesquels Isidore Pouraille, Bardoufle, Dutilleul le Balafré, qui menait six hommes armés de triques, Gourjat, la Trompette de Jéricho, Alfred le Géant rouge, le jeune Armand Bossange, quelques recrues des Enfants de la Rochelle.

À leur sortie, les embauchés, circonvenus par une foule fraternelle, furent entraînés chez un fort mastroquet d’Italie. Parmi le fumet cordial des absinthes, des amers et des vermouths, François leur représenta le mal qu’ils faisaient à la cause commune. La lutte des grévistes était héroïque, jamais la solidarité n’avait été plus nécessaire, les dissidents compromettaient une des plus solides, une des plus belles victoires du prolétariat. Et il promit solennellement que, non seulement le syndicat des terrassiers, mais encore d’autres syndicats aideraient de leur bourse les camarades trompés par Jacquin, Bizard et Marneton.

Il avait d’abord parlé d’un air bon enfant, avec des intermèdes de gaieté et des traits aigus contre la roublardise patronale. Par des transitions imperceptibles, il élargit le débat, il enveloppa les pauvres diables de sa chaude éloquence, il les attendrit, les exalta, les enfla de confiance. Puis, attirant le plus vieux par sa grosse main argileuse, il lui donna l’accolade :

— Camarades ! l’heure est grande, l’heure est décisive… elle est solennelle dans la guerre de la Confédération générale et des syndicats contre les misérables qui vous bafouent, vous épuisent et vous torturent. Les terrassiers ont magnifiquement rempli leur devoir, ils vont triompher, ils triomphent déjà. Sera-t-il dit que vous aurez retardé ce beau triomphe ?

Les dernières méfiances s’évaporèrent avec l’odeur des alcools. Des promesses ardentes emplirent les cervelles, les craintes se métamorphosèrent en révolte ; l’instinct des bonheurs collectifs, des joies de troupeau, tourbillonna dans les âmes ; il s’éleva une clameur croassante qui retentit par-dessus les tranchées et les palissades. Une foule se déversait vers le marchand de vins, foule de terrassiers et d’ouvriers du bâtiment, attirée par les affiches ou les palabres, et mêlée de rôdeurs, de voyous, d’écoliers, de ménagères.

Dutilleul et ses Six Hommes élevaient leurs triques comme des sabres, Isidore Pouraille hennit en tendant son absinthe vers le plafond, Alfred le Rouge soulevait à bras tendu une jeune personne hystérique, Armand Bossange et quelques antimilitaristes tapaient le ban avec leurs pieds et des soucoupes. Ce fut la Trompette de Jéricho qui déchaîna la tempête. Il commença par conspuer Jacquin, Bizard et Marneton, en simulant le braiment successif de trois ânes, dont chacun décelait un âge différent, puis il entonna :

« Jacquin, Bizard s’étaient promis
D’en fair’ de la chair à profit
Mais leurs calculs sont vains,
La force est dans nos mains…
Dansons la Carmagnole… »

— Le tour des chantiers ! brailla Dutilleul en vidant son verre.

Il se mit en route, avec une lenteur sévère, escorté par les Six Hommes. Tous les verres montèrent aux lèvres, puis les bras se nouèrent, la Carmagnole gravit la Butte-aux-Cailles, le martèlement des pas rythma la chanson et la foule processionnait autour des palissades en goguenardant avec ivresse :

...............................« Jacquin, Bizard s’étaient promis
...............................D’en fair’ de la chair à profit ! »

Il n’y eut aucun désordre. L’enthousiasme était gai, la révolte se dilatait en risée, les travailleurs pinçaient les petites femmes entraînées dans la foule. Mais le coup était porté : le lendemain, on ne vit que deux vieux hommes aux chantiers ; au bout de la semaine, Jacquin, Bizard et Marneton capitulèrent.


Vint ensuite l’affaire des charpentiers. Elle fut courte et commode. La maison Flammant, de la rue des Tilleuls, quoique jouissant de la marque syndicale, avait engagé deux « renards », artisans libres qui travaillaient au-dessous du tarif. On envoya un délégué qui reçut une réponse évasive et dilatoire. Des charpentiers apportèrent la nouvelle aux Enfants de la Rochelle.

Rougemont prêcha une résistance implacable : la charpente comportait une organisation homogène et tenace ; Flammant n’était pas de force à lui tenir tête ; il fallait, dès le lendemain, le mettre en demeure :

— Dites qu’on ira flamber sa baraque et lui rôtir les fesses ! cria Dutilleul qui assistait à la scène.

Les charpentiers eurent un bon rire, mais seule la parole de François les entraînait. Ils connaissaient l’affaire Boucharlat, ils avaient été casser des vitres avec les typographes et leur confiance dans le meneur était excessive. L’un d’eux, homme au torse rond comme un sac de blé, s’exclama :

— Si vous lui parliez, vous, à ce Flammant ? Je suis sûr qu’y aurait pas besoin de grève.

— Oui ! oui ! clamèrent les autres avec une foi véhémente. Faut que le citoyen Rougemont lui enfonce son rivet !

La mission déplut à François : il savait, par l’expérience de toute sa vie, que la même éloquence qui exalte le peuple offense, effraye ou met en fureur le bourgeois. Mais l’enthousiasme qui se répandit à travers les Enfants de la Rochelle rendait un refus impossible. Il se soumit à ses disciples. Et le lendemain matin, il allait trouver Flammant.

Ce Flammant, surnommé la Limande, à cause de son torse invraisemblablement aplati, promenait sur les choses et les êtres un regard de perroquet, rond, malicieux et avisé. Un feutre pâle ombrageait ses joues, qu’il avait fort longues et un peu farineuses. Dès qu’il n’avait rien à faire, il tournait et retournait son petit doigt dans le trou d’une oreille. C’était un individu traînard. Lorsqu’il fallait se tenir debout, il cherchait de l’œil un mur ou un meuble pour s’étayer. Oisif d’apparence, il travaillait beaucoup ; il était pingre et bénévole, la pingrerie dominant toutefois la bénévolence.


Il reçut François cauteleusement et ne lui regarda d’abord que les pieds, avec persistance. Quand le révolutionnaire eut exposé l’objet de sa visite, il répondit, apathique :

— Il me semble que ça ne vous regarde pas. J’ai déjà assez affaire avec leur sacré syndicat.

— En principe, vous avez raison ; ça ne me regarde pas. Mais si vos ouvriers choisissent un délégué, il doit vous être assez indifférent que ce soit moi ou un autre.

Flammant réfléchit et, détachant ses yeux des bottines, il les éleva presque vivement vers le visage du propagandiste :

— Ça ne m’est pas indifférent. Je trouve que c’est une inconvenance de la part de mes hommes. Enfin, puisque vous êtes là, parlez.

François ne broncha pas devant la dédaigneuse froideur du patron charpentier. Il répondit avec un flegme égal :

— Vos ouvriers sont décidés à ne pas travailler avec des renards.

— Je prie mes ouvriers de me laisser tranquille. Je les paye, n’est-ce pas, au prix convenu. Qu’est-ce qu’il leur faut de plus ?

— L’observation des traités. Vous vous êtes engagé à ne prendre que des charpentiers syndiqués.

— C’est exact. Mais les charpentiers se sont engagés à faire mon travail. Ils ne le font pas !

Flammant avait saisi un crayon de bois blanc, long et gros comme une petite canne. Il tapait sur son secrétaire, pour ponctuer ses paroles :

— Non ! insista-t-il, ils ne font pas l’ouvrage. Ils volent leur salaire. Sans rime ni raison, car je ne suis pas un patron brutal ni injuste, ils se sont mis à saboter. Ils le font salement : ils se donnent l’air de travailler alors qu’ils ne fichent pas un clou ; ils abîment la marchandise et m’exposent à des procès, pour malfaçon. Sauf respect, ce sont des cochons.

Il s’arrêta pour fourrer son petit doigt dans son oreille :

— Des cochons stupides, des cochons sournois, des cochons lâches ! reprit-il. Et du moment qu’ils me trompent sur la qualité et sur la quantité de la tâche, je n’ai plus aucun devoir envers eux. C’est la raison pour laquelle j’ai engagé deux autres travailleurs.

— Des travailleurs qui trahissent leurs camarades en acceptant un salaire réduit.

— Je ne vois pas là de trahison ! Mais quand il y en aurait ? Mes cochons d’ouvriers ne méritent pas mieux. Du reste, remarquez que je ne les ai pas pris pour mon plaisir ; mais parce que les autres ne font pas ce qu’ils doivent faire. Car l’ouvrage n’a pas augmenté. Il a même diminué. Puisque les braves syndiqués ne veulent plus le faire, je suis obligé de leur donner du renfort. Mes renards, en un mot, ce n’est pas pour moi que je les ai engagés, c’est pour eux : je ne puis pas mieux comparer mon cas qu’à celui de la maîtresse de maison qui donne une fille de vaisselle à une cuisinière paresseuse.

— Je suis sûr que vous exagérez la situation, répliqua paisiblement François. Que vos hommes cherchent à travailler un peu moins, c’est naturel. Depuis trop longtemps, l’ouvrier s’épuise à faire la fortune des gens qui l’exploitent et le méprisent.

— S’épuiser ! fit amèrement Flammant. Laissez-moi me tordre ! Cher monsieur, vous êtes un jobard ou vous vous payez ma tête. Il y a trois générations que les ouvriers du bâtiment ont oublié ce que c’est que la fatigue. Si vous étiez impartial — mais vous êtes partial par définition, — il vous suffirait d’aller faire une promenade à travers les rares chantiers où les patrons ne se plaignent pas : vous verriez déjà une carotte de grande longueur. Quand il y en a un qui travaille, il y en a deux qui le regardent… avec admiration. Ah ! non, qu’ils ne se la foulent pas ! Et ce n’est rien auprès des chantiers où l’on pratique le demi-sabotage, le sabotage des temps de paix — car il y a un sabotage de guerre, formidable, celui-là. Le demi-sabotage, c’est un mélange d’un tiers de travail, de deux tiers de flemme et d’un supplément de malfaçon ou de gâchage. Je suis bien tranquille : ma conscience ne me reprochera jamais d’avoir détérioré mes hommes par un excès de travail. Ce qui les détériore, c’est le cabaret : moins ils ont d’heures de présence, plus ils ont d’heures de soulographie. Il faudrait que je sois un rude idiot pour les plaindre.

— Vous ne perdez pas d’argent ! Aucun de vos hommes ne fera jamais fortune, tandis que vous…

— Je ferai fortune, c’est possible. À la condition que je ne me ruine pas en route. Et je ne vous cache pas que j’ai été trois ou quatre fois sur le chemin de la ruine. Vous autres, socialistes, et surtout les excitateurs de votre farine, ne consentirez jamais à voir que tout patron qui arrive suppose dix patrons qui succombent. Vous n’avez d’yeux que pour les exploiteurs enrichis, mais les exploiteurs malheureux, on dirait que ça n’existe pas. C’est pourtant eux la majorité. Ceux qui font fortune sont une infime exception.

— Je ne plains pas ceux qui succombent : ils n’ont que ce qu’ils méritent.

— Soit ! Je ne demande ni pour ceux-là ni pour les autres le prix Montyon. Mais fichtre !… vos imbéciles d’ouvriers n’ont aussi que ce qu’ils méritent.

— Ce sont des victimes !

— Ce sont des moules.

— Il me semble que nous tournons autour du pot.

— Vous m’y faites tourner. J’ai voulu répondre à vos allégations, et j’ai eu tort, car c’est comme si je parlais à la roue de cent mètres ! Reprenons la question. Vous m’accusez d’être infidèle à un contrat. Je le nie. Je réponds à l’infidélité par l’infidélité. Que mes ouvriers cessent le sabotage, qu’ils consentent à faire à peu près leur besogne, et dans quinze jours les renards auront quitté la maison.

Rougemont écoutait avec maussaderie. Il lui fallait s’en tenir à une défensive affaiblie, sacrifier son rôle d’orateur à son rôle diplomatique. Les conclusions de Flammant choquaient son amour-propre ; elles comportaient une transaction habile et fort acceptable à laquelle le révolutionnaire n’avait pas coopéré. En somme, l’entrepreneur se servait habilement de l’intermédiaire et n’avait, à aucun moment, subi son influence. Mais comment et pourquoi refuser ? C’eût été malhonnête.

François refoula sa mauvaise humeur et répondit :

— Votre proposition est vague. Elle signifie, au fond, que vous renverrez les deux renards si vous êtes content du travail des syndiqués. Rien n’est plus élastique ni moins sûr que le contentement d’un patron ; c’est la porte ouverte à tous les despotismes et à toutes les déloyautés.

— En principe, oui. En réalité, l’esprit actuel des ouvriers renferme notre despotisme dans des limites extraordinairement étroites. Vous le savez bien, voyons ! Ensuite, votre traduction de ma pensée est imparfaite. Il ne s’agit pas de me satisfaire ; il s’agit de diminuer un peu, très peu, le fricotage. Tenez, je consens même à réduire considérablement le délai. S’il y a amélioration dans le travail de mes hommes, c’est au bout de la semaine que les nouveaux recevront mon remerciement et nous sommes mardi.

— Soit ! répondit froidement Rougemont. Quoique je fasse les plus expresses réserves sur ce que vous appelez le fricotage de vos travailleurs, quoique je croie qu’ils en font beaucoup plus que pour leur salaire, je transmettrai votre proposition.

— Faites toutes les réserves qu’il vous plaira, fit Flammant avec bénévolence ; faites-en dix fois davantage : si mes ouvriers veulent mettre seulement un atome de conscience dans leur travail, ils peuvent chanter la Carmagnole et l’Internationale. La musique ne me fait pas peur.


Rougemont sortit de cette entrevue avec des oreilles chaudes. Sa colère lui conseilla de pousser à l’ultimatum, dût la grève s’ensuivre ; sa conscience ne le voulut point. Il rassembla les charpentiers et dépensa avec eux l’éloquence et la diplomatie dont il n’avait pu faire usage chez l’entrepreneur. Ayant obtenu l’aveu que Flammant, quoique ladre, n’était pas un mauvais homme et qu’on exagérait le truquage, il poussa résolument aux concessions :

— Et vous savez, il vous permet de chanter la Carmagnole et l’Internationale.

Les charpentiers s’esclaffèrent. Ils consentirent à traiter moins sévèrement leur patron, mais en retour, ils saluaient sa présence par quelque fredon révolutionnaire, et lorsque les deux renards furent congédiés, il y eut un chœur formidable :

...............................Ah ! ça ira, ça ira, ça ira,
...............................Les deux renards à la lanterne !
...............................Ah ! ça ira, ça ira, ça ira,
...............................Les deux renards on les pendra !

La légende fit de l’événement une nouvelle victoire du propagandiste.


Les incidents de la maréchalerie Mercœur demandèrent plus de soins, de tactique et de prudence. Cette maréchalerie demeurait une des plus importantes de Paris. Elle se trouvait au carrefour de cinq grandes voies traversières et à proximité des rues où s’accumule l’imposante cavalerie des fardiers, des charrettes, des tombereaux qui roulent dans ce treizième arrondissement si riche en usines, en fabriques, en dépôts de charbon, en entrepôts et en quais de marchandises. Encore qu’elle eût perdu moins que les autres, la maréchalerie Mercœur subissait la crise que l’automobilisme inflige aux commerces et aux industries qui « ressortissent » au cheval. Il lui avait fallu licencier un quart du personnel, elle annonçait une réduction imminente des salaires. D’évidence, elle était maîtresse de l’heure. L’organisation des maréchaux ferrants restait faible, mais, même portée à sa perfection, elle n’eût guère permis la bataille. Les chômeurs fourmillaient : en six ans, près de la moitié des travailleurs se virent éliminés ; de nombreuses maréchaleries connurent la faillite, d’autres végétaient misérablement. Aussi, lors même que Mercœur réduirait les salaires de quarante pour cent, les ouvriers n’auraient qu’à courber la tête ou à tenter fortune dans quelque autre industrie. Beaucoup de maréchaux l’avaient fait qui s’étaient réfugiés dans les fabriques d’automobiles ; mais ces fabriques regorgeaient de monde et l’on percevait les prodromes d’une crise.

Il y eut un meeting à la Bourse du travail. Dans la salle des fêtes, vaste et lugubre, on vit se dresser des cyclopes à la belle structure. Cette assemblée de la pénurie et de l’inquiétude décelait une humanité de force, d’endurance, de noblesse primitive. Une lumière d’aquarium, descendue du plafond vitré, éclairait les Ajax, les Diomède, les Hector, les Énée, les Euryale.

Ces guerriers des Iliades étaient de pauvres gens saisis par la fatalité, pris au piège de l’évolution, attardés dans une vieille industrie frappée de mort. Ils tournaient vers la vie neuve une âme indignée, craintive et ignorante. Ils s’assirent sur les bancs de bois, ils virent les orateurs se succéder à la tribune.

C’étaient des hommes de leur sorte qui, s’essoufflant à mettre en ordre leur pensée, la répétaient avec emphase. Invariablement, ils prêchaient l’organisation, le recours aux syndicats, la guerre contre les traîtres, l’entr’aide, la haine de l’exploiteur. Violents ou plaintifs, flasques, sanguins ou nerveux, sarcastiques ou graves, ils vidaient sur l’auditoire des mentalités nourries aux mêmes sources, ils tournaient sur une piste monotone. Car ils s’avouaient, au fond, la puissante fatalité ; ils avaient vu mourir jour par jour un peu de leur corporation antique : chaque automobile tuait plusieurs chevaux, et les automobiles croissaient innombrables ; la cavalerie des omnibus allait s’évanouissant, les rosses du fiacre deviendraient des bêtes fabuleuses, les fardiers même seraient remplacés par des machines. À quoi bon les syndicats, les fédérations, les grèves, les huit heures, puisqu’il faut disparaître ?

Ils parlaient néanmoins, ils espéraient contre l’espérance : des choses providentielles viendraient à la rescousse des maréchaux ferrants. Mais ils ne réussirent guère à galvaniser l’auditoire : les cyclopes discernaient la pauvreté des moyens devant la grandeur du cataclysme. Loin de se ranimer, la petite flamme d’exaltation devenait plus frêle, et s’ils applaudissaient loyalement, leur cœur se couvrait de cendres. Il y eut des motions, des résolutions, puis les maréchaux retournèrent vers la forge ou vers le chômage. Ceux de Mercœur, qui avaient provoqué la réunion, en percevaient la vanité plus encore que les autres : ils restaient sous la coupe du patron ; lorsqu’il décréterait la baisse du salaire, il n’y aurait qu’à courber la tête.

François Rougemont s’intéressait prodigieusement à cet épisode. La déchéance des professions était un de ses âpres soucis. Dans une société où le machinisme se transforme avec une rapidité croissante, chaque groupe de travailleurs est menacé à son tour, et dans le sein même des corporations, certaines parties du métier s’éliminent, celles qui exigeaient le plus de force et d’adresse. Ces métamorphoses frappent l’ouvrier comme les convulsions de la nature, elles réduisent à l’impuissance ceux qui, la veille, comptaient sur une supériorité originelle ou acquise, elles jettent sur le trottoir la foule des chômeurs, matière taillable et corvéable à merci.

Le meneur n’était pas de ceux qui exècrent la machine : il y voyait la suprême libératrice. Par elle le travail cesserait d’être une torture, une intoxication et un esclavage. Mais les bourgeois s’en serviraient formidablement tant que l’organisation syndicale et fédérative n’aurait pas atteint une discipline parfaite et accumulé de vastes réserves.


François sut que Mercœur était inexpugnable. Par surcroît, ce patron avait un cerveau précis, que les mots laissaient indifférent, et aucune sympathie pour ses ouvriers. Il se rappelait avec amertume qu’ils l’avaient « salé » avant l’Exposition de 1889, et, quoique les grévistes d’alors eussent disparu de ses forges, il gardait sa rancune. Cette rancune n’avait rien de féroce. Il ne se vengeait pas ; il agissait froidement, selon la norme de ses intérêts, persuadé qu’il était imprudent de maltraiter ses hommes. S’il se décida à réduire les salaires, c’est que la situation lui apparaissait menaçante : plusieurs petites forges où le patron et souvent le fils du patron travaillaient de leurs mains, lui faisaient une concurrence affolée :

— Mes bénéfices diminuent, concluait-il… il faut que les frais diminuent aussi.

Rougemont se mit à hanter les voies charretières. On le vit dans les cabarets où s’arrêtent ces hommes noirs, terreux, plombagineux, qui mènent les houilles, les cokes, les moellons, les légumes, le lait, les foins, la chaux, le sable, le terreau, à travers le faubourg. Il les dénichait auprès des usines à gaz, des dépôts de charbon, des chantiers de déblaiements, des quais de la Seine et des gares de marchandises. Il emmenait avec lui des compagnons ardents ou grivois choisis parmi sa garde, et trois ou quatre maréchaux.

Il obtenait, à grand renfort de petits verres, la promesse de boycotter Mercœur, si Mercœur persistait à réduire les salaires.

Ces promesses n’étaient guère solides. Beaucoup de charretiers n’avaient pas le choix ; d’autres s’engageaient au hasard des palabres ; quelques-uns s’en moquaient. Mais en somme, une part de boycottage était sûre, une menace planait et on laisserait entendre que la campagne serait poursuivie avec acharnement. Après douze jours de campagne, deux délégués se présentèrent à Mercœur et lui exposèrent la situation. Le maréchal les écouta avec patience et répondit sans acrimonie :

— Ce n’est pas mal trouvé. Je vais voir si ce n’est pas un bluff.

Il fit son enquête et, convaincu que l’idée de boycottage s’était répandue, il se prêta à une nouvelle entrevue :

— Ça risque de retomber sur le nez de mes hommes ! déclara-t-il. Provisoirement, nous maintiendrons les salaires, mais pour que cela dure, il sera pratique d’engager les charretiers à me donner la préférence.

Plus que toute autre, cette courte campagne consolida le prestige du meneur.


Ainsi François Rougemont entretenait dans son territoire de propagande cette fermentation vive, cette action directe qui sert ensemble l’intérêt immédiat des prolétaires et les façonne pour l’avenir. Il ne s’en tenait pas aux manifestations de grande envergure, il faisait faire une chasse amicale ou rude aux non-syndiqués, il excitait au sabotage, partout où les patrons montraient trop de sévérité ou trop de morgue ; il veillait, avec un soin jaloux, à ce que les travailleurs et les ménagères se pourvussent chez les commerçants qui faisaient usage du Label. Les adhérents vinrent par centaines aux syndicats et acceptèrent les lois de la C. G. T. Des industriels, qui auraient résisté à une grève ouverte, s’effarèrent et s’assouplirent devant de sournoises détériorations et des malfaçons ingénieuses. Non seulement des établissements considérables du quartier d’Italie — la grande Épicerie Continentale, la boucherie Mouchardin, le Bazar d’Afrique, la Cordonnerie Centrale, les magasins du Soldat Cultivateur et la chemiserie Brouardel — mais encore les menus commerçants des Terrains Vagues sollicitèrent le droit à la marque syndicale.

François s’entendait à organiser la surveillance, tout en économisant son propre effort. Il utilisait la vanité et l’enthousiasme d’individus en qui il flairait le sens des masses, une force contagieuse ou une certaine ardeur de police.

Il subit pourtant des échecs, mais, pour avoir opéré sa retraite en temps utile, il était seul à les connaître.

Au bout de la rue Brillat-Savarin existait une fabrique d’automobiles. Ce n’était pas un établissement considérable. On y réparait plus de vieilles machines qu’on n’en fabriquait de neuves. Le patron, homme riche en stratagèmes, écoulait sa marchandise de cent manières. C’était un personnage obèse, asthmatique et eczémateux, avec une face à couennes, couleur pommes de terre frites, et que parait un nez plein de bulbes. Ses petits yeux d’encre virevoltaient, dont le regard tranchant surveillait les événements et les êtres avec une agilité incomparable. Il joignait la poigne à l’astuce et savait tirer le maximum d’effort de ses mécaniciens. Il imposait une discipline et une exactitude rigoureuses. En retour, il n’était point avare. Lorsqu’il exigeait des heures de nuit, il faisait distribuer du vin et quelque charcuterie ; après de bonnes affaires, il accordait des primes. Mais la désobéissance, la paresse ou le mauvais travail entraînaient un congé impitoyable.

Pour mieux tenir son personnel, il n’admettait point, ou guère, de rouges. Au total, sa fabrique comportait un travail exténuant et Charles Bourgoin passait à juste titre pour un useur d’hommes.

Rougemont le surveillait. Il connaissait « ses méfaits » par le menu, il jugeait plus dangereuse que la lésine cette fausse générosité qui aboutissait au surmenage ; il le surnommait « l’obèse crapule ».

— Un assassin ! Il sème à pleines mains la graine de tuberculose…

Une circonstance favorable se présenta. Bourgoin, pour parer à des besognes urgentes, et dans un moment où plusieurs de ses ouvriers étaient malades, engagea une équipe de syndicalistes révolutionnaires. François essaya d’intervenir. Il persuada aux nouveaux venus de refuser les heures supplémentaires et même d’exiger une réduction de la journée de travail. Les syndiqués tentèrent une démarche. Ils trouvèrent « l’obèse crapule » dans l’attitude d’un exploiteur illustré par la Voix du Peuple, affalé dans un fauteuil de cuir, devant une fiole de curaçao, et fumant un upmann gros comme une saucisse.

— Voilà que ça commence ! ricana-t-il, car, n’est-ce pas, vous venez geindre ?

— Nous voudrions la journée de neuf heures, fit un compagnon qui ressemblait à Mirabeau, et pas d’heures supplémentaires.

— La lune !… éjacula Bourgoin. C’est comme si vous me demandiez d’agrandir tout de suite la fabrique et d’augmenter l’outillage. Deux cent mille balles, quoi ! Eh bien ! ça ne sera ni pour aujourd’hui, ni pour demain, ni pour la semaine prochaine. Si vous n’étiez pas des empotés, je vous expliquerais que mon genre d’affaires comporte des hauts et des bas, qu’il y a des moments où la fabrique est trop grande et des moments où elle est trop petite. Je me rattrape sur le temps ! Quand fabrique et outils marchent dix-huit heures, c’est comme si j’avais doublé l’une et les autres. C’est la seule sorte d’accroissement que je peux actuellement me payer. Ça ne vous va pas ? Vous voulez que je paye deux cent mille balles pour voir votre sourire ? C’est trop cher. Je vous autorise à foutre le camp !

Il mêla l’arome du Bols à une bouffée de la saucisse.

— Et je ne parle pas en l’air. Si vous voulez faire une balade, faites-la tout de suite !

L’homme à tête de Mirabeau regarda ses compagnons avec anxiété : il venait de traverser une période de chômage. Tous baissaient le nez, inquiets, sachant que l’heure était défavorable.

— Nous demandons à réfléchir, intervint un ouvrier trempé d’huile.

— Ce sont de sages paroles ! fit Bourgoin avec un rire du ventre. Vous réfléchirez donc jusqu’à demain matin et vous me rapporterez une réponse ferme… absolument ferme. Je ne sollicite aucune faveur. Si c’est non, vous irez faire une partie de cochonnet avec les camarades ; si c’est oui, vous êtes informés qu’il y aura un coup de chien à donner pendant la quinzaine, moyennant quoi vous aurez une brave petite prime et même un gueuleton. Allez ! et ne faites pas les ânes, vous vous mordriez les doigts de pied.

François connut la réponse du patron. Presque en même temps, il reçut un avis qui le rendit pensif : Marcel Deslandes cherchait à réunir une équipe qui remplacerait l’équipe révolutionnaire. Il savait déjà que le mécanicien avait des intelligences dans la place. Il plaçait chez Bourgoin les compagnons âpres au gain, durs à la tâche, à qui n’importait pas la longueur des journées, pourvu que la forte paye fût au bout.

Rougemont comprit que la partie devait être remise à plus tard. Quand l’homme à tête de Mirabeau vint le trouver aux Enfants de la Rochelle, il conseilla d’attendre :

— La poire n’est pas mûre ! déclara-t-il. Nous allons surveiller son affaire et nous finirons bien par le pincer au demi-cercle !

Il rencontra des difficultés analogues à la typographie Marteaux, à la fabrique de chaussures Vatel, à la teinturerie Jacquet-Mallard…


Partout se retrouvait l’action de Deslandes, soit qu’il maintînt en place des renards, soit qu’il battît en brèche les syndicats révolutionnaires par des syndicats jaunes. La puissance de cette action se révélait jusque dans la banlieue. On la retrouvait aux forges de Marsan, Krebs et Cie. Ces forges élevaient trois tours cyclopéennes sur le flanc sud-est d’Arcueil. Par les soirs hâtifs d’automne et d’hiver, elles vomissaient d’étranges fumées d’écarlate et de topaze. C’étaient, selon le tirage et le vent, des phares sauvages, ainsi qu’en allument les peuples primitifs de cime en cime, des cratères, des solfatares, des lambeaux de crépuscule, des feux de bengale, des flammes d’incendie. Cent vitres figuraient un palais d’enchanteur perdu au fond des landes. Les murailles palpitaient comme des cœurs. On entendait le grondement des foyers, le retentissement des enclumes, la chute de masses profondes, la rumeur des hommes ; il en sortait des créatures fumeuses, aux barbes dures, aux mains cornées, hommes du feu et du métal dont les bras se renflaient d’une chair musculeuse et dont les jambes étaient pesantes.

Le monstre dévorait des collines de charbon et des tertres de coke ; des mamelons d’escarbilles et de mâchefer formaient les résidus de sa digestion. Les fumées fusaient au firmament en rivières violettes, en cataractes rousses ou plombagineuses, en nuées, en vortex, en toisons, en charpies, en velums de houille. Elles projetaient des épaves, formaient des cargaisons de tulle noir, tissaient des toiles d’araignées, des dentelles floconneuses. Par les temps orageux, elles s’abattaient en brumes puantes, étreignaient les arbres, aveuglaient les façades, stagnaient comme des mares et croupissaient aux creux de la vallée. Toujours elles évoquaient une puissance implacable, malsaine et dévoratrice. Les forges vivaient joyeusement de la chair ouvrière. La révolte échouait au seuil de leurs sombres halls. Ceux qui pétrissent le fer et rôtissent leurs faces à la gueule des fournaises, s’aplatissaient devant les maîtres. Leurs cœurs étaient muets, leurs volontés débiles… Pendant longtemps encore, Marsan, Krebs et Cie régneraient dans leur flamboyant royaume.

Ces forges enfiévraient François. Leur activité diabolique, leurs ronflements et leurs sursauts éveillaient dans son âme un sourd enthousiasme. Il les aimait et les exécrait. Au sortir des trains d’Arpajon ou de Sceaux, il allait attendre les ouvriers, sommait leur nombre, évaluait leur fatigue. Il y avait des syndiqués révolutionnaires, mais la plupart étaient des renards ou des jaunes. Marsan, Krebs et Cie exigeaient dix heures de travail, en toute saison, et acquittaient des salaires médiocres. Toutefois, ils consentaient la haute paye aux hommes habiles et rétribuaient libéralement les coups de collier.

Là s’exerçait pleinement l’activité de Deslandes : les deux tiers des jaunes appartenaient à son groupe ; il les avait réunis en un syndicat dont les statuts permettaient une grande souplesse d’action et d’attitude. La maison Marsan et Krebs était son corps de bataille ; il comptait sur elle pour grouper et nourrir l’élite de ses effectifs.

Chez Delaborde aussi, François retrouvait l’influence du contremaître. Là, du moins, les révolutionnaires tenaient la tête. Mais les brocheuses, pour la plupart, se dérobaient à l’action syndicale et une dizaine d’ouvriers prétendaient échapper à toute entrave. S’il l’avait voulu, le meneur aurait pu déchaîner la grève. C’eût été impolitique. Delaborde passait pour le meilleur patron de la rive gauche. Il payait tous ses hommes au tarif syndical, venait en aide aux malades et donnait des étrennes au bout de l’an. S’il demandait parfois un coup de collier, il le rétribuait largement et, aux époques d’accalmie, réduisait la journée ou accordait de petites vacances, sans retenue sur les salaires.

Mais il voulait embaucher qui lui plaisait. Il n’y mettait aucune intolérance, malgré les excitations de Deslandes. Celui-ci le poussait à balayer « la tripaille révolutionnaire ». Quoique Delaborde eût pour lui une estime vive, et même de l’attachement, il résistait :

— En somme, Deslandes, la Fédération des travailleurs du livre n’est pas révolutionnaire !

— Des apparences, monsieur ! Que Keufer s’en aille et vous verrez monter la lie rouge. Vos ateliers sont pleins d’énergumènes.

— Deslandes, l’artisan parisien sera toujours frondeur. Laissons claquer cette loufoquerie syndicale. Car elle claquera, comme tant d’autres que j’ai vues disparaître depuis mon enfance. La combattre de vive force, pendant qu’elle est dans sa période de croissance, serait insensé. On me flanquerait un sale index, et je pourrais rester trois à quatre mois le bec dans l’eau.

— Je vous embaucherais les hommes nécessaires.

— Je sais que vous avez tout prévu ! Et vous réussiriez à coup sûr si l’index se produisait aujourd’hui. Seulement, il y a les lendemains. Les syndicats sont puissants ; dans quelques printemps, ils seront irrésistibles ! Ce sera le régime de la terreur. Et sans doute, ça ne s’éternisera point. Comme les effets ne seront pas à la hauteur de l’effort, comme il y aura tout de même du chômage et de la concurrence, les braves révolutionnaires, n’ayant plus d’ennemis à pourchasser, se peigneront entre eux, et le syndicalisme connaîtra la banqueroute. C’est fatal. Mais si ça dure quinze ans ? Je serai mort ou gâteux. Mon vieux Deslandes, il me faut transiger et temporiser.

— Vous serez attaqué tout de même, monsieur. L’index que vous ne voulez pas risquer pour votre liberté tout entière, il faudra le subir pour quelques hommes. Et ce sera l’esclavage.

— Non pas, camarade ! Ils savent que c’est ici un lieu où on traite bien et où on rétribue convenablement l’ouvrier. Avant de s’attaquer à moi, ils ont vingt autres maisons à réduire.

— Votre heure sonnera, monsieur.

Et Deslandes s’en retournait à la tâche. La propagande de Rougemont l’avait exalté. On lui coupait doublement l’herbe sous les pieds. Lui aussi, depuis longtemps, songeait à conquérir ce quartier si vieux et si neuf de la Maison-Blanche. Souvent, lorsqu’il s’en retournait dans le crépuscule, arrêté devant quelque site où les réverbères clignotaient sur des pentes sauvages, dans des ravins d’embuscade, de viol et de meurtre, il s’emplissait d’images et de symboles. Cet homme sec et tendineux croyait par tempérament à l’énergie individuelle et à l’utilité des obstacles. Le rêve d’un bonheur tranquille l’exaspérait. En se voyant plus vigilant, plus apte et plus volontaire que les autres, il avait dès l’abord conçu une justice éliminatoire. Il exécrait les bavards, les menteurs, les voluptueux, les polygames et les buveurs. Tous ceux qui n’aiment pas le travail, s’attardent aux palabres, pourchassent les filles et dont la volonté flotte au fil des circonstances ne sont guère dignes de vivre : que le sort leur soit dur !

Il n’aurait pas fallu le pousser beaucoup pour qu’il réclamât le châtrage des ivrognes, des tuberculeux, des rachitiques et des avariés. Dès l’enfance, il manifestait l’unité et l’invariabilité de sa nature. Jamais le travail ne lui parut une punition. Il attaquait la matière et les machines d’une main nerveuse, d’une volonté mystique ; il ne croyait pas à l’injustice des patrons, il excusait leur rapacité comme un mal aussi inévitable que la faim et la soif. Mais il ne les reconnaissait pas comme une autorité sans conteste : il fallait à la fois s’entendre avec eux et les combattre, les forcer à étendre leur industrie et à mêler l’ouvrier aux entreprises. Quand ils manquaient de vigilance, qu’ils se montraient faibles de caractère ou vicieux, il les méprisait.

Longtemps ses idées furent obscures ; l’instinct seul le conduisait. S’il n’avait eu maille à partir avec des révolutionnaires, peut-être se fût-il borné à sa tâche et, presque à coup sûr, il aurait fait fortune. Quelques disputes l’exaspérèrent. Il potassa le socialisme et l’économie politique ; un système crût en lui et s’enracina : plein de mépris pour toute théorie où l’on séparait les patrons des ouvriers, les hiérarchies de classe lui furent odieuses et lui parurent ridicules ; il ne voulut voir que la défaite ou la victoire des individus : le patron doit favoriser avec éclat les hommes adroits, sincères et énergiques ; l’ouvrier exigera la justice et se refusera aux tâches qui débilitent la race ; il participera aux bénéfices.

Marcel Deslandes envisageait de vastes coalitions ouvrières s’acharnant à faire déchoir les patrons maladroits, indolents ou rétrogrades, assurant la domination des plus aptes, détruisant les erreurs de la chance. Une telle œuvre est irréalisable sans ces ferments d’initiative et d’originalité que crée l’espérance de faire fortune et d’imposer son vouloir aux imbéciles. Il concédait qu’une société communiste peut donner un certain bien-être — le plus lâche, le plus veule, le plus plat, le plus méprisable des bien-êtres. Mais la guerre ingénieuse et l’entente sévère donneraient comme minimum ce que le communisme ne pourrait offrir que comme maximum, et le donneraient plus vite.

Deslandes avait défendu ses théories avec une âpreté qu’accroissait chaque victoire du syndicalisme rouge. Il y déploya une ténacité et une virulence qui eussent conduit un révolutionnaire à la députation.

Sa tâche était rebutante. L’ouvrier parisien est révolutionnaire ou sceptique. Et même sceptique, il s’estime dupe dès qu’on lui propose une solution mixte. Par ailleurs, la forte organisation des syndicats parisiens semblait inattaquable. Aussi bien, le contremaître ne les jugeait pas néfastes dans leur vigilance et leur combativité : comme eux, ne visait-il pas la journée de huit heures et l’augmentation des salaires ? Il désirait seulement les arracher à l’influence de la Confédération générale et à l’antimilitarisme. À force d’énergie, il avait fondé un groupe jaune et un petit journal hebdomadaire. Plus de quatre cents hommes y adhéraient, dont le noyau concentrait des éléments volontaires, sagaces et laborieux. Leur propagande était lente, mais remarquablement pertinace.

Deslandes les avait endoctrinés un à un ; presque tous possédaient des notions claires et connaissaient leur but. Ils n’acceptaient aucune alliance bourgeoise. Cette alliance était implicite : elle se traduisait par des abonnements au journal, par des souscriptions discrètes, par des sympathies prêtes à se convertir en argent monnayable.

Après l’arrivée de Rougemont, la vie du mécanicien s’exaspéra. Le meneur fut la silhouette qui gâte l’univers ; elle accompagnait sournoisement les lectures, la parole et les actions de Deslandes. Dès qu’il l’apercevait, un instinct brutal et presque meurtrier enflait ses veines. Et de toutes parts, il apprenait les succès de l’adversaire. Alors qu’il avait tant peiné et souffert pour former son groupe, alors qu’il arrachait si péniblement les hommes à leur inertie, qu’il lui fallait continuellement recommencer sa tâche, ranimer les tièdes et ramener les inconstants, il suffisait à l’autre de paraître pour faire flamber les enthousiasmes. Ce fut la rancune des hommes secs, tendus, inlassables, contre ceux qui « coïncident » sans peine avec les sentiments de la multitude. La victoire des éloquents n’est-elle pas la suprême injure aux organisateurs ? Que de fois le mécanicien songea à faire chasser le meneur des ateliers Delaborde ! Mais sa race ne veut rien devoir à la faveur. Il se condamna à subir la présence exécrable, et tandis que François traversait les ateliers, il travaillait, les yeux fauves et la rage au foie.

Sa sœur Christine doublait son énergie. Cette persuasion brillante, ce don de la grâce que Deslandes exécrait chez les autres, il les chérissait en elle. Comme lui opiniâtre, d’une diligence exacte, ironique et studieuse, elle ignorait ses rages sèches, ses haines longuement cuites et recuites. Toute espèce d’événements favorables fleurissait autour d’elle et dans elle. Cette lueur qu’elle promenait avec ses yeux et sa grande chevelure, l’adresse au travail et la conception aisée enchantaient ses heures. Sans doute elle était combative autant que Deslandes, mais elle ne redoutait pas la défaite — ou plutôt, elle sentait qu’aucune défaite ne serait définitive. Et il y avait entre eux une différence d’ordre social. Il demeurait ouvrier, de caste et par toutes ses habitudes, tandis qu’elle était devenue bourgeoise. Ainsi l’avait-il voulu

Il avait mené une existence pauvre pour qu’elle connût la vie du lycée. Fier de lui voir d’autres façons que les siennes, une science plus souple, plus élégante, plus heureuse, il regrettait qu’elle fût redescendue au travail manuel. Car c’est elle qui s’était obstinée à faire de la brochure. Orgueilleuse, pleine aussi d’un grand sens des réalités, elle savait que les brevets ne donnent aucune fortune. Et elle voulait la fortune. Elle la voulait par appétit de victoire, elle la voulait aussi pour satisfaire son idéal d’ordre et d’harmonie en créant des ateliers où elle établirait la méthode capable à la fois de ronger le système capitaliste moderne et d’endiguer le communisme. Elle avait un sens aigu du rôle des minorités : si elles savent forger leurs armes, instituer les disciplines, se créer une forte existence de fait, le reste viendra par surcroît.


Les rencontres du mécanicien et de Rougemont étaient rares. Ils échangeaient des paroles d’une extrême sécheresse et d’une politesse minutieuse. L’hostilité ne serait pas née spontanément chez le révolutionnaire. Quoiqu’il n’aimât pas ces natures âpres, que tourmente une activité presque féroce, il les supportait, cependant ; il se bornait à les combattre par ses paroles. L’attitude de Deslandes l’indisposa : il endurait avec humeur la haine des regards, le « hachis » de paroles brèves et sybillines. Sans Christine, il aurait usé de sa supériorité verbale pour humilier cet orgueil. Mais elle excitait en lui une curiosité profonde ; il s’irritait de ce charme mêlé à une énergie et une intelligence qu’il jugeait excessives et presque scandaleuses chez une jeune fille.

Il la rencontrait parfois chez les Garrigues. Elle aimait ces gens simples, sans autre raison que l’obscur instinct des prédilections dont l’incohérence nous déconcerte. Sans doute, y eut-il, à l’origine, des circonstances favorables, des joies, des rêves, une parole dite à l’heure brillante, un aspect bien fixé dans la mémoire, une coïncidence, une mélodie. L’intimité remontait, ce semble, à un crépuscule d’été.

Des nuages immenses cuivraient et soufraient l’occident ; les fenêtres étaient ouvertes, les chambres semblaient plongées dans le ciel, des héliotropes, des muguets, des roses jaunes recevaient la brise et la chargeaient d’un ardent pollen. Le geai dansait éperdûment sur la table, on entendait le tintement d’un harmonica et le petit Antoine, du crépuscule plein les yeux, vint s’appuyer contre l’étincelante visiteuse. L’heure passa, fraîche comme une source, profonde comme une forêt. Christine revint.

Elle goûtait la naïveté incurable d’Antoinette, la tendresse du petit et même le geai, agité, fantasque et baroque. Sans doute aussi ce logis qui s’avançait en promontoire dans l’étendue et cette propreté, cette aération qui ne laissaient rien moisir ni rancir. Ainsi l’habitude poussa ses mille racines. Christine conseillait ces gens à la santé délicate, rendait de menus services, contribuait à l’éducation d’Antoine. Ils l’aimaient avec ferveur.

Le retour de François Rougemont jeta quelque trouble : les visites de Christine se firent plus rares et plus courtes. Quand elle surgissait, toujours un peu soudaine, avec la torche de ses grands cheveux, il se roidissait. Elle était imprévue et redoutable. Elle apportait le mystère du monde et des êtres, tout ce qui fait rêver le cerf au fond des futaies, toutes les images qui chantent dans l’art et la poésie des hommes. François s’en méfiait. Pourtant il ne craignait pas l’amour. Il avait connu sa violence, non sa durée et guère ses peines.

Par une longue habitude, il courtisait les femmes qui, dès l’abord, y mettent de la complaisance et pour qui la passion va par épisodes. Aussi n’avait-il, à proprement dire, aucune séduction sur la conscience. Les choses s’étaient faites, au gré de circonstances faciles et fortuites. Celle-ci ne ressemblait à aucune des passantes cueillies au tournant des jours. Volontaire et lucide, le don de sa personne serait un acte de foi. Elle ne succomberait point, elle se donnerait, après la longue patience, les promesses sûres, et sans doute en mariage. Ce n’était pas l’affaire de Rougemont : il pouvait goûter sans crainte la séduction de cette présence.

Ils discutaient parfois. Il le faisait prudemment, attentif à ne la point fâcher. Elle se fâchait tout de même ; c’était une colère de pensée qui s’en allait avec les mots. Ils ne s’entendaient sur rien, n’ayant de commun que leur optimisme et l’intérêt, passionné jusqu’à la manie, qu’ils portaient aux sociétés futures. Sur ces points leur ressemblance était forte. Tous deux ne pensaient guère à leur propre mort, moins encore à la décadence et à la fin des hommes. S’il leur arrivait d’y songer, c’était d’une manière furtive, avec une légèreté d’enfants et de sauvages. Ils avaient aussi l’avantage de mal connaître leur propre âme. Leur moi flottait sur l’inconscient comme un radeau sur l’Atlantique. Leur esprit, ainsi qu’il sied aux meneurs, aux hommes d’État et aux bons militaires, se portait sur les autres. Là même, ils se spécialisaient, car il leur importait surtout de discerner les éléments humains qui ressortissaient à la psychologie sociale. Aussi savaient-ils l’un et l’autre agir sur le prochain avec précision et promptitude. Mais François se rattachait davantage au type politique et confesseur ; Christine était fondatrice, plus inclinée à former des ruches que des syndicats. À la fois homme des foules et producteur solitaire, il n’eût pu fonder ni utiliser une industrie, tandis qu’elle, sans goût pour les jeux de tribune, savait diriger le travail en commun et comprenait finement le mécanisme de la production.

Plus indulgente que son frère pour les incapables, les infirmes, les irrésolus et même les alcooliques, elle s’attachait inflexiblement à une hiérarchie d’aptitudes ; elle voulait que cette hiérarchie fût marquée par le commandement ou par la propriété. Comme elle laissait éclater cette conviction, il arrivait à François de la contredire. Et la discussion partait malgré eux. De beaucoup la plus âpre, Christine mêlait le dédain, l’amertume, le sarcasme à ses arguments ; elle laissait entrevoir un mépris profond pour ceux qui s’en tiennent à rêver la quiétude, la sécurité et, en somme, le bonheur.

Un soir, François, rentrant à l’improviste, trouva Christine qui expliquait au petit Antoine les images d’un livre. Une jolie odeur de thé planait sur la table ; Charles Garrigues parcourait une brochure — les Écharpes rouges — la vieille Antoinette rôdaillait à son habitude ; il y avait un charme inexprimable qui venait du repos, du thé, de la lecture et de Christine. Il salua presque à voix basse et se glissa dans un fauteuil pour savourer la scène. Le geai dormassait ; il se borna à soulever la tête, au sein des plumes bleu de nuit, jeta un cri léger et retomba dans ses rêves. On n’entendit plus que la voix de la jeune fille qui racontait l’histoire d’un fleuve. Elle emmenait le petit Antoine dans les nuages, au sommet des montagnes, dans les nappes souterraines, parmi les glaciers, les sources, les ruisseaux, les torrents, les lacs et les marécages. Elle montrait la montagne usée et déchiquetée, les blocs s’entrechoquant dans les eaux furieuses, transformés en galets, en cailloux, en sables, en argile fine ; elle accompagnait le fleuve parmi les forêts, les herbages et les brousses, jusqu’au gouffre de la mer retentissante. Comme elle avait le sens de la nature, elle trouvait des légendes fraîches et simples qui se moulaient sur l’imagination de l’enfant. Il se tapissait dans la jupe tiède, il goûtait à la beauté de Christine une petite ivresse et François, attentif, s’attendrissait.

Le fantôme du bonheur fut là, insaisissable, furtif, prêt à disparaître au moindre souffle. Le meneur ne pouvait s’empêcher de le rattacher à Christine. C’est elle qui ajoutait, au calme des choses, ce tressaillement, cette promesse mystérieuse, cette ardeur insondable, cette grâce d’herbes, de fruit et d’eaux vives. Il n’avait jamais aussi délicatement perçu la présence féminine. La chair de Christine se décelait saine autant que magnifique, le sang qui coulait dans l’ombre des veines devait être d’une qualité égale à la pulpe des joues, aux feux du regard, à la nacre des petites dents.

Il regretta une fois de plus qu’elle ne fût pas révolutionnaire ; il entrevit une existence où il cesserait de rôder solitaire parmi les foules. Pourtant, par destination, il dédaignait la famille : voyageur de la révolte, partisan de l’élevage en commun, il la considérait comme un leurre, un mirage des sociétés mortes. La maternité seule lui semblait naturelle : elle se satisferait largement dans un milieu où la vie serait facile, où chaque enfant trouverait l’abri, la nourriture et les soins.

Mais la paternité, factice, égoïste et dommageable au prochain, mais la famille, petit peuple agressif, aux instincts étroits, aux solidarités mesquines, ne devaient trouver aucune sanction et surtout ne jouir d’aucun privilège. Sans doute, la société future ne s’opposerait pas à l’union durable d’un homme et d’une femme ; elle se bornerait à ignorer une telle union, elle ne tiendrait compte d’aucun engagement ni de l’homme envers la femme, ni de la femme envers l’homme, d’aucun droit de l’enfant ni des parents. Étrangère à la consommation comme à la dissolution des mariages, opposée à toute transmission des biens par hérédité, elle réduirait par là même le rôle des familles au point de balancer ses effets nocifs par ses effets utiles…

Pourtant, dans l’heure quiète, tandis que Christine menait le petit Antoine à travers les deltas et les embouchures, un rêve l’apprivoisait. Avec cette fille droite, il concevait qu’on pût marcher côte à côte, jusqu’au bout de la route. Elle ne tromperait point, elle ne mentirait point, elle donnerait sa beauté une seule fois et pour toujours. Quelle sécurité, quelle paix dans le destin, dans la vocation et dans le travail ! Toute cette liberté sexuelle que François aimait à défendre et même à exalter, devenait une petite chose honteuse, répugnante, riche en mensonges, en sales luttes de mâles, en avilissements de femelles… Il comprenait que l’homme eût voulu y échapper en environnant le mariage de sainteté, de serments, de devoirs uniques, jusqu’à le rendre indissoluble !

Il se secoua. Oui ! durable et presque sacré, mais avec Christine et un homme de même argile. Les autres, tristes épaves, corps misérables ou cervelles flottantes, menteuses et menteurs, trompeurs et trompeuses, folles ou avares, quel sacrement peut les souder ?


À ce moment, Charles Garrigues leva la tête. Il avait les yeux noyés de lecture. Son visage à pans se plissait dans un sourire inachevé. Quelque chose de ridicule et d’excellent, d’énigmatique et de joyeux s’exhalait de toute sa personne :

— J’aurais voulu naître, dit-il, dans la République de l’Équateur.

— Pourquoi ? fit distraitement François.

— La température y change à peine. Il y a des plateaux où elle ne dépasse guère vingt degrés en été, où elle ne descend pas au-dessous de dix-huit en hiver. J’y aurais vécu heureux.

Il fit craquer ses articulations chétives et poursuivit :

— Je suis un homme qui dépend du temps. Quand il fait trop chaud, je n’ai plus d’estomac, ma tête pèse cent kilos, ma cervelle est une friture. Quand il fait froid, j’ai un vilebrequin qui me tourne dans la tempe gauche ou bien une râpe à muscade qui me racle derrière l’oreille. Ces gens de l’Équateur ont bien de la chance !

La vieille Antoinette s’était arrêtée. Elle approuvait. Elle aussi connaissait les outils mystérieux et les bêtes malignes qui liment, scient, rongent, mordent, martèlent, pincent, écrasent une pauvre tête humaine. Ah ! douleur, voix de la chair appelant vers le dieu de la conscience, prière de l’inconscient !

— C’est bien vrai, marmonna-t-elle. La migraine c’est un vrai calvaire. Il y a des jours où j’en suis aveugle, où ça ne m’étonnerait pas de voir ma tête se fendre comme une bouteille et tomber en pièces dans mes casseroles. C’est une grande épreuve.

Le petit Antoine le savait déjà : le mal héréditaire lui malaxait parfois les méninges. Il connaissait des heures où le monde se couvre d’un voile étrange où sa vie de petit enfant cessait d’être une suite de repas, de jeux, d’événements frais et de sensations savoureuses. La douleur lui donnait de la vieillesse. Il sentait des choses pesantes et hostiles, ses cahiers devenaient plus tristes, il demeurait les coudes sur la table, la tête sur ses petits poings, sachant que l’ennemi était implacable.

— Oui, reprit Charles Garrigues, la souffrance c’est quelque chose qui vous mange. J’attends ma migraine comme j’attendrais un lion ou un tigre. Je sais bien quand elle approche. C’est d’abord un paquet de sang dans le front ou dans la nuque… mes yeux sont tristes. Et je n’échapperai pas ! Elle tourne, elle m’agrippe, elle me tord la tempe, j’en ai pour douze à dix-huit heures. C’est vraiment bien mystérieux.

— C’est-à-dire que c’est terrible ! soupira la vieille Antoinette.

— Oh ! oui, murmura le petit Antoine en faisant contre son front un geste épouvanté.

Christine et François se regardèrent, presque gênés de si peu connaître la souffrance. La vie ne leur demandait aucune rançon. Elle coulait en eux, large et fertile, à pleins bords.

— C’est, répondit le propagandiste avec pitié, une formidable énigme. Mais nous supprimerons la douleur.

— Nous l’aggraverons, répondit Christine.

— Je parle de la douleur physique.

— Physique ou morale, nous l’aggraverons !

François secoua la tête avec impatience. Il exécrait la douleur physique comme il exécrait le capitalisme.

— Nous la supprimerons, reprit-il avec force. La douleur physique est un résultat du désordre et de l’iniquité. Quand l’ordre et la justice seront établis, l’hygiène refera le corps de l’homme. Et la souffrance disparaîtra. Entendons-nous bien. Je ne dis pas qu’elle disparaîtra tout entière, je ne prétends pas qu’il n’y aura plus de malades et de blessés, je crois seulement que le nombre en sera fortement réduit et que nous aurons, par surcroît, des moyens sûrs d’atténuer la souffrance. La douleur physique doit être considérée comme un atavisme sauvage ; c’est un mal de l’âge de pierre !

— C’est un mal qui n’a pas cessé de s’accroître. Comme le disait notre professeur Marchais : « La souffrance est une fonction de la sensibilité et la sensibilité est en raison directe de la perfection nerveuse. » C’est par conséquent le contraire d’un atavisme sauvage, c’est un des meilleurs signes que nous puissions faire valoir contre ceux qui prétendent que l’humanité est en décadence. Dire qu’on se propose de détruire la souffrance, c’est à peu près comme si on disait qu’on se propose de faire retourner l’humanité à l’état nègre.

— Pas du tout. On peut très bien concevoir une société d’êtres sains et très sensibles, placés dans de telles conditions que les occasions de souffrir soient rares.

— Sans doute. Mais ils n’éviteront les occasions de souffrir qu’en restreignant le champ de leur activité. Alors, leur sensibilité cessera de s’exercer, elle décroîtra, et la civilisation rétrogradera tout entière.

— Je ne vois pas qu’il faille restreindre le champ de l’activité. L’homme est un animal qui sait discerner et choisir, c’est même la seule raison de sa suprématie. L’action en somme est infinie, ou c’est tout comme : il suffira de se livrer aux travaux qui concordent avec l’hygiène. D’autre part, il est évident que l’exercice de certaines sensibilités n’est plus en rapport avec les résultats à obtenir. Personne n’hésitera à se faire soigner une molaire sous prétexte qu’une rage de dents est une manifestation de notre sensibilité.

— Halte-là ! s’écria-t-elle. Nous sortons entièrement de la question. Vous êtes sur le point de me faire dire qu’il faut rechercher la douleur. J’affirmerai aussi ardemment que vous qu’il faut la combattre, à condition qu’on soit prêt aussi à la braver, non pour elle-même — ce serait idiot — mais pour un plus grand bien. Quant à faire concorder l’action avec l’hygiène, sans la restreindre, c’est un songe. Une humanité qui se développe n’est pas maîtresse de ses actes ; elle est dominée continuellement par l’inconnu, par le nouveau, par des circonstances qui dépassent de très loin ses prévisions. Elle peut avoir, elle doit avoir un certain nombre de lois, de règles, de coutumes, qu’elle observe tant bien que mal, mais elle se réservera une vaste part d’aventure et de hasard. Trop sage, trop modérée, trop régulière, elle est condamnée : ce sera une petite société vieillotte, incapable de se développer et perdue dans la minutie. Ça ne la sauvera du reste point. Des sociétés plus vivaces, moins craintives, la dévoreront.

— C’est poser l’hygiène comme une chose trop difficile et ne faire aucun crédit à la médecine. C’est surtout ne pas tenir compte de l’état anormal de nos sociétés.

— Cet état anormal dure depuis que les hommes se sont tassés dans une caverne, dans un village lacustre, dans une enceinte quelconque. Il ne finira point ou c’est l’humanité qui finira.

— Mais non ! Il n’est pas nécessaire que les hommes des villes respirent un air vicié, il n’est pas nécessaire que les uns s’atrophient par les privations et que les autres pourrissent par les excès, que les uns dépérissent par le surmenage et que les autres s’abrutissent par la paresse.

— Les hommes des villes respireront un air plus sain, du moins je l’espère. La nourriture sera plus accessible et de meilleure qualité, l’intempérance deviendra plus rare, le surmenage des travailleurs manuels tendra à disparaître. Et qu’est-ce à dire ? Nous débarrasserons ainsi tout simplement la société d’une série de misères surannées. Cela signifie-t-il que ces misères n’aient pas été une des fatalités du monde humain ? Nous sommes, ou nous nous croyons à la veille de les anéantir, mais pourquoi imaginez-vous que les Égyptiens, les Grecs, les Romains, nos gens du Moyen Âge, notre Europe de la Renaissance et des temps modernes, les Chinois, les Japonais, les Hindous, les Arabes, les Turcs, aient formé des sociétés anormales ? Elles étaient ce qu’elles pouvaient être. Elles avaient le genre de prévoyance et de solidarité qui résultait de leur intelligence et de leurs instincts, elles n’étaient pas plus anormales que la forêt, la brousse, la mer, où les êtres s’entredévorent. Dites qu’elles étaient insuffisantes, si vous voulez, quoique cela ne signifie pas grand’chose, ne dites pas qu’elles étaient anormales. Si des conditions subies par des milliards de créatures, en vérité par l’immense majorité des hommes, sont anormales, qu’est-ce qui est normal ? Le sort des peuples n’a jamais dépendu de petites machines aussi simplettes que les théories des sociologues et moins encore des socialistes ! Tenons donc pour normales toutes ces sociétés qui ont vécu et qui vivent, comme nous tenons pour normal un troupeau de bisons ou une horde de loups. Et alors, qu’est-ce que nous voyons ? Que la douleur n’a fait que s’accroître depuis le commencement des hommes. Un sauvage mène une existence plus précaire que la nôtre ; il est plus exposé à la mort accidentelle, mais, en définitive, il souffre beaucoup moins que nous, il ignore presque ces infirmités innombrables qui torturent tant de civilisés, ceux surtout dont les nerfs ont la plus grande délicatesse. La migraine, la tuberculose, le cancer, les maladies de cœur, l’appendicite, la neurasthénie et cent autres maux nous frappent avec une férocité plus grande qu’ils ne frappent les nègres et même les Turcs. On atténuera quelques-uns de ces maux, on usera de calmants perfectionnés, je l’accorde, mais ce serait folie de croire que nous arrêterons ainsi une évolution qui ne s’est jamais arrêtée : la douleur trouvera cent issues nouvelles, elle les tirera de notre méditation et de notre hygiène mêmes et, bien entendu, elle les découvrira surtout dans les conditions nouvelles de notre existence.

Christine s’interrompit avec un sourire. Alors il parut impossible que ces paroles fussent venues d’elle. La grâce qui l’enveloppait, la lueur vivante qui s’échappait de sa prunelle et de sa bouche écarlate, cette sécurité charmante et magnifique qui rythmait son corps et ses gestes, semblaient exclure la tristesse, la sévérité et même la gravité de son discours.

François, choqué et séduit, répondit avec une ardeur mélancolique :

— Vous avez singulièrement élargi ma pensée. Je n’ai prétendu parler ni des anciens, ni des Turcs, ni des Chinois, mais de notre société industrielle contemporaine. Je répète qu’elle est anormale. En moins d’un siècle, elle a rempli les villes et les usines d’une population énorme soutirée aux champs. Il y a des pays où les campagnes ont perdu jusqu’aux trois cinquièmes de leurs habitants : l’Angleterre, la Saxe, la Belgique ; dans d’autres, elles en ont vu disparaître la moitié ou le tiers. Ce n’est plus là une évolution, c’est une catastrophe. On a empilé brusquement des races habituées au plein air dans des ateliers, des fabriques, des usines puantes, on a privé d’air, de lumière, de loisir, deux ou trois cents millions d’hommes, de femmes et d’enfants arrachés aux champs et aux pâturages, où leurs ancêtres vivaient depuis les siècles des siècles. Si vous ne trouvez pas ça anormal, qu’est-ce qui est anormal ?

— Ce n’est pas plus anormal que le développement industriel même qui a déterminé ces exodes, pas plus anormal que le mouvement scientifique qui a créé ce développement industriel, pas plus anormal que l’énorme colonisation qui a suivi la découverte du Nouveau-Monde, pas plus anormal que la foudroyante conquête musulmane, pendant la vie et surtout après la mort de Mahomet. La vie de l’humanité est pleine de ces bonds. Fatalement, ils donnent lieu à des adaptations difficiles.

— Eh bien, soit ! s’exclama François avec impatience, je ne tiens pas au terme. Je dirai, si vous préférez, que nos sociétés se trouvent dans un mauvais état d’équilibre. Elles sont entrées fougueusement dans l’ère industrielle, sans avoir pris les précautions utiles. Privées d’air, soumises à un travail intensif et démoralisant, exploitées sans mesure, étiolées dans des logis fétides, empoisonnées par l’alcool, d’immenses multitudes ouvrières ont contracté des tares inconnues à leurs ancêtres, ou du moins beaucoup moins répandues, ont présenté des symptômes manifestes d’usure et sont devenues une proie facile pour la tuberculose. Lorsque nous leur aurons donné de la lumière et de l’oxygène, lorsque nous les aurons délivrées du servage et du surmenage, leurs tares disparaîtront, la tuberculose cessera de les décimer ; elles souffriront moins parce que les occasions de souffrir auront diminué.

Christine se mit à rire :

— Nous tournons en rond. Vous en reviendrez toujours à votre idéal qui est, au fond, le bonheur obtenu par la décroissance des luttes, par le travail modéré, presque sans effort, et même agréable, par la quiétude enfin, c’est-à-dire par la limitation de l’énergie humaine. Et je vous répondrai toujours qu’un tel idéal ne pourrait se réaliser qu’au prix d’une stagnation suivie d’une décadence. Ce serait l’homme arrivé au bout de son rouleau et qui, à la manière des boutiquiers enrichis, se repose en attendant la mort. Sans doute bâillerait-il sans fin comme ces pauvres gens ! L’idée d’un tel avenir me lève le cœur. Mais je le crois impossible. L’activité humaine renversera fatalement toutes les règles de béatitude et toutes les lois de sommeil. Et cela, remarquons-le bien, en luttant pour conquérir de nouvelles jouissances. C’est ainsi que nous allons obtenir des villes incomparablement mieux aérées et éclairées, de bons logements, une bonne nourriture, de bons vêtements pour la grande majorité des hommes et, ce faisant, nous remédierons aux maux que nous avait apportés l’industrialisme. Mais de cet effort même naîtront de nouvelles formes de la lutte, de nouvelles formes du surmenage, de profondes et violentes souffrances. Toute la prévoyance des marchands de paradis sera débordée ; il faudra se remettre à découvrir des remèdes et à instaurer des hygiènes.

Elle parlait, charmante et presque tendre. Son âpreté s’était alanguie, une harmonie rythmait sa voix et nuançait le feu de ses grandes prunelles. Et sa joue délicate appuyée sur la main, avec l’immense chevelure embrasée et flexible, elle semblait le but de ce bonheur qu’elle voyait si hérissé et si lourd de soucis.

Il répondit avec un battement de cœur :

— C’est la vision d’une lutte acharnée ! Vous voyez la vie des individus et des masses comme un torrent. Tant de fièvre n’est pas utile au développement de l’humanité, ou du moins la fièvre peut devenir exceptionnelle. Au temps où j’étudiais, je n’ai pas trouvé qu’on gagnât au surmenage. Je crois plutôt que c’est une sauvagerie intellectuelle. L’ère d’une humanité heureuse, maîtresse, ou à peu près, des forces qui l’environnent, pratiquant l’entr’aide plutôt que la concurrence, attentive à la santé générale, goûtant les joies bienveillantes au lieu des victoires cruelles, travaillant avec modération mais n’admettant aucun oisif, en dehors des enfants, des vieillards et des infirmes, vraiment je me demande pourquoi elle serait impossible ?

— Elle ne serait pas heureuse, elle serait insipide, faible, veule, assoupie. Il faut de la fièvre, il faut du surmenage. Si vous étiez un inventeur, vous sauriez bien qu’on n’invente pas sans crises aiguës, sans acharnement, sans préoccupations harassantes ! Toute société qui se développe fortement est semblable à un inventeur. Elle a besoin d’activités hardies, opiniâtres, dangereuses même. Dès qu’elle tend au repos, elle s’arrête et décline. D’autres prennent sa place qui ne comptent pas leur effort. Et vous vous êtes trompé au temps où vous faisiez vos études. Si vous aviez, intelligent et robuste comme vous l’êtes, consenti à des périodes de surmenage, vous seriez un savant. Mais ce n’était pas votre vocation. Vous étiez fait pour prêcher les hommes et là, j’en suis bien sûre, vous n’avez pas ménagé vos peines…

— C’est vrai, que nous tournons en rond ! murmura François. En somme, vous n’admettez pas la poursuite du bonheur ?

— Ah ! vraiment, s’exclama-t-elle, je veux, au contraire, qu’on le poursuive ardemment et sans reprendre haleine. Cesser la poursuite, se résigner à un sort lamentable, me paraît plus funeste encore que de s’arrêter à un bien-être torpide. Le bonheur n’a point de limites. Chaque souffrance évitée, chaque joie atteinte nous mettent devant de nouvelles souffrances à éviter et de nouvelles joies à atteindre.

— Si du moins vous espériez la fin des souffrances physiques !

— Bien des maladies ne sont peut-être que la préparation à une vie plus précieuse ! Puis, comment faire si l’organisme devient plus sensible ? Et quelle souffrance dite morale se conçoit sans une dépression ou une excitation douloureuse de l’organisme ? Voulez-vous le fond de ma pensée ? Je crois que les peines morales souvent répétées deviennent des peines physiques.

— Quel cauchemar ! soupira Rougemont. Comment pouvez-vous prendre intérêt à l’avenir des hommes ? Si je pensais comme vous, je ne ferais pas un geste pour améliorer leur sort. J’attendrais la mort avec impatience et je souhaiterais que les hommes disparaissent au plus vite de cette terre lamentable.

— Alors, vous condamnez tout ce qui s’est accompli depuis que la vie est apparue ? Vous acceptez le sort parce que vous espérez qu’un jour le sens des choses changera ; vous ne consentez à l’existence qu’en vue d’une conclusion qui contredira tout ce qui s’est fait auparavant ? Moi, je trouve que la vie a toujours été assez belle pour être vécue et il n’y a pas eu d’époque assez terrible pour que j’eusse renoncé.

— Alors, intervint Charles Garrigues d’une voix tremblante, il y aurait éternellement des hommes condamnés à souffrir de la migraine comme nous en avons souffert maman et moi ?

— Ou si la migraine disparaissait, répondit Christine, ce serait pour être remplacée par un mal plus aigu.

— Non ! s’écria la vieille Antoinette avec horreur. Au fond vous ne le pensez pas !

— Mais si, je le pense.

— C’est affreux ! Si j’en étais sûre, je ne m’en consolerais jamais.

Le visage du petit Antoine refléta la crainte qui animait les yeux creux de la grand’mère et de Charles. Une même révolte les soulevait. De ce que la douleur demeurerait invincible, il semblait qu’elle pesât plus lourde et plus implacable sur l’heure présente. Et ils voulaient ardemment l’espérance d’une époque où les hommes lui échapperaient enfin, où ils l’auraient traquée et anéantie comme les bêtes féroces au fond des bois.

— Vous le voyez ! remarqua Rougemont. L’instinct a parlé… nous tuerons la souffrance.

— Oui, fit doucement Christine. L’instinct a parlé, l’instinct du miracle, l’antique instinct religieux. L’homme voudra toujours le paradis.


IX


Les fanatiques de François Rougemont et ceux de Marcel Deslandes se portaient de fréquents défis. Plusieurs fois, Dutilleul, Isidore Pouraille, Alfred le Géant rouge, Gourjat, Berguin Sous-Presse, se rendirent en bande chez Étienne, un mastroquet de la rue Bobillot, où s’assemblait un groupe de jaunes. Ils y menaient grand tapage. Tantôt l’un, tantôt l’autre, affirmaient que Deslandes n’oserait point accepter une joute oratoire avec le meneur révolutionnaire. Les autres, ricanant, déclaraient Rougemont propre à mener des gens qui raisonnaient avec leur ventre : dans une discussion sérieuse, Deslandes le ferait toucher des épaules. Un jeudi, Alfred le Géant rouge s’attaqua au charcutier Varang, homme célèbre pour avoir battu plusieurs lutteurs de foire.

— Est-ce que je ne le connais pas, votre Deslandes ? hurlait le typographe. Il n’a pas d’huile dans la gueule… il parle comme un pot de moutarde.

Le charcutier tapa sur sa vaste cuisse :

— Ta malle ! Rougemont est mûr pour chanter dans les beuglants. Tant qu’à tenir tête au citoyen Deslandes, faudrait qu’il ait de la moelle dans les idées.

— Et d’où que tu saurais s’il a de la moelle dans les idées ? Faudrait d’abord que t’en aies toi-même ; c’est pas dans tes saucisses que tu la trouverais.

— Enlevez, c’est pesé ! grogna Dutilleul en donnant de sa canne d’entraînement sur le pied d’une table.

Varang avait pris une face venimeuse. Et il cria, les mains en tentacules :

— Les typographes, je les emm…

— Les charcutiers, je les ai dans le c… ! riposta froidement Alfred.

Les deux hommes se dressèrent. C’étaient deux fortes bêtes humaines, aux attaches rudes, aux redoutables structures, et prêtes à redevenir sauvages.

— J’en ai démoli de plus méchants que toi ! proclama le charcutier.

— Ça ne serait pas long de te dévisser la hure !

Mais le cabaretier sortit de son comptoir et s’avança jusqu’au milieu de la salle. Il tournait alternativement vers les deux camps un visage énorme, où les yeux barbotaient dans le mastic ; les avant-bras nus ressemblaient à des cuisses. Quoique déconfit par les rogommes, le cœur, les entrailles et les reins noyés de lard, il avait encore la poigne énergique.

— Messieurs, dit-il, ma maison n’est pas un abattoir. Ceusses qui veulent se battre, y a la rue.

Alfred et Varang l’enveloppèrent d’un regard dédaigneux :

— Mon pauv’ vieux ! fit le charcutier, tu rêves ! Est-ce que tu te crois avec le hareng saur que tu as expulsé hier ? Tu n’aurais pas seulement le temps d’appeler un flic que tu lécherais la sciure !

D’un geste instinctif, le cabaretier retroussa sa manche :

— C’est pas de la pomme de terre, c’est du suif ! goguenarda Varang. Allons ! rengaine tes jattes, tu sais bien que tu es fondu… et pas plus de souffle qu’un porc de concours.

Le cabaretier avait du courage. Une petite lueur filtra par les interstices des paupières. Et s’il avait fallu absolument combattre, il eût tenté le sort. Mais, connaissant la force du charcutier et aussi ce qu’il lui servait de litres, de bocks ou de mazagrans, il s’humilia :

— Vous voulez rire, m’sieu Varang ! Ce que j’en dis, c’est rapport à la casse… Mais tant qu’à vous faire une impolitesse, faudrait être un veau.

— Alors, fourre-toi dans ton armoire !

Le cabaretier sauvegarda sa dignité en ramassant quelques verres. Son intervention n’avait pas été inutile. La dispute était rompue. Ni le charcutier, ni le typographe ne savaient comment la reprendre. Après une pause, Varang se borna à dire :

— C’est égal, y tombera des nèfles des marronniers le jour où le sauteur fera la pige à Deslandes !

— Parle toujours, tu m’intéresses !… Ça serait la bataille de la souris et de l’éléphant !

— Ah ! et puis, en v’là assez, intervint brusquement Dutilleul. C’est pas la peine de faire les mangeurs de gosses. Si vous êtes des hommes, on peut s’entendre. Moi, je flanque un défi au sieur Deslandes et c’est pas le camarade Rougemont qui canera.

— Un défi ? vociféra le charcutier.… Tu vas pas leur proposer une partie de savate ?

Dutilleul tourna vers lui son visage irritable ; ses balafres dansaient ; on voyait houler la barbe et les moustaches :

— La ferme ! Si votre Deslandes ose risquer une séance publique et contradictoire, je me charge de lui en fournir les moyens. Et ça ne sera pas long.

Fais-moi ton p’tit cadeau ! fredonna Varang. De quelle poche la tireras-tu, ta séance contradictoire ?

— T’inquiète pas de ça !… J’ai mon plan. Savoir seulement si le sieur Deslandes ne canera pas !

— Lui, caner devant ton danseur de corde !… Tu verras ce qu’il lui fera prendre pour ses cors aux pieds !

— Ça veut-il dire que tu en réponds ?

— Un peu, mon petit père !

— Et s’il ne vient pas, qu’est-ce que tu payes ?

— Quatre jambons d’York et tout ce qu’il faut pour les arroser ! Et toi, si ton homme fouine ?

— Un banquet de vingt couverts, à cent sous par tête, chez Vignarre !

— Cochon qui s’en dédit !


C’est le sort des conducteurs d’hommes de suivre leurs troupes. Une absurde querelle de cabaret décida d’une rencontre que ni Deslandes ni Rougemont n’eussent recherchée, celui-ci à cause de Christine et celui-là parce qu’au fond il réprouvait les séances contradictoires. On ne les renseigna pas tout d’abord. Dutilleul engagea des pourparlers avec le propriétaire de la salle Moreilhon, qui avait successivement été un entrepôt de grains, d’issues et de fourrages, un grand café-concert et un cinématographe. Cette salle s’effritait. On hésitait entre sa démolition et un retapage. Le Balafré trouva facilement à s’entendre pour la location. À cause des circonstances, il s’en tira avec quarante francs, qu’il comptait récupérer en faisant percevoir un léger droit de vestiaire.

Rougemont fut alors informé que les jaunes lui portaient un défi et Deslandes connut que les révolutionnaires doutaient qu’il osât se produire dans une réunion contradictoire. En même temps, la nouvelle se propageait à travers la Butte-aux-Cailles, les Terrains Vagues et toute la Maison-Blanche ; elle se dissémina sur l’Italie, sur Montsouris, jusqu’aux boulevards Blanqui et Saint-Jacques, elle franchit la barrière. Il devenait impossible aux orateurs de reculer. D’ailleurs, à voir s’échauffer leurs disciples, ils finissaient par s’échauffer eux-mêmes.


On accédait à la réunion par un jeu de boules, où poussaient trois peupliers couverts de plâtre comme des maçons. La salle reflétait les événements discords de son existence. Le plafond, fruste et brutal, s’éclairait d’un lustre aux girandoles flétries ; les murs montraient des couches de bleu, de rose et de vermillon, et portaient une dame écaillée, au chapeau de mousquetaire : elle symbolisait l’art, l’élégance et le XIIIe arrondissement. Le plancher avait un air pauvre et honnête. Il restait plusieurs rangs de fauteuils dont on apercevait la bourre, tels des nids apparus par la fente des arbres ; deux loges bordées de panne cramoisie ; le demeurant était garni de chaises. Au fond s’élevait la cage d’un paradis. Le théâtre n’avait pas perdu son double rideau ; des peintres en lettres y avaient résumé l’industrie du quartier. Et la scène représentait un jardin, avec une fontaine et une chapelle.

Une avant-garde occupa de bonne heure les positions stratégiques. Une des loges appartenait aux jaunes. Ils s’y montraient sous des espèces vigoureuses. Un homme glabre et les cheveux tordus développait des bras en arceaux où l’on pressentait de lourdes « pommes de terre ». Un Déroulède, à la redingote martiale, les pommettes en nœuds, tenait une trique de marchand de bœufs, assujettie au poignet par des lanières. Mystique et débonnaire, le sculpteur Barrois étalait une tête d’aurochs ; ses lunettes convexes, à chaque embardée de la barbe, jetaient des phosphorescences. Les poings du charcutier Varang semblaient des foies de veau sur de la panne rouge. Au fond de la loge se détachaient deux têtes sinistres, aux joues vertes, aux chevelures roides : les gens reconnaissaient les frères Sambregoy, qui tenaient une salle d’escrime, de boxe et de canne près du boulevard Saint-Marcel.

Les rouges avaient aussi leur loge. Elle comportait une ménagerie hétérogène. On apercevait Alfred le Géant rouge, à qui ses cheveux frais coupés donnaient un air agressif ; Étienne Bardoufle, avec ses fémurs fabuleux et ses omoplates en casseroles ; le petit Taupin qui venait, non comme révolutionnaire, mais comme pilier des Enfants de la Rochelle ; Jacquin, surnommé l’Homard, à cause de ses pinces ; Pierlot qui enveloppait ses adversaires à la fois de ses bras et de ses jambes, d’un geste tentaculaire ; enfin la Trompette de Jéricho qui s’apprêtait à simuler la voix du porc, du lion, du bœuf ou de l’éléphant.

La foule arrivait goutte à goutte. Elle se disposait en îlots, au gré des caprices, des adaptations et des sympathies. On apercevait partout Isidore Pouraille, une églantine rouge à la boutonnière, son visage sablonneux passé au savon de Marseille. Il avait chargé ses épaules d’une redingote moka, décrochée chez le père Monico ; elle poussait son collet dans les cheveux et allongeait une jupe en crinoline. Isidore tenait très haut son œil de poule ; il bondissait sur les arrivants, leur indiquait des places, d’un air mystérieux ; sa joie avait la plénitude des bonheurs d’enfant.

Armand et Marcel Bossange, Émile Pouraille, Gustave Meulière s’étaient tapis à l’amphithéâtre, d’où ils planaient sur les contingences. Émile avait son visage fou des jours de funérailles. Il tâtait sa pomme d’Adam, qui jaillissait du faux col par bonds brusques ; des hurlements de bête s’accumulaient dans sa poitrine ; il adressait aux femmes des clins d’œil épouvantables, tandis que Gustave Meulière, silencieux et tendre, appuyait sa tête blonde à l’épaule d’Armand : la foule, l’atmosphère d’émeute, l’attente des colères, le remplissaient de crainte heureuse et de soumission ; Armand espérait un événement profond, décisif et symbolique.

On apercevait aussi Fallandres, grelottant sous une houppelande énorme. Sa tête de mort jetait des lueurs jaspées, ses yeux semblaient plus creux, larges comme des yeux de cheval, poudrés de suie. Il lisait une brochure cramoisie et, par intermittences, parlait tout bas, d’un air de spectre haranguant des fantômes.

Au centre, Dutilleul s’était installé avec les Six Hommes. Tous portaient des cannes à nœuds, recourbées, munies d’une pointe d’acier ; des églantines neuves étincelaient à leurs boutonnières. Dutilleul, tournant ses poils vers la loge jaune, annonçait des scalps et des estrapades, le pal et la roue, l’huile bouillante, le bûcher, le truffage des ventres, la grillade des pieds, le raclage des viscères…


Vers huit heures et demie, le flot grossit. Les deux portes vomirent une foule odorante. Puis le tabac éleva sa brume sur le marécage ; on vit des citoyens barbus apparaître sur la scène, une clameur des jaunes salua Christine Deslandes. Elle étincelait au-devant de la loge, dans un corsage gris argent, où luisait un fin bouquet de renoncules. À l’éclair de sa chevelure, aux fanaux de ses prunelles, les hommes de France reconnaissaient le luxe des luxes, la joie suprême des créatures périssables : Rouges et Jaunes mêlaient leurs symboles, leurs haines, leurs espoirs, leurs croyances, à la belle fille exaltante.

Le bureau se formait. Un camarade blafard invita l’assemblée à choisir un président. Quelques noms flottèrent dans la fumée ; une barbe scanda :

— Combelard.

La loge des jaunes riposta d’une seule clameur :

— Delestang.

C’était la première escarmouche. Les visages frémirent comme les facettes d’une rivière ; les voix clapotaient, fusaient, ricochaient au hasard des effervescences ; elles s’ordonnèrent, car les deux noms se prêtaient au même rythme :

— Com-be-lard ! De-les-tang !

Déjà Combelard triomphait. Son nom tombait sur le nom de l’autre avec un bruit d’averse. L’homme blafard brandissait la sonnette :

— Que ceux qui sont d’avis que le camarade Combelard occupe la présidence lèvent la main !

Une nuée de mains plana.

— L’avis contraire.

D’autres mains montèrent, moins nombreuses.

— Le camarade Combelard est président de la réunion.

Combelard monta sur la scène, au milieu des hourras et des huées. Il montrait une face immense, hilare et lippue. Une confiance inextinguible éclatait dans son sourire ; chacun de ses gestes jubilait ; la main sur le creux de l’estomac, il cria d’une voix de fer-blanc :

— Camarades, l’honneur que vous faites à un vieux serviteur du peuple, c’est à vous que vous le faites…

— Qui salit son nez, salit toute sa figure ! hurla le charcutier Varang.

— À la porte, le sac à mouscaille ! Qu’on l’éventre ! Qu’on lui fende les tripes ! riposta Dutilleul.

Combelard proposait de compléter le bureau. On élut Gabilaud, mais quand la majorité acclama un troisième révolutionnaire, les jaunes se levèrent tous ensemble. Et l’un des frères Sambregoy, poussant sa tête verte hors de la loge, demanda :

— Citoyens, seriez-vous des fripouilles ?

— Qu’on l’écorche ! Qu’on le plonge dans la poix bouillante ! fit Dutilleul.

— Fumier de lapin ! Eh ! tourte !… T’as pas la trouille ! Ta malle ! Ta gueule ! Du poil aux pattes !

Quoique ce ne fût pas encore l’heure des cris d’animaux, Gourjat crut devoir imiter le porc qu’on égorge. Une vaste hilarité tiédit les colères ; et Combelard déclara :

— Camarades, tâchons d’être calmes. Cette soirée a été organisée dans un but… un but spécial… je dis bien, spécial ! On va échanger les idées… les grandes idées… la théorie, quoi !… la philosophie économique et sociale. C’est une soirée de propagande, c’est pas une soirée électorale. Le citoyen Rougemont a voulu répondre au défi du citoyen Deslandes…

— La ceinture d’or !

Combelard tourna sa face hilare vers l’interrupteur :

— La ceinture d’or si on veut. La ceinture d’or des lutteurs de la pensée ! Vous jugerez les coups, camarades. Vous serez des juges impartiaux. Et pour commencer, il s’agit d’être beaux joueurs… Nos adversaires ont participé à l’organisation de cette conférence… Comme il faut rendre à César ce qui revient à César, c’est juste qu’ils aient un homme au bureau.

— Ce qui serait juste, mugit Sambregoy II, c’est qu’il y eût deux présidents !

— Qu’on le torche !

— Qu’on l’enduise de pétrole !

— À la fourrière !

Combelard posa les deux mains sur ses mamelles :

— Camarade Sambregoy, personne plus que moi n’en serait partisan. Mais c’est contre l’organisation. Depuis que le monde est monde, y a jamais eu deux présidents dans une assemblée. Même les sauvages qui fument le calumet, n’en ont qu’un seul… qui est le « sachème »… Je mets aux voix le deuxième assesseur… J’ai entendu le nom du citoyen Delestang.

— C’est un poisson !

— C’est une grenouille !

L’élection s’acheva.

— La séance est ouverte, déclara Combelard. Le camarade Rougemont a la parole.

La masse humaine oscilla, les petits fanaux des yeux s’orientèrent tous ensemble vers la scène : le belluaire venait de paraître. Il avançait sa stature trapue, sans hâte, connaissant l’exiguité du tréteau et l’âme des foules, tandis que Combelard clamait glorieusement :

— Le camarade Rougemont a la parole.

Il prit son temps, sûr de soi-même, la mémoire pleine et solide, les réflexes prêts au jeu de la parole. Puis, élevant sa petite main énergique :

— Camarades, il vous faudra ce soir de la patience et de la bonne volonté. Car vous allez entendre des choses qu’il n’est pas toujours facile d’exprimer clairement ; et de plus, vous serez appelés à comparer deux doctrines sociales ennemies. Je fais appel à vos meilleurs sentiments…

Une courte pause ; déjà les mains claquaient, déjà aussi s’élevaient des murmures. La guerre et l’amour croissaient dans les poitrines.

— Pour ma part, je vais vous entretenir du syndicalisme et de l’idéal communiste. Camarades, on nous a souvent reproché de vouloir construire une société comme on construit une locomotive ou une automobile, à l’aide d’un plan et de formules fixes. Et l’on nous a dit : « Vous confondez les choses de la matière inerte et les choses de la vie, vous croyez que les hommes sont pareils à des rouages ; vous ne tenez pas compte de ce qu’il y a d’obscur et de mystérieux dans le développement d’un individu et d’une société. » Ces reproches ne sont pas tout à fait injustes. Il y a beaucoup de révolutionnaires qui croient encore que la société nouvelle pourra s’élever d’un seul coup et qu’il suffira de lois et de règles pour la faire vivre. Je ne dédaigne pas cette foi. C’est grâce à elle que, dès la grande Révolution bourgeoise, des hommes comme Babeuf ont pu semer la bonne graine. C’est grâce à elle que les saint-simoniens et les fourriéristes nos grands-pères de 1848 et nos pères de 1871 ont pu répandre l’enthousiasme et l’amour de la justice. Il n’y a rien de grand et de beau qui ne commence par une aspiration confuse. Il n’y a pas non plus une vérité qui ne soit d’abord encombrée d’une multitude d’erreurs. La vérité socialiste n’a pas échappé aux obscurités et aux tâtonnements. Et qui serait assez fou pour dire qu’elle ne renferme pas encore sa part d’illusion ? Ce n’est certes pas moi. J’oserai même dire que cela ne me déplaît point. Beaucoup d’hommes sont frappés par la noblesse, par la générosité, par la grandeur des doctrines révolutionnaires plutôt que par leur clarté. Pourtant nous nous plions mieux à la réalité des choses. Nous ne confondons plus guère une société avec une mécanique ; nous comprenons que s’il y a un certain nombre de choses que nous pouvons définir et prévoir avec exactitude, il y en a d’autres que nos descendants seuls entreverront. C’est des premières que je vais vous parler ce soir.

Sa voix planait, large et haute comme le vol des aigles, tout son être respirait la bonne volonté, une ardeur simple, loyale et fidèle.

— Ne craignons pas de commencer par le commencement. Posons une fois de plus le problème fondamental du communisme : la suppression du prolétariat. Et qu’est-ce que le prolétariat ? C’est une multitude humaine sacrifiée à des forces économiques aussi cruelles, aussi brutales, aussi destructives que les forces de la nature sauvage. Un prolétaire est un être abandonné par la société, avec laquelle il a cependant fait un pacte et dont il est le principal soutien. Il se débat contre une puissance formidable, le Capital, dont il est le vrai créateur et dont les armes sont tournées contre lui. Presque toutes les lois le menacent. Il lui faut, continuellement traqué par la famine, conquérir son pain dans l’antre même de ses ennemis. Il est à la merci du chômage et de la sottise, de l’indifférence, de l’égoïsme, de l’incapacité des personnages qui l’emploient. Son salaire est maigre. Il ne connaît pas le bien-être. À lui les appartements ignobles ; à lui, la mauvaise nourriture ; à lui, les vêtements mal faits, incommodes et insuffisants ; à lui, le surmenage, la vieillesse précoce, l’insécurité ; à lui, l’instruction hâtive, les plaisirs frelatés, les promiscuités dégoûtantes ; à lui, enfin, l’existence dérisoire et douloureuse des parias… à quelques pas des vainqueurs qui le bafouent, des riches pourvus de toutes les féeries, de toute la beauté, de toutes les choses ingénieuses et magnifiques que le génie de l’homme a crées par cinquante siècles de travail et de génie. Comment une injustice aussi féroce n’aurait-elle pas, à la longue, éveillé la fureur du prolétaire ?… Pendant des siècles, on a pu croire (et la majorité le croit encore) que c’est un mal inévitable. Ah ! on ne nous a pas épargné les tartines sur la fatalité du combat pour vivre, on nous a servi et resservi la forêt vierge où le meurtre règne à perpétuité, où le fort engloutit sans trêve le faible, où ceux-là seuls méritent de vivre qui ont su assurer leur subsistance par la ruse, par la force et par le courage… C’était se moquer agréablement de l’intelligence humaine. Car enfin, dans la forêt, il n’y a pas de contrat, pas de lois écrites ni coutumières, pas de protection mutuelle, pas de soldats, de police, de gouvernement.

Dans la forêt, si les faibles connaissaient un moyen de se défaire du fort, croyez bien qu’ils ne se gêneraient point ! Dans la forêt, le fort ne vit qu’au prix d’une alerte incessante : les voyageurs vous diront qu’un tigre gagne très rudement sa vie, qu’il reste souvent plusieurs jours le ventre creux, et que, devenu vieux, il claque de faim. C’est qu’il pourchasse des personnages qui défendent admirablement leur peau, des personnages au flair aigu, à l’ouïe fine, aux yeux infaillibles. Dans la société humaine, au contraire, le soi-disant fort jouit d’un nombre illimité de privilèges ! Il peut être un imbécile, un maladroit, un vieillard cacochyme, voire un enfant à la mamelle. Il suffit qu’il soit le possesseur de ce qu’on nomme, selon le milieu, de l’argent, un matelas, de la galette, du pèze. Et pour avoir l’argent, le matelas, la galette, le pèze, il est tout à fait inutile qu’on ait fait quelque chose. Il suffit de naître fils à papa. Neuf fois sur dix, la richesse individuelle n’a pas d’autre source. C’est pourtant elle qui classe les êtres, qui nous divise en riches et en pauvres, en patrons et ouvriers, en maîtres et domestiques. Et c’est par une pure fiction ! Cette fiction, camarades, c’est la loi bourgeoise. Elle protège celui qui a l’argent, elle lui en garantit la jouissance par l’appareil imposant des juges, des gendarmes et des sergents de ville, auxquels on joindra l’armée, s’il le faut… Grâce à cette fiction, il vous faut trimer et vous abrutir : vous serez honnis, humiliés, misérables. Vous donnerez vos plus belles filles à la haute prostitution et vos plus malheureuses au trottoir ; vous sacrifierez votre intelligence, votre adresse et votre énergie au profit de vos parasites — sans même que cela serve sérieusement au bonheur ni au bien-être desdits parasites. Oui, camarades, la société où nous végétons a ceci de particulièrement sinistre que votre misère est inutile. Vous ne mangez pas à votre faim, vous avez froid l’hiver et vous vous abrutissez pour rien ! Car il serait facile de donner à tous le bien-être, facile de procurer à chacun les éléments de la santé, du bonheur et de la sécurité, facile de ne pas vous condamner à chercher votre nourriture comme des bêtes. L’humanité actuelle est en possession de forces immenses, presque inépuisables. Avec un peu de sagesse, la science nous permettrait de quintupler la production des aliments, des habits, des objets manufacturés. Il suffirait qu’on les demande. Et pour qu’on les demande, il n’y a qu’à changer les bases du crédit et pourvoir chacun selon ses besoins.

Alors, n’est-ce pas, il se passe quelque chose de monstrueux dans le monde ! Il ne s’agit pas seulement de l’égoïsme et de la rapacité bourgeoise, il s’agit surtout de son imbécillité. Ah ! laissez-moi rire, lorsqu’on ergote sur la concurrence, sur la loi de l’offre et de la demande, sur le libre échange et sur le protectionnisme ! Car il n’y a pas de concurrence, il n’y a pas de loi d’offre et de demande, il n’y a pas de libre échange, et il n’y a d’autre protectionnisme que celui du champ, de l’usine et des entrepôts bourgeois. La concurrence véritable, d’homme à homme, est étouffée dès l’enfance ; la loi de l’offre et de la demande est pourrie jusqu’à la racine ; le libre échange n’existe sur aucun coin d’aucun territoire capitaliste. Ce sont autant de vessies et de fantômes destinés à vous cacher un problème simple.

Abordons-le, ce problème. Regardons-en d’abord les grands côtés, ceux dont dépendent tous les autres. Partons de la nourriture. Il s’agit de résoudre les deux questions suivantes : comment produire la quantité de nourriture utile ? Comment la distribuer ? Jadis, la production du blé, de la viande, des légumes, constituait en somme une œuvre difficile. L’outillage était insuffisant ; la terre était mal préparée, ou tout au moins, il y avait relativement peu de terres dont on pouvait tirer un parti convenable. Une proportion énorme du travail devait être consacrée à l’agriculture. En exceptant quelques lieux privilégiés, la nourriture disponible était insuffisante pour l’ensemble des hommes. Presque forcément, il fallait des pauvres et des riches. Par-dessus le marché, quand la récolte avait été mauvaise, éclatait la famine : les moyens de transport étaient peu développés et d’une lenteur désespérante. Mais aujourd’hui, la production de la nourriture n’est qu’un jeu d’enfant. C’est si vrai que, même sous notre régime capitaliste, où l’on réduit volontairement les cultures, tous les grands ports sont assiégés par des cargaisons de riz, de blé, de viande, de coton, de sucre, d’épices. Les études pratiques des agronomes et des éleveurs ont porté la culture des céréales et l’engraissement du bétail à un tel degré de perfection, qu’il n’y a pour ainsi dire plus de progrès à faire. Par suite, le temps est venu de confier aux communautés ces travaux où l’initiative individuelle se démontre inutile et même nuisible. Elle porte, en effet, à des accaparements, à des restrictions, à des gaspillages d’intermédiaires. La spéculation est plus malfaisante encore ! D’une substance dont le prix pourrait être aussi fixe que le prix de l’eau et du gaz, on fait je ne sais quelle valeur soumise à tous les aléas des bourses et des courtages, sans compter l’intervention d’une marchandise fictive, dont les oscillations agissent sur les cours réels : personne de vous n’ignore qu’à la Bourse du commerce il se vend et s’achète mille fois plus de grains, de sucre, d’huile, d’alcool, de farines, qu’il n’en existe en France ! C’est introduire la complication pour la complication même ; c’est faire d’une chose simple, bien connue, facile à évaluer, une denrée fantastique, un produit distribué par les charlatans, les joueurs, les escrocs… Non ! non ! camarades, il n’est pas utile que le blé soit cultivé par des particuliers, il n’est pas utile qu’il soit acheté et revendu par des spéculateurs, il n’est pas utile que le pain soit fabriqué par des boulangers interlopes, dans des fournils malsains et puants, selon des procédés aussi baroques que malpropres ! Et il n’est pas difficile d’imaginer ce que seraient la culture, la répartition et la boulange communistes. Chacun de vous voit sans peine de vastes surfaces cultivées scientifiquement, par un personnel réduit, avec les machines admirables que l’industrie produit dans les deux mondes ; chacun voit les vastes dépôts où les boulangeries sociales iraient s’approvisionner à prix fixe, sans perdre du temps à faire marché avec les aigrefins ; chacun voit enfin ces boulangeries mêmes, installées dans des locaux solides, propres et hygiéniques : au lieu du geindre qui peine — en suant et postillonnant sur la pâte ! — ce seront de jolis organes nickelés qui pétriront et qui diviseront la pâte ; ce seront des fours mathématiquement installés qui la cuiront.

Tout cela vous paraît-il plus difficile que de fabriquer du gaz et de le distribuer à des centaines de mille consommateurs, à l’aide de tuyaux qu’on enterre dans le sol, qu’on fait grimper à travers les murailles ? N’est-ce pas une seule compagnie qui le fournit, ce gaz, à une énorme ville comme Paris ? Camarades, ainsi qu’aux époques où la terre était cultivée par des laboureurs ignorants, avec des instruments primitifs, le blé, la viande, le logis, restent la grande base du bien-être. Quand bien même le communisme ne supprimerait que pour ces articles primordiaux les concurrences ruineuses, les luttes stupides, il aurait déjà fait faire un pas énorme à l’humanité : il aurait anéanti la misère ! Et qu’est-ce qui l’empêche en outre de s’organiser par régions pour maintenir une certaine concurrence en ce qui regarde les objets moins définis, plus susceptibles de progrès ? Qu’est-ce qui l’empêche de substituer des cantons, des districts, des communes, à ces vastes sociétés par commandite qui écrèment aujourd’hui le travail des ouvriers, et même des ingénieurs, au profit de la bourgeoisie parasitaire ? Je ne parle pas des houillères, ni des mines dont le produit est sûr, et qui, dès à présent, pourraient, sans inconvénients, devenir propriété départementale ou gouvernementale, je parle des industries où l’initiative individuelle peut avoir une véritable importance. Vous n’ignorez pas que ces industries exigent de puissants capitaux, et sont pour la plupart sous le régime des sociétés par actions. Ceux qui en recueillent le bénéfice ne savent pas du tout comment fonctionne l’entreprise. Leur rôle unique consiste à surveiller la gestion financière : encore délèguent-ils des gens pour cela, et ne connaissent-ils les bilans qu’à des époques lointaines, sans pouvoir obtenir des renseignements circonstanciés sur le détail des affaires. Ils ne montrent donc aucune compétence, ce qui ne les empêche pas d’encaisser les bénéfices. Le rôle du bourgeois actionnaire est aussi passif que le rôle du contribuable : il paye pour obtenir des intérêts comme le contribuable paye pour obtenir des routes, des gendarmes, des juges, des réverbères et des instituteurs. Seulement, tandis que le contribuable est tondu, menacé et mal servi, l’actionnaire joue au maître, fait trembler les administrateurs et recueille des bénéfices scandaleux !… J’ai dit qu’il ne faisait rien. Je me suis mal exprimé : j’aurais dû dire qu’il ne fait rien de bon. Mais il fait beaucoup de mal. Qui pis est, il ne le fait pas méchamment ! Il lui suffit de vendre de temps en temps ses actions. Voici par exemple un charbonnage. Il a été fondé au capital de trois millions. L’affaire marche. Elle donne d’abord du dix pour cent. Immédiatement, le cours des actions monte. Et comme on escompte l’avenir, l’action arrive à tripler son cours. À ce moment, bon nombre d’actionnaires, désireux de palper leur « bénéfice » en espèces sonnantes, se décident à vendre. Que font alors les nouveaux actionnaires ? Tout d’abord, ils attendent le nouveau bénéfice escompté. S’il tarde, ils gémissent, ils clabaudent ; les pauvres n’ont que du trois et demi de leur argent ! Et de répéter à qui veut l’entendre : « On dit que les houillères sont une exploitation du travailleur, et voilà, notre capital donne du trois et demi ! Ce n’est pas nous qui exploitons le travailleur, c’est le travailleur qui nous exploite. » Personne ne s’avise de faire remarquer que ces trois et demi représentent dix pour cent du capital primitif, et que si les actions avaient été incessibles ou vendues à leur prix d’achat, il n’y aurait que d’heureux actionnaires comblés de rentes ! Non, on ne parle que de ces malheureux trois et demi, on menace les administrateurs, qui molestent les ingénieurs, qui compressent les ouvriers… On parle même de réduire les salaires. Comme d’ailleurs l’affaire est excellente, les bénéfices font un nouveau bond. Nouvelles ventes, avec primes ; nouvelles plaintes des acheteurs… Et cela n’a point, ne saurait avoir de terme. On connaît des houillères qui donnent mille pour cent du capital primitif ; les familles qui ont gardé cent mille francs d’actions, au prix nominal, touchent actuellement un million par an de revenu. Ce qui est vrai pour les houillères, l’est pour un nombre incalculable d’entreprises industrielles et commerciales. Je connais telle affaire d’alimentation, les Bouillon Dugas, par exemple, où les cris des actionnaires aboutissent continuellement à des augmentations de prix et des diminutions de portions. Même une exploitation communiste imparfaite ne vaudrait-elle pas cent fois mieux et la concurrence régionale ne serait-elle pas plus effective que la concurrence de capitalistes en chambre, se bornant à faire acheter des actions par leurs agents de change ou à souscrire bêtement à des entreprises lancées par des bandits et préconisées par des établissements de crédit, anonymes eux aussi, et vivant eux aussi sur des capitaux collectifs ? Ne voyez-vous pas que nous marchons de plus en plus vers une sorte de collectivisme bourgeois, un collectivisme de billets de banque, un collectivisme d’ignorants — le collectivisme du hasard et du bluff ? Si un tel collectivisme peut tout de même alimenter les affaires, est-il admissible qu’un communisme de producteurs, de gens connaissant intimement les produits, soit une utopie ?

Des applaudissements déferlent, striés de murmures. Plus que le tableau prévu des cultures et des industries communistes, le couplet sur les actionnaires avait intéressé l’auditoire. D’un autre, le peuple eût réclamé une tirade plus sentimentale, mais la voix chaude de Rougemont vivifiait les chiffres. Il peignait d’un geste amusant la foule vague et ignorante des souscripteurs, il mimait l’homme au trois et demi pour cent, il exprimait avec bonheur le hasard et l’aventure de la spéculation contemporaine. Son autorité s’étendait jusque sur les adversaires. Ils n’interrompaient guère, ils attendaient la suite, ils ne pouvaient échapper entièrement au charme de la voix et à la sincérité du meneur.

— Camarades, si j’ai tenu à vous entretenir de ces questions générales, c’est afin de répondre par avance à l’orateur qui doit me suivre à cette tribune, et qui ne manquera point de vous parler de la concurrence, des aptitudes, des inégalités naturelles, de la nécessité pour les énergies de lutter librement entre elles. Or, je crois bien vous avoir démontré que, dans notre société actuelle, la concurrence est une sornette, que les aptitudes sont étouffées, que les inégalités naturelles ne comptent pas devant les inégalités fictives introduites par la loi et par l’héritage, que les énergies ne luttent pas du tout librement, et même que cela leur est impossible, qu’un monstrueux désordre préside à la lutte sociale. Je crois avoir montré aussi qu’il n’est pas plus difficile de concevoir l’exploitation communiste des terres, des mines, des usines, que la distribution des eaux et la distribution du gaz, qui sont des entreprises bourgeoises, non seulement collectives, mais basées sur l’anonymat. Pour nous, ces questions sont tranchées définitivement, quoiqu’il soit bon d’y revenir. Ce dont je voulais surtout vous entretenir ce soir, c’est de la tactique syndicaliste, des moyens que nous comptons employer pour en venir à nos fins. Car ces moyens nous séparent plus encore, les jaunes et nous, que le but même. J’ose dire que c’est de leur emploi que dépendra non seulement l’avènement socialiste, mais encore la forme de la société future…

Si nous sommes révolutionnaires, nous sommes aussi évolutionnistes. Et tout évolutionniste sait bien que c’est d’après la manière dont on le fait fonctionner que se transforme un organisme. L’adaptation n’est pas autre chose que l’ensemble des procédés par lesquels on se défend contre un milieu et par lesquels on en tire profit. Oui, camarades, nous sommes tous évolutionnistes ici, et l’évolutionniste peut s’approprier en conscience les deux proverbes : « À chacun selon ses œuvres » et « aide-toi, la nature t’aidera » ! Voyons donc notre stratégie.

Je la divise en deux grands chapitres. Il y a le chapitre du travailleur et le chapitre du citoyen. Le chapitre du travailleur comprend tout d’abord l’action syndicale ; il comprend ensuite différentes questions à l’ordre du jour, dont la principale, à mon avis, est la journée de huit heures. Qu’est-ce que l’action syndicale ? C’est l’affiliation de tous les travailleurs à un groupe corporatif ; c’est ensuite la fédération des groupes ; c’est enfin la lutte continue des syndicats existant par eux-mêmes et refusant de se subordonner à aucune action politique. Le fond de l’action syndicale, c’est l’éducation pratique des exploités. Le syndicaliste est un homme qui a rompu avec les errements du passé révolutionnaire, qui ne compte plus sur le miracle d’une délivrance subite et pour ainsi dire providentielle, qui sépare rigoureusement l’action corporative de l’action politique. Pour un vrai syndicaliste, il s’agit d’obtenir les réformes jour par jour, mois par mois, année par année, sans répit, sans lassitude, sans faiblesse. Le vrai syndicaliste est un homme qui vise à la fois l’avenir et le présent ; c’est un homme qui vit révolutionnairement, pour qui la société n’est pas une chose faite mais une chose à faire, un homme qui ne perd jamais l’occasion de se perfectionner dans le sens communiste et de revendiquer une amélioration, si minime soit-elle. Il est prêt aux grèves nécessaires, prêt à verser son obole pour aider les grévistes des autres syndicats, prêt au sabotage lorsque l’heure est venue de recourir à ce moyen d’intimidation et de propagande, que, pour mon compte, je crois destiné à un large avenir, prêt enfin à user continuellement de sa force, de sa ruse, de son courage, de son argent, dans l’intérêt du parti révolutionnaire ; et par ailleurs, il veut, dès maintenant, tirer de son travail tout le bien-être possible : c’est enfin un esprit positif qui ne se paye pas de phrases, qui ne croit pas aux baguettes des fées, mais qui comprend qu’un positivisme purement égoïste demeure infructueux, que l’union seule est féconde, que la solidarité seule mène au but !

Cette fois, les applaudissements tonnèrent. La grande voix de l’orateur, ses gestes accélérés et d’une ampleur savante, son débit consistant et chaleureux, emportaient les âmes orageuses. Un cyclone tournoya. Alfred, le Géant rouge, élevant sa face cramoisie, bramait, les poings en croix ; le mufle sablonneux d’Isidore bavait d’orgueil et de plaisir ; Dutilleul et les Six Hommes entrechoquaient les crosses de leurs cannes ; Jacquin l’Homard ouvrait et refermait ses pinces sanguinolentes ; Armand Bossange enfonçait les ongles dans sa veste ; Gourjat enflait une voix de steamer ; Bardoufle émettait un ronflement de toupie hollandaise ; trois dames entrelacées gloussaient comme des poules en gésine ; et de toutes parts, les citoyens hurlaient sans cadence ou tournaient les uns vers les autres des faces d’anthropophages.

Dans la loge des jaunes, le sculpteur Barrois labourait sa barbe à poings perdus ; les frères Sambregoy crispaient des bouches d’assassins ; le charcutier Varang, dressé sur ses pattes basses, ricanait sans répit. Christine, légèrement inclinée sur la panne rouge, écoutait, avec un vague sourire ; parfois, une douceur dédaigneuse entr’ouvrait sa bouche éclatante et montrait l’éclair nacré des incisives. Et pour lui plaire, Barois serait allé prendre Rougemont à la gorge ; Varang aurait bondi sur le torse d’Alfred le Géant rouge ; les frères Sambregoy fondraient sur les cannes des Six Hommes.

— Des foutaises ! scanda le charcutier… les syndicats rouges, c’est du sel sur la queue d’un moineau.

— Tes tripes ! hennit Dutilleul… tes vieilles tripes aux chiens…

— Viens-y ! hurla Varang. Je connais la place où mon pied mettra dans le mille.

— À la broche !…

Combelard sonnait à deux mains :

— Silence ! Chacun parlera à son tour !

La voix retentissante de François dompta le tumulte :

— Oui, camarades, la solidarité seule mène au but. À condition, pourtant, de faire chaque chose à son heure. Il faut sérier les questions. Autant que possible, les énergies seront concentrées sur un point. Pour le moment, je pense qu’aucune réforme n’est plus nécessaire que celle des heures de bagne ! Les « huit heures », voilà la grande pensée du parti syndicaliste. Le fait même que cette préoccupation a pu prendre une telle importance est un signe des temps. Sans doute, hier, l’artisan comprenait combien son esclavage était aggravé par l’excessive durée du travail, les malheureux sentaient quel surcroît d’horreur c’était de pourrir quinze heures, seize heures à l’atelier et à l’usine. À peine la bête ouvrière a-t-elle dévoré sa pitance, à peine a-t-elle goûté quelques heures de sommeil, et voici que la porte fatale se rouvre : il faut descendre dans l’enfer où l’outil et la machine dévorent la chair vive et rongent l’intelligence. Sort affreux, sort implacable ! Cet homme qui passe sa vie dans la plus fétide des prisons, cette pauvre créature lasse, empoisonnée, abrutie, c’est, lui dit-on, un citoyen libre ! Hélas ! c’est le pire des esclaves ! Sans doute, on ne peut pas le vendre, mais qui donc aurait intérêt à l’acheter ? Est-ce que les exploiteurs, qui payent deux francs soixante-quinze par jour à certaines catégories de tisserands, auraient intérêt à acheter ces tisserands ? Leur entretien coûterait davantage ; il faudrait craindre pour la santé et la vie de l’esclave, prendre des mesures pour qu’il soit sain et solide. Tandis que le tisserand salarié, on peut le faire crever de faim, sans crainte : quand il n’aura plus assez de forces, on le flanquera à la porte et tout sera dit. Je lisais dernièrement la relation, fort bien faite, d’un explorateur du Centre africain. L’auteur y décrivait la vie des aborigènes, de ces nègres qui représentent pour nous le dernier degré de l’abjection et de la misère humaines. Il s’agissait, bien entendu, des nègres qui vivent encore à l’écart des conquérants européens. Ces nègres ne connaissent pas une sécurité parfaite. Leurs chefs ont des caprices parfois cruels. Il y a des époques de guerre et d’épidémie qui ne sont pas délectables. Mais les caprices des chefs sont beaucoup moins fréquents qu’on ne l’imagine et ne portent que sur un petit nombre d’individus ; mais la guerre n’est pour eux qu’un accident comme nos accidents de chemin de fer, de mines, d’usine ou d’automobiles ; mais les épidémies ne sont pas plus terribles que les maux incessants, les intoxications chroniques, l’épuisement de nos travailleurs. Et, au total, les nègres décrits par notre voyageur vivent dans une liberté dont un artisan européen n’a aucune idée ; ils besognent une ou deux heures par jour ; ils sont mieux nourris qu’un paysan français ; l’impôt n’est qu’une corvée insignifiante. Le narrateur conclut à peu près en ces termes : « Je ne puis m’empêcher de redouter, pour ces pauvres gens, le joug européen. Leur vie est si facile et si insoucieuse, ils goûtent si naturellement les menues joies de l’existence ! Que de fois, par un beau soir, ai-je pris plaisir à leurs fêtes, à leurs danses, à leurs palabres : c’est parmi eux seulement que j’ai vu quelque chose ressemblant à du bonheur… Lorsque l’Anglais, le Français ou le Belge domineront sur cette terre, c’en sera fait de cette agréable existence. Il faudra travailler dans la forêt ou sur la plaine pour acquitter l’impôt, être réquisitionné pour d’exténuants portages, se voir disputer cette étendue où l’on évoluait comme des enfants joueurs : ce sera le dur destin, l’âpre prévoyance, l’abrutissement et l’avachissement par l’alcool ! »

Vous le voyez, camarades, le nègre, en définitive, a un sort meilleur que l’ouvrier moyen. Il travaille un peu pour vivre, puis il jouit à son aise du temps et de l’espace. Et cependant, il appartient à une race pauvre, mal outillée, qui ignore nos machines, qui n’a aucune idée de nos vastes entreprises. C’est que le nègre ne connaît pas ces bêtes tentaculaires, ces pieuvres épouvantables, ces parasites calculateurs que sont nos bourgeois…

Pardonnez-moi, camarades, cette petite digression — à laquelle je pourrais en joindre bien d’autres qui, toutes, montreraient la même chose, savoir que maintes populations barbares jouissent d’une plus grande liberté matérielle que l’artisan français. Et quand on pense que la France est peut-être le pays le plus riche du monde, on avouera qu’il y a là quelque chose d’effroyable… Eh bien ! la Confédération générale du travail a compris que c’est contre notre servage qu’il fallait tout d’abord employer les forces révolutionnaires. Et non seulement à cause de la fatigue musculaire, mais encore, mais surtout à cause de la dépression intellectuelle. La réforme sociale est avant tout affaire de raison, de savoir et d’ingéniosité. Plus nous disposerons de cerveaux aptes à réfléchir et à combiner, de têtes bien meublées, plus près serons-nous de la victoire. Oui, avant tout, il nous faut un prolétariat intelligent. Sinon, nous travaillerons au hasard, et nos conquêtes nous seront reprises. Or, le cerveau d’un homme qui a peiné dix ou douze heures ne peut fonctionner que très imparfaitement : pour avoir des cerveaux actifs, il faut du loisir. De là, l’importance capitale de la question des huit heures. Si elle ne pouvait se résoudre, la révolution serait renvoyée aux calendes.

Qu’on n’aille pas cependant conclure de mes paroles que je ne vois ici qu’une question de lutte. J’y vois aussi une question d’hygiène, de dignité et de bonheur immédiat. La journée plus courte permettra à l’ouvrier de s’occuper davantage de lui-même et des siens ; elle lui donnera une conscience plus exacte et moins humiliée de sa personne ; elle lui permettra de jouir un peu de la vie… de cette vie si brève et qui ne revient pas deux fois. Un homme exténué, qui a tout juste le temps d’aller dévorer sa pitance, ignore ce qu’il y a de charmant dans le simple spectacle des scènes quotidiennes. Comment voulez-vous qu’il s’intéresse aux monuments, aux jardins, aux rues, aux champs, à la forêt, comment voulez-vous qu’il goûte ces rêveries si douces qui naissent de l’harmonie des êtres et des milieux ?

Aux applaudissements agressifs des collectivistes, les jaunes opposèrent une attitude dédaigneuse. Le Déroulède cria :

— Nous voulons les huit heures comme vous ! Mais nous voulons les obtenir sans violence…

— Vous voulez les obtenir en léchant le c… des patrons ! beugla Jacquin l’Homard. Vous lécheriez mille ans !

— Après avoir parlé de la tactique du travailleur, reprenait Rougemont, occupons-nous de celle du citoyen. À la vérité, l’une n’est pas distincte de l’autre. Mais alors que nos pères révolutionnaires se laissaient gober par les politicards, nous prétendons subordonner les devoirs du citoyen à ceux du syndicaliste. Et c’est justice : le travail domine de haut les autres choses sociales…

Des jaunes protestèrent :

— La patrie !

— La famille !

— Sans travail, il n’y a ni patrie ni famille ! riposta François. Le travail est la puissance première des hommes : le reste vient par surcroît. Je répéterai donc avec énergie que les devoirs du travailleur envers ses frères priment les autres devoirs du citoyen. Ne comptons que sur nous-mêmes ! Usez, si cela vous chante, du bulletin de vote en faveur de ceux qui professent, ou prétendent professer le socialisme révolutionnaire, mais arrêtez là vos relations politiques. Le parlementaire est un animal professionnel qui se moque copieusement de vous. Mais quand il serait honnête homme, il ne peut presque rien. Il représente des intérêts trop divergents !… Passons ; j’ai hâte d’en venir à une question beaucoup plus grave. Vous m’avez déjà deviné : nous allons aborder le redoutable problème de l’antimilitarisme.

Un long frémissement agita les foules adverses. Tous les fauves palpitaient dans la cage. Rougemont, immobile, élevait à peine la main ; jamais encore sa voix n’avait sonné plus grave et plus pathétique :

— Ah ! oui, question profonde et redoutable ! Nul plus que moi n’en a été troublé. Car je ne suis pas de ces internationalistes téméraires qui renient leur pays. J’aime ma terre de France. Du reste, beaucoup de ceux qui croient aimer également les peuples se font illusion. Un Allemand se plie à des habitudes, à des règles, à des goûts mêmes qui ne sont pas les siens. Un Français, non. Un Français répudie la domination morale ou physique des autres races ; et la raison en est assez simple : n’est-il pas, après tout, le plus civilisé des hommes et le moins grossier. Voyez-vous, camarades, il serait affreux de vivre sous le joug des Allemands ou des Anglais. Même si le salaire était meilleur, la vie matérielle plus facile, nous ne pourrions le supporter. Nous ne sommes sans doute pas les plus énergiques des habitants de la planète, mais nous en sommes les plus délicats. Aucun bonheur ne nous serait possible si le milieu où nous vivons n’était plus le nôtre.

Les Jaunes approuvèrent avec une frénésie ironique :

— Vous vous servez dans notre assiette ! tonna le sculpteur Barrois.

— Il a tourné casaque !

— Vous allez voir si j’ai tourné casaque ! fit sardoniquement l’orateur.

Et tourné vers la loge jaune, il reprit :

— Donc, pour faire notre bonheur parfait, il nous faut la terre de France. Mais qui oserait dire que nous, les pauvres, soyons autre chose sur cette terre que de la viande à souffrance et de la viande à caserne ! Le pire Prussien, pourvu qu’il dispose de la pièce de cent sous, n’y est-il pas supérieur au malheureux bougre qui rôde les poches vides ? Tous les plaisirs, toute la beauté, tout le luxe, nos plus belles filles, appartiendront au cosmopolite riche : il possède la baguette de l’enchanteur. Toi, si tu n’as rien, tu vivras plus étranger dans ta patrie que le chien d’un rasta millionnaire. Si tu n’as rien, tu seras honni, méprisé, pourchassé et fourré en prison pour vagabondage. La patrie ! La patrie du pauvre ! C’est une fable, un symbole, une inscription sur un livret militaire ou sur un livre d’école, — la plus amère dérision. Ton droit, misérable, c’est de souffrir et de défendre le sol qui appartient à ton maître, à celui qui possède ! Pour lui, pour lui seul, la France consacre, chaque année, un milliard à sa marine et à son armée. C’est le budget de la frousse. Et c’est aussi le budget de l’imbécillité. Car notre armée et notre marine sont une blague ! Les bourgeois, en effet, ne redeviendront pas capables, comme leurs ancêtres, d’organiser une grande guerre victorieuse. Mais eussions-nous une bourgeoisie énergique, eussions-nous une armée parfaitement organisée, eussions-nous des généraux de génie, je n’en dirais pas moins : il faut purement et simplement supprimer le budget de la guerre et de la marine !

Toute la loge rouge se tassa dans une accolade ; la Trompette de Jéricho gronda comme une bête fabuleuse ; Isidore bavait, debout sur une chaise ; Fallandres était sorti de son coin, et, soulevant sa houppelande, applaudissait en claquant des mâchoires ; le géant Alfred, avec des imprécations, se donnait du poing sur la joue ; de toutes parts, on ne voyait que les trous noirs des bouches hurlantes, les yeux furibonds et les mains folles. La fureur des Jaunes égalait l’exaltation des Rouges. Le charcutier Varang suffoquait, le visage couleur de betterave ; les Sambregoy faisaient mine de bondir dans la salle, leurs faces vertes striées de cannelle ; le sculpteur Barrois oscillait comme un ours blanc, et donnait du front comme un bélier ; le Déroulède criait sans lassitude, avec une telle palpitation de la gorge, qu’elle semblait prête à se rompre : « Vive l’armée ! Vive l’armée ! Vive l’armée ! Vive l’armée ! » Et Christine, debout, pleine de pitié et de mépris, considérait la foule retentissante. Emporté par la frénésie universelle, Combelard agitait sa sonnette en dansant une sorte de gigue et l’abattait sur la table, d’un geste de forgeron.

— Il faut purement et simplement supprimer le budget de la guerre et de la marine ! tonna François, d’une telle force, qu’il rompit le tumulte. La France doit donner d’un bloc, sans une hésitation, l’exemple du désarmement. Et ce serait quelque chose de si grand et de si beau que l’univers entier applaudirait, que toute l’humanité se tournerait vers elle ! De ce jour seulement nous serions à la tête des nations et notre patrie deviendrait la patrie des hommes libres ! »

— Sous la botte de Guillaume !

— Une Pologne !

— Du mou pour les chats !

— Vendu ! Fripouille ! Viande à youpins !

— … vivants dans l’eau bouillante comme des homards !

Toutefois, le tumulte s’apaisait. La voix de l’orateur se forçait sur les oreilles, haute comme une cloche, précise comme un clairon ;

— Libre, superbe et triomphante ! déclama-t-il. Reine des peuples, déesse des misérables ! Si nous désarmions, avant dix ans, la France serait une terre de pèlerinage… la Mecque des hommes. Avant vingt ans, les autres nations auraient suivi son exemple. Quant à faire de nous une Pologne, qu’ils y viennent ! Avez-vous donc oublié les enseignements de l’histoire ? Ne savez-vous pas que nos grandes armées, nos victoires innombrables — nous avons remporté à nous seuls autant de victoires que toute l’Europe réunie ! — n’ont tout de même abouti qu’à l’écrasement de Waterloo et à l’écrabouillement de Sedan ? Au contraire, l’Italie, démembrée pendant des siècles, l’Italie qui ne compte pas ses défaites, est devenue une nation libre ! C’est qu’elle est peuplée par une race bien nette, bien définie, sur laquelle l’étranger n’a pu imprimer sa marque. La France asservie, elle, la plus intelligente des nations, elle qui a le plus agi sur les esprits et sur les cœurs ! Allons donc ! ce n’est pas possible… cela n’arrivera point ! Et si cela devait arriver, ce ne sont pas les armées qui y apporteraient obstacle. La défaite de nos troupes, je le dis avec mélancolie mais avec la force de la vérité, cette défaite serait presque certaine, car nous n’avons plus le tempérament grossier des peuples militaires. Et les peuples qui hurleraient d’indignation si l’on démembrait une France désarmée, laisseraient déchoir une France guerrière : elle ne serait qu’un pays comme les autres… Aussi, je le répète sans scrupule : il faut que nous donnions le magnifique exemple du désarmement. Alors seulement nous serons une nation aimée et admirée parmi les nations, alors seulement, tous les cœurs se tourneront vers nous, alors seulement, l’idée qu’on puisse toucher à la France paraîtra un sacrilège tel qu’aucun tyran ne s’y risquerait !…

Le délire reprit. La loge jaune poussa des mugissements si rudes que François dut s’interrompre :

— On va leur casser la gueule ! cria Dutilleul.

Les Six Hommes se précipitèrent, trique haute : le charcutier Varang, les deux Sambregoy, le Déroulède, se préparaient au combat. Mais Christine, le visage hardi et les yeux fiers, intimida les Six Hommes, tandis que Rougemont s’écriait avec véhémence :

— Citoyen Dutilleul, vous faites le jeu de nos adversaires !

Dutilleul recula en grondant ; les Six Hommes baissèrent leur triques ; l’orateur reprit avec rudesse :

— Ces scènes sont intolérables et ridicules. Vous les jaunes, vous savez bien qu’on n’écouterait pas votre orateur, si vous m’enleviez la parole. Je suis à la fin de mon discours. Pour m’empêcher de dire quelques mots encore, allez-vous rendre le but de la réunion inutile ? Ou sinon, croyez-vous que Deslandes n’est pas à la hauteur de sa tâche ?… Quant à vous, camarades, rappelez-vous que nous avons pris l’engagement d’être calmes !…

— On se verra dehors !… menaça Dutilleul.

— Et gare à vos os de crétins ! répliqua l’aîné des Sambregoy.

C’était le dernier sursaut de la crise. Les jaunes se turent, comprenant que le tumulte ne pouvait aboutir qu’à leur déconfiture. Rougemont acheva son discours à peine entrecoupé de murmures :

— Nous pouvons prêcher avec sérénité l’antimilitarisme. C’est le devoir de chaque père d’élever ses petits en haine de la discipline sauvage et du servilisme des casernes. Nos conscrits doivent partir la rage au cœur… D’ailleurs, jamais propagande ne fut aussi efficace. Après la première brèche faite dans le préjugé, elle a été secondée par d’invincibles instincts. Tout homme libre réprouve l’abjecte condition du soldat ; la préoccupation constante des conscrits n’est-elle pas d’échapper à leur esclavage ? Avant 1870, les familles sacrifiaient leurs économies pour acheter des remplaçants, et c’est encore le cas pour nos petits voisins belges et hollandais : là, les grands et les petits bourgeois, voire les ouvriers qui ont un léger pécule, chargent le marchand d’hommes de délivrer leur progéniture. Lors d’une tournée de propagande, dans une province belge, j’ai assisté à un tirage au sort : on peut difficilement se figurer le délire joyeux de ceux qui tiraient un bon numéro. Donc, le service militaire est naturellement exécré par tous les hommes. S’ils se résignent, c’est qu’ils sont contraints ; ou parce qu’on leur persuade qu’ils remplissent un devoir sacré. Qu’on leur fasse comprendre que ce devoir est une frime, ou que la contrainte pourra être dominée, et les pauvres diables seront prêts à la révolte. Voilà pourquoi notre campagne fait des progrès si considérables. Elle en fera bien plus encore ! La semence a levé. De toutes parts pousse le blé vigoureux de la pensée. L’idée du drapeau, l’idée de la grande Famille, l’idée de la Gloire deviennent aussi ridicules que l’idée de la Sainte Trinité ou de l’Immaculée Conception. En retour, la solidarité s’accroît avec une puissance égale aux forces de la nature. Les hommes conçoivent mieux l’horreur de la guerre ; ils mettent leur foi et leur espérance dans le savoir, dans la raison, dans le travail ; ils savent que les peuples guerriers ne peuvent rien contre les races industrielles : aux hommes de France d’allumer la torche sublime de la Paix, de faire le geste auguste et magnifique du Désarmement !

Rougemont se tut. Les communistes épuisaient leur énergie à l’acclamer et à l’applaudir : les cris de haine, de rage et de mépris des jaunes n’étaient plus qu’un prolongement du triomphe. À peine si on daignait leur répondre. Combelard, sa face hilare tournée vers les faces fanatiques, comprit qu’il fallait attendre avant de s’attaquer au cyclone. Une seule voix dominait par saccade le déferlement de la clameur — la voix de la Trompette : elle avait des gammes suraiguës et déchirantes qui transperçaient les sons comme une lame d’acier transperce le cuivre.

La tactique de Combelard se démontra excellente. Devant le président immobile et la scène sans orateur, une à une les curiosités naquirent. Elles dominèrent à mesure que s’épuisaient les larynx. La multitude désira une autre action que la sienne. Beaucoup qui auraient hué Deslandes, s’il était apparu tout de suite, furent impatients de sa présence.

— Ousqu’y se cache, le jaune ? cria un maréchal ferrant couvert de limaille.

— Il a la frousse !

— Faites-le donc voir, eh ! Combelard !

— Donnez-lui du vulnéraire.


Deslandes apparut brusquement, serré dans son complet veston, long, maigre, agile et hardi :

— Me voilà ! fit-il avec un rire sec.

Les ricanements et les bravos, s’entreheurtèrent. Combelard avait saisi sa sonnette. Il lança deux volées et déclara :

— N’oubliez pas, camarades, que nous avons promis d’écouter le citoyen Deslandes jusqu’au bout !

— Je n’en demande pas tant, gouailla Deslandes. Quelques grognements ne sont pas pour me déplaire, pourvu qu’on écoute dans les intervalles.

Puis, reprenant son air froid et dur :

— Nous allons bien voir si les révolutionnaires sont capables de tenir parole !

Il se recueillit, la tête basse, puis relevant ses yeux faits pour braver la foule et non pour la conquérir, il parla sèchement :

— L’orateur que vous venez d’entendre vous a expliqué, à sa manière, la condition du prolétariat contemporain. Il vous a, une fois de plus, dépeint le travailleur comme un pauvre diable sacrifié à des conditions économiques féroces et le patron comme un mangeur de chair humaine. Il envoie bien le couplet et je crois même qu’il est sincère. Au fond, il vous sert la même viande creuse que les socialistes parlementaires. En dressant l’un devant l’autre l’exploiteur et l’exploité, en faisant du second une victime et de l’autre un bourreau, il nous montre qu’il comprend le mécanisme de la société comme un poète et non pas comme un sociologue. À l’entendre, une société serait une création de quelques volontés humaines, un ensemble dont nous pouvons démonter le mécanisme et dont notre raison est capable de faire voir les défauts et les qualités. C’est une vue bien petite et bien insuffisante. Une société résulte d’une multitude d’instincts, de désirs, de luttes, de tâtonnements, de travaux ; elle est l’œuvre de cent générations ; elle a dû lutter contre des fatalités intérieures et extérieures si nombreuses, que personne ne peut s’en faire une idée…

Les révolutionnaires écoutaient d’un air de tolérance dédaigneuse. Les jaunes constataient, avec dépit, la voix sèche de l’orateur et son débit saccadé. François, la tête brûlante, en proie à une agitation dont il démêlait mal la cause, crut pouvoir quitter la salle pendant une demi-heure.

— Ni les bourgeois, ni les prolétaires ne sont de force à changer une société comme la société actuelle, continuait Deslandes. D’abord, parce que cette société a subi trop récemment des modifications importantes. Ensuite, parce que les classes, comme vous les appelez, n’existent en vertu d’aucun privilège saisissable. En 1789, il y avait une royauté et une aristocratie, d’ailleurs minées depuis plusieurs siècles. Aujourd’hui, ceux qui dominent sont purement et simplement des parvenus. C’est tellement vrai, qu’il y a peu de fortunes qui durent plus de deux ou trois générations. Par suite, les situations acquises sont, pour l’immense majorité, le produit d’une concurrence. Le pauvre est un homme qui lutte mal, voilà tout… soit par ignorance, soit par manque d’énergie, soit par manque d’intelligence, ou encore par suite d’ivrognerie, de vices ou de désordre…

— T’es pas ici pour nous insulter ! cria Haneuse Clarinette.

— Salaud !… les pauvres sont plus intelligents et moins ivrognes que les exploiteurs.

— La ferme !… À l’égout, la jaunisse !…

Malgré le tintamarre, la salle restait maniable ; et la sonnette de Combelard allait obtenir le silence, lorsque Varang se leva :

— La jaunisse se fout de la rougeole !

— Cassez-lui la gueule ! riposta Haneuse.

La loge jaune et la loge rouge se dressèrent ; la salle déferla ; la tempête souffla soudaine, absurde et indomptable. Les Six Hommes s’étaient tassés près de la loge rouge, tandis qu’une escouade amie se glissait devant la loge jaune. De toutes parts, les triques, les gourdins à nœuds, les cravaches oscillaient, tournoyaient ou décrivaient de longues spires. Un garçon boucher retroussait ses manches et hurlait sans intervalles : « À la lutte ! À la lutte ! » Deux graisseurs de wagons grimpèrent sur une corniche ; un terrassier faisait le geste de défoncer la scène ; les Bossange, Émile Pouraille et Gustave Meulière accouraient à la file, les mains posées sur les épaules les uns des autres ; Fallandres, le chapeau enfoncé dans la tête, la houppelande au vent, sautelait comme une hyène ; Isidore bondissait et rebondissait au hasard, sa face de sable retroussée par des rictus.

Pendant quelques minutes, toute la salle houla au hasard de la tempête. Mais quand on vit le géant Alfred et Étienne Bardoufle franchir le rebord de leur loge et retomber parmi les Six Hommes, il se fit une vaste attente ; les corps, les bras, les cannes, les gosiers se ralentirent. Alors, on entendit le meuglement de Gourjat :

— La loge rouge défie la loge jaune !

— Que ceux qui ont du poil aux dents se montrent ! clama le géant Alfred.

— Qu’ils aient seulement du poil aux pattes ! gouailla Dutilleul, pendant qu’Étienne Bardoufle exhibait ses mains velues.

L’homme tondu, à son tour, s’était précipité de la loge jaune. Les deux frères Sambregoy suivirent, agiles comme des panthères. Et Varang, assis à califourchon sur le bord écarlate :

— Ceux qui voudront des patates en boufferont !

— À la lutte ! À la lutte ! suggérait toujours le garçon boucher, dressé sur une stalle.

— Homme contre homme ! proclama Bardoufle. Rien dans les mains, rien dans les poches !

Il ployait son bras d’Ajax et faisait volter les biceps. L’homme tondu, montrant à son tour « ses pommes de terre », éjaculait :

— Viens-y, feignant ! Viens tâter ma viande si tu as de la moelle.

Il s’avançait ; la foule s’écartait à son passage. L’escouade jaune suivait le sillage ; les deux frères Sambregoy marchèrent la canne en garde.

— En avant ! claironna Gourjat la Trompette.

Il s’élançait près d’Alfred, pendant que Dutilleul et les Six Hommes s’ébranlaient d’un mouvement militaire.

— Camarades ! hennissait Combelard, laissez parler l’orateur.

La salle ignorait ses cris, ses gestes et sa présidence. Et quand on vit l’homme tondu et Bardoufle face à face, des rauquements approuvèrent : ainsi les fils de la Louve acclamaient les gladiateurs ou les fauves. Puis il se propagea un calme étrange. Le géant Alfred, Taupin à la tête de granit, Gourjat, Dutilleul et les Six Hommes s’arrêtèrent en demi-cercle ; de même l’escouade jaune, les Sambregoy, le Déroulède, le charcutier Varang. Tous acceptaient le duel, la tradition symbolique des champions. Combelard même arrêta son larynx et sa sonnette ; et l’on vit Christine, magnifiquement pâle, détourner seule la tête, pleine de dédain et de dégoût.

— À la lutte ! À la lutte ! répétait encore le garçon boucher.

Ni Bardoufle ni l’homme tondu ne savaient comment s’attaquer. La force était en eux, brute et hasardeuse. Pleins de confiance dans les puissantes machines de leurs bras et de leurs poitrines, ils se regardaient en face. Bardoufle ressemblait à cette bête fabuleuse dont le squelette porte, dans nos musées, le nom de mégathérium. Il en avait la structure hideusement trapue, les fémurs brefs, les vastes côtes. Il oscillait avec lenteur, ses mains pleines d’un poil acajou, les maxillaires bossuant les joues massives. L’homme tondu ressemblait au lutteur cosaque Padoubny : posé sur des colonnes rondes et dures, ses pectoraux saillant sous la veste, il tenait ses deux bras en cercle, d’un geste lourd et redoutable.

— Me v’là ! dit-il, en avançant son visage entrelardé contre celui de Bardoufle. T’as demandé un homme !

— Attention ! cria Bardoufle. Je vas chauffer.

— Chauffe, ma vieille… et prends seulement garde de ne pas refroidir !

Ils hésitaient cependant, gênés par le premier geste. Mais un personnage sournois poussa l’homme tondu dont la main s’abattit sur la joue de Bardoufle : elle y laissa une empreinte pourpre. Le terrassier se précipita. Ni sa masse ni sa structure ne se prêtant à l’offensive, il rata l’adversaire et « encaissa » un coup de poing sur le crâne.

Alors, il s’arrêta, campé d’aplomb, d’un air méditatif. Ses yeux bronzés jetaient une phosphorescence ; ses mains étaient entr’ouvertes comme des pinces ; toute sa tactique se portait à saisir l’adversaire.

— T’as ramassé, hein ? ricanait l’homme tondu.

Bardoufle chercha une réplique et ne trouva qu’un grognement. Isidore répondit à sa place :

— Deux petits sous ! Gare la grosse monnaie !

Le jaune esquissa une attaque de face, et comme le terrassier dilatait ses pattes, il passa de côté, il tapa sur une omoplate. Ce faisant, il trébucha ; les serres de Bardoufle le happèrent.

— À la lutte ! À la lutte ! croassait le garçon boucher.

L’homme tondu accepta le corps à corps. Il cherchait une prise, tandis que les tenailles, infatigablement, l’attiraient. Un de ses bras roula autour du crâne de Bardoufle et souleva l’opaque mâchoire, mais la nuque du rouge aurait porté une muraille. L’homme tondu se sentit basculer. Il n’eut que le temps de lâcher la tête et de contrecarrer l’étreinte de son antagoniste. Et, pendant plusieurs minutes, ces musculatures maladroites craquèrent. Le jaune voltait, oscillait, tentait le coup d’Odysseus contre le Télamonien. Bardoufle, ses colonnes écartées, resserrait sa pression avec patience. Il ne comptait que sur sa force ; il savait que toute tactique tournerait contre lui. Des coups plurent sur ses épaules ; il abaissa sa face pour éviter qu’on ne lui pochât les yeux. Et il étreignait toujours ; il dépensait son énergie à la manière des presses hydrauliques, avec une lenteur invincible… Enfin, Bardoufle triompha : il tenait le torse du jaune, son regard de tapir reflétait une joie obscure, et inclinant sans hâte le vaincu, il le déposa sur le sol, il l’y appliqua, il l’y tassa. Alors, seulement, avec un balancement du torse, il grogna : « Hein ? Hein ? » Et il tendit à son adversaire une main pleine de bonhomie.


Interrompue par l’épisode, la bagarre reprenait. Les Six Hommes fondirent sur la cohorte jaune. Dutilleul croisa la canne avec Victorien Sambregoy ; le petit Taupin, faisant face au Déroulède, cherchait à lui planter un coup de crâne ; Varang élevait ses poings violets vers le géant Alfred ; Jacquin dit l’Homard opposait ses pinces écarlates à la canne de Télesphore Sambregoy, et Gourjat imita successivement le clairon, le tocsin, le tambour et le bruit du canon.

La mêlée fut brusque et incohérente. Les joues de Dutilleul se braisèrent comme un bifsteck sur le gril ; le chapeau d’Isidore vola aux frises ; la tête de Jacquin l’Homard claqua sous la canne de Télesphore ; le Déroulède reçut un bon coup de crâne dans le thorax, et le paya d’un martelage dans les vertèbres du petit Taupin ; les Six Hommes menaient grand tapage de crosses et empochaient des tapes par intermittences ; le charcutier Varang insultait démesurément Alfred le Géant rouge.

— Avale, fripouille ! hurla Dutilleul, qui parvint à placer un coup si roide que Victorien chancela.

Deux ou trois cinglées du maître d’armes rétablirent la balance : le sang commençait à gicler. Le petit Taupin s’était dégagé ; il surveillait le bâton pesant du Déroulède. Jacquin l’Homard venait de placer ses pinces, il les enfonçait avec une férocité joyeuse dans le cou vert de Télesphore ; mais une volée lui tuméfia la face, un de ses yeux se ferma sur une poche soufre et argile.

Cependant, le charcutier s’était frayé une route le long de la rampe. Il apparut devant Alfred, la lèvre supérieure retroussée sur des dents aussi éclatantes que les dents d’un nègre. C’était un homme de cent quinze kilos. Ses épaules s’enflaient comme des jambons ; il se calait sur de bonnes jambes d’Auvergnat, lentes et tenaces, dures et flexibles ; son thorax rappelait celui des gorilles, cerclé de grosses côtes, spacieux, dense et gonflé de muscles. Malgré ses pattes courtes, il dominait de la tête les combattants ; mais Alfred s’élevait plus haut encore. Moins trapu, le géant développait des biceps comparables à des pastèques ; son torse abritait des poumons au grand souffle ; un sang plein de fer lui bouillait aux veines.

— Fait chaud là-haut ! ricana Varang… Mais c’est pas un demi-pied de plus qui fait les vrais colosses…… Je t’avalerais !

La bagarre l’avait saoulé. Il possédait cette confiance de l’homme qui n’a jamais touché des deux épaules. Chaque fois qu’il était entré dans une baraque, il avait « tombé » les lutteurs. S’il n’avait pu vaincre complètement Laurent le Boulonnais, champion de Paris, c’est qu’on avait dû interrompre le match. Il attaquait Alfred avec la certitude d’une victoire, sachant que le colosse ne pratiquait aucun sport et estimant que lui, Varang, avait autant de force, avec plus de résistance :

— J’en ai roulé de plus longs que toi ! ricanait-il.

— À la lutte ! À la lutte ! s’acharnait le garçon boucher.

Il se fit un nouveau vide. Les Six Hommes et la cohorte jaune cessèrent de taper. Le petit Taupin et le Déroulède firent trêve. Seuls les Sambregoy, Dutilleul et l’Homard s’acharnaient à la bataille.

— Sur la scène ! cria Isidore.

Varang, frottant l’une contre l’autre ses paumes houilleuses, se préparait au combat avec méthode, bien calé, l’œil au guet. Alfred, homme sanguin, qui s’aveuglait devant le danger, prit une vaste inspiration et se précipita. Ses poings sonnèrent ; on vit saigner une pommette du charcutier. Puis les membres énormes se nouèrent. Varang, les cils mi-clos, distillait un regard mince comme une étincelle électrique. Les yeux d’Alfred saillaient avec des miroitements d’eau courante. On voyait s’enfler leurs cous, les veines saillir en cordes bleues, les faces, à chaque étreinte, devenir plus bestiales.

Alfred fila en l’air. Varang le balançait pour rendre la chute plus lourde, mais le colosse, pesant d’instinct sur la face violâtre, sut amortir la chute et retomber sur ses pieds. Les halètements reprirent ; le charcutier esquissa des crocs-en-jambe et des prises de tête.

Enfin, sous un effort énorme, Varang toucha le sol. Il n’y demeura pas : pivotant et roulant, il se releva en force, au milieu des vociférations et des applaudissements, se dégagea, tourna vivement autour d’Alfred et le saisit par derrière ; les corps voltèrent et rampèrent l’un sur l’autre. À ce spectacle, les Sambregoy saignants, Dutilleul, la face en hachis, l’Homard, une de ses pinces tuméfiées, Taupin, le Déroulède, l’Homme tondu, la Trompette de Jéricho, Isidore Pouraille et les Bossange, hurlèrent comme des loups ; toute la haine dormante des bêtes sociales s’éveillait au choc des athlètes. Ils avaient défoncé la faible barrière de l’orchestre ; ils coulèrent jusqu’à la loge du souffleur. Là, Alfred échappa aux étreintes ; son poing martela la face du charcutier, mais Varang faillit lui rompre la mâchoire d’un coup à la volée et le ressaisit avec des rauquements de fauve. Un croc-en-jambe fit trébucher le Géant rouge ; tous deux perdirent l’équilibre ; la lutte reprit à terre, farouche, convulsive, implacable. Entre deux étreintes, ils se bossuaient le visage à coups de poing ou se donnaient du genou dans le ventre. Le nez du géant, craquelé, lançait deux jets pourpres ; le charcutier cracha des dents ; une de ses oreilles oscillait, mi-arrachée, comme une loque trempée dans la cochenille.

Soudain, ils se lâchèrent. Haletants, avec des regards d’assassins, ils proféraient des menaces :

— Je te boufferai les foies !

— Je vais faire gicler ta mouscaille !

Toute loyauté avait disparu. Les yeux étaient fixes et sinistres, les bouches devenaient des mufles. Ils ne songeaient plus qu’à se porter le mauvais coup qui assure la victoire, fût-ce au prix d’un meurtre. Et le chœur les excitait :

— Fais-en du hachis, Alfred !

— Hardi, Varang ! Découds-lui le ventre !

— Le charcutier cane !

— C’est le typo qui a la trouille !

L’attente commençait à les énerver. Elle devint insupportable au Géant rouge qui se rua en foudre. Le sang ruisselait davantage. Les deux hommes ne cessaient plus de frapper : le typographe eut la lèvre fendue ; une bosse lui poussa vers la tempe ; puis son œil s’enfla tandis qu’une dent jaillissait de sa bouche avec un jet écarlate.

La paupière de Varang fit ballon sur l’œil gauche ; sa mâchoire craqua. Enfin le charcutier envoya un coup de pied qui désarticula la cheville du géant. Alfred trébucha, avec un cri de douleur, et l’autre se précipitait pour achever sa victoire, lorsqu’un coup en plein ventre lui rompit le souffle et le jeta contre le sol. Le géant, lui mettant un genou sur la poitrine, rauqua :

— Je vous prends tous à témoin que je peux le massacrer !


Les clameurs se heurtaient comme des troupeaux. La multitude révolutionnaire se tassa derrière Dutilleul, les Six Hommes, Bardoufle, Isidore, l’Homard, le petit Taupin, la Trompette de Jéricho. La cohorte jaune se massa devant la loge, avec les deux Sambregoy, le Déroulède, l’Homme tondu. Quelques hommes courageux la rejoignirent ; mais elle ne formait qu’un îlot devant le flot des rouges. Pourtant, ceux-ci hésitaient : les armes dangereuses commençaient à luire. On vit des lames de couteau et des revolvers, une épée triangulaire avait jailli de la canne de Télesphore ; il criait, d’une voix d’assassin :

— Je tue !

Son frère, à son tour, tira l’épée. Et Gourjat chanta avec la force d’une cloche :

Debout ! les damnés de la terre,
Debout ! les forçats de la faim.
La raison tonne en son cratère,
C’est l’éruption de la fin !

La masse entière s’ébranla.


Christine n’avait pas voulu s’éloigner. Debout, face à la foule, elle considérait avec un sourire amer ce déchaînement où elle reconnaissait les instincts qui s’opposent aux entre-aides profondes, les haines qui exigent la contrainte, les férocités qui ne plient que sous la force.

Deslandes tentait de l’entraîner. Elle refusait, elle était saisie du besoin de braver la foule, qui est au fond des âmes autoritaires. Lui-même, convulsé par la défaite, se serait jeté dans la bataille, s’il n’eût fallu protéger la jeune fille.

Tout craquait. La masse communiste arrivait irrésistible ; des revolvers luisaient aux mains fiévreuses ; les deux Sambregoy tenaient toujours leurs épées prêtes. Et une bande de fuyards, envahissant la loge jaune, rompait la charpente, se piétinait dans un délire d’épouvante. Étreinte par des corps chauds et haletants, Christine essaya de se dégager : la masse de chair s’épaississait, son poids devenait intolérable, des cris d’épouvante, des râles d’asphyxie s’élevèrent…

Soudain, une voix descendit sur la multitude. Par sa force, par son rythme, elle rompit les rumeurs discordantes. Et les révolutionnaires reconnurent Rougemont. Il abaissait vers la salle un visage affligé, des yeux pleins de reproche ; ses bras se levaient en croix ; il criait :

— Vous voulez donc que cette salle soit envahie par la police ? Vous voulez que les exploiteurs se réjouissent de vous voir passés à tabac, que les juges fassent moisir les meilleurs d’entre vous dans les prisons ? Camarades ! vous gaspillez misérablement votre énergie, vous faites le jeu de vos ennemis, vous allez passer pour des brutes intolérantes…

Déjà l’attention naissait dans les cervelles ; la mimique de l’orateur, la tristesse mêlée à la gronderie, l’apaisement brusque de Dutilleul et des Six Hommes, d’Alfred le Rouge, d’Isidore Pouraille, de Gourjat, dissolvaient les colères. Une minute, le flot tournoya sur lui-même, puis il se disjoignit, il se dispersa, il se perdit en remous solitaires. Quelques poings se levaient encore au fond de la salle, une femme vitupérait en brandissant un parapluie ; un adolescent miaulait, hissé sur une corniche ; un homme velu, la tête enveloppée de linges, battait la mesure avec une pipe culottée ; les deux Sambregoy n’avaient pas abaissé leurs lames, et le Déroulède tenait sa canne sur l’épaule droite, comme un fusil.

Ces gestes n’avaient plus qu’un sens emblématique. Combelard recouvrait son visage hilare, les fuyards cessaient d’écraser Christine. Et Rougemont continuait avec mélancolie :

— Nous avions garanti la parole à nos adversaires… et cette réunion n’avait d’autre but que de laisser leurs opinions se heurter librement aux nôtres. Si j’avais cru un seul moment que l’engagement serait violé, je me serais interdit de prendre la parole, car je ne connais pas, pour un orateur, de pire abaissement que d’être escorté par ses partisans à la manière dont un préfet de police est escorté par les brigades centrales. En réduisant mon contradicteur au silence, vous vous êtes conduits comme si vous aviez peur de l’entendre. J’exprime sincèrement mes regrets au camarade Deslandes, j’exprime aussi tous mes regrets aux dames qui ne s’attendaient sûrement pas à être bousculées et presque piétinées en répondant à votre appel !

Son regard s’était porté sur Christine ; mais les dames éparses prirent l’excuse à leur compte. Une cardeuse de matelas, aux narines poilues, envoya des deux mains un baiser ; trois jeunes brunisseuses exprimèrent une gratitude tendre ; une chocolatière détacha un œillet de son corsage et l’envoya à toute volée, tandis que mainte commère faisait un murmure flatteur. Alors, les derniers frissons de l’émeute s’éteignirent. L’orateur sut qu’il dominait, par le léger prestige de la parole, cette multitude que soulevaient naguère tant de forces sauvages. Il put conclure au sein d’un profond silence.

— Camarades, vous réparerez le dommage que vous avez fait à votre bonne renommée ; vous demanderez d’une seule voix que le camarade Deslandes remonte à la tribune et qu’il continue son discours ; vous prendrez l’engagement solennel de l’écouter sans une seule fois l’interrompre, et vous montrerez ainsi que la révolution prochaine aura cette force de domination sur elle-même, faute de laquelle la Révolution bourgeoise de 1789 a raté sous le talon de Bonaparte, la révolution de 1848 sombré dans le gouffre impérialiste et la Commune subi l’outrage et la férocité de Foutriquet…

Un long frémissement parcourut la masse des Rouges, mais personne ne protesta. De nouveau, le regard de Rougemont obliqua, furtif, presque soumis, vers Christine ; elle comprit l’hommage et, devant cette foule domptée, elle le goûta comme une victoire. Deslandes demeurait roide, le visage dur, la bouche tendue. Et quand Combelard s’écria : « La parole est au camarade Deslandes », il répondit, penché au rebord de la loge jaune, d’une voix dédaigneuse :

— Je remercie monsieur François Rougemont d’avoir sollicité en ma faveur l’indulgence de ses amis. Mais c’est lui seul que je remercie. Quant aux autres, ils peuvent être persuadés que je ne leur garde aucune rancune. Ils sont dans leur rôle, ils agissent selon la tradition de leur parti qui, de tout temps, fut un parti d’intolérance et de sauvagerie. C’est moi qui suis sorti de la sagesse, en acceptant de parler dans une réunion dont ils sont les promoteurs. Je devais savoir d’avance que la parole me serait coupée et qu’à des arguments logiques, on n’opposerait que des cris ou des actes de brutes. L’expérience me suffit ; elle me suffira jusqu’à la fin de mes jours. Je saurai désormais que toute séance contradictoire organisée par des révolutionnaires est un leurre et un piège, je me garderai d’y exposer ma dignité et j’engagerai les hommes raisonnables à n’y jamais mettre les pieds.

Cette déclaration, dont le ton de mépris s’était accru à chaque phrase, fit renaître les colères. Un long grondement parcourut les rangs rouges. Mais le regard de François se portait sur les meneurs — Alfred, Dutilleul, Pouraille, la Trompette de Jéricho — et la salle ne bougea guère. Isidore eut même l’idée de joindre des applaudissements ironiques aux applaudissements des Jaunes, un vent de jovialité souffla : on envoyait des baisers burlesques, on lançait des fleurs imaginaires ; le Paradis battit un ban et un camelot meugla, sur un air de cantique :

J’ai la jauniss’, j’ai la jauniss’ !
J’aime la galett’ et l’pain d’épice !
Je marche avec les proprios,
Je cir’ les bott’ et rince les pots !

Déjà Deslandes était sorti de la salle, emmenant Christine. Varang, le sculpteur Barrois, l’Homme tondu, les deux Sambregoy, le Déroulède lui faisaient une escorte militaire. Et un loustic jaune, juché sur un fauteuil, ripostait à la facétie rouge :

J’ai la rougeole, j’ai la rougeole ;
Ça m’ démange dans les guibolles,
Tant qu’à turbiner pour mon pain,
Zut ! y m’pousse un poil dans la main !


X


François descendait le boulevard de la Gare. Tout était vaste et très proche ; l’orbe de la lune roulait parmi des étoiles étrangement blêmes, la chair bleue du ciel semblait absorber les toitures ; des dames furtives, au larynx rouillé par les petits verres, offraient aux passants leurs corps redoutables et leur expérience mélancolique. On entendait bruire une guinguette, les vitres des mastroquets dardaient leurs lueurs de phares ; le faubourg était vieux, branlant, fuligineux, plein d’une humanité recuite, mais dès qu’on levait les yeux, on apercevait la fraîcheur du monde, la jeune nature prête à faire de cette terre souillée une forêt, une savane, une jungle, un abîme d’herbes, de ramures et de fauves.


La Seine parut ; toute la misère et la caducité du faubourg s’abolirent. Les quais durs qui l’enserrent, les ponts qui l’enjambent, les piles de métaux et de ciments n’ont pu détruire la liberté de l’eau vagabonde : elle court, elle palpite, comme ses sœurs de la solitude ; source de toute vie, elle redouble l’image des choses ; le firmament et la ville, les astres et les réverbères, rejaillissant sur sa face brillante, semblent y puiser une deuxième existence, plus neuve, plus douce, plus tendre.

Elle est le cœur d’un paysage formidable. La tour des heures, dressée sur le Paris-Lyon-Méditerranée, la forteresse schisteuse de la gare d’Orléans, la métropole des vins, les ponts que franchissent deux lignes du Métropolitain, les débarcadères flottant comme des radeaux à l’ancre, les grues patibulaires ; les rudes cheminées d’usine, les tours de Notre-Dame noyées dans une vapeur de nacre, les hordes des tonnes, les pyramides de moellons, de cailloux et de briques, les tertres de fourrages et les claires-voies de poutres, les sacs, les ballots, les caisses, les barges goudronneuses, les chalands roux, les bateaux élevant leurs futaies d’antennes, les remorqueurs aux profils de morses, les usines et les dépôts, les masures et les casernes des prolétaires — partout la guerre des hommes, le choc des vaillants et des résignés, des voraces et des pitoyables, des rudes et des ingénieux, des impétueux et des pertinaces…

C’est le privilège des sites, comme de la musique, qu’ils s’ajustent à nos émotions. François associait à l’image de Christine la nuit, le fleuve et le faubourg, comme il y eût associé les jardins de Versailles, une prairie close de peupliers, une colline, une fontaine, une clairière. Elle enchantait les quais noirs, l’argenture des flots, les barges pesantes. C’était le grand soir où il souffrait d’elle, l’amour s’élevait comme une fête et comme une catastrophe ; les énergies qui dorment au fond de nous, si bien que nous pouvons les croire mortes, se déchaînaient aux abîmes de l’être. Sur les digues effondrées, la crue montait, la fièvre de sève, la vie immense, l’instinct innombrable. L’espace s’emplissait de genèses.

Il se blâmait d’éprouver un amour où il ne discernait que souffrance, abdication et désordre. Les qualités de Christine apparaissaient plus menaçantes que les défauts des autres femmes : indomptable, elle n’abandonnerait aucune des convictions qui s’accordaient avec sa nature, elle ne souffrirait pas que des révolutionnaires parussent dans sa demeure, elle exécrerait l’œuvre d’un compagnon étranger à ses goûts et ses dégoûts. Aussi bien, ne croyait-il pas qu’elle pût l’aimer. Étrangère à ces passions qui se lèvent comme les ouragans d’équinoxe, elle ne céderait qu’à la tendresse choisie et préparée par elle-même. Alors, sans doute, serait-elle capable d’un amour durable et même ardent.

Rougemont devinait aussi que la volonté de Christine serait supérieure à la sienne. Il n’était aucunement fait pour les luttes d’être à être. Son énergie entière se portait à l’entraînement des foules. Dans la vie individuelle, il se sauvait par une certaine insouciance, par son instinct vagabond, par la crainte des cohabitations avec la femme et surtout par l’intuition qui le poussait à préférer celles qui, comme lui, étaient d’humeur errante. Il était celui qui aime le troupeau, l’action en bande, la pensée collective et qui s’inquiète lorsqu’il lui faut, trop longtemps, accepter le tête-à-tête. Avec les femmes, ce sentiment était plus marqué encore qu’avec les hommes : elles s’orientent irrésistiblement vers la vie exclusive. Devant leur appétit d’actions restreintes et d’anecdotes immédiates, il ressentait une étrange mélancolie et presque du dégoût. Et l’idée du nid le terrifiait. Celui où il avait été élevé, où il retrouvait ses souvenirs de jeunesse, était, si l’on peut dire, un nid hétérogène : une aïeule y représentait la femme ; Charles était veuf ; le petit Antoine n’avait plus de mère. Ainsi offrait-il un aspect disparate, qui devenait presque phalanstérien lorsque François y reprenait sa place.

« Je suis positivement nomade, se disait le meneur, en remontant vers le pont de Tolbiac. Je ne me souviens d’aucune amitié jalouse. Toujours j’ai recherché les groupes, jamais je n’ai fait grise mine aux amis de mes amis… Quant à une famille… des gens qui ont l’air de vivre sur un îlot, qui mettent des barrières jusque dans leurs gestes, non, je ne réussis pas à comprendre !

Plus d’une fois pourtant, songeant à Christine, il avait compris. Il se souvint de ce soir où l’idée d’une race issue d’elle lui avait paru belle et profonde. Aujourd’hui, c’était pire. L’esprit de jalousie rongeait son âme et cette jalousie n’était pas même restreinte, elle s’élevait contre tous les êtres. Il concevait qu’on pût opposer l’amour de cette fille à l’humanité entière et cesser, pour elle, d’errer au gré des circonstances.

Par-dessus tout, il se sentait un pauvre  homme solitaire, qui avait une grande peine au cœur et qui ne devait compter sur personne pour le guérir.

— Ou sur le temps, murmura-t-il. Il suffira d’attendre !

Mais l’idée du lendemain a-t-elle jamais apaisé une émotion violente ? Dans nos grandes crises, on dirait que la prévoyance s’abolit et même qu’elle nous devient ennemie. Nous sommes ressaisis par l’urgence primitive, où toute sécurité est bannie, et nous ne voulons pas guérir.

Rougemont le savait bien, tandis qu’il s’avançait au long du fleuve. L’image de Christine fut la réalité victorieuse, devant laquelle toute chose s’efface ou se subordonne.

« Pourtant, se disait-il, ce soir même, quand je parlais devant elle, elle était encore supportable ! Ah ! pourquoi ? »

Il éprouvait avec naïveté le miracle des circonstances, ainsi qu’il arrive aux hommes qui s’occupent plutôt du maniement d’autrui que du leur propre. Pas plus qu’il ne s’attardait à se regarder au miroir, ne s’attardait-il à scruter le jeu de ses impressions : il en connaissait le gros et, pour le détail, restait d’une ignorance surprenante. Si de petits événements internes, après s’être longtemps accumulés, révélaient soudain leur force, il en était invariablement ébahi. Comme il avait mal suivi la séduction douce qui cheminait en lui, il semblait presque que son amour fût né ce soir. Et la vie d’avant était une eau dormante.

Près du pont de Tolbiac, il fut tiré de son rêve par l’apparition de deux silhouettes. C’étaient de maigres drilles, à l’ossature crapuleuse, aux faces flasques, et qui suaient la gouape. Leurs yeux exprimaient une sauvagerie indolente, où la vigilance étincelait par éclairs, une cruauté molle, une certaine jovialité et des impulsions rugueuses. Ils figuraient à la fois des barbares et d’étranges résidus, des machines ébauchées ou caduques. La peau qui les revêtait était presque une peau de vieillard, leurs dents pourrissaient, leurs lèvres avaient la couleur du foie mort, l’un d’eux larmoyait ; ils montraient des mains énormes et faibles, leurs jambes se décelaient mal jointées, les omoplates saillaient en assiettes et ils avançaient la tête, d’un mouvement brutal, sur un cou tendineux. Seuls, les cheveux poussaient drus, solides, pleins de sève. La mort d’un homme devait leur être aussi indifférente que celle d’un cheval.

— Fous-nous la galette ! fit le plus long d’une voix creuse. Et pas de rouspétance ou je te colle mon lingue au ventre.

François avait bondi en arrière. Il serrait la canne de chêne dont il ne se séparait en aucune circonstance ; comme il en connaissait le maniement, il lui fit décrire un huit énergique. Et il fut content de lui-même, car, après une saute du cœur, il se sentait plein de bravoure insouciante :

— Camarades, répondit-il, je connais l’existence, je sais qu’elle n’est pas toujours facile. Mais l’attaque nocturne ne mène à rien. Ce n’est pas malin et c’est dangereux. Je crois devoir vous avertir que j’ai une bonne voix et que je sais me servir de mon bâton. S’il y a des flics à deux kilomètres, ils m’entendront : seulement c’est pas la peine. Je ne vous veux aucun mal. Nous allons arranger ça à la coule.


Les brutes l’écoutaient, fascinées par son accent et la netteté de sa parole dans ce moment difficile. Lui, voyant passer sur leur visage quelque chose de l’expression des foules, s’enhardit encore :

— Nous sommes des hommes, et nous allons agir en frères… Voyons ma fortune.

Il mit la main à son gousset et en retira trois écus de cinq francs, plus quelque monnaie :

— Voilà ! C’est tout ce que j’ai en poche, et vrai, il faudrait que nous soyons trois fameux imbéciles, vous pour risquer les coups de ma trique et les sergots, moi pour risquer un coup de couteau.

— Savoir si c’est tout ce que t’as ! rauqua l’un des apaches.

— Regardez-moi dans les yeux : je n’ai que ça, avec ma montre en acier, dont aucun receleur ne donnerait plus de trois francs… et que voici !

Il avait un tel air de sincérité que les bandits sentirent se dissiper leurs doutes :

— Ben ! ça va… aboule et tu seras quitte !

— Vous ne parlez pas bien, camarade ! Il faut me laisser la montre et la menue monnaie.

— À cause ?

— À cause que ça me fera plaisir de vous quitter sans rancune ! Les trois thunes, je vous les donne de bon cœur, mais si vous me demandez aussi la montre et la monnaie, je vous considérerai comme de mauvais bougres.

Il y eut un petit silence. Les trois hommes se regardaient fixement ; ce fut une minute farouche.

— Eh bien ! t’as pas tort, reprit le plus long avec une vague bienveillance. Faut vivre, on peut pas se la caler avec des briques, mais les gonsses comme toi, on leur z’y en veut pas…

Rougemont jeta les trois écus. Tandis que les rôdeurs ramassaient le butin, il conclut :

— C’est égal ! L’attaque nocturne n’est pas un bon truc. L’argent que vous allez emporter est de l’argent gagné par le travail… j’aurais pu en avoir besoin. Si vous voulez absolument voler, arrangez-vous pour le faire sans violence, et adressez-vous aux bourgeois. Vous gagnerez plus et vous courrez moins de risques.

Déjà les bandits s’éloignaient, silhouettes de fauves rogneux, dont on ne pouvait dire s’ils étaient d’ultimes déchets, bons à jeter au pourrissoir, ou des organismes flexibles, dépositaires de quelque mystérieux grain d’avenir. Le meneur secoua la tête et grommela :

— Une des lèpres du capitalisme !

Il y rêva une minute. Le petit frisson du danger rétrospectif passa sur ses épaules. Il ne s’y attarda guère : outre qu’il était naturellement brave, il avait, dans ses pérégrinations à travers des routes perdues et dans les bagarres, trempé son âme aux aventures.

« J’en ai vu d’autres, » se disait-il.

L’image de Christine le ressaisit. Il tourna par la rue de Tolbiac, il parvint à ce pont de fer qui domine les quais de marchandises du chemin de fer d’Orléans. C’est un lieu fantastique. Les fanaux verts, rouges ou topaze parlent la langue qui guide les monstres de fonte et de feu, sur les routes fines des rails. François les aimait. Il les regardait s’allumer et s’éteindre, comme de grands lampyres, parmi les brusques fulgurations des locomotives, les lanternes clignotantes et les lampes éparses. Une hutte de verre, hissée là-haut, par-dessus les fils frissonnants et les câbles noirs, semblait la caverne aérienne d’un enchanteur. La lune éclairait un chaos de sacs, de bois à brûler, de planches, de poutres, de troncs d’arbres, de futailles, de rouleaux téléphoniques, de moellons, de ballots, de caisses, de bûches, de blocs calcaires, de ferraille, de sables, une cité de houille, un faubourg de briquettes, des bourgades de wagons, perdus dans les pénombres, jusqu’aux confins de l’horizon. On rêvait des villes abattues par un tremblement de terre ou fauchées par l’incendie ; la halte d’une peuplade de forains ; des galeries de mines, des carrières, des collines calcinées, des moraines, des tourbières. Malgré la lueur lunaire, les phares, les réverbères, les signaux d’aigue marine ou de rubis, c’était plein de trous d’ombre, de grottes, de cavernes, de pertuis, de chemins creux, d’embuscades.

Parfois, un train surgissait des profondeurs, longue demeure roulante que traînait une bête aux prunelles énormes, aux rauquements saccadés.

François Rougemont considérait avec admiration et colère ce paysage de l’homme ; la force l’en exaltait, et le génie opiniâtre ; mais par l’injustice et la haine, par l’avidité des uns, la lâcheté des autres, la sottise de tous, cette vie magnifique semait plus de misères que de joies.

Comme il s’attardait à suivre l’évolution d’un convoi de marchandises, il entendit des voix fraîches et, se tournant, il aperçut Armand Bossange avec le petit Meulière. Ils le contemplaient du regard dont un soldat de la Grande Armée aurait contemplé Bonaparte. Armand s’exaltait de le voir là, tout seul, dans la nuit de fer et de feu :

— Que faites-vous si tard dans ce vilain coin ? demanda le propagandiste. À votre âge, rien ne vaut le sommeil !

— Mais pas toujours, monsieur, fit timidement le jeune Bossange. Nous aurions mal dormi, et puis, est-ce qu’il n’y a pas des moments où il est bon de voir ça ?

Il étendait la main vers les rails, vers le fleuve, vers les cheminées de l’usine électrique, vers le faubourg noir et caverneux.

— C’est vrai ! répondit Rougemont, attendri de tout ce que la jeune voix décelait de fraîcheur, de confiance, d’espoirs sans bornes, de passion pour la vie. Ça vaut la peine de sacrifier quelques heures de sommeil. Je ne connais rien de plus beau, de plus profond et de plus terrible. J’ai passé la nuit dans des forêts, parmi des marécages, sur des lacs ; j’ai grimpé dans les Alpes, j’ai navigué sur l’Atlantique, et j’ai vu que l’œuvre des hommes est aussi grandiose que celle de la nature… ou plutôt je ne sépare pas l’une de l’autre. Je vois dans l’humanité un produit des énergies inépuisables qui font rouler la terre, se tasser les montagnes, pousser les chênes et hurler l’ouragan. Ce morceau de Paris, où s’entasse la grandeur de nos semblables, doit faire palpiter les artistes autant que la chute du Rhin à Schaffouse.


Il s’animait, heureux d’exalter ces cœurs neufs. Ses mots s’enfonçaient dans le cerveau de Bossange avec des retentissements de tonnerre et des douceurs d’avrillée ; ils y prenaient une qualité supérieure, plus fine, plus brillante, transfigurés par une mentalité de poète.

— N’est-ce pas ? N’est-ce pas ? s’écriait le jeune homme. Quelque chose ici mérite de faire battre nos cœurs, quelque chose de très triste et de très grand, un effort dont la puissance et la mélancolie doivent nous remplir de respect. Vous venez de me faire comprendre ce que je n’arrivais pas à m’exprimer à moi-même !

— Bien ça, camarade ! fit le meneur en mettant la main sur l’épaule d’Armand, qui trembla d’orgueil. La grandeur et la tristesse, c’est la vraie signification de ce paysage… La grandeur de l’effort et du génie, une synthèse de ce que notre vieille humanité a fait hier et aujourd’hui, je ne sais quel pressentiment de ce qu’elle fera demain ! Et la tristesse de terribles besognes sans récompense. Avant d’aboutir ici, j’ai suivi les quais de la Seine. Vous savez quelle étonnante puissance s’y développe du pont d’Austerlitz aux limites de Bercy, entre les gares du P.-L.-M. et d’Orléans, sous les lignes légères du métropolitain, sur l’antique chemin d’eau où pullulent les richesses arrachées aux plaines, aux coteaux, aux forêts, aux mines, aux forges. Ah ! le magnifique pays des hommes ! Mais pour que l’impression soit parfaite, il faut passer par où nous sommes. Alors, cela devient toute l’histoire moderne, sauvage et ordonnée, brutale et délicate, formidable et pacifique, pleine de monstres qui écrabouilleraient comme des insectes le lion de Némée ou le Béhémoth biblique !… Mais quel écrasement de créatures, quelles misères, quelles détresses, quels désespoirs ! Nulle part on ne perçoit mieux la condition des prolétaires recrus de fatigue et dévorés par la phtisie, mal vêtus, mal nourris, mal logés, nulle part on n’est plus accablé par l’étrange fatalité qui veut, qu’ayant à sa disposition le moyen de produire vingt fois autant que l’esclave antique, notre travailleur reste à peu près aussi misérable que les misérables de tous les siècles ! J’ai beau avoir creusé mille fois ce problème, lorsque je me trouve devant un spectacle comme celui-ci, ma stupeur, ma révolte, mon accablement renaissent comme au premier jour.

Il s’interrompit, avec sur le visage cet accablement dont il parlait, mais la masse des prolétaires flottait dans une brume, tandis que le visage de Christine éclairait l’étendue. Et voyant quelle émotion son discours suscitait chez les jeunes hommes, il en conçut un peu de honte, comme d’une fraude. Car s’il était trop orateur pour ne pas charger ses phrases d’artifices et en remplir les vides au petit bonheur, il restait sincère par la ferveur socialiste. Ce soir, il semblait qu’il parlât de choses étrangères à sa nature. Il se le reprochait, devant le petit Bossange, éperdu d’admiration. Les pupilles dilatées, la bouche tremblante de ce jeune homme exprimaient l’étrange excitation qui, de tout temps, entraîna notre espèce vers des buts vagues et chimériques. Par elle se sont faites les extraordinaires synthèses dont la folie et la puissance nous étonnent, et qui font que la foule humaine semble avoir, de tout temps, poursuivi les mirages plutôt que les réalités. Pour Armand, cette heure quelconque figura un moment suprême… Il s’ébahissait d’être là, avec ce Rougemont en qui il incarnait tous les rénovateurs ; chacune des circonstances revêtait le caractère des bonheurs sacrés et des coïncidences merveilleuses.

Tant d’exaltation embarrassant François, il voulut donner un tour plus familier à l’entrevue :

— Comment va le club antimilitariste ? demanda-t-il.

Le jeune homme demeura quelques secondes sans répondre ; son rêve se déclenchait ; mais l’accent cordial du propagandiste adoucissait la transition. Il balbutia :

— Très bien, monsieur. Nous avons plus de trente adhérents. Nous nous réunissons deux fois par semaine.

— J’assisterai à l’une de vos réunions. Tout me passionne dans l’action de la jeunesse. Quoique ma génération soit dans sa force, je sais trop qu’elle ne peut qu’ébaucher. C’est vous qui verrez commencer la société nouvelle. Vous aurez ou aboli l’armée, ou créé une armée neutre qui, en aucun cas, ne se laissera conduire contre le peuple. Alors seulement les grandes choses deviendront possibles !

— Avant dix ans, les syndicats ne seront-ils pas de force à dompter les patrons ?

— Je ne leur demande que d’obtenir la journée de huit heures. S’ils l’obtiennent en dix ans, ce sera une admirable victoire. Pourtant, ils ne seront pas encore de force à dompter les patrons : ceux-ci, connaissant le danger, vont nous servir du machinisme à haute dose et jeter sur le pavé des myriades de chômeurs. Le chômage, camarade, est l’arme la plus terrible des exploiteurs : croyez qu’ils ne l’ignorent point.

— Dix ans rien que pour obtenir les huit heures ! soupira Armand Bossange.

Rougemont se mit à rire gentiment :

— Vous parlez comme les vieilles barbes. Et je vous comprends, allez ! Que de fois je me suis senti malade d’impatience. Mais c’est contre l’impatience que nous avons institué la nouvelle tactique. Il nous faut gagner la révolution comme nous gagnons le pain quotidien, par un travail lent, âpre, indomptable. L’heure du miracle est finie. Nous avons payé assez cher l’illusion des barricades. Désormais, la barricade sera en nous-mêmes — perpétuelle. Jeunes hommes, si vous semez la graine antimilitariste, sans trêve, sans merci, vous aurez rendu plus de services à la cause prolétarienne que ceux qui se levèrent en juin 1848 et en mars 1871. Je ne me lasserai pas de le répéter : le jour où l’armée sera résolue à ne pas combattre le peuple, ce jour-là, nous verrons commencer les réformes décisives…

Ils avançaient à travers les voies taciturnes. Et le quartier continuait la farouche légende, avec le hérissement des tours d’usine, les dômes des gazomètres, les chantiers de houille, les dépôts du chemin de fer de ceinture, les longues avenues bitumineuses et les rues qui sentent le fauve.

— Oh ! je tâcherai de faire tout mon devoir ! s’exclamait fiévreusement le jeune homme.

— Sans violence inutile, dit François en lui posant la main sur l’épaule. Il ne faut pas que nos amis usent de l’indiscipline à tort et à travers. Cela ne les conduirait qu’à Biribi. Non ! Sauf le cas où l’on ordonnerait aux troupiers de tirer sur leurs frères, qu’ils se gardent à carreau. Ils obéiront donc… d’une façon aussi inefficace que possible ! Avec la force d’inertie, l’entente sourde, le sabotage habile, ils fatigueront et démoraliseront les galonnés ; ils leur feront comprendre qu’il y aurait péril pour eux à vouloir trop exiger de leurs hommes.

Armand aurait préféré une politique plus hardie, des actes glorieux et rudes. Mais il subissait l’entraînement de la nouvelle philosophie révolutionnaire. Lorsqu’elle se manifestait par la parole de Rougemont, elle lui semblait revêtir une énergie mystérieuse, où le stoïcisme se substituait à l’éclat héroïque. Alors, une ardeur plus humble, plus patiente, plus industrieuse, fermentait dans sa cervelle ; les petits gestes quotidiens prenaient figure de rites.

— C’est vrai ! répondit-il. Si je suis trop jeune pour ne pas y succomber quelquefois, je sens bien la faiblesse de l’impatience !

— Toutefois, ne soyons pas trop patients non plus ! conclut le propagandiste. Répartissons sur chacun de nos jours l’exaltation qui entraînait les vieilles barbes sur la barricade.

Les Terrains Vagues étaient là ; tous trois s’arrêtèrent. Pour Armand et le petit Meulière, ce site excentrique résumait les ères saisissantes de la destinée. Ils y avaient rôdé comme de jeunes bêtes par la jungle et la brousse, ils y avaient connu le mystère de croître et de porter en soi un monde d’aventures, ils y avaient mêlé les héros de leurs livres et le trouble divin de l’adolescence. Rien que de voir la Butte-aux-Cailles, les clôtures, les tas d’escarbilles, de poteries et de loques, les herbes malades et les arbustes souffreteux, l’univers entier palpitait dans leurs poitrines…François n’y aurait placé qu’un des épisodes de sa vie nomade, moins enivrant que ceux de son périple à travers les premiers tumultes syndicaux et par les villages exaltés de l’Yonne. Mais Christine y vivait qui, dès le premier soir, avait apporté son éclat, son énigme et sa démarche émouvante… Le regard dont il balayait les pénombres fut aussi attendri que celui des jeunes hommes.

— À bientôt ! fit-il en leur tendant la main.

Tandis qu’il montait la rue Bobillot, le cœur plein de faiblesse, ses rêves de révolutionnaire vaincus par un rêve de femme, eux descendaient par la sinistre rue Brillat-Savarin, frémissants de mysticisme, et se figurant que leur force s’était accrue pour avoir reçu un peu de la force plus haute et plus sûre de François Rougemont.


XI


La petite lampe à niveau rougeoyait dans l’aube, un silence terreux pesait sur les vitres, et le jour qui allait naître semblait un jour ruineux, cacochyme et pourri. L’heure humide rappelait à Marcel Deslandes un voyage fait en automne, parmi des mares qui sentaient la grenouille, la vase et la fièvre. Depuis des heures, il ne pouvait chasser l’image ni la voix de François Rougemont ; sa peau était comme souillée d’humiliation et de jalousie. Recru de fatigue, chaque fois qu’il tentait de se mettre au lit, la colère l’en chassait. Le passé et l’avenir avaient disparu ; il ne demeurait qu’un rival abhorré dont la seule existence empoisonnait l’univers. Et les efforts que faisait le mécanicien pour détruire l’obsession la rendaient plus massive ; rien n’aurait pu le calmer que la mort du propagandiste.

Ce n’était pas la défaite même qui l’exaspérait. Lorsque la foule l’interrompait de hurlements, lorsqu’elle remplaçait les paroles par des coups de poing ou des coups de trique, le mépris et le dégoût consolaient Deslandes. Seule l’intervention du rival lui avait été intolérable. Il revoyait continuellement l’arrivée de Rougemont en pleine bagarre, il entendait cette voix qui ressaisissait les âmes et domptait les colères, il sentait descendre sur lui une protection qui l’affolait de haine. Ah ! qu’il eût préféré des coups de matraque sur le crâne ou le fer d’un couteau dans la poitrine ! Il s’exaspérait plus encore à la pensée que le « voyou » avait délivré Christine :

— Un pou de meeting ! Une vermine du bas syndicalisme… Une crapule de sans-patrie !… Je le crèverais comme un putois !…

Des rouilles traînèrent parmi les nues ; quelques fumées rampaient, jaunes, verdâtres ou schisteuses selon la densité ou les reflets des façades. Puis, un tunnel s’ouvrit dans les buées, un torrent de pourpre et d’améthyste rebondit sur le faubourg. Le jour fut soudain jeune et frais, l’illusion fusa par larges coulées entre des vapeurs couleur de sauge, de nymphéa rose, de pivoine, des lacs topaze et citron, des cratères de fonte rouge qu’entrecoupaient des pyrites vertes, des cavernes jonquille taillées dans du mâchefer. Trois hirondelles aux ailes tranchantes passèrent devant les vitres avec une sifflerie de bonheur et Marcel, plongeant dehors sa tête lasse, respira cet air du matin qui caresse comme une main d’enfant. Alors, il lui sembla que ses nerfs consentiraient au sommeil…

Il dormit en effet, pesamment, secoué de rêves brefs qui fulguraient sur sa rétine. Debout à l’heure accoutumée, il parut devant Christine avec une face de chaux. La table était servie, claire et douce. Le mécanicien n’aimait rien tant que des tartines fines, trempées dans du café bouillant.

C’était son repas « paisible » : le reste du jour, son naturel âpre, sa vigilance aiguë, ses soucis et la tension de sa volonté lui faisaient avaler la nourriture au hasard. Mais le matin il s’attardait à savourer le pain chaud et le beurre frais. Christine, qui le savait bien, veillait sur la qualité des aliments et parfois Marcel se mettait à dire :

— Vois-tu, l’homme ne s’est pas trompé, en mettant le pain par-dessus tous les mets. Quand il est bien fabriqué, rien ne le dépasse…

— Avec du beurre et du café, souriait-elle.

Elle-même trouvait à ce repas un charme plus délicat, plus pur, plus innocent qu’aux repas de viande. Ce matin-là, voyant que le mécanicien mangeait à peine, elle s’attrista. Elle connaissait ses affreuses crises de fureur ou de haine. Comment aurait-il pu supporter la séance de la veille ! Prompte elle-même à la colère et sujette aux indignations, jamais elle ne dépassait les forces que la nature tient en réserve pour ces tempêtes de l’être. Plutôt s’en trouvait-elle soulagée et plus apte à goûter la vie. Lui demeurait plus d’une semaine la peau terne et le cœur irritable.

— Tu n’as pas dormi ! fit-elle avec reproche. Je le savais bien que tu ne dormirais pas… et tu le savais aussi. Pourquoi n’as-tu pas pris du chloral ? Tu me l’avais promis.

— Je déteste les drogues ! fit-il avec rancune.

— Elles sont détestables, répondit-elle. Pas toujours. Avec un peu de chloral, tu aurais dormi ; l’insomnie t’a rempli de poisons.

— Qu’y aurais-je gagné ? Ce n’aurait été que partie remise. Il aurait fallu souffrir à l’atelier ce que j’ai souffert dans ma chambre.

— Ce n’est pas la même chose. D’abord la crise de jour est plus supportable que la crise de nuit. Ensuite, le travail t’aurait aidé… Devant les machines, ta conscience est la plus forte : elle te fait tout oublier…


Il la regarda sans répondre. L’orgueil de race gonflait sa poitrine, et c’était comme s’il avait respiré la mer ou la montagne.

— On est comme on est ! fit-il. Je suis créé pour me faire souffrir… Je me ronge comme d’autres se réjouissent — je suis une bête morose. Après tout, ma santé s’en ressent-elle ?

— Certes, tu ne seras jamais gai, dit-elle en mettant sa main douce sur la main sèche de son frère, mais tu pourrais réagir. Il suffirait que tu appliques aux événements cette même fatalité que tu appliques à ta nature. Les choses qu’on considère comme inévitables, on les accepte, on cesse d’en souffrir. Vois-tu, il ne fallait pas tenter de lutte oratoire avec François Rougemont.

— Parce que j’étais sûr d’être battu ? fit-il avec amertume.

— Parce que tu étais sûr d’avoir, inutilement, le rôle désagréable.

— Celui du mauvais orateur ! cria-t-il avec un halètement d’amour-propre.

— Tu es un excellent orateur, mais pas un entraîneur de foules : tu les méprises et elles le sentent. À Paris, à moins de faire rigoureusement la salle d’avance, ceux de notre opinion doivent s’attendre à être conspués.

— Raison de plus pour organiser la lutte.

— C’est la désorganiser que d’accepter des réunions contradictoires. Il s’y passera ce qui s’est passé hier, avec ou sans bagarre. On perd son temps. Il faut faire ce que tu fais depuis quatre ans, un travail de recrutement et de discipline.

Il écoutait, le front barré. Sa haine, un instant assoupie, se levait en tumulte. Il revoyait non seulement la séance de la veille, mais toute la propagande victorieuse de Rougemont.

— Quand je fais une recrue — Dieu sait au prix de quels efforts ! — il en fait dix sans peine.

— T’en étonnerais-tu ? Tu sais bien qu’il a pour lui l’heure et les circonstances ! Il lui suffit de paraître. Tandis que toi, chaque fois que tu convaincs, tu fais une œuvre profonde, tu retournes complètement une âme… Ta part est la plus belle. À ta place, je ne me sentirais pas vaincu du tout… Je me dirais que les triomphes mêmes de nos adversaires tourneront en notre faveur. Ils travaillent dans les ténèbres. Les réformes qu’ils réclament, ils n’en connaissent pas la portée. La guerre haineuse qu’ils font au patronat et la malhonnêteté de leur tactique se payeront un jour ! En mettant notre confiance dans l’énergie, en défendant les droits de l’individu comme seuls capables de sauver la masse, en reconnaissant la force féconde de la propriété individuelle, ne sommes-nous pas sûrs d’avoir raison ? Alors, qu’importent quelques vagues palabres ?

— Il est dur d’être vaincus…

— Nous sommes vainqueurs ! Nous faisons notre œuvre… et c’est la meilleure. Nous serons riches, par surcroît.

— Ce n’est pas certain. Les syndicats rouges s’accroissent infatigablement. Qui dira si je ne serai pas un jour expulsé des ateliers ?

— Et puis ? Tu en seras quitte pour devenir patron. Tu devrais l’être depuis longtemps. Il n’y a qu’à étendre la main. C’est la propagande qui t’a entravé. Ah ! vois-tu… vois-tu… si tu le voulais bien, tu ne serais jamais malheureux comme tu l’es ce matin…

Il but une triste gorgée de café et regarda Christine. En un sens, il l’aimait plus que lui-même. Il aurait consenti à avoir faim pour qu’elle vécût dans l’abondance ; il aurait accepté le froid, la fatigue, la douleur, pour qu’elle eût un nid tiède et ignorât la crainte du lendemain.

Un faible sourire détendit sa lèvre morose ; puis son corps fut saisi d’un tremblement. Et il ne put retenir le cri de sa crainte.

— Écoute, Christine ! Si jamais tu aimais Rougemont… il vaudrait mieux que tu ne sois pas née ! Cela me crèverait le cœur.

Elle leva un visage grave ; le feu de ses yeux parut s’emplir de fumée.

— Ce n’est pas un méchant homme, répondit-elle. Il croit sincèrement que la souffrance humaine ne peut disparaître que par la destruction du patronat. Mais pourquoi n’arriverait-on pas à lui faire une autre croyance ?

— Tu y as pensé ? clama-t-il.

— J’y ai quelquefois pensé ! Pourquoi pas ? Je répète que ce n’est pas un méchant homme. C’est même une bonne créature, véhémente, enthousiaste, qui convainc les autres d’autant mieux qu’elle se convainc elle-même. Tu te trompes en détestant François Rougemont ; il n’est pas de tes ennemis ! Tes ennemis, ce sont les menteurs, les paresseux, les lâches… Lui, qui sait, n’est pas inutile.

— Il est détestable ! cria sauvagement Deslandes. Il est doué de ce genre d’éloquence qui est le pire mal de notre race… qui nous pourrit… qui remplace l’action du travail par l’action de la rue, qui met le sentiment à la place de l’effort et qui tue l’expérience par la théorie. Je le déteste plus encore s’il est sincère.

Elle baissa sa tête lumineuse. Des rêves coururent en elle, au large de sa pensée, des choses confuses dont elle n’avait pas soupçonné, ou guère, l’existence. Et elle n’estimait pas la haine de son frère.

— Tu vois ! fit-il d’une voix sourde. Toi aussi, tu l’as écouté.

— Oui, murmura-t-elle avec mélancolie. Je l’ai écouté, sans indulgence, mais non sans sympathie. Si ses doctrines me froissent et me révoltent, il serait injuste de ne pas accorder que l’homme est estimable. Et c’est aussi une nature saine…

Ses yeux se relevèrent. La fumée avait disparu sur leurs feux transparents.

— Je ne dois pas te cacher, continua-t-elle, que j’ai trouvé hier son action généreuse et que je lui en ai été reconnaissante.

Il saisit sa poitrine à pleines mains ; ses ongles s’enfonçaient dans la veste.

— Du cabotinage ! ricana-t-il. Ah ! je n’aurais pas cru qu’une fille de ton sens s’y laisserait prendre.

— Marcel ! s’exclama-t-elle.

Sa joue était rouge. Mais elle se reprit tout de suite :

— Tu sais pourtant que je ne peux pas mentir et que je ne le veux pas. Ce que je t’ai dit, il fallait te le dire. La route en est plus libre… Maintenant, mon frère… mon cher frère Marcel, toi qui as été mon père, toi qui m’as faite ce que je suis, toi que j’aime de toutes les forces de mon cœur, comment as-tu pu croire que j’écouterais un homme que tu détestes ? Tu ne me connais donc pas encore ?

Elle s’était levée ; elle l’enlaça dans ses bras frais et posa sa lèvre rouge sur la joue lasse. Il rendit l’étreinte avec un grondement de tendresse :

— Ah ! ma petite Christine !

Et la joie se posa sur la fatigue de son visage comme une lueur sur des herbes flétries :

— Je ne suis pas de celles qui trahissent leur race.

— Je le sais, fit-il, presque humble. Mais je crains les surprises… Tu pourrais souffrir.

— Non. L’amour ne vient que lorsque nous sommes d’abord ses complices. Il y a cent petits mensonges, cent petites lâchetés qui préparent les surprises. Je ne souffrirai pas.

Elle parlait d’un air lointain, où se mêlaient le songe et la volonté. La confiance emplit l’âme de Marcel Deslandes. Il crut de toutes ses forces. Et plein du vœu que François Rougemont connût les tortures d’un amour dédaigné, il acheva son café, et même il grignota une tartine ; son être nerveux se redressait pour l’effort et la guerre ; les paroles de Christine bourdonnant en lui comme des abeilles, il songeait à la vanité des joutes oratoires, il se jurait de compter uniquement sur l’action et sur la discipline. La défaite même ne lui parut plus aussi redoutable ; elle ne durerait point : la force profonde des sociétés humaines broierait le communisme :

— Tu m’as fait du bien ! dit-il en se levant. Je ne sais pas si j’éviterai les crises, mais je fuirai du moins leurs causes.


Ils sortirent ensemble, dans le matin frais. L’infatigable nature tissait des herbes et tramait des feuilles aux terrains vagues ; l’illusion flottait avec les fils de la vierge ; des rêves sans nombre agitaient les hommes.


Deux jours plus tard, Christine rencontra le meneur chez les Garrigues. Il était pâle, un peu de fièvre verdissait ses prunelles. Quand il entendit le frisson des jupes, quand la torche des cheveux brilla près de la vieille tête déplumée d’Antoinette, son cœur se leva d’un bond, puis s’abattit comme un bloc. Depuis l’avant-veille, il vivait dans ces transes d’animal poursuivi qui accompagnent le grand amour. Il se cachait au coin des rues pour voir passer Christine ; sur le palier des Garrigues, il s’arrêtait, il aspirait l’air, il croyait percevoir une invisible présence. Lorsqu’il essayait de lutter, il n’y gagnait qu’un surcroît de souffrances, et sans profit : sa volonté se tournait contre elle-même.


Christine lui tendit la main en disant :

— Vous avez été brave et généreux ; je vous remercie.

— Je n’ai été ni brave ni généreux, répondit-il d’une voix tremblante. Comment aurais-je pu agir autrement ?

— Vous auriez pu laisser faire et laisser passer, comme le libre échangiste ! répondit-elle en souriant. Vos partisans avaient manifestement l’avantage et plus d’un homme politique s’en serait lavé les mains. Plus d’un surtout aurait pu craindre une attaque personnelle, car enfin, les nôtres vous attribuaient la responsabilité de la bagarre.

— Je n’y ai pas du tout pensé.

— Quand tu y aurais pensé, intervint Antoinette, tu n’en serais intervenu qu’avec plus de courage. On te connaît, ce n’est pas les coups qui te font fuir.

— Je le crois, fit lentement Christine. M. Rougemont doit être brave.

— Il l’est comme un fou, mademoiselle.

— Un fou ! Un fou ! cria le geai… V’là le rémouleur ! Harengs qui glacent… qui glacent !

— Ah ! le coquin, fit Antoinette en lui montrant le poing avec tendresse. Il devient pire tous les jours. Figurez-vous, mademoiselle Christine, je le laisse seul hier, à la cuisine, avec des petits pois et le moulin à café. Il n’a pas fait entendre une note ; il se tenait tranquille comme un gamin qui mijote ses farces. Et quand je suis revenue, qu’est-ce qu’il avait fait ? Il avait rempli aux trois quarts le moulin avec des petits pois. Attends, vaurien, je te tordrai le cou et je te mettrai à la broche ! Oui, oui, je te traiterai comme un sale rien du tout de poulet !

Ainsi divaguait la vieille femme. Christine, ayant jeté un regard autour de la chambre, demanda :

— Le petit Antoine n’est pas là ?

— Son oncle l’a conduit à la fête de la Fourmi, voir un escamoteur qui s’escamote avec toute sa famille.

Antoinette s’en alla éplucher des carottes, puis on l’entendit sortir pour quelque visite à l’épicier ou à la crémière.

François avait baissé la tête. Les paupières mi-closes, il regardait courir les ombres tristes de la pensée. À la fin, il eut un sursaut ; ses yeux clairs se posèrent sur le visage de Christine :

— Je vais dire, fit-il à voix basse, des choses que vous écouterez avec déplaisir, mais le silence serait un mensonge. D’ailleurs, il faudrait finir par parler tout de même, autant que ce soit aujourd’hui. Mademoiselle, un mariage entre nous est-il une chose impossible ?

Elle savait ce qu’il allait dire ; elle regardait devant elle, sur la mer des destinées.

— Oui, répondit-elle tristement, c’est impossible.

Il avait eu beau se dire et se redire qu’elle ne pouvait l’aimer, la réponse le frappait en pleine âme. Il s’essuya le front d’un air égaré.

— Ah ! pourquoi ? Est-ce que je vous parais si insupportable ? Ou bien aimez-vous quelqu’un ?

— Je n’aime personne et vous ne m’êtes pas antipathique.

— Alors, il aurait pu y avoir des circonstances favorables ?

— Il aurait peut-être suffi que vous ne fussiez pas révolutionnaire.

— Et si je n’étais pas révolutionnaire, qu’est-ce que vous répondriez ?

— Je ne sais pas. Rien de précis. Je crois que je vous demanderais du temps, beaucoup de temps… pour voir clair en moi-même.

— Est-ce vrai ? cria-t-il avec emportement. Vous ne me rejetteriez pas ?

Une joie sombre secouait sa détresse.

— Alors, insista-t-il, il suffirait que je cesse d’être révolutionnaire pour…

— Est-ce que vous pourriez cesser d’être révolutionnaire ? interrompit-elle avec agitation.

— Non ! cela, mais cela seul, je ne le pourrais pas.

— Ah ! tant mieux. Car si vous étiez capable de trahir vos convictions pour une femme, je vous mépriserais de tout mon cœur.

— Oui, oui, vous me mépriseriez, je le savais bien… Ah ! c’est encore plus terrible de vous perdre !

Puis, tout bas, d’une voix creuse :

— Pourquoi, cependant, nos opinions nous sépareraient-elles ? Est-ce que le fond des êtres n’est pas plus puissant que les croyances ?

— Je ne sais pas ! S’il s’agissait d’opinions très anciennes, d’opinions religieuses, peut-être pourrions-nous vivre ensemble. Mais votre foi est mêlée aux mouvements de la multitude. Tout fait prévoir qu’elle passera par une période de victoire et que vos partisans pourchasseront ceux qui partagent mes croyances. Savez-vous seulement si je ne serai pas de leurs victimes ? Supposez qu’il me plaise de rester ouvrière, de combattre les syndicats rouges et qu’on me chasse de l’atelier — comme on le fait déjà pour beaucoup de jaunes ? Vous ne pourriez pas me défendre sans renier vos propres doctrines. Avant-hier, vous vous êtes dressé contre les vôtres parce qu’ils transgressaient un engagement, mais l’expulsion des jaunes est selon votre code. Comment vivre aux côtés d’un homme que sa conscience même empêcherait de me protéger ?

Il demeurait interdit. Au fond, il le sentait bien, l’argument était sans réplique : il eût trouvé déloyal de le combattre.

— Mais vous ne resteriez pas brocheuse, dit-il après un court silence. Le jour où je fonderais une famille, je voudrais gagner tout le pain de la communauté.

— Et vous le pourriez. Mais moi, l’accepterais-je ? Je ne crois pas. Vous n’avez donc pas deviné que j’aspirais à devenir une exploiteuse ? J’aime la force de l’argent, je la crois bienfaisante quand elle est, je ne dis pas même généreusement, mais honnêtement employée. Quelle attitude auriez-vous devant les syndicats si votre femme fondait un atelier de brochure ? Vous seriez vous-même traité d’exploiteur.

C’était si criant d’évidence qu’il n’essaya pas même de tourner la question. Et parce qu’il se taisait, elle l’en estima davantage, elle parla avec beaucoup de douceur :

— Aussi bien, si j’étais la femme d’un révolutionnaire, croyez que je renoncerais à mes projets de fortune. Ce serait un sacrifice : un homme de cœur souffrirait en l’acceptant.

— Je n’en suis pas sûr, fit-il avec mélancolie. Je considère la fortune comme une chose si mauvaise et si nuisible à ceux-là mêmes qui la possèdent, que j’accepterais sans doute d’y voir renoncer une femme aimée. Je croirais aussi, dans votre cas, la délivrer de soucis amers et moroses, de luttes déprimantes, d’inévitables compromissions de conscience.

— Ah ! vraiment. Mais moi, je sens que j’aimerai ces soucis et ces luttes et je n’admets pas l’utilité des mauvaises compromissions.

— Enfin ! soupira-t-il, cela me fait du bien, à travers ma souffrance, de songer que vous auriez consenti au sacrifice.

Le geai s’était posé sur le genou du révolutionnaire ; il tournait sa tête bleuâtre et ses yeux ronds vers Christine, d’un air attentif et sournois.

— Qui sait ! murmura François, vous deviendrez peut-être révolutionnaire ! Au fond, vous aimez le peuple autant que moi-même.

— Vous l’aimez mal. Vous le gâtez, vous en faites un enfant boudeur et querelleur. Non, je ne serai jamais des vôtres. Je crois aux conducteurs d’hommes, aussi bien pour fabriquer la richesse que pour diriger la conduite morale, et cette croyance correspond au fond de ma nature. Ne faisons pas de rêves. La réalité qui nous sépare est sûre. Elle ne se dédira point.

— La réalité, c’est que je vous aime et que c’est mon grand amour. Ah ! que la vie sera dure où vous ne m’accompagnerez point !

Elle s’émut. Elle sentit qu’il ne prononçait pas de vaines paroles. Et entendant le pas d’Antoinette dans l’escalier, elle tendit la main en disant :

— Cela me fait beaucoup de peine !

— Si vous m’aimiez comme je vous aime, toute épreuve vous paraîtrait légère.

Il tenait la main soyeuse, il y posa la lèvre avec avidité, presque avec épouvante, et, lorsqu’il la laissa, il parut qu’il y avait entre eux une étendue plus vaste que l’Atlantique devant les caravelles de Magellan.


XII


Vers ce temps, Anselme Perregault vint en congé. Il avait la tête rasée, le cou semé de boutons couleur de viande, les yeux méfiants et sournois. Un levain de colère le brassait jour et nuit ; sa bouche écoulait des vitupérations contre les gradés, avec des menaces de mort. Le matin et le soir, il jetait sa capote par terre, il la piétinait, il l’envoyait à coups de bottes à travers l’appartement, ou bien, raclant avec un couteau son pantalon pour l’user plus vite, il ricanait :

— Le drapeau, on se torche avec ! La grande famille, je l’ai au bon endroit ! Notre père le colonel, si jamais je l’attrape, crachera ses chicots dans Jules. M… pour la patrie. Et ils peuvent bien dire que l’armée est prête ! Elle est prête à leur sortir les tripes.

Parfois, il gardait le silence, les joues roides, la bouche tordue. Puis il s’exclamait avec amertume :

— Il va pourtant falloir que j’y retourne… Ah ! les salauds ! ah ! les crapules !

Il y pensait à table, au cabaret, au théâtre. On le mena aux Gaietés de l’escadron. Il n’entendait pas la farce truculente, il ne voyait que l’uniforme, il ne saisissait que le conflit des gradés et des bleus ; une haine énorme fripait son visage.

Cependant, il avouait n’avoir jamais été puni. Dans sa compagnie, il n’existait pas, à proprement parler, de « rosses » ; le capitaine se montrait presque timide, le lieutenant s’adonnait confusément à des littératures, la discipline était brusque à la surface, bonhomme au fond : on travaillait mollement ; sans doute quelques sous-officiers acceptaient des champoreaux, d’autres proféraient des épithètes crapuleuses, mais leurs menaces, communément, ne recevaient aucune sanction. En somme, cette compagnie était supportable. À d’autres époques, elle eût paru douce. Mais l’esprit de révolte sévissait comme une épidémie ; une propagande hardie, incessante, presque automatique, avivait le dégoût et la haine ; les plus placides se gorgeaient de phrases révolutionnaires. Anselme, sans se définir au juste la nature de son supplice ni de ses humiliations, savait qu’il était une victime et un esclave.

La famille exalta ses plaintes. On l’écoutait avec indulgence, compassion et révolte. Le père surenchérissait, en lançant de vastes crachats, la mère couvait son petit avec des yeux prêts à fondre, la grand’mère Bourgogne rôdait comme une hyène, le jeune Maurice bavait de stupeur. Parfois survenaient les fils Bossange. Armand, après un silence, proférait des réminiscences de brochures, mêlées aux propos de François Rougemont et à ses imaginations propres. L’exaspération atteignait au paroxysme. On allait organiser le grand chômage de la conscription. Personne ne tirerait au sort, personne ne répondrait à l’appel : ceux qui restaient aux casernes, encouragés par la protestation de tout un peuple, saisiraient leurs chefs et les précipiteraient aux latrines. Les voix s’éclaboussaient. On entendait glapir la vieille Bourgogne, jurer Perregault, prêcher Armand. Souvent Isidore et Émile Pouraille, Gustave Meulière, Alfred Casselles, Georgette, la grande Eulalie se joignaient au chœur. La maison tremblait de blasphèmes, de menaces et d’enthousiasme.

La même sympathie accueillait Anselme aux Enfants de la Rochelle. Dutilleul lui serrait la main avec une émotion d’abord solennelle, ensuite furibonde. Le garçon Béquillard accourait avec zèle. Madame l’oignait de sourires maternels ; Bardoufle le considérait avec pitié ; Gourjat imitait en son honneur, dérisoirement, l’appel des clairons, les commandements des sous-officiers, les bruits obscènes de la chambrée. Seuls, Tarmouche, Castaigne dit Thomas, le père Meulière et le vieux Cul-de-Singe discordaient. Tarmouche tapait du bock sur la table en criant :

— L’armée, c’est la gendarmerie du monde. Ceux qui n’ont plus d’armée suceront les pieds de ceux qui en ont une. Voulez-vous avaler la sueur des orteils allemands et italiens ?

Le père Cramaux bredouillait :

— Nous serons rasés comme des culs de singe. L’armée, c’est tout ce qui reste pour empêcher les imbéciles de se noyer dans leur imbécillité. Quand il n’y aura plus d’armée, le rêve des idiots s’accomplira : nous serons tous noyés dans la gadoue. Au fond, ça m’est égal, je suis pour la fin de tout, mais ceux qui veulent crever proprement doivent mettre une poire d’angoisse dans la gueule des antimilitaristes.

Au club des jeunes antimilitaristes, Anselme connaissait la gloire. Dès qu’il paraissait au seuil de la baraque, un ban le saluait. Tous se précipitaient pour lui serrer la main et conspuer l’uniforme. Au milieu des vociférations et des menaces, il ôtait son képi et crachait dessus. Il prenait la place d’honneur, on le gorgeait de bocks, de cigares et de cigarettes. Et dans la fumée, Armand Bossange prononçait un speech. Quand le flux labial s’apaisait, on chantait l’Internationale, les Conscrits affranchis, À la caserne !

Quelquefois, Anselme, ôtant sa capote, la flanquait par terre. Le vêtement volait à travers la baraque, relancé par les pieds des assistants comme un ballon de foot-ball :

— V’là pour le colon ! V’là pour le général. V’là pour la grande famille ! V’là pour le drapeau !

C’était une joie profonde, frénétique et candide, la joie des affranchis insultant aux idoles de Rome, des serfs assemblés au Sabbat, des huguenots rôdant au « désert ». Après les rois et les dieux, la patrie croulait à son tour. Elle aussi n’était qu’un lien imposé au hasard des guerres et des conquêtes, un emblème adoré par ceux que de féroces épreuves avaient groupés en nation. Entité vague, changeante, faite d’espérances, de craintes, de coutumes, de haines et de supplices, elle avait eu ses prodiges, ses sacrifices et ses rites, ses temples, ses prêtres et ses exégètes. On l’avait servie avec tremblement, encensée sous les espèces du drapeau, nourrie du sang et de l’épouvante des peuples : la bible bourgeoise en faisait la source de toute grandeur, de toute beauté, de toute justice ; on ne la rattachait qu’aux circonstances nobles, héroïques, généreuses ou sublimes. Les massacres et la trahison dont elle était issue, la misère de ses enfants, l’asservissement de ses pauvres par ses riches, ses cruautés envers les races vaincues, ses turpitudes, ses bassesses et ses lâchetés, se dissimulaient sous des fables ingénieuses.

Elle avait paru immortelle. Et voici qu’une autre légende germe au fond des âmes. Elle conduit le délire brutal des Perregault, l’excitation tendre de Gustave, la folie d’Émile, l’imagination mystique d’Armand, la révolte taciturne de Casselles. En piétinant l’uniforme et blasphémant l’armée, ils font le geste de Polyeucte, ils préparent le nouveau Lien.


La nuit d’été coulait par les baies large ouvertes. On apercevait le lait du chemin de Saint-Jacques, Céphée et le Cygne tournant mollement auprès de la Polaire, Pégase et Persée enveloppant Andromède, l’amas pâle de la Chevelure, l’œil rouge d’Antarès, la pupille bleue de Vega, qui vacillait sur la Lyre. Une senteur jeune s’élevait de la terre végétale et se mêlait à l’haleine fuligineuse du faubourg. Parfois, las de palabres, de clameurs et d’injures, les antimilitaristes goûtaient la fraîcheur et la force des choses. Armand surtout, et Gustave Meulière, se percevaient enveloppés par la vie qui coule des nébuleuses, se répand dans les flancs de la planète et la chair des créatures. Le mensonge de la personnalité s’évanouissait. Ils devenaient un mystérieux rapport perdu au milieu des rapports innombrables. Armand croyait sentir ses fibres ravivées par de la substance d’étoiles, des oscillations magnétiques, des torrents de corpuscules et d’énergies, des consciences élémentaires. Puis, les clameurs et les injures reprenaient. De nouveau, ils étaient les obscurs disciples d’une religion naissante. À travers la dérision, la révolte et l’enthousiasme, ils aspiraient à des solidarités inconnues, à des fictions ardentes, à la figure fiévreuse, impondérable, insaisissable du Bonheur.

L’un d’eux s’exaltait plus profondément que les autres. Ce n’était pas Armand Bossange, malgré la fermentation continue de sa cervelle ; ce n’était pas le petit Meulière, malgré ses crises de tendresse ; ni Anselme Perregault malgré la frénésie où le jetait tout insigne du régiment — c’était Alfred Casselles. Le fanatisme, intermittent chez ses camarades, chez lui brûlait sans répit. Les paroles devenaient des objets, les discours des actes, les actes sa vie même. Il se rongeait, dès le matin, à l’idée que la date approchait. Il ne pouvait rencontrer un officier sans avoir envie de se jeter sur lui et de le terrasser. L’idée fixe habita ses gestes et son regard. Il marchait la tête basse et lourde, se parlant à lui-même ; sa voix devenait rauque et surprenante : il était brusque et furtif. Tantôt attentif, guettant comme un fauve, tantôt distrait, les joues grises et le regard intérieur, il lui arrivait de dire :

— L’armée serait tout de suite supprimée, si on tuait les officiers : pourquoi ne les tue-t-on pas ?

Et à voix basse, avec un singulier reniflement :

Pourquoi ne les tue-t-on pas ?

Il se mit à rôler autour des postes-casernes et, les dimanches, il descendait jusqu’au Château-d’Eau ou jusqu’à l’École militaire. Au passage des gradés, sa prunelle s’immobilisait ; une haine maniaque emplissait sa poitrine. Il ne leur accorda plus aucune circonstance atténuante ; tous méritaient la mort.

Il acheta un poignard et un revolver. La possession de ces armes l’apaisa. Il les maniait avec méthode, satisfait de sentir qu’il tenait entre ses mains la vie d’autrui et, s’il le fallait, la sienne propre. Dès lors, il mûrit son projet. Assis parmi les autres, il écoutait avec un vague sourire, ou bien, il se calfeutrait, il combinait son coup, dans des alternatives de fièvre et de rêverie. C’était un être simple et profond, en qui les notions avaient une précision extrême, non parce qu’elles étaient bien définies, mais parce qu’elles étaient fortement classées. Depuis son enfance, il était enclin aux idées fixes. Il s’exaltait lentement et lorsqu’il était persuadé, sa croyance vivait comme une créature de chair et d’os. Pourtant il fallait que l’idée eût des rapports étroits avec sa personne : il était incapable, comme Armand Bossange, de s’exciter pour des choses qui ne correspondaient point à des réalités tangibles. Sans la menace du recrutement, l’antimilitarisme n’aurait eu pour son imagination qu’un intérêt lointain et presque illusoire. Mais lorsqu’il écoutait les doléances d’Anselme, il se voyait dans une chambrée puante, couvert d’habits sales et ridicules, rudoyé par un sous-officier crapuleux ou un lieutenant sarcastique. Alors, son cœur rugissait, une sueur mouillait la racine de ses cheveux, les discours de Rougemont et de Bossange rôdaient en lui comme des bêtes fauves.

À la fin d’août, il se décida à chercher son homme. Il allait le long des fortifications jusqu’à Bercy et jusqu’au Point-du-Jour. Il prit même quelques jours de congé ; il assista à des exercices, dans l’espoir de rencontrer un personnage grossier, de figure antipathique : il préférait que ce fût un lieutenant ou un capitaine, plutôt qu’un sergent. Mais s’il trouva maintes faces bougonnes ou méprisantes, il demeura longtemps sans découvrir un brutal. Enfin, les circonstances le servirent : un après-midi, il assista à une scène violente — dont il n’avait pas vu les débuts. Un lieutenant jaune, sec, aux joues maladives, aux yeux vairons, l’un vert d’eau et l’autre feuille morte, injuriait un bleu :

— Vous êtes un cochon, oui, une crapule, une de ces crapules qu’on devrait fusiller sur l’heure…

Le soldat, petit homme aux regards dansants, le visage fuligineux, le nez poreux comme une pierre ponce, était blême, avec un léger rictus, qui découvrait des dents de mouton. L’officier avait levé la main. Mais il reprit empire sur lui-même, ses mâchoires se contractèrent, et il congédia l’homme.

Casselles demeura là cinq minutes. Il ne savait pas, il ne devait jamais savoir quelle était l’origine de la scène. Son opinion se fit sans rémission, d’après la face, les gestes, la voix du lieutenant. Il s’en retourna pensif ; pendant plusieurs jours, il mit ses affaires en ordre et même, quoiqu’il n’eût guère d’économies, il rédigea son testament.

En apparence, rien n’était changé dans sa vie : il alla ponctuellement à son bureau, assista aux réunions de la Jeunesse antimilitariste et du Club d’études communistes, accompagna ses amis un dimanche dans la forêt de Fontainebleau. En même temps, il épiait le lieutenant qui se trouva être un homme solitaire, aux habitudes uniformes, et qui suivait, aux mêmes heures, la même route au long des fortifications et par la rue Lecourbe. Casselles se prépara minutieusement. Son dessein n’était pas de se sacrifier ; au rebours, il espérait agir avec assez d’adresse pour n’être ni surpris ni soupçonné. Depuis plusieurs semaines, il n’exprimait plus aucune opinion personnelle ; il écoutait, avec le petit reniflement par quoi il exprimait son approbation ou son blâme, et trouait le vide d’un regard hypnotique. Ce garçon muet, dont les discours se bornaient aux propositions toutes faites que les hommes échangent comme des correspondances d’omnibus, s’émerveillait du pouvoir mystérieux qui fait accourir et se ranger les mots en bon ordre ; il éprouvait une sorte d’ivresse lorsque les paroles suivaient des voies imprévues ou suggéraient des idées nombreuses. Une telle faculté lui semblait tenir du miracle ; il la plaçait bien au-dessus du travail et de l’action. Mais plus encore, il prisait le courage, surtout le courage secret, patient, obscur et profond des conspirateurs. Quoiqu’il professât des goûts d’homme de troupeau, incapable de concevoir une société sans lois ni sanctions, de tout temps, il avait glorifié les attentats anarchistes, lorsqu’ils étaient combinés avec art et exécutés avec énergie. Combien plus fallait-il exalter l’héroïsme des hommes qui se dévouent à une œuvre collective ! Et, songeant qu’il serait un de ces hommes, il goûtait des émotions formidables.


Cependant, il fallait en finir. Alfred obtint facilement quelques jours de congé et se mit à suivre de plus près son homme. La tâche était incommode ; sa présence pouvait être remarquée et, quoique prêt à subir les conséquences de son acte, il voulait n’avoir à se reprocher aucune maladresse. Le boulevard, généralement, restait désert. Cette circonstance devenait aggravante : elle « spécifiait » les promeneurs. Casselles croisa plusieurs fois une vieille femme borgne, la tête enveloppée de laine bleue ; un garçon marchand de vins se trouvait continuellement à la petite terrasse d’un café ; quelques fillettes jouaient, aux mêmes heures, à proximité du poste-caserne :

« Voilà les témoins ! songeait-il. Ils ont vu passer, plusieurs jours avant le crime, un individu blond, habillé d’un complet de cheviotte, avec un chapeau mou… »

Une dérision amère crispait sa lèvre ; il exécrait la vieille femme, les gamines, surtout le garçon marchand de vins, à cause de son air attentif, hilare et engageant.

Le mardi, vers cinq heures, Casselles aperçut le lieutenant. C’était un jour bas et chagrin. Sous les nuages saumâtres, au-dessus des fortifications où l’herbe roussissait déjà, un vol de pigeons bizets tournoyait avec mollesse. L’espace était désert. Une senteur de feux se mêlait à l’odeur des arbres, des graminées et des feuilles tombantes. Dans la lueur pauvre, l’officier jetait une lueur de coquelicot ou de géranium. Casselles devint pâle et renifla, tout en tâtant la poche où il cachait son poignard et celle où reposait le revolver. Il fit un détour, il passa aussi loin que possible du cabaret ; d’ailleurs le lieutenant ne songeait pas à se retourner ; c’était un passant dédaigneux, méditatif et sans défiance. À mesure qu’il se rapprochait, Casselles devint plus calme : il marchait dans un songe, non le songe aux pieds de plomb, mais le songe furtif, léger, où l’on glisse à la surface des choses. Il n’avait pas l’impression d’aller à un meurtre, mais à quelque travail fatal et très urgent ; un battement rythmique obscurcissait sa pensée et donnait à l’instinct une précision extraordinaire…

L’homme ne fut plus qu’à quelques pas ; la solitude était parfaite, la brume, accrue, épaississait le silence ; jamais l’occasion ne serait plus belle. Alfred tira le poignard de sa gaine. Depuis longtemps, il savait qu’il frapperait entre les deux épaules, puis au cœur ; il s’était exercé à viser juste, son arme était minutieusement affilée… Et le rêve se réalisa, l’action poussa Casselles comme un projectile ; il enfonça la lame avec vitesse, violence et certitude. Le lieutenant poussa un cri rauque, tituba et s’étala, la face contre le sol.

« Il ne m’a pas vu ! » songea Casselles.

Ce fut une joie froide, où se mêlait de la compassion, et peut-être n’eût-il plus frappé, si une convulsion n’avait secoué le corps. Il acheva sa tâche.

— À moi ! gémit une voix de fantôme, si faible et si pesante qu’elle semblait sortir de terre.

Cette voix s’éteignit tout de suite ; il y eut un râle : sûr que l’homme allait mourir, Casselles s’enfuit sur le talus. Il s’arrêta vite, il épia le boulevard d’un œil sauvage : l’officier était toujours étendu sur le ventre ; la chaussée demeurait déserte :

« Il ne m’a pas vu !… Personne ne m’a vu !… »

Les mâchoires de Casselles craquèrent ; il acheva de gravir le talus et arriva au bord du fossé. Là, visible seulement pour des promeneurs lointains, il examina son poignard. La lame était rouge, moins toutefois qu’il ne l’aurait cru ; il s’affirma par deux fois : « Je l’ai tué ! », surpris d’être si tranquille, lorsque ses dents se mirent à claquer, une sueur à sourdre dans sa nuque.

Cette émotion passa. Il essuya son poignard dans la terre, et repartit, irrité par le froissement des herbes. Sa fuite fut interrompue par la poterne. Il fallait descendre : les dents se remirent à claquer, la même sueur glaçante jaillit sous ses cheveux, dans son cou, entre les omoplates ; il sentit ses yeux s’arrondir de terreur ; l’image de l’officier grouillait dans tous les recoins du site : il marchait sur la route molle, dans la brume, sous les têtes roussissantes des arbres ; il tombait avec un cri rauque ; il palpitait comme un mouton saigné ; puis il se levait et poursuivait Casselles avec un bruit d’herbes froissées :

— Il est mort ! chuchota l’antimilitariste… mort ! mort !

De nouveau, l’émotion passa. Il descendit sans hâte ; il passa devant la poterne où deux douaniers examinaient un camion. Le voiturier sifflotait avec un sourire opaque ; son œil clair s’arrêta une seconde sur Casselles.

« Un témoin ! » pensa le jeune homme. Successivement, il rencontra deux gamins, un cycliste, un maçon. À chaque rencontre, il recevait un petit coup au creux de la poitrine, son souffle se brouillait. Soudain, il aperçut la vieille femme borgne. Elle s’avançait en traînant la jambe, elle lui jeta un regard vague et larveux : fou de peur, il fila par la rue de Vaugirard, où il accéléra encore son allure. Bientôt, à cause de leur nombre même, il ne craignit plus les passants, mais lorsque surgissait la silhouette d’un sergent de ville, un spasme lui secouait les vertèbres. Enfin, il atteignit sa demeure et, la porte fermée à double tour, couché dans son petit fauteuil de reps cochenille, il s’abandonna au repos, avec un bâillement de fauve.

Dans ces premières minutes, son crime s’éloigna et prit le caractère abstrait des actions anciennes. Puis le souvenir se ramassa, si intense qu’Alfred croyait de nouveau plonger le poignard dans la chair molle ; l’homme roulait sur le plancher, où se superposaient de la terre et de l’herbe. Une insupportable crampe tordit les muscles de Casselles : son regard virait autour des murailles et n’osait s’arrêter sur la fenêtre ; il chevrotait, avec une voix de vieillard :

— Il ne m’a pas vu ! Persone ne m’a vu !

Mais, songeant au charretier et à la vieille, il grinçait des dents. Quelle probabilité cependant qu’ils songeassent à l’incriminer ? Aucun signe ne le distinguait des autres hommes ; il portait un costume correct et terne ; il ne s’était guère hâté.

« Je devais être pâle… mon visage était suspect… j’ai moi-même senti que j’avais un regard de fou ! »

Il se leva d’un bond, il alla s’examiner dans la glace : tantôt il s’estimait à peine troublé, tantôt il s’attribuait un air d’assassin ; parfois il accumulait les indices qui pouvaient mettre la police sur ses traces et les raisons qui le rendaient insoupçonnable.

— Je perds mon temps ! grommela-t-il enfin, il faut laver le poignard.

Il tira l’arme de sa poche et la considéra avec une attention minutieuse. La lame gardait un peu de la terre des fortifications, trois taches rouges se voyaient sur le manche. Alfred les enleva, nettoya le poignard, le fit reluire, et le suspendit au clou où il le suspendait d’habitude, tandis qu’il déposait le revolver dans un tiroir. Il lava ensuite ses mains et son visage, se convainquit qu’aucune éclaboussure rouge ne tachait ses vêtements, ôta ses bottines et les remplaça par des pantoufles.

Ces soins régularisèrent l’ordre de sa pensée : il prépara sa défense. D’abord, il ne fallait mentir que sur quelques détails, afin d’éviter les pièges de la mémoire, la ruse des magistrats et les détours du hasard. Il se fit à lui-même, à mi-voix, le récit de sa promenade. Jusqu’à l’arrivée au boulevard Victor, il parla nettement. Mais alors, ses mots se joignirent mal : il voyait, dans une lueur obsédante, le poste-caserne, le lieutenant, la route humide, il ne pouvait se figurer le chemin fictif qu’il devait suivre. À la longue, cependant, il parvint à emboîter ses phrases. Ensuite, pris d’une soif ardente, il but trois verres d’eau. Sa pensée s’épaississait, il semblait qu’elle fût autour de lui, qu’elle l’enchaînât comme l’enchaînait la pesanteur. Il n’était plus tout à fait un homme ; des choses qui le soutenaient dans chacun des actes de son existence s’étaient rompues et devenaient menaçantes, comme les murs croulants d’une maison. Il ne marcherait plus, ne dormirait plus, ne mangerait plus ainsi que par le passé :

« Pourtant, j’ai bien agi. Et si beaucoup d’autres faisaient comme moi, l’armée serait vite démolie. »

Ces paroles n’avaient aucune consistance ; l’acte se décelait vain, minuscule, incohérent : le jeune homme ne pouvait voir aucun rapport entre l’officier saignant contre la terre et la multitude anonyme des soldats…

Ah ! ce matin encore, il sentait en lui l’infini de la jeunesse, chaque souffle était une espérance, chaque geste promettait des événements extraordinaires ; maintenant, le voici vieux, l’espérance est flétrie, il souffre d’une infirmité incurable ; la mort, à laquelle il ne pensait jamais, dévore chaque fibre : parce qu’il a tué une créature à son image, c’est comme s’il avait supprimé le temps et préparé son agonie.

Il se détesta étrangement ; il vit en soi-même un ennemi épouvantable, et même son seul ennemi. Quel autre lui ferait la millième partie du mal qu’il venait de se faire ? Quel autre le ferait trembler d’une telle détresse ? Quel autre l’emplirait de cette horreur et de ce dégoût ?

Plus il voulait concevoir son acte, moins il le concevait ; mais il percevait distinctement les pièges tendus contre l’homme par les événements intérieurs, plus incertains, menaçants et funestes que les circonstances extérieures. Ses artères grondaient misérablement, une eau orageuse roulait dans sa tête : ce jeune homme aux idées lentes, à la parole obscure, vibrait de pensées rapides et de phrases haletantes.

Il revit sa méthodique destinée, remplie par des travaux uniformes, des actes qui tournaient autour des journées comme les aiguilles autour d’un cadran. Il s’en plaignait quelquefois, par imitation, par caprice ou parce qu’il était mû d’un de ces désirs qui bouleversent les faibles créatures. Au fond, il la chérissait. Sa nature s’appariait à l’aspect du bureau et aux besognes où, avec de l’encre, des registres, des feuillets, il s’assurait le droit de vivre parmi les hommes. Il aimait l’odeur du papier, l’encrier, les plumes, le grattoir, la cire à cacheter, la sandaraque, le buvard, disposés selon une ordonnance immuable ; il se plaisait à tracer des lettres vigoureuses et bien articulées, à dessiner les titres en ronde, à parfaire des calculs difficiles.

Au vestiaire, il changeait, avec une volupté sourde, le veston frais contre la vieille veste polie par le temps ; selon la saison, il jouissait de l’ombre des rideaux ou de la caresse du calorifère. C’était un travailleur précis, qui prenait les pauses utiles et ne se privait pas de quelque courte songerie : il se fût blâmé d’un excès de zèle et se fût méprisé de consentir à la fatigue — mais au bout de la journée, de la semaine ou du mois, sa tâche était accomplie, agréable à voir et d’une merveilleuse exactitude. De même qu’il entrait avec satisfaction dans son bureau, de même en sortait-il gaiement aux heures prescrites.

La vue du restaurant le charmait ; il flairait les plats d’un air avisé et sévère, où se cachait une sûre sensualité. Il mâchait lentement, par méthode et par goût, faisait de chaque repas une œuvre complète et pouvait, au bout d’une quinzaine, dénombrer ses menus. Son palais était accommodant ; il jouissait des prérogatives du gourmand sans en connaître les dégoûts et, par sa modération, il évitait les châtiments de l’estomac ou de l’intestin.

La promenade l’intéressait moins ; il confessait une indifférence totale pour l’aspect des rues, des paysages ou des individus : pourtant, il ne détestait pas de constater les changements de la voirie, la naissance ou la démolition des bâtisses, la construction d’une ligne de tramways, le percement d’une rue ; il en prenait même note sur un registre, qui recelait aussi ses comptes, quelques recettes et divers aphorismes de morale ou de sociologie. Il lisait peu, par bribes, vite saisi par la somnolence. C’était un être très social : la compagnie d’autrui lui dispensait des joies appréciables, d’ailleurs taciturnes. Il s’asseyait au milieu des compagnons avec un visage fixe, les lèvres serrées, les coudes au corps, le regard ensemble mou et attentif, ou bien il suivait les Bossange, Émile Pouraille, le petit Meulière, dans leurs vagabondages. Il apportait aux excursions un esprit prévoyant et des qualités de ménagère : c’est lui qui avait organisé le service de vaisselle en fer-blanc, dont les pièces s’emboîtaient et n’avaient guère de poids. Il passait, dans la fumée des Enfants de la Rochelle, maintes heures magiques, et quand fut fondé le Club antimilitariste, un charme inépuisable entra dans sa vie. Rien n’était doux comme de traverser le clos de cailloux et de ferraille, d’ouvrir la porte dévorée par la vermoulure, de prendre place à la table du comité, qui devenait on ne sait quel meuble rituel et cordial.

Là, devant un bock frais et quelque brochure, dans l’encens des pipes et des cigarettes, Alfred Casselles se sentait uni à ses camarades par une sanction, une morale et une organisation. Sans doute faisait-il des rêves et concevait-il des désirs, mais au fond, en attendant l’âge de former une famille, sa destinée eût été merveilleusement assortie à son tempérament, sans l’horreur du servage militaire que vint surexciter le retour d’Anselme Perregault. Et cette vie si bien amenuisée, si logique et si égale, dont rien ne semblait devoir troubler l’ordre et le rythme, se tournait contre elle-même et préparait sa propre catastrophe !…

Alfred Casselles poussa un soupir rauque et regarda, par sa petite fenêtre, le vaste monde qui s’élevait des usines, des terrains vagues, de la Butte-aux-Cailles, des fortifications, jusqu’aux nuages pâles, et des nuages jusqu’aux cavernes de l’Éther, peuplées d’astres vivants et d’astres morts, de nébuleuses et d’incommensurables amas de « brouillards sans forme ».

Il songeait :

« Quand ont-ils trouvé son corps et où l’ont-ils porté ? »

Il entr’apercevait des sergents de ville, des inspecteurs de la Sûreté, des officiers, un commissaire de police, un juge d’instruction. C’étaient les chasseurs lancés à la poursuite d’Alfred Casselles. Comme les veneurs, les gardes et les chiens, ils relevaient les traces du fauve, discutaient ses brisées, additionnaient les faits et accumulaient les hypothèses. Il y avait aussi la vieille femme borgne, le charretier, le garçon marchand de vins. La vieille femme pérorait dans ces groupes qui s’assemblent aux lieux des catastrophes ; le garçon marchand de vins voyait s’accroître sa clientèle, qui ne s’entretenait que du crime ; les clameurs, le passage de gens hâtifs et les rassemblements brusques, intriguaient le charretier. Songeaient-ils à Casselles ? La vieille et le garçon marchand de vins établissaient-ils une corrélation entre ses rôderies près des fortifications et la mort du lieutenant ? Le voiturier soupçonnait-il que l’individu pâle, aux yeux évidemment étranges, était l’assassin ? Avaient-ils porté leur témoignage et la Sûreté suivait-elle la bonne voie ?

Alfred imaginait un policier plein d’un flair exécrable et d’une diabolique astuce, qui relevait la piste, allait venir, frapper à la porte et pousser son cri sinistre : « Au nom de la loi… » Alors, la destinée serait close.

« Et comment cela serait-il possible ? En supposant qu’ils parlent, ils ne me connaissent pas plus qu’ils ne connaissent le juge, le commissaire ni les agents. Comment suivraient-ils mes pas le long des rues ? J’ai bien regardé : personne ne me dévisageait. »

À mesure qu’il les articulait, les paroles devenaient plus douteuses. Peut-être les passants l’avaient-ils remarqué à leur propre insu. Il allait vite ; la frayeur lui pétrissait le visage, saccadait sa démarche, affolait son regard. Et des gens du quartier avaient pu l’épier qui, dès que paraîtraient les journaux du soir, songeraient à lui. N’était-il pas connu pour ses opinions antimilitaristes ?

Le feu et la glace alternaient dans ses artères. Chaque preuve parut décisive… Il fallait jeter le poignard et le revolver. Mais non !… on les retrouverait à coup sûr, et l’armurier aiderait à suivre la piste. Soudain, il songea que la terre humide avait dû retenir l’empreinte de ses chaussures… C’était un témoignage irrécusable. Son imagination ne vit plus que le creux des semelles imprimé, telle une signature hiéroglyphe, à côté du cadavre.

— Il faut que ces bottines disparaissent ! gémit-il.

Il les prit sur la planche où il les avait déposées, il les examina. C’étaient de vieilles chaussures gauchies, aux talons usés en dehors, aux semelles amincies. Leur trace devait être caractéristique et, vérifiée, ne laisserait aucune incertitude. Il les enveloppa avec fièvre dans un journal, se chaussa de bottines neuves et se disposa à sortir.

Il ne l’osa pas tout de suite : il redoutait d’entendre craquer la porte, de voir l’escalier, de rencontrer un locataire ou d’être aperçu par la concierge. L’horripilation houlait dans sa chevelure et dans les poils de sa poitrine ; sa gorge sécha, ses oreilles sifflèrent. Enfin, il se décida. Quoiqu’il regardât fixement devant lui, il voyait tout : trois petites filles jouaient au volant devant la porte de Cingembre ; des gamins poursuivaient une partie de barres dans un terrain vague surnommé la Prairie ; au coin de la rue Louise, Mme Potelard entretenait la mère Mottet ; sur le seuil des Petitpierre, Gustave Vibraye faisait la cour à la jeune Clémentine qui secouait une chevelure aussi rouge que le feuillage des vignes vierges, en automne. Casselles passa, la nuque si raide qu’elle semblait paralysée, et descendit par la rue Brillat-Savarin.

À chaque nouveau terrain, il s’apprêtait à lancer ses chaussures, mais il lui semblait entendre un pas, voir une silhouette, ou encore il n’osait point : dès qu’il les aurait lâchées, quelqu’un viendrait les saisir et les porterait chez un commissaire. À la fin, il se trouva rue des Peupliers, devant une clôture pourrie, pleine de trous et de déchiquetures : sur un sol montueux, s’étalaient des ferrailles, des tessons de bouteilles, des débris de poterie, de la paille, du papier, des fragments de vieux chapeaux, quelques godillots fendus, bâillants et couverts de moisissure.

— Je ne trouverai pas mieux.

Il jeta autour de lui un long regard trouble. Le soir tombait, la rue était déserte, la maison la plus proche montrait des fenêtres closes : il n’y luisait qu’une seule lumière, rougeâtre et débile. D’autres lueurs se répondaient, sur les façades lointaines, tandis que s’allumaient des rampes de réverbères. Casselles supposa des yeux derrière les vitres, sur les pentes ou parmi les clôtures. Il fit un premier pas pour repartir. Une grande révolte le saisit contre soi-même : fermant les yeux, avec des mains moites, vacillantes, il défit le journal, jeta les bottines à la volée, et s’enfuit le long de la clôture, jusqu’au coin de la rue Lanson. À force de se reprocher sa couardise, il reprit quelque sang-froid ; mais son cœur restait pesant, il ne pouvait s’empêcher de croire que leur témoignage se tournerait contre lui.

Il erra quelque temps au hasard des rues, la mémoire en déroute. Une nouvelle émotion lui tordait le ventre : il fallait dîner. Il n’en avait aucune envie, l’idée des aliments lui faisait horreur : mais on remarquerait son absence au restaurant. D’un effort terrible, il s’arracha de la pénombre. Les rues claires parurent moins pénibles qu’il ne l’avait appréhendé, et lorsqu’il parvint devant son « bouillon », il était presque calme. Une bouffée de ragoût, de graisse chaude, de viandes rôties lui apporta le souvenir d’heures pacifiques ; il tourna le loquet de la porte vitrée, il alla chercher au fond, dans l’encoignure, une place qu’il préférait.

Les têtes se levaient à son passage. Casselles éprouva un réconfort extraordinaire lorsqu’il reçut le salut d’un vieil habitué, vit la patronne esquisser le sourire d’accueil et le garçon Charles se hâter pour prendre ses ordres. À l’idée qu’il était encore, pour ces gens-là, un homme comme les autres, une manière d’enthousiasme précipita son souffle. Il commanda un repas très léger : côtelette, épinards à l’oseille, brie, biscuits à la cuiller. Pour se donner du cœur, il avala incontinent un verre de vin pur. La bonhomie du milieu, l’accoutumance, la chaleur de l’alcool, l’encouragèrent à consommer sa côtelette et la plus grande partie des épinards ; le chien de la maison lui aida à finir son brie ; il glissa adroitement deux biscuits dans la poche de son gilet et sortit avec le sentiment du devoir accompli. Dehors, son cœur s’affadit, ses pieds se crispèrent, il lui vint un désir immense de dormir. Mais il savait qu’il ne dormirait point, et qu’il fallait harasser la bête. Les trottoirs s’écoulèrent devant ses prunelles hallucinées ; des créatures le frôlaient, brumeuses, chaotiques, intangibles. Dans la rue des Écoles, un cri déchira son oreille :

La Presse, demandez la Presse… importantes nouvelles.

Il paya précipitamment une des feuilles ; les yeux pleins d’une vapeur dansante, il lisait, il relisait la manchette :

Dépêches d’Algésiras. — Assassinat d’un officier aux fortifications.

Après beaucoup de temps, il se décida à « balayer » le récit du meurtre :


« Un crime affreux a été commis, dans le courant de l’après-midi, à Grenelle, près des fortifications, à quelques centaines de mètres à peine d’un poste-caserne. Ce forfait a été accompli avec une vigueur, une adresse et une audace qui semblent dénoter que son auteur n’en est pas à son coup d’essai. La victime, le lieutenant Chassang, du 10e de ligne, officier du plus brillant avenir, a été frappé de trois coups de couteau ou de poignard dans le dos. Deux de ces coups étaient mortels, et l’examen du cadavre démontre que la mort du malheureux lieutenant a dû être très rapide sinon instantanée. On a pu relever les traces des chaussures du meurtrier sur le sol, mais on n’a malheureusement pu les suivre. On se perd en conjectures sur les mobiles de cet assassinat. Le lieutenant Chassang n’avait pas d’ennemis, quoiqu’il menât une existence un peu solitaire ; c’était un chef strict, qui tenait la main à ce que la discipline fût respectée parmi ses hommes, mais qui punissait rarement et jamais avec excès. On a retrouvé sur lui son porte-monnaie et sa montre, ce qui paraît écarter l’hypothèse du vol.

« À la Sûreté, on garde le silence sur l’opinion de la police, mais on semble être sur une piste. L’heure tardive nous force à remettre à demain des détails circonstanciés sur cette mystérieuse et tragique affaire. »


« Alors, se dit Casselles, aucun témoin ne s’est présenté ? Ni la vieille, ni le charretier, ni le garçon marchand de vins ? »

Il songea aux bottines ; il les vit là-bas, dans le terrain vague, parmi les détritus. Pendant toute la nuit, elles ne seraient aperçues ni ramassées par personne, mais au matin ?… Ah ! quelle fatalité obscure l’avait conduit à se livrer lui-même. À tout prix il fallait les reprendre.

Puis, relisant l’articulet, il s’arrêta au passage : « … on semble être sur une piste. » Si c’était vrai, pourtant ? On perquisitionnerait, les chaussures deviendraient les premières accusatrices.

Longtemps, l’esprit de Casselles flotta à travers les hypothèses ; la tristesse domina de plus en plus l’inquiétude : presque assuré de n’être pas troublé durant la nuit, et la sauvagerie de la situation ramenant des instincts primitifs, le lendemain lui parut à une distance incommensurable. Il jeta le journal ; un besoin maladif de revoir, là-haut, l’endroit où il avait frappé l’homme, alterna avec le désir de parler à ses amis, d’entendre la voix d’Armand Bossange, du petit Meulière, d’Émile, même d’Anselme Perregault ou de Jacques Voissière. La route qu’il prit oscillait selon les fluctuations de sa volonté. Chaque fois que ses idées étaient nettes, il obliquait vers le quartier d’Italie ; lorsque la lassitude embrumait son cerveau, il se dirigeait vers Grenelle. Il n’ignorait pas qu’il cédait à un instinct commun aux meurtriers, il s’en démontrait la stupidité et le péril, mais l’envie renaissait, automatique. Pour en finir, il monta dans un tramway.

À mesure qu’il se rapprochait de la Maison-Blanche, l’obsession décrut ; le besoin de revoir ses camarades emplit presque seul son imagination. Trouvant le véhicule trop lent, il descendit au boulevard d’Italie et prit par la rue Bobillot. Le silence et la pénombre l’enveloppèrent ; par le terroir sauvage, entre les usines, les chantiers et les cahutes, il atteignit enfin les Enfants de la Rochelle. Ayant traversé le jardin, avec un horrible battement de cœur, il parut au seuil du club antimilitariste.

La séance était tumultueuse : on offrait un punch à Anselme Perregault qui devait, le lendemain, repartir pour la caserne. Le soldat, en bras de chemise, malgré la fraîcheur du soir, hurlait une chanson où quelque obscénité alternait avec les revendications et les menaces ; tous répétaient le refrain en donnant des coups de poing rythmiques sur les tables. Anselme avait les joues chaudes, les yeux flambants et crapuleux. L’entrée de Casselles n’interrompit pas la clameur.


Et de voir qu’il n’attirait pas plus l’attention que d’habitude, ce fut, pour Casselles, une douceur attendrissante. La chanson s’arrêta, les mains se tendirent vers le survenant. Anselme cria :

— T’as vu la nouvelle, mon vieux ? On a suriné une de ces crapules de galonnés, aux fortifs ! Pour du bon travail, c’est du bon travail !

Alfred hocha la tête, la gorge si sèche et si dure qu’aucune parole n’aurait pu en sortir. Personne ne remarqua son trouble, et, tandis qu’il s’affalait, on se remit à discuter l’affaire. Les deux Perregault affirmaient que c’était la vengeance d’un subordonné ; Émile conjecturait un attentat anarchiste, Voissière une affaire passionnelle, tandis que Gustave y discernait la main d’un apache. Armand Bossange ne se prononçait point ; le crime lui semblait étrange et d’une nature mystérieuse ; il n’était pas loin d’y voir l’acte d’un fou. La plupart, en somme, croyaient à un attentat antimilitariste et s’en réjouissaient :

— On en démolirait seulement un millier, gloussait Émile, que ça deviendrait rudement difficile de faire tourner le moulin.

Un frisson mystique passa dans les cerveaux nourris d’idées vagues, de verbes, de symboles, et où persistait l’atavisme du sacrifice, du bouc émissaire, de la victime expiatoire. Alfred regretta moins son acte. Il vit reparaître une à une les idées qui l’y avaient conduit ; ces idées, glaciales et éteintes naguère, se rallumaient à l’excitation des jeunes hommes. Le cadavre devenait un mythe ; l’action brutale s’effaçait dans une buée ; l’imagination endolorie de Casselles s’abandonnait aux légendes. « J’ai fait ce qu’ils voudraient faire ! » songea-t-il au milieu du tumulte, « et s’ils ne le font pas, c’est qu’ils n’en ont pas le courage… J’ai osé… J’ai bien agi ! »

L’heure s’élança, lente et triste, des campaniles ; elle bondit de la tour Caillebotte, où un forgeron semblait la battre sur une enclume ; on l’entendit frissonner, débile et coassante, à la pendule des Enfants de la Rochelle. La nuit s’abaissait fauve, pleine d’odeurs brumeuses, avec de pesants cumulus qui roulaient parmi les étoiles. On apercevait le clignotement des lumières sur les terres pouilleuses, sur les versants et dans les trouées du sud ; vers la Butte-aux-Cailles et le quartier d’Italie, une buée montait, le nimbe violescent, roux et cuivreux de la ville.

Les jeunes gens se divisèrent en groupes ; Anselme et son frère s’en furent en rauquant un refrain ; plusieurs filaient le long des clôtures ; d’autres rejoignaient la rue Brillat-Savarin ou la rue Bobillot ; Armand Bossange, Émile, Gustave et Casselles, rôdèrent quelque temps encore, mécontents de se quitter, rêvant l’aventure confuse, l’invitation au voyage qui agite les âmes neuves dans la nuit, dans la brume, sous les nues brassées par le vent. Émile rentra d’abord ; Bossange entraînait ses camarades autour de l’usine Caillebotte ou le long de la « Prairie ». La nuit le stimulait. Il se précipitait dans les pénombres, il respirait vite, avec fièvre ou extase, il pérorait éperdument et tout à coup se taisait, accablé d’une tendresse vertigineuse, ou, le visage levé vers une tour, une fabrique, une constellation, il sentait passer des formes obscures et décevantes… Il avait pris le bras de Gustave et celui de Casselles. Une griserie d’amitié souleva son être, il parla des grandes choses qu’ils accompliraient ensemble. Il ne les définissait point : elles étaient fraternelles, héroïques et sociales. Le petit Meulière écoutait avec des yeux vagues, d’un air soumis ; Casselles aurait voulu se réfugier au plus noir du paysage et confesser son acte ; l’aveu ne cessait plus de lui vibrer dans le crâne, de battre avec ses artères et de convulser ses lèvres. S’il pouvait partager son fardeau, se confier à ses amis comme le catholique au prêtre ! Ils l’approuveraient ; tout redeviendrait désirable ; le mort ne serait qu’une épave, un des cent mille cadavres qu’on ensevelit chaque jour sur la planète ; la vie et ses joies s’étendraient sans limites…

Que de fois, durant cette course dans l’ombre, la phrase de l’aveu fut construite et reconstruite : il croyait presque la prononcer. Mais elle reculait, elle se désagrégeait, elle se perdait en lambeaux informes ; la peur saisissait le jeune homme au ventre. Non, ils ne sauraient pas se taire ; le secret coulerait comme un fluide, jusqu’à ce qu’il atteignît ceux qui disposent des destinées, dont une parole fait agir les gendarmes et se fermer ces portes qui séparent l’homme de l’espace, le flétrissent, l’affament et le dégradent.

Minuit gémit longuement sur les campaniles et frappa de son marteau la tour Caillebotte. Casselles garda son secret ; il l’emporta, lui rongeant le ventre ; il ne vit plus que le soldat couché sur le sol, la face dans les petites herbes, et dont l’agonie semblait éternelle.


XIII


Comme la pluie durait depuis plusieurs jours, la ville fermentait et, par endroits, semblait pourrie. Le fluide, sournois, brassait une boue d’asphalte, de calcaire et de crottin ; il réveillait la vie obscure des pierres, emplissait de sève les vieux bois, exaspérait les rouilles, rongeait les murailles, creusait les toitures. Les hommes étalaient, sous des boucliers spongieux, leur laideur, leur mélancolie, et se décelaient vieillots, pétris de la substance des cadavres qui ont fertilisé la planète. Vers dix heures, des stries de nacre balafrèrent la nue, les fumées montèrent plus droites et les chevaux s’enveloppèrent d’une buée.

Par toutes les voies, les miliciens affluaient vers la gare de Strasbourg. C’était une jeune humanité sans grâce, souvent difforme, qui suait la misère ou la crapule, visages suifeux, blafards, plaqués de safran, truffés de tannes, semés de boutons, dégradés par l’alcoolisme des ascendants et par les premiers excès de l’adolescence. À peine, de-ci de-là, apparaissait quelque structure bien conçue, quelque face fraîche, agréable ou fine. Ces colons de la caserne accouraient avec des valises, des musettes, des paquets enveloppés de toile cirée, de linge ou de papier. Ils puaient le vin ou l’eau-de-vie.

Avant d’entrer dans la gare, beaucoup se répandaient par les cafés de la place. Avec des propos agressifs, sardoniques ou obscènes, ils cherchaient dans les breuvages cette joie que l’homme poursuit à tous les tournants de sa route malchanceuse ; ils avaient un air étrangement important, héros d’une contingence qui les irritait tout en les mettant en vedette, et les poussait aux ribotes. Tourmentés par l’envie de taper sur leurs concitoyens, ils se refrénaient devant la police, massée à tous les recoins de la gare, avec des piquets d’infanterie de marine et de ligne ; ils étaient apaisés encore par la présence de filles, de femmes et de vieux hommes. Si quelques femelles puissamment casquées apportaient un relent de trottoir, il y avait d’humbles vieilles, aux cheveux blancs et rances ou à la tignasse gris poivre, croupies dans des jupes de pilou, le visage fondu et fatigué ; des adolescentes recuites dans le jus de misère et comme enduites d’argile ; les ouvriers gourds, aux yeux déteints, alcooliques mais honnêtes.

Une effervescence plus âpre travaillait les masses accumulées devant la gare et dans la salle réservée aux miliciens. Des agitateurs distribuaient la Voix du peuple ou la Guerre sociale et donnaient de vagues mots d’ordre. On reconnaissait la propagande antimilitariste ; elle orientait les aspirations tumultueuses, utilisait les instincts de troupeau et donnait quelque courage par le prestige de succès antérieurs. On montrait des brochures : l’Antipatriotisme : Guerre, Patrie, Caserne ; Neuf ans sous la chiourme militaire ; l’Idole Patrie ; mais tout pâlissait devant le numéro spécial de la Voix du peuple.

La première page représente « le retour du soldat de Narbonne chez ses parents ». Un jeune dragon agenouillé et presque renversé, d’une main s’appuie contre le sol, de l’autre se préserve le visage. Sa mère lui tend le poing, son père se dresse tragique ; la légende porte « « Ah ! jean-foutre ! tu as tiré sur le peuple. » En tête de la seconde page, des soldats commandés par un lamentable officier, au torse de moustique, s’apprêtent à tirer sur des chômeurs. Un homme épais fume sa pipe à la fenêtre d’une bâtisse où l’on peut lire : Usine Durand et Putois, Lock out. Et dessous : « L’armée est le chien de garde des patrons. »

Les articles s’intitulent : Jeune soldat ; le Massacre de Fourmies ; la Solidarité dans les casernes ; la Tuerie de la Martinique ; la Vérité sur Casablanca. En tête de la troisième page, le dessin représente un Marocain agenouillé, les bras étendus, devant une femme qui presse un enfant contre son sein, tandis qu’un autre enfant fuit en rampant. Des soldats français chargent ce groupe ; un officier s’apprête à abattre le suppliant d’un coup de revolver, cependant qu’un troupier empoigne une créature épouvantée, aux membres rachitiques, qui est peut-être un garçon, peut-être une fillette. Légende : « L’armée est le chien de chasse des financiers. » Puis de nouveaux articles antimilitaristes : Les assassinats de Châlons ; On fusille les prisonniers ; la Victoire de Narbonne ; Clemenceau a son bain de sang ; la Fusillade de Raon-l’Étape. Au bas de la page, on aperçoit deux soldats ravagés par la fièvre ; ils déclarent : « Nous avons obéi à notre conscience. Cela nous vaut la Tunisie, le typhus et la dysenterie… Mais, chez les fils du peuple, nul ne nous méprise. »

Enfin, en tête de la quatrième page, deux illustrations symboliques. À gauche, des travailleurs devant une usine, dont l’entrée est close par des planches ou des poutres en croix. Légende : «  Conscrit ! c’est contre ceux-là que l’on t’arme ! » À droite, une réunion de financiers aux faces immondes, autour d’un tas d’or étiqueté : « Banques marocaines ». Légende : « Est-ce pour ça que tu te fais tuer ?… » Au bas de la page, des conscrits et des travailleurs se serrent la main. Légende : « C’est promis, camarades, jamais nous ne tirerons sur nos frères ! » Les derniers articles ont pour rubriques : Pour quoi, pour qui, on envahit le Maroc ; les conseils d’un ministre ; l’Ennemi de l’intérieur ; le Sou du soldat !

Les conscrits se passaient cette feuille avec fièvre, goguenardise ou bravade. On dévorait surtout le premier article : « Jeune soldat, cette caverne qu’est la caserne te réclame… »

Des vociférations entrecoupaient la lecture ; quelques-uns lisaient des passages à voix haute, d’autres affectaient de tendre la gazette vers l’infanterie de marine échelonnée devant les barrières, mais la multitude se bornait à des rôderies circulaires ou des palabres.

On apercevait un petit homme livide qui marchait à travers la foule avec une flexibilité singulière ; parfois, il faisait mine de franchir un obstacle ou bien, contournant un groupe, il se levait sur la pointe des pieds. Ce petit homme parlait à voix basse et souriait du coin de la bouche, à gauche, avec un hochement de tête ; vêtu de noir, il portait un crêpe à son chapeau et tenait à la main un panier plein de pommes, de figues sèches et de noix. Sous l’horloge, un conscrit agitait une tête bitumeuse. Son œil gauche sanguinolait, entre des paupières crues, et distillait la fièvre. Il injuriait un homme à la moustache de cuivre, aux mains immenses, qui répondait avec douceur, en fermant le poing :

— Je ne connais pas ma force.

L’étendue du poing impressionnait l’adversaire. Il criait en montrant les dents :

— Porc à l’engrais ! Andouille mal cuite… Bouffeur de m… C’est pas encore en faisant le kangourou boxeur que tu vas m’épater ! Je te scierai les c… et ça ne sera pas long !

À chaque injure, il avançait la tête, avec des gestes d’assassin. L’autre, attentif et paisible, reprenait :

— Je ne connais pas ma force.

On les sépara. L’homme à l’œil sanglant revenait par intervalles, de biais ou par derrière, en faisant mine de tirer un couteau.

Six ivrognes beuglaient, accrochés en monôme. Selon les fluctuations de la foule, ils roulaient contre la muraille ou tanguaient au sein d’un remous. Leur joie était parfaite. Ils l’exhalaient d’une manière fraternelle, avec des cris tendres, des accolades, d’obscurs dictons et se louaient d’avoir séché trente litres.

Cependant, la multitude fermentait. Les injures contre l’armée et les menaces contre les gradés filaient avec des crachats. Elles s’accrurent à l’arrivée des miliciens de la Maison-Blanche, conduits par une délégation de jeunes antimilitaristes. L’Internationale mena grand tapage, les âmes connurent le désir de la bagarre, il s’éleva une marée d’insultes. Ceux des Terrains Vagues manifestaient avec discipline ; ils n’ignoraient pas qu’une révolte violente était impossible et même inopportune : il suffisait, en conspuant l’armée, de donner un exemple et de marquer l’accroissement de la propagande. Mais cette foule alcoolique risquait de dépasser les prévisions et les volontés. Elle commença d’interpeller plus directement la police ; des pressions tourbillonnaires, des houles et des reflux mouvaient les corps ; les refrains, les hurlements, les imitations obscènes, les menaces se heurtaient dans le même désordre que les créatures qui les exhalaient ; on apercevait une sarabande de faces convulsives, la danse des feux noirs, bleus, verts ou gris des regards, les trous humides des bouches, l’éclair argentin des dents saines alternant avec les lueurs louches des incisives cariées.

Alfred Casselles assistait à la scène avec un dédain paisible.

Il considérait sans acrimonie la police, l’infanterie de marine et ces gradés pour lesquels il ressentait, naguère, tant de haine. Il ne croyait plus à leur force et ne les jugeait plus impitoyables. Jamais ils ne lui feraient ce qu’il leur avait fait là-haut, dans la solitude des fortifications, sous la petite brume tiède de septembre.

Et il méprisait les braillards, dont chacun aurait reculé d’épouvante devant l’œuvre accomplie. Cette œuvre, il ne la concevait plus ni bonne ni mauvaise ; elle avait une existence personnelle, elle était en lui comme un organe. Selon les circonstances, elle le faisait souffrir ou s’apitoyer, elle l’éloignait de lui-même ou réveillait un orgueil crispé et mélancolique. Parfois aussi, une peur brusque gelait sa peau et dressait son poil, la mort le saisissait à la nuque, son cœur semblait se détacher comme une pierre et écraser ses entrailles. Mais aucune preuve accessible aux hommes ne subsistait à la surface de la terre : la trace, qu’un chien seul eût pu déceler, était depuis longtemps évanouie, le poignard avait dix fois passé à l’alcool et à la lessive, le teinturier et la blanchisseuse avaient enlevé d’improbables indices sur les vêtements. Seul, entre les murs du crâne, dans ce monde de la mémoire où notre « moi » abrite ses archives, persistait un témoignage, créature étrangère et furieuse, dont la vie demeurait incompatible avec le milieu. Ah ! qu’il l’avait redouté et qu’il le redoutait encore. Il exécrait sa propre voix, il se méfiait de chaque parole sortie de ses lèvres.

Pourtant l’habitude venait ; le fauve s’acclimatait au fond de sa fosse, le meurtrier prenait confiance en soi-même et, voyant que la société était vaincue, que jamais elle n’aurait sa revanche, il narguait cette force énorme et tâtonnante. Avec une tristesse presque religieuse, il révérait sa victime, plus présente, ce semble, que le jour du meurtre, au pied des talus verts, sous les feuillages rouilleux. Il discernait mieux le cou hâlé, les mains trapues, tous les détails de l’uniforme, car « l’inconscient » repétrissait cette image, la fixait et la précisait : Alfred recommençait inlassablement la poursuite, il sentait le couteau fendre la chair, il revoyait la chute, le corps pantelant, il entendait ce cri qui semblait jaillir de la terre. Là ne s’arrêtait pas la scène. L’imagination suivait le cadavre dans le cercueil, elle y voyait se décomposer et décroître les chairs, se vider les orbites et les dents apparaître par le trou des joues pourries. Le cœur du jeune homme défaillait de compassion.

Aucun homme vivant ne lui était aussi cher que ce mort. Il ne pouvait plus voir sans attendrissement un uniforme. Il y eut entre lui et les officiers une réconciliation bizarre ; il les suivait, dans la rue, d’un regard ami, il plaignait ceux qui promenaient un visage creusé de ravines, des paupières lasses et des moustaches grisonnantes…


Cependant, englobés dans l’âme collective, les conscrits continuaient à manifester leur turbulence. Il y eut des houles, des tangages et des tourbillons. Puis le mouvement s’orienta, le troupeau coula vers la barrière frontale, les bois gémirent et craquèrent, un flot d’hommes ahuris, qui s’éparpillait au grand air, roula sur l’infanterie de marine. Ils tâchaient de battre en retraite, travaillés par la prudence, mais, à l’arrière, la poussée persévérait, avec des hans de bûcherons, des imprécations sifflantes et un refrain de bataille :


Car si nous trouvons que la guerre
Est un spectacle repoussant.
Pour supprimer notre misère
Nous saurons verser notre sang.


L’infanterie de marine s’était massée, tandis qu’accouraient les sergents de ville et un piquet de la ligne. Les soldats chargèrent avec bénévolence, la police projeta des poings rudes sur les conscrits d’avant-garde qui haletaient entre deux poussées, haineux et hagards. Quelques ivrognes résistèrent vaguement, aussitôt passés à tabac, la face transformée en enclume, pendant qu’un adolescent livide lançait une poignée de poivre dans les yeux d’un brigadier et, se jetant à quatre pattes, fuyait entre les jambes. Des coups de bottes le pétrirent, son crâne craqua sous des semelles diligentes, et ses cris glacèrent l’élan des miliciens jusqu’au fond de la salle. Mais les cœurs demeuraient tumultueux ; une rancune sournoise luisait dans les regards, avivée par les hurlements de l’homme au poivre.

— Tout ça sera payé un jour, affirmait Armand Bossange à ceux des Terrains Vagues.

— Ça sera payé le jour de la guerre, intervint un petit homme crépu, dont les yeux noirs se violaçaient d’exaltation… Des pruneaux dans le ventre des officiers, des saucisses de dynamite dans leur fondement. Vive Hervé !

Ces propos choquaient Casselles et lui semblaient ridicules, car enfin la police seule avait frappé : l’infanterie de marine et la ligne bornaient leurs soins à maintenir le barrage.

Un nouveau remous agita la masse, puis un courant s’établit avec une légère bousculade, des exclamations fusèrent :

— C’est le train ! Voilà le train !

— N’oubliez pas ! fit rapidement Armand Bossange en serrant la main à ses camarades. Pratiquez l’obéissance apparente et la résistance secrète, le sabotage aussi, chaque fois que vous le pourrez sans risques ; formez des ligues contre les gradés ; surtout livrez-vous à une propagande incessante.

Casselles écoutait avec un visage roide où se dissimulait le sarcasme. Il ne croyait plus à la parole : elle était fausse, couarde et vénéneuse. Et il serra mollement la main de Bossange, résolu à prendre le contrepied de ce qu’il venait d’entendre.

Les conscrits passèrent devant les quais, entre deux haies d’infanterie de marine. Cette infanterie gardait aussi un train, prodigieusement long, que n’avait pas encore rejoint sa locomotive. Les hommes s’empilèrent dans les troisièmes. Puis, survint un détachement de ligne, avec un vieux capitaine au visage épais, amer et honnête. Il inspecta tristement les wagons, vérifia des feuilles, donna son avis et accueillit quelques réclamations. Tout en lui respirait le vaincu sans élan et sans espérance, incrusté à la caserne comme un coquillage à sa roche. Sa casquette dorée ranima le hourvari. Penchés aux portières, les hommes l’épiaient d’une manière insultante et sardonique : le pauvre hère figurait le prêtre et le bourreau de la religion cruelle, l’homme rouge plus exécré que naguère l’homme noir. Des injures fluèrent, plusieurs crachèrent après son passage, d’autres le narguaient de gestes crapuleux ou de propos scatologiques. Il ne se retournait point, se bornant à réduire au silence, d’un regard, ceux qui se trouvaient devant lui. D’ailleurs, il n’y mettait point d’amour-propre ; il accomplissait sa tâche, avec la mélancolie des vieux bœufs, résolu toutefois à sévir contre l’insulte directe ou la mutinerie : les conscrits préféraient l’action sournoise. Il suffisait d’exprimer son dégoût et sa rancune, de faire comprendre qu’on était des recrues indisciplinées, pour qui l’ennemi se trouvait, non aux frontières, mais dans la caserne même, et qui déserteraient au premier signal.

Et Casselles détestait étrangement cette scène : il épiait, avec un attendrissement filial, le capitaine aux yeux tristes, à la moustache plâtreuse qui, l’inspection finie, regagnait lourdement son coupé. On entendit encore le claquement de quelques portières ; une locomotive siffla, des employés s’agitèrent ; la longue file des wagons craqua, gémit et fendit l’étendue. Un bref silence, puis une voix tonnante donna le signal et l’Internationale gémit au rythme du feu et de la vapeur. Dans ce chant presque unanime, dans l’extraordinaire ardeur des souffles, les temps prochains se décelaient, la mort d’instincts profonds et de graves disciplines, une obscure genèse ; et cette file de wagons, cette petite cité de roulottes, grondante, fumante et clamante, semblait s’engouffrer dans l’Avenir.


XIV


François Rougemont s’en allait, portant son mal, avec l’étonnement qui se mêle aux peines d’amour plus encore qu’aux autres peines. Il se sentait hors la loi profonde. Christine contenait tout ce qu’il préférait dans l’univers, et aussi tout ce qui l’exilait et le bafouait. D’être recrue de fatigue et de tristesse, son âme ne savait plus que ressasser sa défaite. Cette défaite s’associait à toutes les circonstances de la rue, à chaque mouvement des choses ; elle brûlait avec le soleil couchant, fuyait avec la foule le long des avenues, se retrouvait dans une fleur écrasée au bord du trottoir, la plainte d’un chien blessé, le crincrin des violons, le clapotement de la pluie.

Il ne pouvait rester en place ; il retournait sans cesse vers ces quais où il avait senti la métamorphose ; là, sans lassitude, il regardait couler le fleuve ou défiler les nuages. La défaite s’élevait du couchant, parmi les escadres d’argent et les troupeaux roussâtres, suivait les vagues glauques, les remous boueux, les écumes entremêlées de feuilles, de brindilles, de coquilles, et paraissait sans fin comme cette eau qui ne cessait de couler depuis les millénaires, comme ces vapeurs qui vont abreuver les glaciers et les pâturages. Elle faisait tellement partie de sa personne qu’il ne voyait que la mort pour l’en guérir. L’image de Christine venait le ressaisir, non comme il voulait, mais comme elle voulait ! Même dans l’affliction, elle avait quelque chose d’indispensable : elle devenait le fond des existences, le sens secret des phénomènes.

L’expérience séculaire et la propre expérience de François semblaient des choses extérieures, qui ne s’appliquaient aucunement à son mal. L’homme qui guérirait était un autre homme que celui qui souffrait, un être objectif dont il ne trouvait pas la ressemblance dans sa propre personne.

Cependant, le rythme de sa passion se fit plus lent et plus uniforme. Ses souvenirs n’apparaissaient plus en images fulgurantes ; il les ressassait longuement, avec des répétitions régulières comme des refrains. C’était encore plus intolérable. Car un dégoût morne emplissait sa poitrine ; la vie s’étendait plate, nue, désertique. Il avait en quelque sorte perdu son double. Même ses convictions apparaissaient chétives, l’avenir humain semblait une chimère d’enfants, la souffrance des prolétaires une inquiétude de fourmis autour d’une motte de terre. Et il avait aussi l’impression d’être « pris ». Il ne retrouvait plus les gestes du passé ; il faisait des gestes de captif, des gestes d’homme qui traîne des liens et un fardeau.


Cette période fut suivie d’une agitation nouvelle.

Il eut cette peur de soi-même que les optimistes ignorent jusque dans leur vieillesse. Parfois il songeait à revoir Christine et à plaider encore sa cause : une éloquence fraîche naissait avec toute espèce de renouveaux. Mais il lui suffit de voir, au sortir de l’atelier, la jeune fille avec Deslandes, pour sentir la vanité du verbe.

Puis, un autre espoir se mit à croître. Il ne renonça pas à Christine, il compta sur le jeu des circonstances, il se donna du temps pour la conquérir. Et sans doute cela concordait avec l’inconscient de son être, ou plutôt en jaillissait, car il éprouva un grand soulagement.

Ses convictions reverdirent ; sa pitié pour les travailleurs reprit, sous une forme languissante et comme nimbée de poésie ; il recommença la propagande. À la vérité, il le fit mollement. Une buée le séparait de ses interlocuteurs. Ses phrases flottaient ; les mots obéissaient capricieusement à l’appel, des rêveries faisaient dériver son imagination. C’est à une séance des ouvriers afficheurs qu’il se sentit, pour la première fois, renaître. Le syndicat de ces braves gens faisant des progrès médiocres, ils avaient organisé une réunion professionnelle. François avait promis au père Bougeot, un habitué des Enfants de la Rochelle, d’y prendre la parole. C’était pour neuf heures, à la Bourse du travail, dans une petite salle du rez-de-chaussée, à droite, pauvre salle nue, peuplée de deux tables pauvres et de bancs sans dossier. Sur la table, on apercevait des registres, des cartes syndicales, des feuilles de papier, une boîte de fer-blanc, des timbres mobiles.

Les compagnons ne se hâtaient guère. Les uns « s’amenaient » avec une blouse boutonnée — ce qui leur donnait l’air d’être en chemise, — les autres la préféraient ouverte sur le gilet ou le veston ; certains étaient très propres, luisants de clarté, d’autres tachetés de crotte ou saturés de poussière agglomérée à la colle ; beaucoup portaient tout simplement le veston.

Une heureuse atmosphère de vagabondage flottait sur l’assemblée ; les afficheurs s’asseyaient en rond ou confabulaient par groupes mobiles, avec des airs de ne pas savoir au juste s’il y aurait ou s’il n’y aurait pas de séance. Vers neuf heures et demie, la moitié de la salle ayant fini par s’emplir, on forma le bureau. Ce fut vague. Un secrétaire en salopette s’installa à l’une des tables ; le père Bougeot se vit expédié à la présidence. Il montrait, sous des cheveux lait de chaux, une face fine, joviale, bénévole : avec sa blouse bien repassée, il ressemblait à quelque prêtre de contrebande.

Accoutumé aux présidences il prit son siège avec familiarité. Après quoi, il vérifia des cartes et donna de braves coups de timbres, en collaboration avec le secrétaire en salopette. Ce jeune homme, dont la conviction se faisait jour à travers chaque pli du visage, lut le procès-verbal de la précédente séance, avec une vélocité toute sportive, et le rendit presque incompréhensible, à la satisfaction évidente des assistants.

Ensuite le père Bougeot prétendit accorder la parole au camarade François Rougemont. Mais un homme en blouse se leva et montra qu’il était formaliste :

— L’assemblée, dit-il, est maîtresse de son ordre du jour. Si on ne respecte pas ses droits, ce n’est pas la peine d’être un groupe organisé. Avant que le camarade Rougemont — et on remercie bien cordialement le camarade d’être venu — avant que le camarade Rougemont prenne la parole, il faut qu’on vote sur le programme de la soirée. Je ne suis pas votard, mais enfin, il faut respecter les droits de l’assemblée.

— Ah ! pardon, s’écria le père Bougeot, ce n’est pas une séance ordinaire, c’est une séance de propagande…

— Il faut respecter les droits de l’assemblée ! répéta l’homme.

Il tournait vers le président une face procédurière et tatillonne. Un personnage frisé l’appuyait d’une voix aboyante, et cinq ou six blouses approuvèrent d’une oscillation. Mais un autre camarade, une bonne tête de barbet, aux prunelles sirupeuses, franchit trois bancs et tonna :

— Le citoyen Rougemont est notre invité… Ça n’est pas convenable de lui rogner la parole.

— Il a raison !

— Faut voir…

— Mais, nom de Dieu ! fit l’homme du règlement, qui est-ce qui en a au citoyen Rougemont ? On est tous contents qu’il est venu et je ne donnerais pas ma part de l’entendre. En quoi qu’on lui rogne la parole en proposant un ordre du jour ? Pour sûr et certain, l’ordre du jour va le mettre en tête… mais je dis qu’il faut le voter. C’est tout ce que je dis.

Le père Bougeot ne voulait pas d’ordre du jour. Il secoua la tête avec opiniâtreté et dit :

— L’assemblée donne-t-elle la parole au camarade Rougemont ?

Les trois quarts des mains se levèrent.

— La parole est au camarade Rougemont.

François ne quitta pas le banc où il s’était assis entre deux compagnons afficheurs :

— Je vous remercie, président, dit-il rondement. Mais l’assemblée aurait tort de me donner la parole par pure politesse. Ça ne me gênerait aucunement de parler plus tard. Je suis ici comme un camarade, et pas du tout comme un conférencier.

Cette déclaration détermina une levée de blouses enthousiastes ; l’homme tatillon lui-même acquiesça, d’un geste de Ponce Pilate. Alors, Rougemont se dirigea lentement vers les tables. Il n’avait pas envie de parler, son cœur était lourd, et pour se mettre en train, il affecta une attitude bourrue :

— Camarades, je suis venu ici pour dire la vérité aux afficheurs ; je ne leur passerai pas de pommade dans les cheveux… Les afficheurs sont une sorte de travailleurs libres, ils n’ont pas de maître, pas de garde-chiourme, ils vont et collent où ils veulent, se dépêchent ou lambinent : on les paye au paquet ! Cette liberté n’est certes pas un mal… bien au contraire ; mais les afficheurs en abusent ; ils se conduisent pour ainsi dire comme les patrons qui les exploitent ; ils travaillent le jour, ils travaillent la nuit. Quand ils ont gagné une première thune, ils ne se gênent pas pour en gagner tout de suite une deuxième. Naturellement, la plupart ne se figurent pas qu’il y ait là le moindre mal. C’est qu’ils ne réfléchissent pas. S’ils réfléchissaient, ils se souviendraient des camarades qui chôment et qui crèvent de faim…

François avait jusqu’alors parlé d’une voix sourde. Ses idées se cousaient les unes aux autres sans qu’il y prît intérêt. Mais quand il arriva à la dernière phrase, les mots prirent une force subite. Il s’éveilla, il s’anima. La pitié, sœur de sa propre peine, lui mouilla les paupières ; son accent devint pathétique :

— Ce n’est pas bien, camarades !… C’est une offense à la solidarité qui doit unir les travailleurs contre la rapacité des patrons et les cruautés de la vie… C’est aussi une terrible imprévoyance. Chaque fois que vous acceptez de faire double besogne, vous aiguisez l’arme qui sert à vous égorger, vous augmentez la force de l’exploiteur et la faiblesse de l’ouvrier. Ah ! il est grand temps que les afficheurs s’en rendent compte, grand temps qu’ils s’organisent, qu’ils aient, comme les ouvriers du bâtiment, les terrassiers, les typographes, un syndicat puissant et redouté. C’est vraiment une chose étonnante de vous voir au dernier rang du syndicalisme, alors que personne ne peut tirer autant d’avantages de l’union. Il y a trois ans, pas un seul afficheur ne connaissait le chemin de la Bourse du travail. Aujourd’hui encore, vous êtes en nombre ridiculement petit. Ignorez-vous donc les misères de l’isolement ? Ne vous êtes-vous jamais demandé si votre salaire ne pourrait pas être porté de cinq à sept francs, ce qui vous épargnerait d’une part les fatigues de la surproduction, qui vous tuent avant l’âge, et, d’autre part, donnerait du travail aux chômeurs ? Ah ! chers camarades, la solidarité n’est pas seulement une chose belle par elle-même, qui vous élève au-dessus de vous-mêmes, elle est une vertu pratique dont chacun doit, à la longue, tirer son profit ! Ce n’est pas la stérile charité que nous prêchent avec un touchant ensemble les curés et les bourgeois, et qui ne conduit qu’à la résignation, à la veulerie et à l’esclavage, c’est un ferment actif, c’est l’entr’aide généreuse qui doit finalement sauver tous les hommes. En attendant, elle peut améliorer le sort de ceux qui savent la pratiquer et la comprendre. Il y a dix ans à peine, les bonnes volontés ne pouvaient pas servir à grand’chose. Le prolétaire n’avait aucune arme, rien que sa ridicule carte d’électeur, rien que des partisans de l’assiette au beurre pour faire semblant de le défendre, en réalité pour l’asservir à des lois inévitablement mauvaises. Car dès qu’une bonne chose est mise en loi, elle ne peut plus servir au pauvre ; le riche la tourne comme il veut — et s’en sert à son profit. Aussi, la bonne volonté n’aboutissait jadis qu’à se faire bafouer par un tas de farceurs et de saltimbanques. L’ère syndicaliste a transformé tout cela. La bonne volonté devient une chose utile et pratique ; on sait où et comment s’en servir : il n’y a qu’à faire partie d’un bon syndicat. Alors on cesse d’être une piteuse créature solitaire, une sorte de chien à deux pattes cherchant sa pâtée dans les poubelles bourgeoises ; on fait partie d’une force… la seule force ouvrière possible, jusqu’au jour de l’expropriation capitaliste ; la seule où l’on est entre gens de même farine, où chacun poursuit le même but. Il ne s’agit plus de mettre un morceau de papier dans une boîte pour se donner un maître, il s’agit de se réunir à mille, à dix mille et de faire entendre son rugissement…

Afficheurs, il y a trop longtemps que vous méconnaissez le syndicalisme. Vous abandonnez les vaillants qui vous ont convoqués ce soir, vous les laissez seuls en face de la fourberie patronale. On m’a dit que certains sont mécontents de ceux qui dirigent le syndicat. Ils disent que ce sont des fripouilles, et que fripouilles pour fripouilles, ils aiment autant les patrons. C’est de la couillonnade ! Si vous n’êtes pas contents de ceux qui mènent, prenez-en d’autres. Vous avez la force directe en mains, la force du nombre. Usez-en. Et si vous en usez, vous verrez, avant deux ou trois ans, le chemin que vous aurez parcouru. Aujourd’hui, que faites-vous ? Vous allez offrir votre « viande », vous prenez un paq qui vous sera payé une thune, alors que le patron touchera vingt-cinq francs sans en ficher une datte ! On dirait, ma parole, que vous êtes contents d’être des exploités. Votre devoir est de surveiller l’embauchage et de réclamer une augmentation de prix ; alors vous n’aurez plus besoin de vous voler l’ouvrage les uns aux autres pour gagner dix francs, dix francs, camarades, qui vont trop souvent chez le mastroquet et dont la ménagère ne voit que les morceaux… En période électorale, vous pourrez vous faire des journées énormes. À ce moment, les fous et les imbéciles jettent l’argent contre les murailles : les afficheurs obtiendront facilement triple paye. Et vous cesserez aussi d’être les victimes de l’assurance… Quand vous vous « cassez la gueule », quand vous perdez l’usage d’une, de deux ou de trois pattes, vous vous trouvez devant un juge de référé qui est à la solde des sociétés d’assurances et qui vous accorde invariablement le minimum. D’ailleurs, la plupart du temps, vous n’attendez pas le jugement. L’agent des compagnies vous guette. Il vous démontre que vous n’aurez presque rien, une pension insignifiante : ne vaut-il pas mieux recevoir tout de suite quatre ou cinq cents francs comptant ? L’ouvrier, qui n’a pas l’habitude de coucher sur les billets de banque, perd la tête à l’idée d’en avoir une demi-liasse. Il écoute, il se laisse convaincre, il transige… il est volé. Ou bien, lorsqu’il ne cède pas pour une somme fixe, on lui fait entrevoir les incertitudes du procès et on lui offre tout de suite une pension, un tiers de son salaire, par exemple, s’il est devenu tout à fait infirme. Le brave homme compte qu’un tiers de son salaire, ça fait un franc cinquante à un franc soixante et il signe. Le tour est joué. Il touchera soixante-quinze à quatre-vingts centimes par jour.

Rougemont fit une pause, en regardant son auditoire, et rien qu’à la manière « dont il se sentait sourire », il comprit l’intérêt qu’il reprenait à son rôle.

— Attendez, reprit-il. Ne vous « épatez » pas. Le camarade, ai-je dit, touchera soixante-quinze centimes au lieu d’un franc cinquante. Et pourquoi ? Parce qu’il doit payer la moitié de la pension lui-même. C’est la loi. Elle partage la responsabilité entre l’accidenté et l’exploiteur ; ils sont chacun responsables pour une part. En attendant, l’ouvrier, qui ignore tout, a signé. Il est frit. S’il crie, l’exploiteur rigole : « Il fallait connaître la loi, mon bonhomme ! » Et voilà encore une bonne raison pour aller au syndicat. Vous saurez ce qui vous revient, vous serez conseillés, appuyés par le conseil judiciaire de la Bourse du travail et par la C. G. T. Vous serez aussi défendus contre certaines exploitations ignobles, comme celle du camarade afficheur que j’ai vu, l’autre jour, là-bas, au mur du Temple, soutenu en l’air par une corde à nœuds. Il pleuvait des sabres ! Ce pauvre bougre était en cotte, en savates percées, la blouse collée par l’averse, faisant un travail d’acrobate et  de forçat…  On ne pouvait s’empêcher de se dire : « Enfin, est-ce une brute ? Est-ce un homme ? »

Compagnons, il faut que cela finisse, il faut que les afficheurs cessent d’être à la queue de l’organisation syndicaliste quand ils pourraient si facilement être à la tête ! Allons ! un peu plus de solidarité, un peu plus de courage, un peu plus de libre discipline, de discipline consentie d’un cœur chaud et fraternel, un peu plus de fierté et de dignité : il est grand temps que les afficheurs montrent qu’ils sont des hommes !

Les afficheurs firent entendre un vaste applaudissement. Une triple salve secouait au même instant la salle voisine, où les compagnons limonadiers tenaient une réunion menaçante. Et François alla se rasseoir amicalement parmi les blouses, tandis que le secrétaire expédiait en vitesse la lecture des demandes d’admission. Elles passèrent sans encombre, jusqu’à ce qu’on arrivât à la candidature du camarade Grenu. Alors, un homme dogue s’élança vers les tables :

— Grenu !… aboyait-il. Ah ! non, il est déjà secrétaire d’un autre syndicat.

— Je ne t’ai pas donné la parole, riposta le président. Donc, t’as pas la parole !

L’homme dogue roula ses yeux convexes où pétillait une fureur bon enfant :

— Je te dis que c’est de l’incompatibilité.

— Tu n’as pas la parole !

— Eh bien, je la demande.

— Alors, tu as la parole.

— Voyons ! reprit l’homme dogue, on était bien d’accord, pourtant, on avait dit qu’on n’admettrait plus de cumul. Est-ce qu’on l’avait dit ?

— C’est ça ! Pas de cumul. Si on commence avec du cumul, tout est fichu ! se lamenta un afficheur en pantalons larges comme des jupes.

— Pardon, y a pas de cumul !

— T’as pas la parole, toi !

— Si, si… À bas le cumul !

— Je demande la parole.

C’était le personnage formaliste. Il s’était avancé jusqu’auprès des tables ; il levait le doigt du geste de « celui qui enseigne et qui montre ».

— Nous sommes complètement sortis de l’ordre ! s’exclama-t-il. Le président l’a dit, c’est une séance de propagande. Et pendant une séance de propagande, on ne doit pas discuter sur les candidatures.

— C’est une séance mixte.

— Non, c’est une séance de propagande. La preuve, c’est que nous avons fait coller une affiche pour inviter les camarades non syndiqués. Il y a ici plus de non syndiqués que de syndiqués. Comment pourrait-on voter sur l’admission du camarade Grenu ?… C’est logique, voyons.

Cette fois, il connut les joies de la victoire : l’assemblée, d’un seul hochement, reconnut le bien fondé de sa réclamation. Et le père Bougeot conclut :

— Alors, il n’y a qu’à remettre la discussion à la première assemblée générale. La parole est au citoyen Lapouge.

Le citoyen Lapouge était collé contre la muraille, au dernier banc. Son visage exprimait un dégoût amer et funèbre ; il portait une barbe beaucoup plus épaisse à droite qu’à gauche, et il s’avança vers les tables comme s’il marchait à l’échafaud :

— Le camarade Rougemont, commença-t-il d’une voix de zinc, a dit qu’il ne passerait pas de pommade aux afficheurs. Il a tenu parole. Moi, ça sera pire. Je vais leur étriller le ventre. Compagnons, j’espère que vous ne savez pas qu’un grand nombre des vôtres essayent continuellement de prendre aux chômeurs l’affichage de la Bourse du travail ? Ils tirent ainsi le pain de la bouche des chômeurs qui, seuls, doivent bénéficier de l’argent consacré par les syndicats et la C. G. T. à l’affichage. Si encore ils demandaient simplement à faire la besogne, mais pas du tout, ils se plaignent eux-mêmes d’être des sans-travail, ils arrivent à leurs fins par la blague et par la frime. Afficheurs, ce sont là des faits malhonnêtes et scandaleux, que justifie seule une mentalité d’inconscients. Votre devoir est de les flétrir. Je fais appel à votre sincérité et à votre bon cœur, je demande que vous votiez un blâme énergique à ceux qui se permettent de telles manœuvres et que votre syndicat s’engage à les réprimer énergiquement.

Peut-être bien, parmi ceux qui hurlèrent leur approbation, en était-il qui avaient sollicité de l’affichage en contrebande, mais le vote n’en fut pas moins loyal et véridique.

Rougemont considérait avec attendrissement de braves faces épanouies par l’enthousiasme et frémissantes de solidarité, des yeux à qui l’absinthe et le vin n’avaient pu enlever une candeur de petit enfant. Et il emportait dans la nuit le regain de son ardeur d’apôtre. Christine était toujours là, mais il ne s’abandonnait plus à sa peine ; il voulait guérir. Il le voulait, avec une secrète espérance, avec le rêve, tout au fond, qu’un jour la force des circonstances lui serait favorable…

Paris dardait ses phares bleus, la foule glissait fiévreuse, avec le mystère infini de ses âmes, et les chasseresses d’hommes, aux visages de chaux, aux lèvres sinistrement écarlates, suivaient leur affreux destin parmi le grondement des automobiles.


XV


François rencontrait souvent Georgette Meulière et la grande Eulalie. Elles lui jetaient des paroles vides, qu’acidulait un ton goguenard, et le regardaient dans les yeux, avec leur malice de chèvres. Sa popularité les taquinait : elles faisaient profession d’en rire. La grande Eulalie déclarait que les syndicalistes étaient plus « bassinants » que les bourgeois et plus gobeurs que les chanteurs d’alleluia. Elle se plantait devant Rougemont en grasseyant :

— Tu crois que c’est arrivé ? Tu t’imagines qu’y vont devenir des petits bêtes à bon Dieu et faire la première communion du partage ? Il n’arrivera rien du tout. Ils finiront par se flanquer des beignes. On est des types et des typesses avec de la peau dessus… la justice, c’est de l’esbrouffe et ta Confédération du travail, c’est des gens qui sont jaloux des ministres. J’aime autant me mettre femme sauvage.

Il la considérait avec une bienveillance sévère et répondait :

— Tu n’irais pas sans robe, ma petite camarade, tu claquerais de froid ! Tu ne mangerais pas de l’herbe ni des racines, tu n’attraperais pas les lièvres à la course, tu ne pourrais pas vivre dans un arbre ; on t’attendrait au coin du bois ou de la prairie avec une bonne trique, et si tu te rebiffais, un coup sur le crâne t’apprendrait à vivre.

— C’est pas vrai ! Quand on a l’habitude de manger du pain et de fabriquer des robes, on ne se met pas à attraper des lièvres à la course. On serait des sauvages qui savent se tirer des pattes !

Elle tournaillait, avec des esclaffements de son corps de pouliche ; ses yeux énormes, fous et superbes, sa grande bouche pivoine, agaçaient le communiste. Un charme nomade s’exhalait d’elle, malgré ses membres maigres et ses hanches allongées : c’était la gitanille aux caprices taquins et à l’humeur errante, goguenarde et bonne fille, menteuse sans déloyauté, par farce, par nécessité ou par gentillesse, sincère dans l’étreinte, dans le goût et dans le dégoût, une chair saine, agile, irriguée par des artères souples, couverte d’une peau bise, pulpe de brune aux mailles bien faites, où l’acné, l’herpès, les dartres, les verrues n’avaient aucune prise. Cette créature ivre d’adolescence, soumise à toutes les tyrannies de l’atmosphère, à toutes les suggestions du soleil, de l’orage, du vent, aux élans des jours secs, aux voluptés des jours « pourris », était lancée parmi les hommes comme une cavale dans la steppe. Elle n’avait point de vertu et point de vice.

Rougemont la préoccupait. Dès qu’elle le voyait paraître, elle avait envie de le persifler. Il lui déplaisait, parce qu’elle haïssait naturellement toute contrainte, toute croyance, tout prosélytisme. La révolte du propagandiste lui faisait pressentir une discipline plus stricte et des morales plus minutieuses que la discipline de l’atelier et la morale des bourgeois. Elle n’aimait pas non plus entendre traiter Delaborde d’exploiteur. Le gros patron essoufflé lui semblait « un type bath », tandis qu’elle enrageait à l’idée d’être au service d’une collectivité régie par des artisans. L’air sincère de François la déconcertait. Elle assimilait tous les orateurs aux avocats, et l’avocat était le symbole du mensonge et de la blague. Cette conviction lui venait du procès de Jérôme Brigode, l’assassin de la petite Mélie. Mélie était peureuse, gentille, soumise, un peu bête. Brigode avait une tête de gouape, des yeux faux et cruels, et prenait les filles par la terreur.

Mélie le détestait ; elle écoutait avec faveur Auguste Bertaud, honnête, propre et sobre, qui se faisait sept francs par jour dans l’ébénisterie : Brigode chercha querelle à Auguste, le renversa d’un coup de tête dans le ventre, lui enleva plusieurs dents et faillit lui crever l’œil. Après quoi, il emmena Mélie épouvantée et la prit de force, dans le fossé des fortifications. Comme elle avait des économies, il vécut quelque temps « en artiste », puis il voulut la contraindre à fréquenter un marchand d’issues. La petite s’enfuit, elle se cacha chez Bertaud, mais Brigode la rattrapa au bout de deux jours, lui fendit le ventre et lui troua le cœur.

La grande Eulalie témoigna au procès et entendit la plaidoirie de maître Carmelin. Il raconta que Mélie était une créature versatile, coquette et aguichante, qui excitait la rivalité des mâles. Brigode, brave ouvrier, un peu vif, mais plein de cœur, dont une maîtresse fidèle aurait fait tout ce qu’elle aurait voulu, se vit trahi et perdit la tête. Dans une minute de délire, il avait frappé ; d’ailleurs, il se repentait amèrement et aurait donné sa vie pour ressusciter sa victime. Douze idiots se prirent au piège de cette plaidoirie et acquittèrent Brigode.

Depuis, Eulalie ne pouvait supporter les hommes qui prononcent de beaux discours ; elle disait que les députés, les conseillers municipaux, les meneurs du syndicalisme parlaient de leurs adversaires et de leurs amis avec la même bonne foi que maître Carmelin de la petite Mélie et de Jérôme Brigode. François n’y vit d’abord qu’une agacerie ; à la longue, comprenant que la grande bringue exprimait un sentiment profond, il se dépita.

De tout temps, il avait été sensible à l’opinion de ceux qui méprisent l’éloquence ou qui s’en défient. Tant que l’ironie et la colère s’exerçaient contre ses idées mêmes, il n’en avait cure. Mais il souffrait, lorsqu’on mettait sa sincérité en doute. Il reprit la chèvre folle, avec douceur et gravité, si bien qu’une certaine familiarité vint à naître. Elle l’arrêtait dans la rue, se trouvait devant lui sur le seuil des gens auxquels il rendait visite, venait lui jeter la banderille jusqu’aux Enfants de la Rochelle.

Georgette, dont la moquerie était plus obscure, plus insaisissable, moquerie de sourire, de geste, d’attitude, avait des rires bas, d’une douceur de fontaine ; son regard long se portait de côté, avec une sorte de menace câline ou une incrédulité charmante, et mystérieuse à l’excès, elle jetait autour d’elle l’inquiétude des orages qui n’éclatent pas. Elle suivait Eulalie, en qui elle trouvait une défense et une excitation et, se moquant des mêmes mâles, elles préservaient mutuellement leur faiblesse.

Quand la grande bringue se mit en tête d’attaquer Rougemont, Georgette se mêla joyeusement à la partie : il ne voyait guère arriver l’une sans l’autre. Parfois, elles le troublaient. Outre leur jeunesse, leur séduction et leur sève sensuelle, elles avaient la santé, des bouches pures et ne sentaient pas le vêtement gras, comme tant de belles filles du peuple. Mme Meulière avait enseigné à sa géniture le soin du corps, l’amour des bas et de la chemise propres ; la grande Eulalie adorait l’eau, ou fraîche ou chaude, et, se connaissant de belles dents, les brossait avec tendresse.

Cette propreté séduisait Rougemont, malgré les extraits de bazar dont s’arrosait Georgette et le musc excessif qu’Eulalie prodiguait à sa peau. Mais on s’habitue aux parfums des filles ; François finit par trouver un charme à ces odeurs où l’industrie imite le parfum des fleurs et de la bête. Il se reprochait sa faiblesse et se promettait de la combattre. Surtout ne voulait-il pas d’aventure. Dans sa vie prédicante, où tant de femmes le frôlaient, il ne tolérait que des idylles commodes, faciles à dénouer. Comme il avait le genre de voix qui grise les passionnées et touche les tendres, il semblait que sa vie amoureuse dût être nombreuse. Son mysticisme le défendait et son orgueil. Après un discours sur la justice ou la révolte, il exécrait de passer aux propos équivoques ; il n’aimait pas non plus les gestes familiers auxquels les Casanova doivent leurs cyniques triomphes. Il saurait limiter les taquineries de Georgette et d’Eulalie. En attendant, elles servaient à détacher sa pensée de Christine : c’était la légère chanson nomade qui frôle la rivière et la colline, non la grande légende qui mêle la peur au désir.


L’habitation des Meulière était une sorte de centre autour duquel rayonnaient les Pouraille, les Dutilleul, les Bossange, les Perregault, les Bardoufle, les Fallandres, les Taupin, les Carmouche, les Castaigne… Dans ce milieu percé de terrains vagues, où les clôtures avaient de toutes parts subi des attaques, les hôtes communiquaient comme des lapins dans une garenne. Georgette et Eulalie pénétraient librement chez les gens. François les voyait surgir au bord des jardinets, sur les seuils et jusque dans les logis où il rendait visite. Elles se donnaient fréquemment un demi-jour de congé, lorsque l’ouvrage ne pressait point, et rôdaient dans le quartier mi-sauvage, jusqu’à la Butte-aux-Cailles, aux fortifications, à la barrière d’Italie, même au pont de Tolbiac. L’inquiétude de la dernière croissance était en elles, les fièvres de la métamorphose, et le monde, encore aussi neuf que pour l’enfant, semblait s’élargir. Elles attendaient l’heure merveilleuse qui ne sonne jamais : elles naviguaient sur le faubourg parisien comme les marins de la Renaissance sur l’Atlantique, sur les lacs et les fleuves vierges. Elles étaient pleines de ces promesses vagues que la nature prodigue aux humains et peut-être aux bêtes. Avec leurs petites cervelles de hasard, inconstantes, légères, brouillonnes, elles couraient à tous les pièges, même les plus ignobles, elles pouvaient être engrossées aussi étourdiment que la hase au coin d’une emblavure ; le viol, la syphilis, la blenhorragie, les coups de poing et les coups de couteau les menaçaient le long de leur route ; elles vivaient enfin sur une terre de lutte et de proie où il fallait risquer la chance ou la malchance à chaque pas. Mais elles n’étaient guère inquiètes et pas du tout malheureuses ; leur prévoyance équivalait à celle des nègres, l’oubli leur venait promptement, elles broutaient les événements comme les moutons broutent les herbes.


Quelques jours après la réunion des afficheurs, un après-midi, François parcourait l’étrange territoire. Il ne s’en lassait point, il découvrait continuellement des êtres, des industries, des ruines, des paysages. La nature travaillait sournoisement à côté de l’homme ; elle ébauchait des steppes et des fourrés, fixait le lichen, subtil comme un oxyde, insaisissable comme une carie, multipliait les mousses, tissait les giroflées et les linaires, mettait un arbre dans la fente d’un mur, tirait parti d’une épluchure de pomme de terre pour commencer un champ, nourrissait des trèfles, du sainfoin, de la luzerne, du lupin, de l’ortie, du plantain, du seneçon, de la fougère, de la chicorée sauvage…

Et les bêtes tentaient fortune. Chaque insecte exerçait sa profession, selon qu’il avait reçu de ses ancêtres la scie, la tarière ou la pelle ; la pince, le pic ou la truelle. La taupe creusait sa mine ; le rat s’avançait en hordes ; on rencontrait des souris, des campagnols, des mulots, des chauves-souris et même des loirs. Les chiens errants foisonnaient, les chats formaient des variétés rustiques, pleines de férocité et de cautèle ; des chèvres, des chevaux, des vaches, se trouvaient paissant l’herbe fiévreuse, à fumet de vitriol, de chlore et de suie.

Si les moineaux développaient des tribus victorieuses, on rencontrait aussi des merles, des pinsons, des fauvettes, des ramiers, des corneilles, des freux, tandis que les poules déchiquetaient la terre ingrate, que des canards s’ébrouaient auprès d’une flaque ou qu’une oie abrutie rauquait sinistrement dans la cour d’un nourrisseur…

Autour fumaient les usines, grouillait une humanité dévorée d’alcool, de misère et de vermine, une marmaille sortie de flancs hasardeux : Rougemont en tirait la substance de ses méditations. La face grumeleuse ou safranée de l’artisan, la femme traînant des hanches inégales ou un thorax rachitique, l’enfant à la pâleur d’endive, aux membres en lanières ; les coxalgiques, les claudicants, les bancals et les bancroches ; les dartreux, les eczémateux, les convulsifs et les hystériques ; tant d’yeux ivres, strabiques, bordés d’anchois, larmoyants ou cireux, symbolisaient l’égoïsme et la férocité sociale.

François exagérait sans mesure la valeur du capital humain. Dans chacune des usines fumantes sur l’horizon, il voyait une force exorbitante, détenue par quelque mauvais génie, et ne songeait guère au fabricant menacé par des compétitions brusques, effaré entre le besoin d’un outillage neuf et l’impossibilité de faire le sacrifice du vieux, aux entrepreneurs assommés par les échéances et jetés au déchet.

S’il pensait par hasard à la vaste ignorance du maître comme de l’artisan, au conflit des besoins anciens et des besoins nouveaux, aux appétits des races dévorant la planète, aux instincts durs s’attaquant à la molle veulerie, il s’en détachait vite et s’hypnotisait sur la victime ouvrière. Ainsi était-il dans son rôle. Car les actes humains exigent qu’on s’aveugle, qu’on morcelle, qu’on divise, qu’on passe à la limite. Sans cette concession à l’infirmité de notre nature, aucun mathématicien ne trouverait de nouvelles formules, aucun physicien ne pénétrerait dans l’inconnu des phénomènes, aucun philosophe ne s’élèverait aux idées universelles.

Tout en ratiocinant, François arriva devant les chantiers Bernot, d’où les charrettes issaient comme des fourmis colossales. La houille encroûtait le rond-point et la chaussée, les charbonniers formaient une tribu de nègres, aux yeux luisants, comme passé au koheul, les détritus fermentaient en meules, tout le terroir exhalait une puissance chagrine, rude et méthodique. Un tel spectacle ne déplaisait pas au révolutionnaire : la barbarie industrielle deviendrait, à la longue, un fleuve de joie. D’ailleurs, les charretiers aux grosses épaules, aux torses bien équarris, promettaient une forte descendance.

Il aspira l’atmosphère épaisse et se laissa tenter par la rue de la Fontaine-à-Mulard. Elle s’abaisse derrière une balustrade galeuse, elle semble, en tournant, s’enfoncer dans la terre. Souvenir de l’ère des éleveurs, des maraîchers, des agriculteurs, elle recèle encore des structures rustiques, des cahutes où l’argile autant que le mortier unit les calcaires ; l’on y découvre une fontaine morte qui a donné son nom à la venelle, des maisons réduites aux murailles, d’autres percluses, atteintes d’étranges pellagres, de lèpres ou de dartres vertes, des jardins baroques où l’herbe s’échevèle, des arbres démembrés, d’insidieux légumes, des fleurs aux visages salis de poussière.

Pensif, il déboucha dans la rue des Peupliers. Un paysage ruineux s’étalait sur la pente ; dans un grand terrain vague, quelques enfants brûlaient des herbes et des tiges de pommes de terre, comme en plein champ. Enfin, près de la poterne des Peupliers, il escalada les fortifications, observatoire herbu, d’où l’on domine la vaste pouillerie des banlieues.

Le plateau était solitaire ; une faible haleine s’élevait du sud. Quoiqu’elle eût frôlé des terres d’usines et des emblaves croupissantes, elle apportait la senteur heureuse de l’espace, la force des bois, des herbes et du fleuve. François subit les instincts qui désarment, qui dissolvent et nous emplissent d’une poussière de rêves. Le présent exista, plein de grâce inquiète ; le meneur regretta tant de femmes et de filles, dont, par vertu sociale, il avait fui les faces tendres et les profondes chevelures. Et voyant surgir, au détour du talus, un corsage rouge et un corsage soufre, il eut un tressaillement : n’était-ce pas la longue Eulalie avec Georgette ?

Eulalie portait un chapeau plat où vacillaient des coquelicots ; sous sa jupe noire étincelait un jupon cramoisi ; elle avait ce visage fou que lui donnait le grand air. Georgette s’avançait en cillant. Elle riait aussi, en sa manière langoureuse ; une sensualité sournoise, une paresse dédaigneuse ajoutaient à son charme. Sur le clair des cheveux, une toque allait de guingois ; le ton presque feu du corsage avivait le sourire vague et la pulpe fraîche des joues.

— Qué que vous fichez par ici ? cria Eulalie… Y va y avoir un rassemblement de grévistes sur les fortifs… ou bien une manifestation contre les casernes ?

Elle frôlait François ; ses beaux yeux d’animale, où une phosphorescence bleue flottait dans le noir, se fixaient sur les prunelles de l’homme avec insolence et camaraderie.

— Y prépare un grand coup ! ricana Georgette avec un rire de gorge bas et trouble.

— La grève des hannetons !

— Le sabotage des sauterelles !

Il souriait, remué par ces voix où coulait l’onde argentine de la jeunesse. Une lueur fausse, filtrée aux nuages, poudrait leurs joues de perles, leurs cheveux de talc et de stuc ; elles étaient les petites formes qui passent et repassent à travers la durée, la promesse fugitive sans quoi tout s’évade. Le corsage soufre de la grande bringue jetait des reflets barbares ; cru et agressif, il s’accommodait au teint berbère, aux cheveux de poix crespelés. Près de ce corps si vif, où courait la flamme des nomades et des pirates, la nostalgie des tentes et des voilures, Georgette figurait une sensualité de pénombre, l’amour des cours fraîches, des clos pleins de tiédeur sournoise.

Eulalie, appuyant sa main contre l’épaule du propagandiste, demanda :

— Est-ce que vous êtes jeune, citoyen ?

— C’est assez probable, répondit Rougemont en tirant sur sa barbe, avec agacement et bonhomie.

— Mais vous avez plus de trente ans ?

— Un peu, oui.

— Alors, vous n’êtes pas jeune. Un jeune homme, ça finit à vingt-sept ans.

— Oh ! rectifia Georgette, à vingt-neuf ans, un homme est encore jeune.

— Quelquefois, concéda Eulalie, mais c’est rare : y a déjà la toile d’araignée…

— Qu’est-ce que la toile d’araignée ? s’enquit François.

— Je ne sais pas ! Ça arrive sur la figure bien doucement, et on le voit bien, allez ! Il y a des gens qui l’ont vite, la toile d’araignée, des types de vingt-deux ans et même de vingt, sans compter les enfants de vieux. Vous, y a des jours que vous l’avez, puis des jours où elle est partie, malgré votre grande barbe. Des fois, c’est comme si vous étiez un vieux de quarante ans, et des fois vos yeux sont gosses. On ne sait pas non plus si vous êtes un homme…

Elle se baissa, cueillit une fleur de trèfle rose et la jeta au nez du révolutionnaire :

— Je suppose que vous en êtes un quand même, reprit-elle, mais c’est pas sûr. Il y a longtemps qu’on vous asticote, Georgette et moi, à seule fin de savoir. Eh bien ! on ne sait pas.

Ces paroles irritèrent Rougemont. Elles l’atteignaient dans cette vanité des vanités, au-dessus de laquelle ne plane l’orgueil ni du conquérant ni du philosophe. Il répliqua, brusque :

— Vous êtes deux petites dindes !

Elles se mirent à rire ; pourvu qu’elles n’eussent pas à redouter les coups, elles aimaient la colère des hommes. Et elles savaient bien que François ne se fâchait qu’en discours.

— Ça, c’est bien vrai… Georgette et moi, on est deux dindes ! riposta Eulalie. Même, il n’y a pas plus dindes que nous !

— On n’a pas inventé le fil à couper le beurre ! appuya Georgette.

— Mais qu’est-ce que ça prouve ? C’est comme si vous n’aviez rien dit du tout : pas la peine d’avoir une si chic platine !

La grande Eulalie souleva sa jupe sur le jupon écarlate et, esquissant un pas de pavane, tel qu’elle l’avait vu pratiquer à Bobino :

— On est des dindes, oui, mais on n’est pas plus laides que d’autres, même on est mieux que le gros tas. Alors, vrai, vous devriez être un peu aguiché, espèce de syndicaliste !

Elle passa ses doigts à travers la barbe de François :

— V’là vos « n’œillets » qui brillent ; j’espère que vous n’allez pas nous mordre.

Un moment encore, la colère gronda dans les tempes du meneur, puis il se mit à rire à son tour, d’un rire un peu rauque :

— Pauvres gamines sans cervelle, vous jouez votre vie à pile ou face contre la fantaisie de quelques fripouilles !

— De quoi, not’ vie ! ricana Eulalie. Comment voudriez-vous qu’on la joue ? Maman a claqué à l’hôpital, après avoir avalé plus de coups que de pain. Elle était honnête, elle avait gardé sa fleur pour papa… À quoi ça lui a servi ? Pourquoi qu’on aurait plus de chance avec un homme qu’avec dix ?

Une lueur chagrine embuait les grands yeux ; Eulalie concevait vaguement l’ordre et le rythme ; mais elle connaissait mieux le désordre, l’ivrognerie, la famille veule ou vénéneuse, les trahisons du caractère et du sort. Une compassion tendre émut Rougemont ; il savait trop que les êtres accouplés se heurtent, se mordent ou se trahissent, et quelle semence de hasard est la foi jurée. La grande bringue aux yeux de cavale pouvait bien se demander s’il valait mieux courir la savane ou s’arrêter dans la maison de pierre !

— C’est la faute du capitalisme, marmonna Rougemont, qui tenait cette proposition prête comme un fumeur son tabac.

Puis, avec attendrissement :

— C’est vrai que les choses sont mal arrangées !

— Elles ne peuvent pas être autrement ! soupira Eulalie. Je ne sais pas si vous y avez quelquefois pensé, mais nous sommes tous un peu fous, et c’est bien naturel, allez, c’est déjà rien fou que de vivre !

— Oui, l’ignorance nous rend fous, et la misère. L’ignorance c’est la pauvreté du cerveau. Un même coup de torchon doit nettoyer la société et les intelligences.

Eulalie fit une bouche effarée ; puis elle tira la langue qu’elle avait mince et fraîche, mais elle la rentra tout de suite, sachant que c’étaient de vilaines manières :

— C’est encore bien plus fou, ce que vous dites là. Tant plus on est instruit, tant plus on est fou !

Elle fourrageait l’herbe, du bout de sa bottine, d’un air de commisération ; elle respirait vite, tandis qu’une nacre rose illuminait ses joues. Georgette s’était éloignée : on la voyait arrachant des pissenlits, des renoncules, des fleurs de trèfle.

— C’est qu’on est mal instruit ! insista-t-il. On fourre de l’instruction dans les crânes comme on jette les ordures dans une poubelle.

— Et c’est votre Confédération qui va arranger ça ? Vous croyez que je ne les ai pas entendus bavarder et promettre la lune ? On peut les mettre à Sainte-Anne, allez !

Il reconnaissait le démon que les mystiques discernaient dans la femme. La prunelle incrédule le fascinait ; quelque chose en lui allait contre son propre prosélytisme et trouvait ce regard plus charmant d’être sceptique :

— Est-ce qu’on vous a jamais dit qu’il y avait un temps où les femmes étaient les esclaves de l’homme ? En ce même temps, on vendait les hommes comme on vend des poulets ou des lapins… Si vous aviez existé alors, vous auriez traité de fous ceux qui se révoltaient contre cette abomination ?

— Je n’en sais rien. Et vous non plus ! On peut bien nous raconter ce qu’on veut, on n’y était pas !

Georgette venait de disparaître. Un rai, tamisé par la nue, tombait sur Arcueil et Gentilly ; une bande de pigeons se roulait dans l’atmosphère. Rougemont se rappela les temps où il ne pouvait les voir sans une bouffée de joie. Comme il avait aimé le claquement de leurs ailes, leurs départs en plein ciel, leurs retours subits et énigmatiques. Parfois, il en avait tenu quelqu’un dans la main, si chaud, si léger, si velouté, et lorsqu’il le lançait, lorsque la créature froufroutante montait d’une volée, victorieuse de la pesante matière, tandis qu’il demeurait collé au sol, avec ses membres opaques, sa carcasse épaisse, il concevait une vie plus haute et plus sensitive que celle des hommes.

— Vous regardez les pigeons, murmura Eulalie. C’est gentil, c’est gai. Dites, est-ce qu’on aura les « aréoplanes » ?

Elle était proche, saisie d’un goût brusque pour la barbe soyeuse et les yeux sincères. Ses cheveux frôlèrent le cou de François ; son air dément était plus tendre, presque recueilli ; elle appartenait à l’instinct, au hasard et aux circonstances ; l’atmosphère distillait la volupté et le désordre, atmosphère toute tressaillante de vapeur, d’électricité sourde, d’orage avorté : Rougemont se laissa surprendre. Son bras s’éleva contre la taille de la jeune fille ; il n’eut guère qu’à tourner les lèvres pour rencontrer une bouche qui sentait la menthe et qui dévora le baiser.

Eulalie un peu pâle, hagarde, sa poitrine contre l’épaule de François, dit à voix basse :

— Je n’osais pas !

Voyant que Georgette n’avait pas encore reparu, elle tendit de nouveau ses lèvres. Une tiédeur traversait le corsage ; la sensation parut plus charmante d’être soudaine ; la grande Eulalie fut une minute brillante de l’éternité. Car elle figurait l’aventure qui vient à travers l’espace et les âges ainsi qu’un vol d’oiseaux migrateurs, elle était inconnue et très connue, elle avait tout ce qui est l’incertitude et la certitude de l’espèce : l’instinct obscur, la chair neuve, le hallier des cheveux, les yeux frais par où nous participons à la force lumineuse des créatures, et son exaltation qui appelait celle du mâle aussi loyalement que la biche, au temps d’automne, appelle la caresse du cerf. Il l’aima pour une heure, un jour, une saison… Et quand il demanda :

— Voulez-vous, on se verra, tantôt… à la poterne des Peupliers ?

Elle rit avec moquerie, joie et triomphe :

— Je vas semer Georgette.

Georgette, tenant un bouquet dont les pissenlits, les millepertuis, les renoncules faisaient une symphonie jaune, s’alanguissait aussi à la traîtrise du jour ; ses yeux longs et fins clignotèrent lorsqu’elle reparut devant Eulalie. En voyant la grande bringue trépidante, sa bouche qui semblait tirer sur le mors, la petite eut un sifflement de malice, où passait une faible amertume. Sa sensualité s’émouvait à celle des autres, elle cherchait confusément, vers les nuages, une promesse. Et la solitude s’abattit sur elle ; Eulalie était absente, bien loin, au pays de folie, et François aussi qui, un quart d’heure auparavant, eût peut-être préféré Georgette : l’événement avait passé…

Georgette fourra son visage dans le bouquet or, soufre et gomme-gutte ; elle respira fort, sa gaieté remonta avec son insouciance et sa mollesse bienveillante. Sachant qu’on userait d’artifice pour l’écarter, elle préféra tirer sa révérence :

— Je n’ai pas trouvé de trèfle à quatre feuilles, s’écria-t-elle, et j’en veux, c’est ma chance. Alors, vous n’allez pas m’attendre : ça serait trop long !…

— On se reverra tantôt ! fit Eulalie, hâtivement.

— Ou demain ! Tâche de pas te faire des bosses, ma vieille.

Elle se sauvait, une fine cendre de mélancolie tomba sur le cœur de François. Mais Eulalie lui disait à l’oreille :

— Dites ? Nous allons là-bas ?

Elle montrait l’horizon, les nuages, les terres invisibles. Sa bouche cramoisie but la réponse. Tout tournoyait en Rougemont : l’absinthe d’amour changeait la couleur et les contours, et rien ne parut nécessaire, sinon de s’abandonner à l’obscure tyrannie de cette adolescente. Avec un léger soupir, il laissa choir la discipline :

— Où vous voudrez ! dit-il.

Elle voulait, elle savait. Ce qui était pour lui le désordre, c’était l’ordre pour elle. Vivre la brillante minute, au mépris des lendemains ! Le présent seul était ; le devenir, dans la petite âme impatiente, n’existait guère plus que dans l’âme d’un chien ou d’une poule.

Elle l’emmena par la poterne des Peupliers ; ils errèrent sur la route couleur lama, entre des cabarets, des maisons de banlieue, des champs de tessons, de blés chagrins et de plaintifs légumes. Tout de même quelque chose apparut qui ressemblait à la campagne. Les végétaux dressèrent des tailles pliantes ou des torses bien construits ; des muscles verts pullulèrent, et les corolles, nourries par des jardiniers rusés, exhalaient cette haleine où s’agglomèrent nos souvenirs tendres.


Eulalie avait été sage au long de Gentilly et d’Arcueil. Son pied léger se hâtait vers la joie. Quand l’horizon s’ouvrit, sous la batiste des nues, elle eut un murmure d’allégresse, elle attira Rougemont dans un sentier, où il y avait des murs mangés de feuillages, des champs de roses, d’œillets, d’iris et de glaïeuls. La terre était moite, on rencontrait des limaces rouges, de petites grenouilles soubresautantes, des carabes, des bousiers, des vers de terre se hâtant vers la demeure souterraine, des sauterelles, des lucanes aux cornes arquées, des cicindèles, des guêpes, des moustiques. Une fauvette fila parmi des roses, un merle apparut dans son costume de professeur et des corneilles, en bande rauque, se silhouettèrent sur la pâleur de papier d’un grand nuage.

— Qu’il fait bon !… Qu’il fait bon ! roucoulait Eulalie. Comme c’est gentil de vivre !

Elle jeta ses bras flexibles autour du col de François, ses petits seins s’élevèrent ; on entendait gronder son cœur ; elle était pleine de chaos. Et caressant de sa chevelure les yeux de l’homme, elle le grisait de baisers rouges. Il s’affolait bien autant qu’elle, soumis par ces instincts qui organisent le mystère :

— Tu me disais, chuchotait-elle… Et je ne le savais pas moi-même. Je le vois bien maintenant. C’est tes yeux… tes yeux de gosse… et puis peut-être bien ta voix… Mais tu sais, pas tes idées… les idées, c’est froid, c’est triste, c’est raide, c’est embêtant… ah ! pour sûr que je ne les aime pas ! Je fiche le camp, dès que je t’entends prêcher.

Il tenait la grande fille à la taille ; pliante comme un jonc, elle avait chair ferme et muscles rapides.

— Tu vois dit-elle, en montrant une guinguette toute dévorée de vigne sauvage, c’est là qu’on va dîner. Un bon endroit, à cause du balcon couvert ; on sera chez soi !

Elle entraînait Rougemont. Des tonnelles se rangeaient, entre un jardin potager et un champ de roses. Quelques artisans, blouses de plâtre ou culottes terreuses, se disséminaient autour des vertes et des bitters, un âne, portant sa croix noire sur le dos, les jambes plus grêles d’avoir une tête épaisse, savourait des carottes, tandis qu’un chien bordeaux bavait devant une flamme où l’on voyait tournoyer un gigot couleur de hareng saur.

L’auberge, rafistolée de bois, de brique, de pierre crayeuse et de pierre meulière, couverte ensemble de tuiles et de bardeaux, avait une terrasse couverte, où pendillaient une vigne et des glycines. On apercevait la salle à manger et la cuisine toute rousse d’un feu de hêtre.

Le garçon vint, un mouchoir et de l’ouate autour des mâchoires, vêtu de faux mohair, la serviette vineuse aux reins et traînant de vasques croquenots, où l’on avait percé des jours, pour la tranquillité des durillons. L’œil flasque et farceur, le nez qui pelait, le sourire complice, il offrait l’établissement :

— Nous voulons dîner, déclara Eulalie.

Le garçon approuva d’un geste circulaire et, consultant François :

— Dans la salle ? Ou peut-être que ces m’sieu dame désirent un cabinet particulier.

— Oui.

— Oh ! alors, le balcon ! supplia la grande fille.

Le garçon les mena par un couloir qui suait comme un déménageur et un escalier qui chantait à chaque pas. La chambre, trempée d’orange et de topaze par le soleil, qui roulait son four énorme sur Vanves, était basse, profonde, peinte de frais, avec la gaieté du balcon de bois et de la vigne.

On leur servit, sur une petite table aux pattes tremblantes, l’omelette, le gigot, les pommes de terre frites, la romaine, le coulommiers double crème et de petites poires au visage vieillot, qui se trouvèrent délicieuses. Un vin de Vouvray, qui bubelait gentiment, bourdonna dans la tête d’Eulalie. Ce fut un crépuscule mystique ; les vitraux du couchant s’emplirent d’illusion violette et de grands rêves écarlates ; des nuages de velours vert se mêlaient à des laines hyacinthe ; une humidité tendre flottait et mélangeait l’automne prochaine aux dernières heures d’été. Ah ! la grande bringue fut heureuse. Elle alternait les baisers et les nourritures, elle tourbillonnait d’amour. Au café, donnant un tour de clef, et défaisant ses cheveux innombrables, elle y enfouit le visage de François. Ils fleuraient le lilas de bazar, mais leur chaleur était vivante ; les lèvres vives se cherchaient comme dans une jungle.

À travers tant de trouble, et tout fondu de désir, il eut pourtant son scrupule :

— Est-ce qu’il ne faut pas penser à l’avenir ? Ne regretterez-vous rien, ma belle fille ?… Nous nous connaissons trop peu pour savoir ce que nous ferons demain.

— Nous n’avons pas besoin et pas envie de le savoir ! répondit-elle. Dites seulement que vous m’aimez… ce soir !

— Je vous aime ! dit-il, ivre et la soulevant.

Mais il craignait encore, malgré les apparences, qu’elle ne fût neuve : il le regretterait amèrement par la suite.

— Et moi aussi… Ah ! je vous aime… je t’aime ! criait-elle.

Alors, dans une hésitation suprême, il la tint assise sur ses genoux, abritée contre sa poitrine. Elle tournait vers lui un visage tout blanc dans les dernières lueurs mauves ; les yeux avaient encore grandi, pleins de guerre, de splendeur et d’avenir ; les cheveux roulaient barbares et magnifiques ; l’air était saturé de plaisir et de brillante inquiétude. Il vit, aux prunelles d’Eulalie, qu’il n’y avait plus d’alternative : l’amour et le sang bourdonnaient dans sa cervelle…


Ils s’en revinrent par les champs où tombait, comme un reflet de sabre, la clarté du croissant. La cime des peupliers, à chaque vacillation, jetait de faibles étincelles ; une vapeur impalpable s’élevait sur les emblavures et poudrait les acacias ; le crissement du grillon était humide et les chiens, à travers l’étendue, s’avertissaient de ce danger chimérique qui les trouble, les excite, les charme, en souvenir des temps où leurs ancêtres faisaient la guerre aux loups et aux chacals.

Le bonheur environnait encore Eulalie, subtil comme les petites étoiles noyées dans le chemin de Saint-Jacques. En François s’agitait ce triomphe qui, pour être le plus simple, reste le plus fort de nos triomphes. Il considérait, au clair du croissant, la longue fille dans son corsage soufre, avec son chapeau de coquelicots ; elle l’attendrissait ; il lui trouvait un grand courage. Dans une société, dont elle acceptait pourtant les lois d’airain, où elle consentait au travail et se résignait à l’indigence, prête à subir la faim plutôt que de dérober un sou, elle se gardait libre pour l’amour et ses risques farouches, sans honte, sans réserve, sans promesse ; elle ne comptait sur la fidélité ni du mâle ni d’elle-même. « La pauvre petite m’a offert son corps en « libre grâce », songeait-il… je ne lui dois pas plus que le coq de bruyère à ses poules. Elle m’a délivré même du scrupule ! »

Comme toujours, les manies révolutionnaires obstruaient sa rêverie. Il se redemandait si la famille devait vivre ou mourir — si les enfants seraient à charge de la communauté, l’homme libre de féconder au gré de l’heure et du caprice. Alors tout l’avantage ne reviendrait-il pas à ceux qui savent persuader la femelle, par la structure, la parole, la ruse ou le don ? La sélection n’en serait-elle pas faussée ? Après tant de siècles, des qualités sont venues, lentes et fortes, très sûres, qui ne peuvent se manifester s’il est entendu que la séduction sera rapide. Elles s’exercent par le mariage, elles se renforcent par la responsabilité sexuelle. L’union rapide les fera décroître ; elle éliminera les types solides, sur qui reposèrent les générations, au profit de types plus légers ou plus brutaux qui maintinrent l’incertitude, l’inconstance, le cynisme.

« Mais, arguait Rougemont, le communisme créera d’autres vertus. À l’énergie familiale, il substituera l’énergie du groupe, la solidarité des compagnons, l’aide aux faibles. »

Paris s’annonçait dans la nuée et jetait une lueur rose devant les constellations. Des rampes de lumière sabraient la banlieue ; Eulalie murmurait :

— Tu m’aimes encore ?… Tu m’aimeras bien quelques semaines ?

— Oui ! oui ! s’écria-t-il avec gratitude. Je vous aime beaucoup, chère grande fille !…

Elle n’en demandait pas davantage ; elle ajouta avec un petit rire mystérieux :

— Je ne serai pas gênante, va ! Je sais bien que tu n’as pas beaucoup de temps et que tu dois avoir de la tenue. Tu me feras seulement un petit signe.

La poterne des Peupliers était prochaine ; dans le silence passait l’inquiétude de la chose accomplie : petite mort du soir tombant, de la fin d’un beau livre, de la première étreinte des corps !

— Oh ! nous retournerons là-bas ? fit-elle en désignant les étoiles du Sud.

— Quand vous voudrez…

— Mais pas demain ? Vous diriez que je suis exigeante.

— Je dirais que vous êtes charmante.

— Vrai ? Comme vous avez gentiment dit ça ! Alors, demain… car vois-tu, j’ai été si heureuse… si heureuse !… parce que vos yeux ne mentaient pas. Et puis on ne sait pas pourquoi.

Les heures sonnèrent, pesantes ou argentines, sur les maisons taciturnes et les terrains vagues. Rougemont, dans ces voix passagères, tempus fugit, réentendait les mots de la jeune compagne : « On ne sait pas pourquoi ! » Comment le saurait-on ? Tout acte coule de l’infini ; tout geste naît de gestes innombrables ; tout amour est la petite graine parmi les milliards de graines, la faible soldanelle tombée au gré des tempêtes, des glaciers et des granits.

« Allons, songea-t-il, tandis qu’ils entraient dans le site sinistre où chantiers et demeures semblaient des repaires et des bouges, tâchons de prendre notre part de la durée… et que cette enfant garde un bon souvenir. »

— Séparons-nous, continua-t-il à voix haute.

À l’ombre d’une clôture, il reçut un beau baiser frais, puis, il regarda s’éloigner le corsage soufre. La grande Eulalie oscillait en marchant, son jupon rouge jetait une lueur aux zigzags de la jupe.


XVI


C’était l’époque où l’œuvre de Rougemont s’épanouissait par ses propres forces. Toute propagande, lorsqu’elle porte ses fruits, implique des repos où le meneur a intérêt à laisser mûrir la récolte. Son absence sera utile : elle rompra une familiarité qui devient banale, elle gardera des voies pour l’imprévu, aussi nécessaires dans la vie des groupes que dans la vie des individus.

Au lendemain de l’aventure avec Eulalie, François eut envie d’un voyage. Il avait amassé quelque argent ; aux ateliers Delaborde, c’était une période de demi-chômage : la brocheuse obtiendrait sans peine un congé. Par ailleurs, il lui était pénible de rencontrer Christine. Il lui semblait outrager un culte mystérieux : il aurait rougi et souffert si Mlle Deslandes l’avait vu avec la grande fille.

Peu de jours après le second rendez-vous, il attendait Eulalie, au boulevard Saint-Marcel. Il reconnut de loin le corsage soufre, la marche saccadée, avec des « allongées » de pouliche.

« Une sauterelle ! » songea-t-il avec un sourire.

L’image ne fut point désagréable. Il aima la longue structure, la souplesse folle, un peu gauche mais si vive, parmi les petites femelles aux jambes courtes qui peuplent le trottoir parisien.

— Bonne race ! grommela-t-il. Du feu, du sang, le muscle net et de la vie pour cent générations.

Eulalie s’empara de Rougemont comme d’une proie :

— Je ne vous voyais pas d’abord, fit-elle, à cause de ces fusains et du kiosque… et j’avais peur !

— Peur ?

— J’aurais mieux aimé un coup de couteau que de ne pas vous voir.

Cette véhémence l’inquiéta : la fille allait-elle s’attacher et souffrir. Mais il en fut touché aussi, et s’abandonnant à l’insouciance, il entraîna Eulalie par ces rues où une ombre charmante de vieille France se mêle à des odeurs moisies.

— N’est-ce pas, fit-il, il vous serait facile d’obtenir quelques semaines de congé ?

Elle le regarda, surprise :

— Bien sûr. Il y a un vent de chômage… le singe ne demanderait pas mieux.

— Eh bien ! ma grande fille, vous prendrez vos vacances… nous filerons à la campagne, à moins que cela ne vous ennuie.

— M’ennuyer ! cria-t-elle.

Elle s’était arrêtée, une stupeur immobilisait ses bras. Puis elle s’assombrit, méfiante :

— Non ! C’est une farce ?

— Ce n’est pas une farce.

Elle esquissa un pas de valse, ses yeux s’ouvrirent comme des lanternes ; haletante, elle contemplait ce rêve qui lui semblait perdu dans les nuages. Comme elle l’avait fait et refait, depuis sa petite enfance ! Quel regard dévorateur sur les affiches de chemin de fer où l’on voit une Arlésienne, la plage de Biarritz, les bouquetières de Nice, des montagnes indigo, cinabre ou salade, des glaciers, des lagunes, des palais, des navires, des golfes, des chiens Saint-Bernard et des pâtres basques !…

L’invitation au voyage descend lentement des murailles dans les âmes pauvres et y fait d’incalculables ravages. Luxe des civilisations machinistes, jailli des entrailles en feu de la locomotive et du steamer, accru au rauquement des automobiles, le Voyage suscite des convoitises aussi virulentes que les robes, les dentelles, les perles et les diamants. Sur la terre rapetissée, où agonise le mystère des forêts vierges, où les lacs, les fleuves, le désert, la montagne deviennent une banlieue familière, nous sommes tous saisis d’une suprême exaltation nomade, où se mêle, peut-être, le regret de ce monde qui fut si vaste, si ténébreux et si terrible, avant d’être le petit clos du Genre Humain !

La grande Eulalie avait pris sa part de cette exaltation aux affiches des P.-L.M., des Est, des Ouest, des Nord, des Orléans et dans ces causeries de pauvres filles où germent les semences tombées du feuilleton, du fait divers, de vagues articles sur les villégiatures.

— Où qu’on ira ? fit-elle, encore craintive. Est-ce qu’on verra la mer ?

— On verra la mer, si c’est la mer que tu aimes.

— Oh ! la mer, murmura-t-elle, en extase.

Elle n’avait pu s’en faire une idée. C’était de l’eau bleue, turquoise ou verte selon les affiches ; elle n’ignorait point que cette eau s’agitait sur des étendues prodigieuses ; on voyait encore des rocs, des orangers, des palmiers, du sable, d’étincelantes petites femmes, des pêcheurs et des barques — mais tout de même, elle ne la comprenait pas. D’autant plus l’avait-elle parée d’énigmes et en attendait-elle des miracles.

— Nous irons donc à la mer, dit-il, quoique la saison soit presque finie.

— Mais, demanda-t-elle, méfiante… on ne lui ôte rien, à la fin de la saison ?

— Au contraire, ma grande fille, elle est plus sauvage, elle est mieux chez elle, lorsque les gens s’en vont.

— Vrai, elle est plus sauvage ? Qu’est-ce qu’elle fait ?

— Elle essaye de détruire ses côtes, fit-il en riant. C’est une bête très rude, mais qu’on ne peut s’empêcher d’aimer : d’ailleurs, si elle ne te plaît pas, nous irons ailleurs.


Il connaissait, près de Grandville, une ferme où la vie n’était point déplaisante. Juchée sur la falaise, parmi des herbes dures et des arbres trapus, quoiqu’elle fût vieille, battue par les tempêtes, elle devait subsister longtemps, avec son corps de granit, que seule l’action millénaire des eaux, de l’oxygène et des lichens pourrait détruire. Là vivaient trois générations de Normands. Le chef, sexagénaire, la tête en carène, la chevelure chanvre et argent, gardait un regard hardi, tenace et prudent. Homme sociable et avare, il aimait la causerie, entassait les liards, les écus et les louis : l’on s’étonnait qu’il n’eût point fait fortune, car il excellait aux marchés. C’est qu’il se passionnait infiniment plus pour la garde du bien acquis que pour la recherche du bien nouveau. Les avares mangeraient l’humanité si l’instinct d’épargne ne tendait à abolir l’instinct du bénéfice. En outre, chez Pierre-Constant Bourguel, la lésine ne s’exerçait guère sur la « denrée » ; elle se concentrait sur l’argent. Pour toute nourriture ou boisson récoltée sur le domaine, il se montrait peu regardant, quoiqu’il détestât le gaspillage. En revanche, il grondait pour le café, le sucre, les épices, les vêtements et renouvelait l’outillage avec une excessive répugnance. Telle quelle, la ferme prospérait.

La vieille Bourguel, serve par tempérament, vivait aussi insoucieuse que le bétail : l’horloge ne se montrait pas plus ponctuelle à marquer l’heure que cette femme à accomplir sa tâche. Le fils Bourguel, Jacques-Pierre, brute épaisse et sereine, développait, dans des vêtements couleur falaise, une musculature de cheval. Un poil paille de seigle lui feutrait le crâne et meublait les joues roses ; il travaillait sans acrimonie, joyeux à chaque pause et grognant de volupté devant les pitances. Pour cet hercule flave, une soupe aux pommes de terre, un chanteau de froment, une ratatouille au lard, un tourteau de fromage recélaient des plaisirs parfaits. Il complétait la mangeaille par l’usage de sa femme. Comme lui, elle était du blond des pailles de seigle. Sa pâle chevelure se tassait sur une tête longue, aux narines roses, à la bouche parée de longues incisives. Cette femme élargissait des hanches bibliques, sur des pattes de rhinocéros ; à trente-deux ans, elle avait conçu douze fois. Trois enfants étaient morts, cinq filles et quatre garçons poussaient en force, la peau rose goret ou blanc jasmin, lourds, sensuels, vivaces, les uns doués de la cautèle et de la curiosité de l’aïeul, les autres opaques comme le père, la narine frétillante aux odeurs de la cuisine. Toute cette race était prompte à se gaudir, presque étrangère au souci : Rougemont avait gardé le souvenir d’une atmosphère libre, reposante et saine.

C’est là qu’il mena la grande Eulalie. Ils arrivèrent en char-à-bancs, un après-midi où les nuages jouaient à cligne-musette avec le soleil. Le père Bourguel les reçut sous le porche ; un dindon tendit son cou de vieille femme, un paon grinça ; trois des fillettes avancèrent leurs toisons claires dans la pénombre :

— Père Bourguel, fit le révolutionnaire, avez-vous une chambre pour ma femme et pour moi ?

Le vieux cligna son œil pers, en signe de scepticisme. Mais il ne tenait qu’aux apparences, et sachant que Rougemont payerait avec exactitude, il riposta :

— Oui bien ! Il y a la grande chambre où on pourra mettre un deuxième lit. La pension sera comme d’habitude.… quatre francs par personne, avec le cidre, mais sans vin, sans bière et sans liqueurs.

Ces paroles dites, qui le débourraient de soucis, il devint jovial ; la longue Eulalie l’amusait, avec sa tête de bohémienne et son allure de cavale :

— C’est plus la saison ! remarqua-t-il. Mais chacun a son idée, ce qu’est ben juste !

On vit arriver sa femme qui avait la manie des révérences et proférait peu de paroles ; puis la bru dont le corsage semblait contenir deux pains d’un kilogramme. Ensuite, le vieux montra une chambre vaste, basse de plafond, avec des meubles rudes et propres. Elle n’intéressait pas Eulalie, qui épiait la basse-cour peuplée de bêtes sans nombre. Un coq noir, funèbre, fiévreux et vigilant, menait son harpail à la pâture, de hauts coqs blancs élevaient leurs statures martiales, des coqs de bronze, d’émail roux, d’émeraude, balançaient leur crête sanglante au milieu d’une armée de petites femelles sournoises et perverses ; les dindons figuraient des reîtres alcooliques ; des pintades, couleur nuage d’automne, filant devant une escouade d’oies, effaraient la foule voluptueuse des pigeons, aux froufrous ardoise, neige, feuille morte, et l’on apercevait, au delà du grand portail, dans une pièce d’eau hexagone, une compagnie de canards aux costumes brodés, aux becs plats et grotesques.

Mais le plaisir d’Eulalie était furtif et comme suspendu. Elle songeait à la mer, elle ne fut tout à l’heure présente que lorsque François dit :

— Allons la voir !

Ils traversèrent le paysage rude, aux herbes salées, où des bêtes puisaient leur viande ; la falaise soufflait dans sa cornemuse, l’air s’enflait, plein d’une tristesse salubre. Une croix de granit rayait la nuée. Les genêts s’assemblèrent, vite dévorés par les foresticules de l’ajonc, jungle basse de l’ouragan, fleurie de soufre, d’or et de citron. Un incendie l’avait ravagée, les tiges âpres persistaient, assaisonnées de cendres, semées de piérides, de vanesses, de bombyx, de coléoptères, de guêpes, de moustiques et de sauterelles. Le feu s’était écoulé comme une rivière, épanché en étangs, en havres, en lagunes ; la brousse jaune reprenait sur la falaise jusqu’aux confins de l’horizon. Eulalie ne voyait rien, elle s’élançait vers l’océan, elle courait heurter son rêve à la réalité. Et la mer fut.

Elle venait des abîmes. Un site de granit l’attendait, convulsé par mille siècles de marées et de tempêtes. Quoiqu’il fût plus dur que l’acier, l’eau tendre et l’air léger l’avaient taillé en biseaux, en cônes, en pyramides, en aiguilles ; tourné en cornes, en molaires, en croissants ; creusé de pertuis, de canaux, de corridors, d’antres et de labyrinthes. Tantôt la vague amoncelait des troupeaux pâles, rebondissants à tous les détours du paysage ; tantôt elle brassait l’armée des galets avec un bruit de chaînes ; elle rugissait comme un peuple de lions ou comme une migration de phoques, avec des respirations brusques, de longs halètements, on ne sait quels silences au sein des tumultes et quelles douceurs dans le paroxysme.

À cause des nuages, l’eau sécrétait des lueurs et des teintes dont les grâces étaient plus surprenantes d’être liées à tant de colères. Innombrables, des torrents de topaze se heurtaient aux saphirs pâles, aux nacres turquoise, aux béryls ardoisés, ou disloquaient les flaques gorge de coq, aile de faisan. On voyait se tramer des failles, des verreries mourir sur de petites vagues d’ambre, des neiges fondre ou renaître, des îles d’huile sombrer sous des cataractes de lessive, des spires d’iris se superposer à des canaux de poix, à des gouffres d’absinthe. Plus que le bondissement des eaux, ces métamorphoses figuraient la vie de l’océan. Elles parlaient une langue infinie et subtile, accablante et très intime, elle évoquaient l’écaille des poissons, l’aile des insectes, l’argenture des coquilles, les émaux, les rocs, les pâturages, les glaciers…

— C’est elle ? demandait Eulalie.

Elle cherchait un espace incommensurable et la mer lui semblait à peine vaste, parce que le ciel, là-bas, la fermait, comme une muraille. Plusieurs bateaux touchaient l’horizon ; l’océan dont on ne devait pas voir la fin, se terminait aussi vite que la vallée de la Marne ou celle de l’Yvette.

— Est-ce qu’elle est toujours aussi petite ? reprit la brocheuse, avec l’espoir qu’on ne lui montrait pas tout, que l’étendue allait s’ouvrir tel un décor qui s’écarte.

— On n’en voit pas la fin !

— Que si !… Si on pouvait marcher dessus, il ne faudrait pas une petite heure pour arriver là-bas, où ça s’arrête.

— Rien ne s’arrête. Quand tu aurais marché une heure, ce serait toujours aussi loin… et quand tu aurais marché des jours, des semaines, des mois, tu ne verrais toujours pas d’autre fin que l’horizon…

— Alors, pourquoi ça n’a pas l’air plus grand ?

Tout de même, elle était un peu consolée ; elle commençait à s’intéresser aux légions du flot, à leurs longues hurlées, à leurs bonds, leurs chocs et leurs écroulements :

— C’est vrai qu’elle est sauvage, fit-elle.

Il prit Eulalie à la taille et la fit descendre par un sentier de douane ; leste et légère, elle adorait le vertige ; le grondement des flots, accru, la remplissait d’impatience et d’ivresse. Quand elle fut sur la plage, dans le vent du large qui lui électrisait la face, trébuchant sur les galets, près de la cité des granits où rebondissaient les clameurs, elle sentit tout à coup la solitude, l’aventure et l’immensité.

— Oh ! oui, oh ! oui, s’exclama-t-elle.

Sautant sur les galets et laissant se défaire son chignon, ivre d’air comme d’une boisson, elle atteignit la vague mourante et s’enfuit devant la vague nouvelle.

« La jeune cavale est heureuse ! » songeait Rougemont.

Lui-même se grisait. Il avait le goût de l’eau vivante, qui palpite et gronde comme une créature. Il lui attribuait une conscience, il y percevait, dans un dédaigneux désordre, et sans souci de cette durée qui est la misère des êtres dits supérieurs, tout ce qui s’ordonne dans la plante, la bête et l’homme. D’innombrables sensations, éteintes et renaissantes, roulaient dans un bouillonnement de vagues, dans un choc de lames ; des intelligences fulgurantes s’éveillaient, suscitées par un conflit et aussitôt éparpillées. Comme notre rythme se prolonge et se répète, nous n’imaginons pas la conscience hors des cohérences et des cycles, mais nos cohérences et nos cycles ne sont qu’une forme ralentie des incohérences et des ruptures de l’élément.

Eulalie avait entendu dire qu’il est délicieux de marcher dans la mer. Elle ôta ses bottines et ses bas, elle leva haut ses jupes, ses cheveux déferlèrent ; elle riait, craintive, lorsqu’une caresse fraîche atteignait ses jambes. Pour leur avoir offert un coin de peau, elle se sentait fille des vagues.

La mer ne montait plus, elle ne descendait pas encore. Elle avait des retours fauves, puis, avec de lents reculs, elle traînait une robe de dentelles sur les galets.

— Viens voir la caverne, dit le révolutionnaire.

Eulalie sortit de l’écume. Elle avait noué ses bas noirs, historiés de rouge, autour de son cou, elle tenait une bottine à chaque main.

Ils contournèrent une roche ronde. Au bord de la caverne, des fucus secs, des coquillages, attestaient que l’eau y pénétrait aux grandes marées.

— C’est comme une église ! fit Eulalie.

Autour d’eux s’étalaient la rudesse et la pesanteur de la pierre ; une vie immobile, tenace, sournoise succédait à la vie turbulente, le silence happait et dévorait la lumière. Dans le fond, une crevasse semblait dégorger des ténèbres.

— Est-ce que c’est solide ? demanda la jeune fille.

— Tout Paris sera écroulé avant ces cavernes, murmura Rougemont avec enthousiasme.

Il voyait revenir les temps perdus dans la nuit. Alors la terre était immense pour les hordes minuscules de l’homme. Tous les prodiges de l’aventure enveloppaient la bête verticale et lente, qui allumait le feu dans le vent du soir. Et voici que la terre va devenir petite. Il n’y a plus d’espaces poignants de mystère, d’épouvante et de beauté ; il n’y a plus d’océans sans limites, de déserts vierges, de forêts impénétrables ; le petit animal rusé tire ses forces du fer et de la flamme, il les anime d’un souffle de vapeur ou d’une palpitation de foudre, il parcourt en peu de journées ce que la race entière n’avait pu parcourir au cours des millénaires.

Dans une deuxième salle, l’ombre s’épaississait ; elle était veloutée, fallacieuse, ennemie ; on était dans le royaume des forces opaques, hors de cette patrie de la chair où bondissent les fluides, où palpite la figure des soleils.


— Nous y reviendrons avec des torches, fit-il. Que c’est beau !

Elle sentit passer une menace. Mais elle était sans peur : on pourrait vivre dans ces cavernes ; elle n’y serait point malheureuse.

— Est-ce qu’il n’y a pas des gens qui dorment sous la terre ? chuchota-t-elle.

— Il y en a des millions, surtout en Chine et dans l’Inde. Les Hindous creusent dans la roche ; les Chinois se nichent dans le sol… Ceux-ci, qui sont le plus souvent des gens du Nord, économisent le feu en hiver.

— C’est chaud, dans la terre ?

— C’est chaud.

Ils étaient revenus dans la première grotte ; ils en discernaient mieux la structure : les murailles, rejointes en pyramides, étalaient une ossature fauve, pleine de nœuds et d’excavations ; leur dureté faisait mieux concevoir l’énergie des météores qui les avaient creusées.

Assis près de l’ouverture, les amants plongeaient tantôt le regard dans l’ombre et tantôt dans la mer retentissante. Ils se sentaient décroître. Et le monde croissait.

Leurs âmes furent éparses, imprévoyantes et pauvres de souvenirs ; elles flottaient dans la nuée, elles s’évadaient de la vie précise, elles s’engouffraient dans l’élément. À la fin, Eulalie secoua les algues de sa chevelure, ses yeux de rôdeuse s’affolèrent :

— Moi, je vivrais bien comme ça ! s’exclama-t-elle. On nicherait dans la falaise, on se nourrirait de la mer… ça ne m’ennuierait pas du tout…

Une ardeur bohême s’élevait de la fille ; elle eût enduré la rôderie, la faim, la soif, le désert ; elle saurait conquérir la nourriture et se dérober au péril ; par les jours de repos et de plénitude, elle connaîtrait des voluptés parfaites : ah ! qu’elle était plus proche que François de la jeune nature ! Et elle lui apparut comme une fille troglodyte, dans un monde où les lions et les hommes suivaient encore des lois parallèles.

Cependant, elle jouait avec sa chevelure, en chantant tout bas ; la brise prenait et relâchait la toison noire ; les pieds étaient nus, les jupes soulevées jusqu’aux mollets : la chair, un peu bise, fine et saine, la structure légère, s’harmonisaient avec le granit, les eaux clamantes, les nuées en course. Il fut bon d’avoir là cette créature fraîche et, baisant sa cheville, mordant doucement les jambes, il s’abandonna à l’ivresse sacrée.


Il vint des journées douces. Les instincts innombrables grouillaient dans la grande fille, pareils à des souvenirs et à des genèses. Elle se dressait parfois dans l’ombre, elle allait à la croisée. Levant le visage vers les étoiles, elle se les figurait planant sur la palpitation des eaux. À peine le premier déjeuner fini, elle s’élançait sur ses pieds fiévreux. Elle tremblait de joie lorsque apparaissait la brousse soufrée des ajoncs, lorsqu’elle voyait la mer brasser ses écumes et soulever ses collines fugitives. Tout était neuf. L’océan refaisait sa plage ; il entretenait la sauvagerie des granits, il jetait pêle-mêle des bêtes et des plantes, il jardinait furieusement les végétations qui creusent et habillent la pierre, il semblait vouloir le désordre et le chaos, pour que le monde ne pérît pas par la cohérence.

Eulalie s’enfonçait dans les couloirs où la pierre répète les pas et fait d’un murmure un mugissement, elle montait sur les arêtes taillées en scies, au haut de pyramides mousses et de cônes lézardés, elle s’enlizait parmi des paquets de lianes marines et de goëmon, puis, revenue sur les galets ou sous le surplomb humide d’une falaise, elle cherchait les creux où nichent des oiseaux rauques. Agile et vigilante, elle se dérobait aux sables mouvants, elle filait comme une échassière.

Elle connut les bêtes. Les pâles mouettes ont l’âme des foules ; elles s’assemblent avec des clameurs discordes, qui simulent la risée, la détresse ou la brusque colère ; elles flottent en grappe sur l’écueil, dansent avec l’écume, s’élèvent en tourbillons de joie ou s’éparpillent en caprices ; les hirondelles de mer jaillissent mystérieusement des fentes de la falaise ; le grand goéland flotte comme un cerf-volant, puis s’abat avec un cri de sorcière ; les pétrels se ruent voluptueusement à l’assaut de la tempête ; les puces de mer, mêlant des sauts brusques, semblent un essaim de taons ; les crabes dressent des silhouettes de punaises géantes ; la méduse promène son ombrelle de cristal ; l’étoile de mer étale ses membres pierreux, tandis que, finement, les ceintures de Vénus agitent leurs palettes.

Eulalie cueillait des moules, cherchait « une mine d’huîtres », chassait la crevette et dénichait les oursins, pareils à des coques de châtaignes.

Par-dessus tout, elle aimait mêler sa peau au lait tiède de la mer. De toute part, quelque chose la pénétrait, comme si elle avait été absorbée par l’immensité et l’avait absorbée elle-même. La pesanteur avait disparu ; l’eau palpitante versait une capiteuse énergie et la plus fine quiétude. Les gestes sûrs d’Eulalie se combinaient avec l’élément. Elle savait fendre, éviter la vague chaude ou s’y abandonner ; elle goûtait l’image brusque du péril suivi d’une sécurité planante ; elle exprimait sa passion en phrases insignifiantes ou absurdes, auxquelles son geste d’enfant et de sauvagesse donnait un sens plus profond. C’était bien mieux que l’abstraction poétique ou le vague du rêve. La fille aimait l’océan comme on aime le feu, la nourriture, la volupté sexuelle, dans un besoin immédiat de rôder, d’étreindre le flot, de respirer le large, de partager l’agitation intarissable. Elle disait que c’était « bath », mais ce vocable ne signifiait pas positivement que c’était « beau », il dénonçait l’adaptation de l’être avec le milieu, source, si l’on veut, d’art et de poésie, mais combien lointaine ! La vie était là, la vie où tout l’être fermente et s’agite, si proche qu’elle excluait presque la parole.

Ce bonheur amusait François. Il aimait la mer plus mollement, avec des instincts de songerie, d’oubli, d’hygiène. Elle excitait en lui ces regrets mélancoliques qui sont tout ce que le civilisé garde d’un incalculable atavisme. Il soupirait de ce que la nature fût rétrécie, comme un adolescent grêle pleure les forêts vierges, mais l’humanité restait sa passion véritable. Après des heures sur la plage ou sur l’arête des falaises, le désir naissait de parler, de discuter, de convaincre. Chaque jour, il y cédait davantage. Avec les gens de la ferme, avec les bergers, les laboureurs, les maquignons, les ramasseurs de varech, le taillandier-maréchal ferrant, le menuisier-charpentier, fabricant de cercueils, les cabaretiers, les pêcheurs, les gabelous mêmes, il s’attardait à prêcher son évangile. Dans ce terroir où l’idée sociale était vague, il annonçait préférablement la fin du régime militaire. Ce sujet s’adapte à la cervelle paysanne. De tout temps, le terrien a détesté la loi anonyme, venue du fond des villes, qui l’arrache de son sol, le jette à des autorités violentes et incompréhensibles.

Le contact direct de la terre et des météores, le sentiment que toute chose essentielle vient de la culture, disposent mal à comprendre une règle venue d’hommes qui ne défrichent, ne labourent ni ne sèment et n’élèvent point de bêtes. Il semble déjà anormal qu’ils mangent, ceux qui ne produisent aucune nourriture, combien plus qu’ils commandent ! S’ils étaient du moins la force, s’ils arrivaient en hordes, razziant le blé, le beurre, le bétail, l’homme du champ et du pâturage les exécrerait, mais il admettrait ce fléau comme il admet les férocités de la nature. Ils ne sont pas même la force. Et il faut leur payer l’impôt ; il faut leur livrer ses jeunes hommes !

Habile à étayer sa propagande sur les sentiments des êtres, François semait l’antimilitarisme avec une éloquence où se retrouvaient les plaintes de l’interlocuteur. Les paysans reconnaissaient leur mécontentement, exprimé en phrases incandescentes, en mots barbelés, en rude goguenardise. Rougemont savait montrer le gars aux beaux muscles, élevé à force de sueur et de travail, prêt à saisir la charrue, à lancer la joyeuse semaille… Tout à coup, une volonté sournoise s’abat ; il faut abandonner le champ, vivre dans un nid de maladies, obéir à des hommes inconnus, insolents, sans justice… Et pourquoi ? Pour faire la guerre ? À quoi sert-elle ? Est-ce que l’armée a empêché la défaite des Napoléons ?

La parole se heurta à des parois dures et à d’antiques images. Tout de même, la tête des rustres s’animait. Une haine, pareille à celle des hommes du Bocage, bouillait au fond des âmes. L’enthousiasme naissait, scandé de clameurs gutturales. Des faces neuves semblaient surgir de ces visages impassibles, faces de pirates scandinaves, aux yeux d’eau de mer, faces d’Armoricains, aux têtes rondes, aux pommettes têtues, faces de sauvages aux mâchements saccadés et aux regards d’embuscade.

Les femmes se mêlaient aux prêches. Rougemont les attirait, sachant par expérience que la conscription les exalte plus encore que les hommes. Les mères, femelles torses, aux membres noués, aux ventres difformes, machines vieillies dès la trentaine, ravagées d’alcool comme leurs mâles, arrivaient dans la grande cour des Bourguel. Assises sur le double perron, massées sous le hangar, mêlées aux poules, aux dindons, aux oies et aux pintades, elles attendaient le monsieur révolutionnaire, tandis que les hommes se rangeaient contre les murailles, foule aux vêtements feutrés de glèbe, de poussière et de boue, recuits de soleil et fermentés dans la pluie. Un fleur de gadoue se mêlait à la senteur humaine, une fine haleine d’herbages et un souffle d’océan balayaient l’espace. Il y avait de jeunes créatures — gars frais de peau, filles aux cheveux d’ambre, de cuivre et de soufre, mais plaquées de jupes urineuses, de crottes de poules et de purin de porc. Cette humanité respirait une force antique, rongée par l’alcool, barrée de syphilis, entamée de tuberculose, et elle tendait au repos, attentive à ne pas s’accroître, pleine de recettes pour déjouer les embûches, les violences et les vertiges de l’accouplement.

Rougemont ne l’estimait point. Il détestait son astuce, son ardeur au gain, son ivrognerie, son humeur chicanière, il la sentait incurablement individualiste, ennemie du partage et même de l’équité. Il la prêchait vaille que vaille.

En contribuant à détruire l’armée, elle ferait sa part de la brèche où passerait le communisme. Si elle n’était pas prête le jour où les villes raseraient la citadelle bourgeoise, on la plierait de force.


Ainsi qu’il faisait partout, François gagnait les âmes en se prêtant aux confidences. Il créait un noyau de disciples, auxquels il vantait leur propre intelligence et le rôle qu’ils allaient remplir. Il y eut d’abord le vieux Bourguel, renard à la langue bien huilée, qui exécrait d’autant plus le service militaire, qu’il avait dû marcher en 1870. Jamais il ne put comprendre pourquoi on le menait à travers des terres inconnues, mêlé à des troupeaux d’hommes ahuris.

Nourri au hasard des rencontres, bleui de froid ou pourri d’humidité, avec, de-ci de-là, un tintamarre de canons et de mousqueterie sur des champs, des mares, des fourrés, des mamelons, il ne se souvenait pas seulement d’avoir aperçu un Prussien :

— C’était toujours pour fiche le camp, concluait-il, et pour aller claquer de faim ailleurs. On ne savait jamais l’endroit où no z’allait… ni l’s’hommes, ni l’s’officiers. On marchait su’ la terre ben détrempée ou su’ la neige, on était boueux, on était claquedent, on était miteux. Ah ! man garchon que no’ s’disait, quoi qu’on fout dans ce sacré pays ? On foutait rien, on crevait pou’ le roi de Prusse !

Le taillandier-forgeron avait failli passer en conseil de guerre, après une échauffourée avec son sergent-major ; il ne prononçait jamais le mot de caserne ni de gradés sans faire siffler un long crachat. Sa tête de pirate, où de la limaille incrustait une chevelure fauve, où les yeux jetaient un feu vert, plus éclatant sur la face noircie, mimait les saletés de la discipline et la corruption des sous-officiers. Il hurlait, avec le geste d’abattre son marteau :

— Maï, que no me donne cent officiers, je leur claque tous la tête su’ m’n’enclume ! J’sommes paysan, le paysan y doit pas porter les armes, à preuve qu’y les a pas portées pendant des mille et des mille ans. Le paysan est su’ sa terre, c’est pas un guenon de Paris, y fait vivre un chacun et tertous, c’est un chacrilège de le tirer de son village !

Le bouilleur, Pierre Sorel, qui s’en allait avec son alambic transformer les jus en alcools, était le plus vigilant des propagandistes. C’était un petit homme entre le rouge et le châtain, l’œil boueux sous un sourcil flasque, avec une expression blafarde et maupiteuse. Son nez, mangé par la couperose, donnait beaucoup d’huile. Il exhibait des mains faibles mais énormes, dont le derme boursouflé faisait figure de gants. Toute la personne de Sorel exhalait le calvados. Cette liqueur se dégageait de sa blouse, de ses culottes, de ses godillots, elle sortait de son nez et de sa bouche, elle se percevait sur la peau, dans la barbe et la chevelure :

— Je sieux pétrolé contre les mites, les vers et les microbes ! déclarait-il en lampant ses petits verres.

Pourri d’arthrite, en proie à une blennorrhée, qui lui avait ôté l’usage d’un testicule et menaçait l’autre, ce petit homme jouissait d’une loquacité entraînante.

Il promenait les phrases de Rougemont avec sa machine à distiller, il les dégorgeait, les déformait, les servait cuites au goût des rustres. Il était de ces bavards qui n’ont pas l’air d’agir, dont l’ascendant individuel est faible, mais dont la parole est redoutable par la répétition ; il imprégnait les cerveaux, il y formait toute une clicherie, qui se transmettait ainsi qu’un virus. Le chétif Pierre Sorel avait semé sur la route plus « d’idées-forces » que le curé, l’instituteur et les journaux. Avec l’antimilitarisme, sa tâche fut commode ; le terrain était fécond et solidement préparé.

La grande Marianne Bonjoie n’agissait pas avec moins d’efficace. Elle avait jadis perdu son fils à Madagascar et ne s’en était jamais consolée. Cette femme aux os de bœuf, aux omoplates en tourtes, promenait un visage triangulaire, une peau de chanvre, tachée de rouille et de safran ; elle ouvrait des yeux larges comme des jaunes d’œuf. Elle colportait de la mercerie, du gibier de braconnage, des brochures et pratiquait une médecine à l’usage des filles imprudentes ou des épouses en retard. Sa parole sonnait véhémente, bien nourrie d’invectives. Lorsqu’elle vitupérait sur le seuil d’une maison ou dans la cour d’une ferme, elle attirait un auditoire affriandé par l’abondance, l’imprévu, la force comique des épithètes.

Ainsi Rougemont continuait son œuvre aux champs. Il arriva qu’Eulalie même fut de ses disciples. Autant elle répugnait à l’idéal socialiste, autant était-elle prête, pour peu qu’on l’endoctrinât, à honnir le servage militaire. À vrai dire, elle n’y avait jamais réfléchi : le passage des culottes rouges, avec le ronflement des musiques, évoquait ses randonnées de fillette, une allégresse de 14 juillet ou d’enterrement chic. Elle avait mal écouté les plaintes des soldats, estimant que c’étaient des fricoteurs ; elle ne se figurait pas la discipline pire qu’à l’atelier. Aux Enfants de la Rochelle, elle confondait, plus attentive aux incidents qu’à la parlotte, l’antimilitarisme avec le syndicalisme. À vivre intimement avec Rougemont, elle accepta une réalité nouvelle, dont elle tirait des fables. Ce fut un article de foi que le soldat subissait les pires insultes, la main à la couture du pantalon, et qu’il pouvait être fusillé pour avoir levé le poing, « alors qu’on traitait sa mère de vache ou de truie ». Elle répétait, sur un ton d’oremus, que la caserne était un dépôt de voleurs, de pédérastes, d’empoisonneurs et de faussaires, le centre de la syphilis, de la tuberculose et de la fièvre typhoïde ; qu’à Biribi, on pratiquait les tortures des Chinois et que les gradés y assassinaient les hommes pour obtenir un congé, du tabac ou de l’avancement.

Eulalie mêlait cette légende aux jeux de la falaise et de l’océan. Son bonheur n’en était point troublé ; elle s’exaltait aux propos de François, avec cette merveilleuse indignation de la jeunesse, tout éclatante de croyance et saturée d’espoir.

Le temps passait. La grande fille ne s’en apercevait guère, mais François songeait au retour. Tandis qu’elle filait par les couloirs, escaladait les rampes ou bondissait dans l’écume, il se demandait s’il avait été sage de l’emmener dans ce terroir. N’en garderait-elle pas un souvenir trop beau ? Puis, son amour avait crû sans mesure : elle reportait vers son compagnon, comme à leur source, toutes les émotions du voyage. À travers le charme encore frais de l’idylle, le meneur redouta l’avenir. Il savait qu’Eulalie ne lui plairait qu’une saison, âme de nature, trop fugace, trop indifférente aux idées, âme de rue et de route, qu’un grand amour même ne policerait point. À l’idée que c’est à lui qu’écherrait cet amour, il frissonnait d’inquiétude. Sans doute, s’il rompait, elle ne réclamerait aucun droit, mais sa souffrance en serait plus navrante.

Il rêvassait, un matin qu’Eulalie flottait avec les vagues. Les nuées s’éteignaient, pleines d’une foudre sourde. De rauques mouettes se ruaient vers la falaise, les puces de mer sautelaient plus molles et des goélands tournoyaient au large ou fonçaient vers des proies mystérieuses. Lorsque Eulalie se posait sur un îlot ou sur la pointe d’un promontoire, Rougemont considérait, presque avec angoisse, cette fille long jointée, au torse mince et au col héronnier.

Ces formes lui avaient plu, dans le premier feu, d’autant qu’elles se révélaient douces et flexibles. Tout de même, le menton finissait en pointe, les joues s’étiraient, étroites et longues, toute la structure rappelait les échassiers.

« Que faire ? se disait-il, plein d’une charité molle… Je ne devais être qu’un passant… le caprice de quelques journées ! »

Jamais il ne s’était cru plus assuré de cueillir la simple fleur d’aventure. Car Lalie n’avait exigé aucun des mensonges, aucun des rites qu’exigent les plus étourdies. Et tout de même voici qu’une responsabilité semblait naître. La vie tendait ses pièges : elle lie les êtres par la bonté comme par la malice, par la prévoyance comme par l’imprévoyance. Rougemont perçoit que la grande fille a conquis des droits imprécis, parce qu’elle a été heureuse sur la plage et la falaise. Elle les accroît en s’attachant à François ; ils deviendraient terribles si elle l’aimait avec constance.

— Oui, que faire ? répétait-il. Nous sommes si étrangers l’un à l’autre ! Le plus sage serait de terminer l’aventure en même temps que le voyage…


Une telle solution lui répugnait. De toutes les cruautés psychiques, aucune ne lui paraissait plus blâmable que les méchantes ruptures. Il avait toujours préféré attendre, souffrir lui-même, laisser souffrir aussi, plutôt que de recourir à ces arrachements qui font de l’homme ou de la femme des bourreaux. La somme de chagrin était ainsi plus grande, mais il n’y avait pas ce déni de dignité qui salit et empoisonne.

« Je ne pourrai point, se dit-il. Si elle s’hypnotise sur l’idylle, il faudra se résigner et ne rompre que maille à maille ! Tout se paye. Et l’amour plus cher que le reste ! »

Elle accourait, piaffante. Dans le maillot sombre, elle semblait plus longue ; ses jambes avaient des envergures brusques ; un hâle était venu à ses joues, le nez montrait quelques squames, dues à l’ardeur des météores. Sous le bonnet de caoutchouc, rejeté en arrière, c’était une chevelure en copeaux noirs, chevelure de maugrabine, belle, puissante, mais dure. Telle quelle, dans l’atmosphère fiévreuse, sur la lessive énorme des vagues, sous les nues épaisses que crevassaient des rais nickelés, elle était désirable.

Elle fonça sur lui comme pour une lutte, avec ses yeux affolés d’espace, ses yeux où de plus en plus il découvrait une expression de jeune bête chevaline, elle tendit ses lèvres salées par la mer, empourprées par le vent, toutes crues.

« Quelle est heureuse ! songeait-il avec effroi. Comment va-t-elle revivre parmi l’odeur du papier, de la colle forte, des huiles et de l’encre d’imprimerie ? »

Et il l’accompagna dans la grotte, où elle riait comme une fille des Lacs… Puis ils demeurèrent engourdis sous la roche, tandis que le flot montait avec ses bêtes et que les mouettes ricanaient.

Enfin, il parla :

— Ma petite Lalie… le temps passe.

Elle promena son regard agile sur le vaste paysage ; c’était le regard d’un enfant, ivre de l’heure présente, pour qui le destin n’a point de figure… Elle ne voyait pas se dérouler cette maigre corde du temps par où le sage se sent entraîné vers l’abîme ; elle n’était pas empoisonnée par l’avenir.

— Le temps passe ? demanda-t-elle. C’est l’heure de déjeuner ?

Le bout de son pied nu secouait du goémon ; elle sortait une langue fine et gourmande : il y aurait du lard frit, des œufs crémeux, des pommes de terre au beurre et du cidre qui grésille.

— Pas encore, fit-il avec un serrement de cœur, effrayé de rompre cette facile béatitude. Je parle des jours, Lalie, et pas des heures… Nous sommes à la fin de notre voyage.

Elle se leva d’un jet. L’atelier couvrit sa rétine, elle entendit marteler les presses plates, gronder la grande rotative ; les brocheuses pliaient, assemblaient, cousaient les feuilles dans une atmosphère captive. Elle répétait avec terreur :

— Alors, c’est fini ? C’est fini ?

Ses mains se tendirent au large… Le bonheur était là, l’hôte insaisissable et qu’elle avait saisi pourtant. Il allait demeurer sur les vagues et sur la plage… Elle comprenait que c’était inévitable. La prévoyance tomba sur elle comme un roc.

François souffrit de lui voir soudain la face grise, les grands yeux mi-éteints et l’oreille pâlie. Mais il savait aussi que les paroles ne peuvent se reprendre. Elles avaient porté leur grand coup. S’il les retirait, il faudrait recommencer ensuite ; et ce serait plus dur.

— Allons ! reprit-il, d’une voix brumeuse… Je suis triste aussi de partir, mais nous ne pouvons pas vivre de la mer, chère petite… Nous ne sommes pas des mouettes !

Les mots de Rougemont avaient la force de l’ouragan et du soleil : rien ne pouvait arrêter ce qu’ils annonçaient. Tordue de douleur, la fille était résignée, comme la bête hors d’haleine devant les chiens et les chasseurs. Puis, dans sa peine, une autre peine tourbillonna, vrillante, tranchante :

— Est-ce qu’on ne se verra plus ? gémit-elle. Je sais que tu n’as rien promis… que c’est moi qui ai voulu… et tu me quitteras quand tu voudras… mais pas tout de suite… on a été si bien ensemble !

— Ma petite Lalie, je t’aime encore !

Il ne savait pas lui-même. L’image de Christine recroissait en lui et prenait tout. Pourtant, près de la jeune créature haletante, il était recru de compassion.

Elle se jeta sur lui, avec un sanglot d’amour, elle s’attacha à son cou comme le noyé à la racine :

— Oh ! ne crois pas que je suis crampon… Si tu n’avais pas voulu, chéri, je serais partie… j’aurais pleuré dans mon coin. Tu peux être sûr que je ne t’aurais pas embêté.

— Je le sais, dit-il, personne n’est plus courageux que toi !

Et songeant qu’elle était plus fière, plus loyale que le plus honnête des hommes, il l’estima. Peut-être aurait-il fallu l’aimer ? Mais l’amour est le plus étrange de tous les étrangers qui passent en nous.

Puis, tout de même, l’incompatibilité est trop grande : rien en eux ne coïncide, rien en eux ne s’accorde pour un long voyage. Tandis qu’il la presse sur son cœur, il rêve :

« Elle-même se détachera… Un peu de patience, François Rougemont, ce n’est pas encore cette pauvre fille qui souffrira par ta faute ! »

DEUXIÈME PARTIE




I


L’automne coula, puis l’hiver. Rougemont alternait sa vie de travail et sa vie de propagande. Il s’occupait beaucoup d’une fédération de la rive gauche et portait la bonne parole jusqu’à Grenelle et aux extrémités de la Gare. Il voyait rarement Christine. Quand il l’apercevait chez Delaborde, et malgré qu’il se préparât à ces rencontres, il devenait pâle : Christine déclenchait toute émotivité latente dans les réserves de l’être. Le sang se jetait par torrents dans la poitrine, François était une pauvre chose nerveuse, sans force et sans vouloir.

D’habitude, elle s’effaçait dans une pénombre. Grand et profond souvenir, toujours prêt à redevenir une réalité, Christine n’entravait pas les actes de l’existence, elle y jetait seulement une fine buée de mélancolie.


La jeune fille voyait bien l’émotion de François, elle lui était reconnaissante de sa constance et l’en estimait. Aux heures de rêve, elle pensait que d’autres événements auraient pu favoriser l’aventure. Mais les heures du rêve étaient rares.

Christine entamait sa grande lutte contre les choses et les hommes. Elle venait de fonder, au delà du Grand-Montrouge, un atelier de brochure ; il fallait développer l’entreprise. Elle s’y appliquait avec sagacité et vigilance. Comme le succès était en elle, déjà elle réussissait à vaincre les forces obtuses et les accidents perfides qui guettent nos initiatives. Elle recevait un gros appoint de Delaborde. Il avait encore accru l’importance de son imprimerie, en absorbant la maison Philippe Roubays, et trouvait avantage à donner une grosse partie de la brochure à Christine. Il satisfaisait ainsi son goût pour la belle fille.

Elle était son dernier amour — un amour honteux, craintif et triste. Pour la posséder durant une saison, il l’aurait épousée en lui reconnaissant une dot considérable. Peut-être aurait-il consenti à un mariage blanc. Né de parents sceptiques, qui ne l’avaient pas même fait baptiser, aucun souvenir ne l’attirait vers des croyances religieuses ; sans enfants et l’âme tendre, il devait sombrer dans une passion de vieil homme. Quand cette passion se mit à croître, non seulement il ne l’avait pas repoussée, mais il l’avait presque voulue. En un sens, son amour était noble. Même avec la certitude de n’avoir jamais Christine pour femme, il était prêt à se dévouer. Mais sachant qu’elle était fière et qu’elle n’accepterait pas une seule faveur, il attendait d’improbables circonstances…


Deslandes, lui, menait toujours sa vie acharnée. Il avait renoncé à toute lutte oratoire avec les syndicalistes rouges. Sa propagande en était plus minutieuse. Il fournissait aux patrons des hommes qui touchaient les mêmes salaires, travaillaient le même nombre d’heures que les autres, mais ne se livraient à aucun sabotage ; il tendait aussi à constituer une élite d’ouvriers, en vue des progrès du machinisme. Il prédisait que les syndicats rouges allaient porter un coup funeste à l’industrie française. Le système de la C. G. T. rendrait définitive l’infériorité de nos manufactures et de nos usines. Comme la France est encore assez forte et surtout assez ingénieuse pour réagir, comme le capital est un élément soumis à des lois irrépressibles, il y aura une levée fatale et sans pitié. Des machines vont naître, tantôt puissantes, tantôt subtiles, qui économiseront prodigieusement la main-d’œuvre. En même temps se constituera une caste nouvelle, une bourgeoisie ouvrière, composée d’homme réfléchis, adroits, ingénieux, à qui seront confiées les besognes supérieures. Quant à la masse, sa défaite est certaine : ou elle recourra à une révolution dérisoire, ou, s’obstinant à suivre les errements de la C. G. T., elle endurera d’effrayantes famines.


Il enseignait, avec un enthousiasme sec et têtu :

— Produites par la nécessité, les machines sont plus fortes que ceux-là mêmes qui les ont inventées. Les prolétaires ne peuvent rien contre elles. Elles les écraseront tant qu’ils n’auront pas leur part du capital. Entendons-nous bien : il ne s’agit pas d’avoir sa part à la façon d’un fonctionnaire ou d’un contribuable ; il ne s’agit pas d’être un bavard ou un imbécile qui compte arrêter la production et qui rêve d’une humanité où l’on gagnerait sa vie en musardant. Non ! il s’agit de besogner vaillamment et honnêtement, d’apprendre le mécanisme de l’échange et de la production. Le rêve d’un paradis, où « on se la coulerait » en fainéantise et en rigolade, est un rêve d’imbécile. Cela pourrait durer dix ans, vingt ans… Après ce serait la débâcle. Les forts, actifs et volontaires, se lasseraient d’une société stupide, qui ne mériterait pas de vivre. Ils reprendraient la lutte, ils réduiraient à merci ce tas de lâches dont le loisir aurait fait des animaux de cage. Il n’y a qu’une loi saine et sûre, c’est l’effort. Le reste est une fumisterie. Je sais bien qu’il existe des farceurs qui vous disent : « Je ne travaillerais presque pas à l’usine, à l’atelier ou aux champs, d’accord. Mais je me développerais ! » Laissez-moi rire ! Se développer, qu’est-ce que ça signifie ? Une société bien faite produit naturellement quelques milliers de savants, d’artistes et de virtuoses. Mais croyez-vous qu’elle puisse perdre son temps à en produire des millions ? Ce serait le dernier terme du crétinisme. Autant une élite est utile, autant une masse de médiocres et de faibles d’esprit, adonnés aux sciences et aux arts, serait ridicule et intolérable ! Le développement sain, c’est celui que nous dicte la vie directe ; celui-là convient à la majorité des hommes, celui-là conduit aux grandes sciences et aux grands arts, parce qu’il leur crée des milieux sans cesse nouveaux. La lutte seule est salutaire. Et la part même du bonheur possible ficherait le camp si vous vous reposiez tous, stupidement, comme des boas qui digèrent. Du reste, je suis bien tranquille. Il n’est au pouvoir d’aucune doctrine de supprimer la bataille. On peut la différer pendant quelque temps ; elle ne tarde pas à se ranimer et à secouer les hommes. C’est pourquoi je vous mets en garde. En vous ralliant aux doctrines de parade, aux doctrines du socialisme politique ou à celles de la C. G. T., vous ne vous apprêtez que des déboires ou des misères : vous serez collés au mur. Acceptez la loi inexorable mais juste, perfectionnez-vous dans votre métier, faites loyalement votre tâche ; d’autre part, luttez pour avoir votre portion du capital, étudiez la manière dont fonctionne une fabrique ou une maison de commerce. Ce faisant, vous améliorerez votre sort avec certitude ; vous verrez diminuer aussi les journées trop longues. Seulement, ne souhaitez pas qu’elles diminuent au point de faire de vous des paresseux. Dites-vous que les besoins ne cessent de s’accroître et qu’il faudra toujours besogner pour les satisfaire !

Ainsi prêchait-il dans les réunions jaunes ; mais son succès tenait surtout à la peine qu’il se donnait pour placer ses adeptes. Il avait conçu une organisation qui englobait plusieurs arrondissements de Paris, et maintes communes de la banlieue. Son bureau de Maison-Blanche était en rapport avec un grand nombre d’industriels qui lui apportaient une aide indirecte, fort efficace. Et comme il avait pris quelques revanches sur la propagande de François Rougemont, la confiance lui était revenue : il ne désespérait plus d’une action lente, continue, tenace, qui amortirait l’élan des rouges.

Chez Delaborde, sa situation demeurait stationnaire. Pourtant, il enregistrait deux petites victoires : il avait pu remplacer Bouilland, mort d’une embolie, par une de ses créatures ; et à l’homme de peine Carbejat, antimilitariste furibond, qui s’était fait casser la jambe dans une rixe, il avait subordonné un homme du Cantal, plein de haine contre les révolutionnaires.


II


Quelques semaines avant le 1er mai, de brillantes nouvelles réjouirent les syndicalistes. Il était devenu, ce 1er mai, par la force de traditions encore jeunes, une réalité étrange, un pôle de foi et d’espérance ; chaque année, les prolétaires en attendaient quelque miracle et la bourgeoisie subissait du malaise, de l’anxiété ou de la terreur. La C. G. T. laissa entendre que la révolution allait franchir une belle étape ; la Voix du peuple multiplia les airs de bravoure ; dans l’atmosphère des syndicats luisait cette flamme rouge et fumeuse, retentissaient ces discours messianiques dont on faisait reproche aux vieilles barbes et même aux hommes de la Commune. Le peuple ouvrier se retrouvait saisi par la foi, par les dogmes, par les mystères, par le besoin des accomplissements foudroyants et des réformes triomphantes.

On allait avoir la Grève Générale.

Ainsi que le 1er mai, celle-ci devenait une réalité mystique. Elle avait d’abord paru lointaine. Les sages ne l’envisageaient pas comme un événement unique, mais comme une suite de batailles livrées pour les salaires, pour les huit heures, pour des expropriations graduelles : ils concevaient ainsi cent grèves générales, marquant chacune une victoire du prolétariat. La dernière, la Grève Suprême, ne deviendrait possible qu’au jour où les disciplines et les lois organiques seraient, sinon parfaites, du moins fortement tracées.

Une telle conception paraissait pusillanime à de notables théoriciens. Pourquoi ne pas accorder une part plus large à l’imprévu ? Sans doute, les cadres syndicaux ne s’ajusteraient pas providentiellement aux circonstances, mais ils possédaient des éléments d’adaptation préférables aux règles trop rigides et trop prévoyantes. Cette affirmation ramenait le vague ; elle accéléra, cette année, une poussée de mysticisme. Les gens de la C. G. T. n’annonçaient qu’une campagne pour la journée de huit heures, mais leur langage était sybillin ; tout autour d’eux s’agitait un propagandisme nébuleux. Le trésor bourgeois redevint infini ; il recéla tous les possibles du bonheur ; dès qu’il aurait passé dans les mains du peuple, la misère s’évanouirait comme la lèpre ou la petite vérole. Ce fut la foi de 1848, entée sur une faible discipline syndicaliste : cette justice qu’ils se proposaient naguère de conquérir par étapes, les hommes-enfants l’exigèrent avec l’intensité des « envies de femme », et tout de suite le partage, le bien-être, le repos… le bonheur !

Alors, il sembla que la C. G. T., munie de forces mystérieuses, fût à l’œuvre depuis des temps immenses et qu’elle eût découvert enfin la loi définitive, la formule de transmutation sociale. La mollesse du gouvernement, le relâchement de la discipline, les événements de Brest et de l’Yonne, décelaient l’anémie bourgeoise : beaucoup de journaux modérés l’avouaient eux-mêmes. Le verbiage régna. Il enivra le peuple, qui n’écoutait qu’à contre-cœur le rude et précis catéchisme corporatif. À la fin de mars, une littérature emphatique envahit les journaux et se répandit en brochures ; il y eut une poussée de propagande qui semblait organisée et qui n’était faite que de fermentations anonymes. La multitude y voyait l’action de la C. G. T. ; la C. G. T., pauvre en ressources, comptait sur les retentissements de l’apostolat, sur l’autonomie syndicale, sur la logique immanente des contingences. Au fond, elle n’espérait qu’un succès relatif.

L’attitude des bourgeois servait efficacement l’agitation. Une veulerie sénile, une couardise dérisoire caractérisèrent la classe moyenne à Paris et dans les grandes villes : la légende de l’Organisation formidable, des immenses ressources de la C. G. T. rencontrait chez elle plus de crédit que dans le peuple même.


Le souffle révolutionnaire réjouissait les Enfants de la Rochelle, le groupe des Études syndicales et la Jeunesse antimilitariste. Rougemont et ses néophytes menèrent une campagne tumultueuse. À mesure que levait la semence d’illusion, le meneur s’illusionnait lui-même. Depuis longtemps, il n’avait connu cette douceur optimiste, ce flottement dans la nuée, ces rêves où l’Icarie communiste se profile ainsi que jadis le royaume de Dieu. Dans les averses et les giboulées, il se transportait joyeusement parmi ses néophytes ; on le voyait à tous les détours des terrains vagues, à l’entrée des usines et des fabriques, aux abords des chantiers, à la sortie des artisans, aux enterrements des camarades syndiqués, aux réunions et aux banquets, même à des répétitions de chorales ou de fanfares.

Les Enfants de la Rochelle et leurs annexes ne pouvaient plus contenir la foule ; le patron avait loué une deuxième baraque, vouée aux démolitions prochaines. La pluie entrait par les fissures, le vent soufflait autour des lampes, une odeur de vieux terreau se mélangeait aux effluves des hommes ; la fraternité coulait à pleins verres parmi les palabres, les chansons et les clameurs, chacun partageant des richesses aussi abondantes que la lumière et des conforts distribués comme l’eau, le gaz et l’électricité.

L’Effort allait enfin disparaître. Maître d’énergies incalculables et merveilleusement souples, l’ouvrier se bornerait à ouvrir des robinets, à tourner des manettes, à surveiller des compteurs. Son génie naturel, équilibré par le bien-être et stimulé par le loisir, se développerait sans limites ; ses découvertes rendraient toute fatigue musculaire inutile ; l’inventeur bourgeois disparaîtrait avec le capitaliste, l’industriel et le militaire : comme ceux-ci, n’avait-il pas été un produit de l’exploitation des hommes par les hommes ? Car le laboratoire n’est qu’un atelier alimenté par les fortunes individuelles ou les subsides gouvernementaux ; des myriades d’ouvriers meurent obscurs, qui auraient égalé les Pasteur, les Berthelot, les Curie. Demain, les hommes inventeront avec aisance et modestie, comme le menuisier rabote sa planche, comme le maréchal ferre un cheval : à son tour, l’invention cessera d’être un privilège et une manière commode de se faire déifier.

Cette question faisait renaître celle de l’égalité fondamentale des intelligences. Elle excitait surtout Dutilleul, Gourjat, Armand Bossange, Anselme Perregault, Isidore et Émile Pouraille, le mécanicien Goulard, Haneuse Clarinette, l’Empereur du jeu de bouchon, Vacheron, l’Acacia, Baraque, Margueraux, Filâtre, Vagrel et Piston.

Un soir d’avril, où Rougemont devait venir tard, ils discutèrent la thèse avec acharnement. Dutilleul avait jeté le brandon. Il venait de lire une anecdote sur Sauvage, « l’inventeur de l’hélice » ; il en demeurait hérissé :

— Les trois quarts des inventions sont volées à de pauvres bougres ! meuglait-il en tirant sa demi-oreille. Les ouvriers sont les vrais inventeurs.

Ses yeux jaunes tournaient comme des phares.

— Pour sûr, appuya Pouraille, si les ouverriers avaient le temps et les laboratoires, on verrait ce qu’y z’ont dans la balle. Ainsi, moi, vous croyez peut-être que j’ai jamais songé à une drague ?… Je vous fous mon billet que ma drague aurait valu un peu mieux que celles d’Amérique.

La Trompette de Jéricho, Antoine Gachot, le mécanicien Goulard, Anselme Perregault, avaient des idées plein la tête. Ils en distribuaient des fragments, en clabaudant tous ensemble.

— L’invention, c’est rien… c’est une foutaise, criait Goulard. Qu’on me donne de la galette et j’invente tout ce qu’on veut.

Il passait ses doigts dans sa belle barbe ; à chaque mouvement, il exhalait une fine odeur de bergamote. Une vanité pacifique luisait en sa prunelle : combien son élégance et ses goûts délicats étaient supérieurs à la télégraphie sans fils ou au phonographe !

— C’est rien ! appuya-t-il avec un doux sourire. Il faut seulement être débrouillard et avoir de la patience. Ben ! ça ne manque pas plus parmi les prolétaires que parmi les exploiteurs…

— Je ne vais pas aussi loin, interrompit Perregault, les inventions ne se ramassent pas comme du crottin de cheval ; je dis seulement que tout homme qui a une bonne caboche peut y arriver.

— C’est forcé qu’il y arrive ! aboya Dutilleul. L’invention sort des instruments et les instruments ont été construits par les ouvriers depuis les siècles des siècles… donc l’invention sort des ouvriers.

Cette démonstration lui plut ; il la répéta à trois reprises, d’un air féroce. Le père Meulière se mit à rire. Quoiqu’il continuât à nier la révolution, il subissait l’attrait des parlottes ; tout au fond de son âme, il concevait la possibilité d’un monde meilleur.

— C’est toujours la même répétition ! ricana-t-il. Tous les bossus se figurent que leur bosse est un petit accident, et tous les imbéciles se croient malins… On est comme on est. V’là Bardoufle. Essayez un peu vos pinces contre les siennes… vous verrez si vous pourrez en sortir.

Bardoufle, d’instinct, se dressa sur ses fémurs :

— Et v’là Alfred le Rouge, continua le ferblantier, est-ce que je ne serais pas une fichue bête, si je me croyais aussi fort que lui ? C’est pour la force comme pour l’esprit. Bardoufle mangerait M. Rougemont, mais pour sûr, il ne se croit pas aussi intelligent que lui.

— Ni moi ni personne ! gronda caverneusement Bardoufle.

— C’est l’Homme ! appuya Dutilleul.

Les joues de Perregault flambèrent :

— Moi, je ne donne pas ma tête pour la sienne !

Un orgueil dur et sec éclatait dans toute sa structure ; il regardait avec mépris ces révolutionnaires, prêt à les lâcher au premier coup de chance.

— On sort du sujet, reprit Dutilleul. Sûrement qu’il y a des différences, mais qu’est-ce que ça prouve ? Bardoufle est plus fort que moi, mais je suis plus leste. Avec une bonne trique, je fais sa partie !

— Alors, t’es différent mais égal à Rougemont ? reprit malicieusement le ferblantier.

Cette question énervait Dutilleul, car il conciliait mal son admiration pour le meneur et sa thèse égalitaire.

— T’es un type dans le genre des taons ! riposta-t-il. Je ne refuse pas de te répondre, mais il faut d’abord rentrer dans le sujet. Il s’agit des inventions.

— Bon ! goguenarda le père Meulière… je vas y rentrer en plein. V’là par exemple le même Bardoufle, puis le garçon Béquillard et la mère Bihourd : tu crois qu’ils auraient pu inventer le téléphone ?

Le garçon Béquillard ne put s’empêcher de dire :

— Pourquoi pas ?

— Oui, pourquoi pas, fit Dutilleul, s’ils avaient été dans la partie ?

Mais lui-même sentait la faiblesse de sa réponse : il jugeait Bardoufle et Béquillard incapables d’enventer le plus modeste jouet mécanique. Les autres, au tréfonds, partageaient cet avis. Néanmoins, sauf Taupin, Meulière, Fallandres, ils avaient fini par se persuader que l’invention était une forme de l’exploitation et de la rouerie bourgeoises. Hypnotisés par le principe, ils s’achoppaient aux objections de détail :

— Tu n’en es pas sûr ? reprit Meulière… Si tu vas au fond de toi et si tu dis la vérité, tu ne crois pas du tout que Jules Béquillard aurait pu découvrir le téléphone.

Dutilleul fit mine de se précipiter sur le père Meulière :

— Bon ! fit l’autre, pas la peine de faire le fendant, je suis sûr que tu me flanquerais une pile et ça serait encore une fois la répétition de l’inégalité des hommes.

Le petit Taupin, qui avait écouté en silence, eut un aboiement joyeux :

— Pour sûr, qu’on est pas égaux… et pour sûr aussi que les bourgeois sont plus malins que les ouverriers !

Dutilleul s’était calmé. Un mot de Rougemont lui remonta à la mémoire ; il le lança à tour de bras, comme une pierre de fronde :

— On n’est pas égaux, peut-être, on est équivalents — et c’est la même chose.

— Je ne comprends pas ! fit l’obstiné Meulière.

— Ça veut dire qu’on a chacun ses qualités. Celui qui n’est pas inventeur se rattrape sur autre chose. On peut être un médecin épatant et n’avoir rien inventé, ou être un très mauvais médecin et avoir trouvé le remède au croup. L’un vaut l’autre.

— C’est une farce ! Y a des tas de mauvais médecins qui ne sont pas fichus d’inventer quelque chose. Tu connais comme moi des types qui n’ont rien du tout pour eux, et puis rien. Ils sont faibles, soulards, bêtes, paresseux, mauvais comme teigne et gale. Ça commence depuis qu’ils sont gosses… Tu as pourtant été à la primaire.

Cette argumentation de fait démontait Dutilleul. Il se remit en colère :

— C’est la faute à la société !

— C’est le capitalisme et le militarisme qui ont détérioré la marchandise ! hurla Isidore, dressé sur ses pattes bancroches.

Le mécanicien Goulard, lissant sa barbe avec amour, déclara :

— L’intelligence c’est une affaire d’instruction. Quand on saura s’y prendre, tout le monde sera intelligent… La seule chose à quoi on ne peut rien faire, c’est que les uns sont beaux et les autres laids.

— Tu ne te donnes pas de coups de pied dans le trou de balle ! fit doucement Taupin.

Perregault se rangea subitement du côté de Meulière :

— Pour l’invention, elle passera aux ouvriers, mais l’intelligence et puis le courage et la volonté, il n’y en aura jamais que pour un petit nombre d’hommes.

Des faces velues houlèrent, ivres d’égalité. La Trompette de Jéricho s’enfla dans un rugissement de lion, suivi d’une aboyade de molosses ; Isidore Pouraille frappait la table de son verre, avec méthode et fureur ; Armand et Marcel Bossange, le petit Meulière, Émile, clamaient la déchéance du privilège intellectuel ; Goulard rythmait sa foi de la main et de la barbe ; Jules dit Béquillard, blessé dans sa dignité par les propos de Meulière, bégayait qu’un garçon de salle vaut un ingénieur ; Vagrel, Bollacq, Alfred le Rouge, Vérieulx, Piston dit la Tomate, Baraque, Vacheron l’Acacia, Boulland, Cambrésy, Filâtre, Pignarre, Lévesque, Fourru, Mangueraux, Haneuse Clarinette niaient énergiquement toute l’élite naturelle. Le hourvari régna, la joie de faire danser les tables et de vomir des injures énormes. Tous en revenaient, avec des mimiques furibondes, à cet axiome que l’injustice avait créé à la fois des inégalités morales et l’inégalité des fortunes.

Les jeunes Bossange, hissés sur une table, exécutaient une bourrée parmi les verres, ivres de nivellement, et les instincts aristocratiques, qui grouillaient dans chaque fibre d’Armand, contribuaient à rendre son enthousiasme plus incandescent.

— Camarades ! cria-t-il d’un air extatique… le problème a été mal posé !

Son attitude intéressa la Trompette de Jéricho qui, curieux de savoir ce qu’il voulait dire, prit sa voix de ventre, bourdonnante comme une grosse caisse :

— Faut écouter le jeune coq !

Il imita le bruit d’une sonnette avec une telle maëstria qu’il obtint le silence. Et Armand, plein de son idée, répétait :

— Le problème a été mal posé !

— Eh bien ! pose-le ton double six ! ricana Pouraille.

Le jeune homme devint très rouge en voyant tant de barbes dressées vers son visage glabre. Puis il déclara :

— Dans la société actuelle, il faut tenir compte des dégénérés !

— C’est ceusses qui boivent de l’eau ! s’égaya Isidore.

— C’est les Auvergnats ! fit Haneuse Clarinette.

— C’est les gourdes comme toi ! riposta un citoyen de Saint-Flour.

— Ce sont les bourgeois ! fit Goulard d’une voix pateline.

— La vérité sort de la bouche des enfants, riposta Dutilleul que la barbe de Goulard agaçait.

— Camarades, reprenait Armand, il est vrai que les dégénérés se trouvent en plus grand nombre parmi les bourgeois, mais ne nous aveuglons point, il y en a beaucoup parmi les travailleurs. C’est le résultat de l’exploitation humaine, et si cette exploitation continuait, on peut être sûr que le nombre des dégénérés ne cesserait de s’accroître. La classe des dirigeants en serait la principale victime : la dégénérescence a toujours décimé les vainqueurs. Elle peut même finir par être comme qui dirait une justice : c’est ainsi qu’à la veille de 1789, la noblesse était pourrie ; il n’y avait plus qu’à la toucher du doigt pour la faire tomber ; et nous voyons nos maîtres actuels, plus névrosés, plus faibles, plus lâches, plus déséquilibrés de génération en génération. La dégénérescence pourrait ainsi être considérée comme une sorte de nivellement naturel, et satisfaire nos instincts de revanche. Mais elle présente d’effrayants dangers pour le peuple même.


Les barbes écoutaient avec stupeur. Ils s’étaient apprêtés à rire ; ils reconnaissaient obscurément, dans ce jeune homme maigre, quelque chose qui les dépassait. Il y avait déjà de l’éloquence dans la manière de lancer les paroles, il y avait aussi quelque chose d’abstrait, qui ne plaisait qu’à demi aux auditeurs, et ils retrouvaient encore cette sincérité, ces yeux convaincus qui les charmaient chez François Rougemont :

— Y parle bien, le gosse ! cria Haneuse.

— Continue à poser ton double six ! goguenarda Pouraille.

Armand, qui bégayait au début de sa harangue, tournait maintenant ses phrases avec une facilité qui le surprenait lui-même ; sa parole était plus claire que sa pensée :

— En effet, continua-t-il avec une autorité

croissante, la dégénérescence atteint les prolétaires non seulement en eux-mêmes, mais aussi par les déchets aristocratiques et bourgeois qui font retour à la masse : nous connaissons tous des familles bourgeoises que la ruine a rejetées parmi les ouvriers… je suis moi-même, camarades, le produit d’une de ces familles. La dégénérescence accumule donc les individus mal venus, les tarés, les malingres, les imbéciles. Or, comme je l’ai déjà dit, elle est le produit naturel de l’inégalité sociale. Car l’inégalité sociale crée d’une part des misères qui dépriment, et d’autre part des luxes, des jouissances, des excès qui pourrissent. C’est comme une double série de maladies qui finiraient par ronger l’humanité entière, si le communisme ne venait y mettre bon ordre. Le rôle du communisme n’est pas seulement d’établir la justice, il est encore d’assainir les hommes, gangrenés par trois sales civilisations successives : la civilisation de l’esclavage, qui a dégradé les anciens ; la civilisation féodale et royale, qui a débilité l’Occident ; la civilisation industrielle, qui est en train de ruiner complètement nos santés. Camarades ! le communisme nettoyera les écuries ! Il inaugurera le régime solidaire et, en même temps, celui de l’hygiène physique et morale que l’iniquité rend impossible ; il redressera les corps et il redressera les esprits : c’est alors seulement qu’il y aura équivalence de droits et de facultés. Osons le dire, camarades, si étrange que cela puisse d’abord paraître, il n’y a pas de justice sans salubrité, il n’y a pas de salubrité sans justice.

Quelques barbes applaudirent ; d’autres oscillaient, partagées entre l’admiration et un mécontentement obscur. Mais le jeune homme était lancé ; il se reconnaissait les dons de l’orateur, il s’adressait à la foule avec la même sécurité que s’il eût parlé au petit Meulière ou aux camarades du Cercle antimilitariste :

— Quand la justice et la salubrité auront duré pendant quelques générations, le type humain commencera à produire des individus de même valeur. Sans doute, il y aura tout de même quelques inégalités. Pas plus que les facultés ne seront uniformes, pas plus ne seront-elles strictement égales ni même équivalentes. Mais ce sera bien peu de choses, camarades. D’abord, la plupart du temps, la légère infériorité d’un homme doué à peu près des mêmes qualités qu’un autre sera compensée par quelque petit avantage dans un autre genre. Il deviendra ainsi très difficile de décider si Pierre est réellement supérieur à Paul : c’est tout ce qu’il faut pour établir l’égalité véritable des droits et des devoirs, la jouissance de conforts et de luxes divers mais à peu près de même valeur. Le grand homme, ce reste intellectuel des temps barbares, disparaîtra complètement. Il n’y aura plus de Victor Hugo et de Pasteur, pas plus qu’il n’y aura de Napoléon, de Gambetta, de Rockefeller, ni même de Blanqui et de Jaurès ; il n’y aura plus de demi-dieux, des quarts ni des huitièmes de dieux, il n’y aura plus de héros ni même d’hommes notoires. La raison en est simple : le nombre des individus capables de faire ce qu’on appelle de grandes choses sera presque illimité. La société aura à sa disposition des légions de philosophes, de savants, d’inventeurs, de poètes, de littérateurs, de peintres et de musiciens. L’art et la science donneront des fleurs merveilleuses ainsi que dans ces parterres hollandais où ne poussent que d’admirables tulipes. Alors à quoi bon glorifier ou déifier une créature ? La gloire paraîtra je ne sais quelle folie, quelle misérable conception d’hommes encore à demi sauvages : il suffira à chacun de se développer selon ses goûts et ses énergies, dans la plénitude de sa dignité, dans le sentiment fraternel des droits du prochain. Et d’appartenir au genre humain suffira pour obtenir toute la sécurité, toute l’aide, tout le bonheur dont disposera l’organisme social, mille fois plus fort, plus subtil, plus ingénieux que de nos jours.

Cette fois, tous applaudirent. À l’idée qu’il n’y aurait plus de grand homme ni même d’homme notoire, une allégresse souleva ces âmes avides de nivellement. La Trompette donna le signal d’un vaste hourvari, et la Tomate qui était perclus, Clarinette à qui un bégayement donnait l’air imbécile, Cambrésy qui n’avait jamais pu apprendre la multiplication et pour qui la division restait un mystère, Boulland qui tentait depuis dix ans de parler en public et qui s’enlisait chaque fois dans un bredouillement, Bollacq qui, mécanicien inepte, demeurait asservi aux basses besognes, Vacheron l’Acacia, qui était battu par sa femme, Mangueraux, qui avait trois fois monté un petit bar et trois fois vu péricliter son entreprise, Vagrel, furieux d’avoir échoué dans ses examens pour le brevet élémentaire, tous acclamaient avec fièvre l’ère où les hommes cesseraient d’être humiliés par la supériorité ou la chance du prochain. Mais Gourjat, Fallandres, Isidore Pouraille, Dutilleul, le petit Meulière, Bardoufle, Alfred le Rouge, Vérieulx, Filâtre, Pignarre, Lévesque, Fourru, d’autres encore, obéissaient à des sentiments plus mystiques : sans faire complètement abstraction de leur vanité, et sans être étrangers à l’envie, leurs cœurs s’échauffaient pour de généreux symboles.

— Un ban pour le gosse ! cria cordialement Alfred le Rouge, il a bien envoyé ça !

— Un ban ! sonna la Trompette.

Les barbes consentirent ; le ban clapota au long de la baraque moisie ; Armand mordit, enflé d’orgueil, à ce gâteau de la renommée qu’il venait de proscrire des sociétés futures. On vit s’esclaffer le père Meulière :

— Tu ris, vieux singe. N’empêche que le petit t’a joliment collé ! cria Dutilleul.

— C’est toujours la même répétition !… S’il m’a collé, c’est qu’il parle mieux que moi, et ça ne prouve pas l’égalité. Et vous le savez bien, puisque vous l’avez applaudi… même qu’il dresse la crête comme un coq sur son fumier…

Perregault considérait avec malveillance ce neveu qui se permettait d’être éloquent en présence de son oncle ; il lui eût volontiers rabattu le caquet d’une solide mornifle. Quant au petit Taupin, il avait claqué des mains comme les autres, avec méthode et conviction. Il expliqua son applaudissement :

— C’est pas les idées que j’approuve… elles ne valent pas les quatre fers d’un chien, c’est le type. Marquez ce que je vous dis, ce petit-là sera député, et peut-être minisse. Comme ça, y prouvera que les hommes sont égaux.

Il ricana avec douceur et se remit à fumer sa pipe, heureux de vivre et de boire son bock, de sentir toute sa personne pleine d’aise, de santé et de force.


Avril accroissait sa chair verte, la fleur d’espérance riait au cœur des révolutionnaires. Les vastes théories cédèrent à une sentimentalité aiguë. Les syndicats connurent la fièvre ; les cercles d’étude s’assemblaient pour proférer des résolutions turbulentes : incertains des projets de la C. G. T., les orateurs se bornaient à des anecdotes, des objurgations, des oracles. Cependant, les vœux étaient unanimes ; ils convergeaient vers le grand mythe de l’heure : la grève générale. Les enthousiasmes s’y heurtaient comme des oiseaux migrateurs au phare. À Paris, quelques corps de métier se préparaient avec constance. Les terrassiers, les ouvriers du bâtiment, les boulangers, les peintres, les mécaniciens encombraient la Bourse du Travail. Leurs réunions étaient ensemble tumultueuses et énigmatiques, leurs résolutions forcenées.

En même temps, croissait la terreur bourgeoise. Le massacre et la famine, tour à tour, obsédaient les imaginations ; le prolétariat et son état-major, la C. G. T., prirent la figure de hordes barbares, avec quelque chose de plus mystérieux, car l’invasion devait surgir du terroir même, entr’ouvrir le sol, tel un tremblement de terre, se répandre ainsi que des laves, ou, plus subtile encore, engourdir, empoisonner et capturer la puissance sociale. À quelques jours du 1er mai, l’idée de famine prédomina. Des bandes de capitalistes et même de petits rentiers émigrèrent. Ils eussent été suivis par d’innombrables congénères sans l’instinct rapace de la propriété et la nouvelle que le gouvernement empilait des troupes dans les casernes.

La peur d’être assassiné ou même pillé s’atténua. Celle de mourir d’inanition prit des proportions fabuleuses. La ruée de l’approvisionnement commença. On vit s’agiter les ménagères en files de fourmis, s’accroître les fournées des boulangeries, l’épicerie écouler d’un jet le stock des vieilles conserves ; les pâtes, les macaronis, les fromages, les confitures, le sucre, le chocolat s’accumuler aux garde-manger et aux armoires. Il y eut le vieux monsieur qui fait charger deux fiacres de jambons ; la famille qui remplace son linge par des piles de porc salé, celle qui transforme en poulailler la moitié d’un appartement. La folie du jour se décela aux postes de police par l’apparition d’inventeurs de comestibles ; un multiplicateur de vivres se présenta à l’Élysée ; un citoyen, appréhendé rue Croix-des-Petits-Champs, se proclamait ministre de l’approvisionnement public.

L’exaltation croissait d’heure en heure aux Terrains-Vagues. Isidore Pouraille annonçait la journée de deux heures et proférait d’obscures menaces contre le comte de Cullont ; Dutilleul, suivi des Six Hommes, promenait une trique éperdue du pont de Tolbiac jusqu’à la place des Quatre-Chemins ; Gourjat circulait avec des clameurs inouïes, dont il prétendait dépeindre la joie du prolétariat délivré ; l’Homme frileux, sa houppelande au vent, errait plein d’une fraternité mystérieuse ; Alfred le Rouge ne cessait de tâter ses biceps ; Vérieulx, dès le matin, était contraint de marcher le long des murailles ; Jules Béquillard avait triplé la casse ; Bardoufle escomptait des prodiges et s’arrêtait au milieu de son travail, pour balancer ses pinces et souffler d’enthousiasme ; Piston la Tomate, Baraque, Cambrésy, Margueraux, Haneuse, Clarinette, Vacheron l’Acacia, Bollacq, Vagrel, Levesque, Filâtre, Fourru, vingt autres, patrouillaient du boulevard Jourdan jusqu’aux contreforts de la Butte-aux-Cailles. Les femmes s’en mêlaient ; elles oscillaient entre la crainte du désordre, des payes fondues chez le mastroquet et l’espérance des trésors déterrés au fond des caves, des usines et des banques : en voyant la terreur bourgeoise et la bonhomie du gouvernement, elles commençaient à croire à la viande obligatoire et au pain gratuit.

Malgré qu’elles eussent, pour la plupart, le goût de la hiérarchie et le respect de la force, elles prirent alors la maladie de leurs hommes, elles la répandirent par la vertu d’un verbe abondant et de gestes épidémiques. On les voyait sur les seuils craquelés, devant la boucherie Malenboucq, dans l’épicerie mi-souterraine de Pellavoine, aux confins des jardins pouilleux, dans les terrains bosselés de tessons et de ferraille. Là, elles s’abandonnaient au plaisir divin des vaticinations. Elles se réunissaient aussi chez elles, devant du café fleurant la « mauvaise fève » et fangeux de chicorée, du pain aigre, du beurre salé où se dissimulent les suifs et les axonges…

La parole coule au sein d’une délicieuse veulerie, la vie du prochain se transmue en chaotiques légendes, l’espérance vagabonde, entretenue par la cartomancie et par la clef des songes. Entre ces femmes aux tignasses appauvries, peignées en un tour de démêloir, ces faces grisonnantes et ces bouches vermoulues, ces jupes remontées sur le ventre, marinées de ragoûts, de graisse et de sueur, passe la bonne aventure, — l’occulte, le mystère, les esprits propices et néfastes, une féerie que la vie des villes et la mort des dogmes a faite uniforme, vermiculaire, mais où se retrouve l’essentiel de ce qui, depuis le premier fétiche, soutient les misères de la bête humaine…

Et les femmes aperçoivent la révolution comme une fête débonnaire, arrosée de cafés, pendant que les hommes organiseront une existence sûre et brillante.


Une exaltation pareille animait les ouvrières des usines et des ateliers. Brocheuses, brunisseuses, polisseuses, couturières, lingères, lavandières, vendeuses, plumassières, cardeuses sentaient l’approche d’une heure solennelle. À l’atelier Delaborde les deux sexes fraternisaient, dans une ivresse comparable à celle qui précède les vacances aux lycées ou la libération de la classe aux casernes. Quoique le patron eût une bonne fiche dans la franc-maçonnerie prolétarienne, on l’accusait de gaspiller d’exorbitants bénéfices, dans des restaurants chics, avec de somptueuses Otéros ou de mousseuses cabotines : on lui ferait la « reprise » en douceur, on lui garderait une place confortable.

La plupart narguaient sourdement Deslandes dont la rigidité croissait à mesure : sa presse était mauvaise et l’on se proposait de le condamner aux travaux bas ou ridicules. Quelques lurons jugeaient expédient de lui casser plus ou moins la gueule. Les partisans de la « purge », estimaient sa suppression désirable, en même temps que celle de trois ou quatre cent mille de ses congénères. Beaucoup de camarades, d’ailleurs, partisans de la bénévolence en bloc, rêvaient leurs petites vengeances secrètes.


Au club des jeunes antimilitaristes, Armand Bossange apportait une énergie accrue par le succès. Son mysticisme hypnotisait ces mentalités neuves. Tous attendaient, à date fixe, la métamorphose du vieux monde. Par des soirs mêlés d’astres et de nuages, au fond du jardin vague, dans l’annexe titubante des Enfants de la Rochelle, ils vécurent une semaine admirable. En vain usaient-ils d’un verbiage saturé de termes positifs, ces termes se revêtaient d’espérance occulte et de foi miraculeuse. Ils élevaient vers l’expropriation bourgeoise, vers l’Organisation communiste, la même âme extasiée qu’un Arabe de l’Hégire vers le ciel d’Allah ; et tandis qu’ils brûlaient les images, d’autres images naissaient interminablement dans leurs cervelles. Ivres de rites, de symboles, de vieux songes transfusés, ils postulaient, avec une confiance éperdue, la puissance insaisissable qui magnifiait leurs désirs.

Le grand jour se leva. Des nues moutonneuses virevoltaient au-dessus des usines et des terrains vagues, une faible haleine frôlait les fortifications et coulait vers la Butte-aux-Cailles. La lumière était fine et tendre, les herbes, les chardons, les giroflées, les linaires, les plantains, les arbres valétudinaires et les arbustes plaintifs se hâtaient de faire un peu de chair verte. La légion des cheminées était morte ; l’usine Caillebote, la fabrique Fauvel, la teinturerie de Fritz, les établissements de Mirvalet-Constant, oubliaient d’infecter le terroir de leurs haleines carboniques, sulfurées ou oléagineuses. C’était la paix d’un profond dimanche ; les enfants mêmes désertaient la primaire, les chiens frétillaient et multipliaient leurs jeux obscènes, excités par le grouillement des hommes.

D’abord, ce fut une vaste attente.

Pouraille, en bras de chemise, pérorait sur le calcaire crevassé de son seuil, avec le maçon Pirart et le charpentier Vaneresse, pendant que Victorine et Fifine épiaient l’étendue, la mère comme une vieille poule échappée aux casseroles, Fifine, avec ses yeux gris de cendre : toutes deux redoutaient sourdement la venue du peuple et craignaient que leur pécule, célé dans la muraille, ne fût confisqué par la C. G. T. Leurs âmes chétives haïssaient les propos d’Isidore. Fifine, par surcroît, craignait d’être violée…

Depuis l’aurore, Émile promenait une structure cahotante et une tête éberluée ; il hurlait par intervalles et annonçait, selon les sautes de son humeur, la béatitude universelle ou de calamiteuses charcuteries.

— Ça va chauffer ! disait Isidore au maçon Pirart ; à l’heure où je parle, les faubourgs s’apprêtent à marcher sur la Bourse du travail. C’est place de la République que le balayage commencera ! Moi, je file à neuf heures sonnantes. Clemenceau doit être en train de faire ses malles.

La chaleur de trois amers excitant déjà sa mécanique, il apercevait distinctement la frousse des ministres, la fraternisation des soldats et du populaire. Tandis qu’il vaticinait, on vit survenir le mécanicien Goulard, Bardoufle et la Tomate.

Goulard portait un complet marron, exactement adapté à sa structure ; une cravate vert cornichon s’ornait d’une épingle d’escarboucle, la barbe embaumait l’héliotrope et les mains, lavées à outrance, décelaient des ongles coupés de frais, décrassés par une main patiente. Le mécanicien recevait avec dignité les regards ravis des commères ; il en tirait toute sa gloire, sans que sa vertu fût atteinte, car cet homme, qui aurait pu se faire un harem, gardait sa force amoureuse pour la seule Amélie. Il attendait la révolution comme les autres, bien résolu à ne pas abîmer son complet dans les bagarres : pourtant, si son intervention devenait nécessaire, il mettrait des culottes de toile et une salopette. Mais il n’augurait que de bénignes bourrades : la C. G. T. avait cuisiné la troupe, à peine si quelques fusils cracheraient sur le peuple. À côté de lui, piété sur ses pattes percluses, avec un visage suant de crédulité, la Tomate écoutait Isidore :

— Et à quelle heure crois-tu qu’on mènera la danse ? demanda-t-il, quand le bancroche eut révélé que le Central télégraphique s’apprêtait à répandre, par toute la France, les ordres révolutionnaires.

— L’heure exacte, faudrait la demander au citoyen Rougemont, qui la tient de Griffuelhes. Seulement, y te la dirait pas ! Tout ce qu’on peut savoir, c’est que ça tombera l’après-midi.

C’était l’avis de Goulard. Il tenait qu’avant sept heures, la révolution envahirait les ministères, occuperait les casernes et ferait jouer le télégraphe. Bardoufle n’attachait aucune importance aux propos de Pouraille, mais François, ayant fait, la veille encore, un appel aux courages, l’homme aux gros fémurs attendait le déclenchement des circonstances. Cependant, chassés de leurs tanières par une curiosité identique, d’autres camarades gagnaient la porte de Pouraille. Il y eut Baraque, Cambrésy, Vacheron l’Acacia, Filâtre, Pignarre et Haneuse. Quoiqu’ils tinssent Isidore pour une tourte, ils s’hypnotisaient à ses allégations. Castaigne dit Thomas passa en compagnie de Tarmouche le Jaune. Entendant prophétiser, Castaigne ne put s’empêcher de dire :

— Des patates !… Il y a quarante mille hommes dans les casernes.

— Y lèveront la crosse ! certifia Isidore.

— Ils ne lèveront seulement pas la patte ! riposta Tarmouche. On a de la bonne troupe, bien commandée, bien encadrée. D’ailleurs, tout le monde compte sur son voisin. Il y aura tout au plus des engueulades, et des fournées de bonnes gens au bloc ! Qu’est-ce que tu paries ? Je mets dix francs contre vingt sous.

Cela jeta un froid. Puis Isidore clignant de l’œil gauche, tandis que l’œil droit s’ouvrait rond, goguenard et péremptoire :

— Tu joues ta partie, vieux lard ! Ils sont quelques milliers comme ça, en route pour décourager le peuple. On sait qui te paye, la C. G. T. a l’œil sur toi et le bon !… Seulement faut pas nous prendre pour des andouilles.

À ces mots, tous connaissant que Tarmouche et Castaigne étaient soudoyés par un pouvoir ennemi, il s’éleva une huée :

— À bas les Jaunes ! hurla Vacheron l’Acacia.

La menace grimaça sous les masques, pendant que Tarmouche ânonnait :

— Moi, ça m’est égal ! Vous pouvez bien croire ce que vous voulez et aller faire du pétard place de la Grosse Femme. La police vous f… une conduite de Grenoble.

— Tu es vendu à ceusses qui nous sucent la moelle ! claironna Isidore.

— Hein ? De quoi ? Où sont-ils les vendus ? Qu’on leur décolle la peau et qu’on leur tisonne les tripes avec un fer rouge !

C’était Dutilleul, avec trois des Six Hommes. Depuis l’aube, il vivait sur un rythme frénétique. Son âme, oscillant selon les sauts d’un cerveau trop agile, entre de fabuleuses espérances et des soupçons sans nombre, tantôt il douait la C. G. T. de la toute-puissance, tantôt il apercevait distinctement la tactique d’ennemis noirs, subtils, insaisissables : ils rongeaient comme des termites, empoisonnaient comme des crotales, engourdissaient comme des vampires. Il les signalait à des amis invisibles ; son visage s’échauffait au point qu’il dut le tremper, plus de dix fois, dans l’eau froide.

À huit heures, n’y tenant plus, il se mit à la recherche des Six Hommes, résolu à casser des gueules et à exposer la sienne propre. Déjà, il tenait trois de ses acolytes et, parvenu à la hauteur de Pouraille, il ouït un lambeau de phrase. La barbe hérissée, les lèvres spumeuses, ses yeux tournant de toutes parts leurs étincelles, il leva le gourdin des beaux jours et dansa de fureur :

— Oui… où sont-ils ? Paris est truffé de traîtres, les casernes en sont bourrées, les rues en regorgent : on les sciera entre deux planches, comme ce salaud d’Isaïe !

Tarmouche et Castaigne, concevant que l’exaltation du groupe pourrait croître, et peu enclins à se mesurer deux contre vingt, disparurent derrière la maison Perregault.

Les paroles fermentaient en Dutilleul, si tumultueuses qu’il ne pouvait les éjaculer en bon ordre ; il haletait :

— Toutes les forces de la réaction bourgeoise nous guettent dans l’ombre. Compagnons ! C’est aujourd’hui ou jamais ! Le choc de deux mondes !… Le lion prolétaire va se heurter aux panthères, aux serpents et aux chacals de la bourgeoisie. Prenez garde, nos ennemis ont le guet-apens et le croc-en-jambes. Obéissons aveuglément aux ordres de la C. G. T. et cassons cent mille gueules, nom de Dieu !

Soulignant ce « gaspacho » d’un huit de canne, que répétèrent ses acolytes, il se précipita à l’aventure. Le groupe continuait à grossir. Tous commentaient ces ordres mystérieux dont avait parlé Dutilleul. Comme aucun n’en avait reçu, ils conjecturaient une milice mystérieuse, une franc-maçonnerie du chambardement qui jaillirait de l’inconnu et que les masses n’auraient qu’à suivre. Isidore usait sa salive à l’affirmer :

— C’est réglé comme ma montre ! s’exclamait-il en tirant une toquante ancestrale et en faisant constater qu’elle marquait la même heure que le cadran de l’usine Caillebotte. Soyons seulement tous, à partir de quatre heures, aux environs de la Bourse du Travail ! La Grange aux Belles aura turbiné, je ne vous dis que ça !

Une voix tonna et parut escalader les fortifications, les tours de Sainte-Anne, la Butte-aux-Cailles : c’était la Trompette de Jéricho.

Nègre de l’usine,
Forçat de la mine,
Ilote du champ,
Lève-toi, peuple puissant :
Ouvrier, prends la machine !
Prends la terre, paysan !

En passant par ce formidable organe, dans la clarté du matin, le chant parut immense, écrasant, irrésistible. Tous beuglèrent, électrisés :

Ouvrier, prends la machine !
Prends la terre, paysan !

Il y eut une pause, où ils se regardaient, les poils frémissants : leur foi écumait comme un vin de vendange. Et Gourjat certifiait :

— La braise est au four… ça va chauffer !

Il allait poursuivre, lorsqu’on vit s’arrondir son œil et vaciller ses joues : sa femme venait d’apparaître. Elle avançait son nez pointu ; un sarcasme amer retroussait ses babines :

— Qu’est-ce que tu fais ici, voyou ! fit-elle, avec un grincement de lime. Qui est-ce qui va chauffer, jobard ? Est-ce qu’il y a un four assez grand pour y cuire ta bêtise ? Ah ! tu chauffes tes pieds à courir, comme si tes chaussettes n’étaient pas assez pourries, et tu fatigues ton haleine afin qu’elle rancisse un peu plus le beurre !

Gourjat devint blême comme le plâtre de la façade ; ses membres flageolèrent ; la honte le couvrait d’une sueur froide : c’était la première fois que Philippine le poursuivait dans la rue. À la vue des têtes ahuries, dont quelques-unes commençaient à rire, il conçut la révolte, sa voix s’éleva, chevrotante :

— Mes chaussettes ne sont pas pourries… et jamais mon haleine n’a ranci le beurre.

Dans son désespoir, il déboutonna une de ses bottines ; son pied apparut, vêtu d’une chaussette rayée de vert et de jaune. Il le présentait au nez des assistants, il bégayait :

— Tenez, sentez-le ! Tâtez-le. Vous verrez qu’il est sec et qu’il n’a pas d’odeur.

— Parce qu’il a pris un bain de pieds et mis des chaussettes propres ! glapit l’astucieuse Philippine.

— C’est faux ! c’est faux ! se lamenta la Trompette, ce sont des chaussettes de trois jours, je le jure, et même je n’ai pas lavé mes pieds depuis une semaine.

Tous avançaient la narine avec des grimaces rieuses, tandis que Philippine gloussait :

— Après-demain, ces chaussettes seront plus pourries qu’un vieux camembert ! Qu’est-ce qu’on peut attendre d’un homme qui n’a qu’un poumon et qui est incapable d’avoir des enfants ?

— Je suis capable d’avoir des enfants ! riposta lamentablement Hippolyte.

— Alors, ce serait moi qui ne serais pas capable d’en d’avoir ? Et tu oses me dire ça devant le peuple, ventriloque de bas étage… Va ! tu casseras des cailloux et tu crèveras dans un dépôt de mendiants, comme ton oncle Antoine. Ouste ! à la maison !

Gourjat avait remis sa bottine ; il écoutait, d’un air morne, cette voix de vrille qui le torturait depuis tant d’années ; il songeait à Mlle Félicie Pasquerault, la fille du maître tanneur, fraîche, gentille, d’humeur égale, avec qui il aurait été si heureux. Ah ! madame Giraud, qu’avez-vous fait ?

— À la maison ! réitéra la mégère.

Faute de concevoir l’influence de la foule, la suggestion de faces ricanantes et de propos joviaux, elle avait dépassé la mesure. Cet humble Hippolyte se redressa sous les fourches caudines, il regarda Philippine bien en face. Son art prenant une forme inattendue, il poussa le cri rauque de la dinde et les clameurs ahuries de la pintade. Puis, il fila à travers les terrains vagues avec de tels miaou, que tous les chiens du terroir aboyèrent, et que les ménagères, penchées à leurs fenêtres ou surgies des corridors, crurent ouïr la première clameur révolutionnaire.

Chez les Bossange, la mère avait tressauté :

— Ils viennent ! déclara-t-elle avec certitude. Pourvu qu’on ne coupe la tête à personne ; ça me renverserait les sangs !

Malgré les explications cent fois répétées de ses fils, elle n’imaginait pas la révolution sans guillotine et sans pendaisons. Lorsqu’elle rencontrait Tarmouche, Castaigne dit Thomas, Théodore ou Pierre Caillebotte, le curé de Sainte-Anne, Christine ou Marcel Deslandes, elle les voyait nettement hissés à une lanterne, la corde au cou, ou la tête passée dans la lunette à Deibler. Elle craignait aussi pour son mari, Adrien Bossange, qui s’obstinait à exécrer le communisme et à mépriser le peuple : quand Armand discourait sur la justice, son père l’interrompait d’un ton chagrin ou se retirait dans la chambre voisine. La joie de voir ses enfants rejeter l’outil du prolétaire, était empoisonnée par ces manies socialistes. Il observait ses fils avec des prunelles mornes. Lorsqu’il les entendait vitupérer contre les exploiteurs ou flétrir l’avilissement militaire, une telle amertume envahissait son vieux cœur, qu’il en aurait pleuré.

Ce matin-là, levé de bonne heure, à son habitude, la jaquette bleu de roi, le pantalon gris méticuleusement brossés, la cravate de satin noir nouée selon un rite immuable, le col et la chemise bien clairs, il sentait en lui les éléments du bonheur et considérait le soleil avec une petite palpitation de jeunesse. Qu’il eût été doux d’emmener ses fils au bois de Verrières, de sentir en eux la suite de sa race et l’espérance d’un relèvement. Hélas ! c’était le 1er mai, une fête pour eux, d’odieuses saturnales pour lui… tout le jour, leurs âmes vivraient en discordance. Pendant qu’il s’astiquait dans le logis malodorant, où bondissaient les puces, où pullulaient les mouches, Adèle avait passé une jupe de finette, couverte de taches larges comme des écus de cinq francs. Un cambouis de pommade et d’ordures ménagères poissait sa chevelure, ses orteils trouaient les pantoufles ; son visage, huilé par le sommeil, s’éclairait de prunelles joviales, crédules, imprévoyantes, soupiraux d’une âme où la vie avait passé comme dans l’âme d’un chien.

Elle préparait grossièrement, avec du café moulu d’avance chez l’épicier Pastrulle, le petit déjeuner ; et tandis que le breuvage exhalait son arôme, elle disposa sur la table du beurre rance, une miche de quatre livres, du lait bleu, des jattes fleurant l’eau de vaisselle.

L’employé épiait ces préparatifs avec mélancolie. Ils eussent pu lui paraître aimables, car il appréciait la douceur des repas en famille. Mais vingt ans de désordre et de crasse n’avaient pu l’habituer à se repaître comme une bête. Ah ! la table et la vaisselle claires, une odeur saine, des mets préparés par une main propre, ah ! la séduction d’une intimité faite d’ordre, de vigilance, d’hygiène et de politesse !… Il n’y osait plus même penser. Détournant la tête avec un long soupir, le cœur recru de fatigue, il considéra les terrains vagues, les usines et la Butte-aux-Cailles estompée dans le matin de mai..

Lorsque les fils survinrent, Adrien dirigea vers eux sa face flétrie, avec un sursaut de tendresse. Armand apparaissait peigné, le visage, les oreilles et le cou lavés avec soin, les vêtements brossés ; ces signes d’une hérédité bourgeoise tirèrent à l’employé un sourire. Pour Marcel, il exhibait une chevelure éparse, des joues encore sales, un pantalon moucheté : la tradition d’Adèle. Tous deux aimaient le père et quand ils vinrent l’embrasser, d’un geste d’enfant, il se réjouit en son cœur. Cette jolie minute ne dura guère : les jeunes gens ne songeaient qu’au 1er mai. Afin de ne pas contrarier le père, ils se contraignaient à n’en rien dire ; mais, de-ci de-là, un mot décelait l’orientation de leurs âmes. Cette réserve finit par être plus pénible qu’une discussion ; Adrien murmura, en beurrant prudemment sa tartine :

— Il y aura certainement des désordres.

Les yeux d’Armand scintillèrent :

— Oh ! des désordres ! Ce ne serait pas la peine.

— Comment pas la peine ! se récria Adrien… que te faut-il donc ?

— La révolution ! cria impétueusement Marcel.

— Et qu’en feriez-vous, pauvres petits ? Une révolution ne pourrait apporter que la misère.

— Pas celle-ci ! certifia l’aîné d’une voix ardente. Nous ne sommes plus au temps où les révolutions se faisaient au hasard ; maintenant nous connaissons les vraies ressources du pays ; les syndicats sauraient s’en servir.

— Tu crois ça ! fit le père en haussant les épaules. Si les ouvriers connaissaient les ressources du pays, ils seraient pris de terreur, ils sauraient qu’il n’y en a vraiment pas assez pour tout le monde, et qu’à une société composée de riches et de pauvres, ils ne pourraient substituer qu’une société de crève-la-faim.

— La France peut nourrir cent millions d’hommes, protesta Armand. Il suffira de l’organiser. Nous sommes prêts.

— Ah ! vous êtes prêts, ricana mélancoliquement Bossange. Et comment ? Où ça se passe-t-il ? Qui a dressé les plans ? Et les connais-tu, ces plans ?… Mon cher garçon, tu en sais, sur ce point, juste autant que moi. Tu fais partie d’un club antimilitariste et tu fréquentes un cercle révolutionnaire. Ça s’arrête là ! Ton cercle et ton club ne seraient pas seulement capables de diriger l’usine Caillebotte ni les ateliers Delaborde.

— Non, mais les ouvriers de Caillebotte et ceux de Delaborde en seraient aussi capables que les exploiteurs actuels. Ils sont organisés ; ils appartiennent presque tous à des syndicats.

— Organisés ! soupira le père, organisés pour faire une grève, pour réclamer vingt sous d’augmentation de salaire ou la réduction des heures de travail, organisés pour clabauder, pour menacer, pour aller au cabaret et applaudir les bavards. Mais qu’ils reprennent l’usine Caillebotte ou les ateliers Delaborde, avant six mois, il leur faudra fermer boutique.

— Oui, s’ils sont isolés dans un monde bourgeois, boycottés par de mortels ennemis, non, s’ils luttent et travaillent dans une société fraternelle.

— Et qu’en sais-tu ? Y as-tu vécu dans une société fraternelle ? Avec quoi la fera-t-on ? Avec des hommes, de sales bêtes envieuses et jalouses ! Tu rêves, tu es dans la lune, tout comme les révolutionnaires du vieux temps.

— Nous ne rêvons pas, s’exalta le jeune homme, pâle de mysticisme. Le prolétariat a fait des pas de géant. Il a rompu avec le passé politique, il a compris les lois positives de l’association, il a couvert la France de syndicats solidaires, qui font trembler la bourgeoisie ; il a fondé cette Fédération générale du travail qui n’a aucun équivalent chez nos adversaires, qui nous permet de coordonner et de centraliser nos efforts, qui dirige et prévoit nos destinées sociales bien mieux que le gouvernement ne dirige et ne prévoit les destinées politiques. Le quatrième État, après avoir été si longtemps un idéal, est devenu une réalité solide, il est prêt à l’action, il n’a plus qu’un geste à faire pour s’emparer de la fortune nationale…

— Tu vois, fit le père avec amertume. Je te demande des explications positives et tu me sers un discours. Tu ne parles pas mal, mon enfant, tu auras de l’éloquence, mais ce n’est pas avec de l’éloquence qu’on réglera la question sociale, c’est avec des chiffres !

Le visage d’Adrien décelait un tel dégoût, que le jeune homme n’osa continuer. Il se tut, plein d’une indulgence dédaigneuse pour les idées du vieillard qui, sentant trop bien cette indulgence, soupira :

— Oui, mon cher petit, tu es jeune, tu découvres l’Amérique !

Le déjeuner finissait. Adrien n’osa proposer une promenade : il savait que ses fils s’ennuieraient, que toute leur âme se porterait vers la ville, le Château-d’Eau, la place de la République, vers le mystérieux repaire de la Grange-aux-Belles. Avec un chiffon de soie, chauffé aux braises de la cuisine, il polit son haut de forme et s’en fut, humilié, voir la chair verte des prairies, des emblaves et des bois.

Son départ libéra les langues. Armand et Marcel laissèrent flamber leur espérance ; Adèle, heureuse de leurs bonnes « platines », enfournait pêle-mêle les phrases. Elles évoquaient ses notions propres, une ratatouille d’événements, un hochepot d’images, cependant qu’en sa manière, elle mettait un peu d’ordre dans le ménage, chassant les bottines à coups de pied, donnant un revers de torchon ou promenant sur le sol un balai hasardeux. Elle ne s’obstina point. Dès qu’elle jugea les rites accomplis, elle concéda au logement sa crasse et son chaos.

Pour honorer le 1er mai, elle se disposait à donner un petit quart d’heure à sa toilette, lorsque éclata le miaulement de la Trompette : la révolution était venue ! Elle la voyait. D’abord une légion d’hommes brandissant des sabres, des barres de fer, des fusils démesurés, et chantant la Carmagnole : leur costume est déguenillé, mais pittoresque ; ils portent des chapeaux pointus, des casquettes rabattues ou des bonnets phrygiens ; derrière, sur un char de bœuf gras, une dame corpulente qu’environnent des messieurs très bien, en redingote et haut de forme ; puis beaucoup de femmes qui vocifèrent : « À la lanterne ! » suivies d’un groupe noir et d’une guillotine.

Le spectacle présentait quelques variantes, selon l’état d’âme d’Adèle ou de récentes palabres. Ce matin, elle concevait le groupe de la C. G. T. avec une interminable banderolle, bourrée de devises et de mots historiques, et M. Griffuelhes, sur un cheval blanc, suivi d’hommes rangés en bon ordre, la boutonnière rougie d’une églantine et clamant terriblement l’Internationale.

— Ils arrivent ! Ils arrivent ! cria-t-elle, en se jetant vers la fenêtre.

Quoiqu’une action sérieuse leur parût invraisemblable, à cette heure et dans ce terroir, les garçons suivirent Adèle : toutes les façades laissaient surgir des têtes de commères, toutes les portes vomissaient des hommes.

— C’est toujours la même répétition ! grinçait le père Meulière, penché sur le ruisseau.

Il était un peu pâle. Perregault, la main en visière, épiait l’étendue, avec un visage morose, car maintenant qu’il l’estimait possible, il exécrait la révolution. Pêle-mêle, Mme Meulière, Mme Gachot, la femme au visage de Napoléon, Georgette et Eulalie, Mme Haneuse, Fallandres, Goulard, Berguin, avaient surgi ; des silhouettes se profilaient au bord des ruelles ou longeaient les clôtures. Enfin, la vérité se décela : un rire énorme secouait encore le rassemblement Pouraille. Philippine tendait le poing vers une forme fuyante en qui chacun reconnut Gourjat.

— C’est pas la révolution ! gémit Adèle.

Car la crainte de voir pendre des voisins ayant disparu, elle se connut déçue.

— La révolution ne peut pas éclater dans ce quartier vague ! assura Marcel.

— Alors, faudra aller la voir en ville ?

— Il vaut mieux que les femmes n’y aillent pas ! fit l’adolescent avec autorité.

Adèle jeta sur ses fils un regard où l’admiration s’assombrissait d’inquiétude :

— À cause ? Est-ce qu’on va se massacrer ? Je ne veux pas que vous y alliez !

Jusqu’alors, elle s’était mis en tête que la révolution éclaterait d’un bloc et que seuls les adversaires courraient des dangers. Maintenant elle voyait les barricades de 1848 et le siège de la Commune :

— Je ne veux pas ! Je ne veux pas ! répéta-t-elle. Ou alors j’irai avec vous !

Une émotion grotesque, incoordonnée et touchante, brouillait son visage.

— Allons, maman, intervint l’aîné, en l’étreignant aux épaules, il n’y a rien à craindre. Tout est préparé pour une révolution pacifique. Marcel veut dire que la présence des femmes ferait tort à la discipline…

Si les plus sages propos d’Adrien passaient à travers la cervelle de Mme Bossange comme à travers un tamis, elle subissait l’ascendant de son fils.

— Les capitalistes n’oseront pas sortir ? demanda-t-elle. Et les soldats ?

— Les capitalistes se garderont bien de montrer le bout de leur nez. Quant aux soldats, ils lèveront la crosse.

Il n’en était pas sûr ; il craignait une courte résistance.

— L’armée est convertie, ajouta-t-il, la propagande antimilitariste a fait son œuvre : les soldats savent que l’ennemi n’est plus aux frontières.

— Ce soir, tous les officiers seront dans le coffre, clama Marcel, en exécutant une pyrrhique. Les plus méchants auront la hure truffée de balles ! On sort, Armand ?

— On sort.

Marcel se débarbouilla au galop et parut dans un costume où se prélassaient des brindilles de zostère, des filaments, des mouchetures, des îlots de graisse, tandis que son frère, prolongeant la tradition paternelle, revêtait un complet bleu, nettoyé à la benzine et au fiel de bœuf, des bottines cirées avec vigilance, un chapeau à qui douze mois d’usage laissaient de la fraîcheur.

— Tu as des manies de capitaliste ! gouailla le cadet. Faut s’habiller comme le peuple.

— Pas du tout ! Il faut que le peuple se nourrisse, se loge et s’habille comme les bourgeois. C’est son droit et son devoir !

— Son droit, si tu veux, mais mince de devoir ! Dans la collectivité, on s’habillera comme on veut. Moi, ça sera en Romanichel !

Dehors, ils trouvèrent le petit Meulière, Émile Pouraille, Bachelet, Rivière, Charbonneau, Chrestien, Mirabel et Micheton qui rôdaient avec impatience. Parfois, l’un ou l’autre s’arrêtait, l’œil tourné vers le quartier Saint-Jacques ou le quartier d’Italie.

— Est-ce qu’on n’ira pas voir ?

Le groupe Pouraille s’était dispersé ; les hommes s’aggloméraient aux Enfants de la Rochelle ; Mme Meulière, devant une fenêtre ouverte, consultait le marc et annonçait des événements prodigieux ; les commères foisonnaient. Cependant, tout le monde sentait un grand vide. Il était dû à l’absence de Rougemont. Quoiqu’il s’en fût défendu, on lui attribuait une mission secrète, on attendait le mot d’ordre ou du moins un signal. Cette ombre qui planait sur les plans de la C. G. T., lui seul pouvait la dissiper : il ne le ferait qu’au moment décisif, mais il semblait impossible qu’il ne le fît point. L’énigme agitait pareillement les hommes assemblés aux Enfants de la Rochelle et les jeunes antimilitaristes qui cheminaient autour de l’usine Caillebotte :

— Est-ce qu’on n’ira pas voir ? geignit pour la troisième fois Paul Micheton, qui s’impatientait plus que les autres.

— On ne verrait probablement rien, fit Armand, hypnotisé par le rêve d’une explosion brusque, à heure fixe, dans l’après-midi :

— Si pourtant elle éclatait le matin ? insista Micheton. Puisque personne ne sait l’heure, pourquoi pas ?

— Tu vois bien qu’on n’a pas convoqué les fédérations. Il n’y a qu’à regarder autour de soi…

— C’est pourtant vrai ! Et sans les fédérations, qu’est-ce qu’on pourrait faire ?

Il y eut un silence ; de nouveaux antimilitaristes se montrèrent ; instinctivement, on se dirigeait vers les Enfants de la Rochelle. Toutes les tables de la terrasse fourmillaient de verres et de soucoupes ; on faisait une installation de fortune dans le jardin. Dutilleul avait enfin réuni les Six Hommes. Armés du gourdin et la poche garnie d’un revolver, ils se pressaient autour d’une table rouilleuse ; leurs voix s’élevaient, par intervalles, comme un aboiement de meute. Alfred le Rouge occupait une encoignure avec Vérieulx, Edmond Seffens et Bardoufle. On apercevait Fallandres, le petit Taupin, Isidore Pouraille, Berguin-Sous-Presse, Haneuse-Clarinette, Bousquet la Trogne, Vagrel, Piston, Gourjat, revenu par la venelle, Perregault, goguenard et acrimonieux, Auguste Vanneraud, Bollacq, Filâtre, Cambrésy, Levesque, trois maréchaux ferrants, issus de la Râpée, deux vidangeurs descendus de la Butte-aux-Cailles, le père Meulière, Boirot Cosaque et Félicien Canard, l’empereur du jeu de bouchon.

— Qu’est-ce qu’on attend ? cria Filâtre d’une voix de tête, vrillante et acide. On est ici comme des trous du c… Faut qu’on marche !

— On marchera ! meuglèrent Dutilleul et les Six Hommes.

— Et après ? goguenarda le petit Taupin. Y aura rien ! Les syndicats ne bougent pas. À preuve !

Son doigt désigna circulairement les syndiqués grouillant autour des tables. Cette observation jeta un froid. Dutilleul affirma, comminatoire :

— Le mot d’ordre viendra à son heure !

— D’où donc que j’y coure ?

— Le citoyen Rougemont te le dira ! fit aigrement Pouraille.

L’alcool ruisselait généreusement par ses méninges : ses vues, toujours plus vastes, embrassaient Paris, la France et le vague univers déposé en lui, au hasard des parlottes. Il frotta ses mains sur son ventre :

— Tu crois que la Confédération irait confier son secret à un tas de poires qui le raconteraient à leurs fumelles ? En sorte que les capitalistes et les jésuites auraient le temps de se défiler. Le mot d’ordre est au chaud ! Quand il sortira, les bourgeois seront cuits.

Gourjat fit entendre son résonateur :

— C’est justement pour ça que le camarade Rougemont n’est pas ici. Il n’agira qu’au bon moment !

Gourjat n’était pas aussi persuadé qu’Isidore, mais, en affirmant, il se réhabilitait, il réagissait contre l’humiliation encore cuisante. Au reste, ses propos prirent la forme d’une vérité. La foule écoutait, ravie de croire que Rougemont obéissait à des raisons supérieures et que la C. G. T., après avoir tout réglé avec les troupes, ne demanderait au peuple qu’à paraître et à acclamer la Grève Générale.

Dutilleul sonnait l’hallali. Il voyait, dans la lueur rouge du Grand Soir, s’enfuir la bête bourgeoise ; les Six Hommes menaient une meute incommensurable ; les os craquaient comme des charpentes ; le sang coulait sur les trottoirs, avec le bruit joyeux des pluies d’équinoxe.

— Allons faire une reconnaissance ! proposa Alfred le Rouge.

— Ça ne servira à rien, puisqu’il n’y aura rien avant ce tantôt.

— Allons voir tout de même ; il y a toujours la hure des bourgeois !

Déjà Dutilleul et les Six Hommes étaient debout ; leurs gourdins cliquetèrent :

— Ah ! non, fit Alfred, à quoi que ça servirait de faire du potin ? Vous attraperiez la police dans les fesses et vous ne pourriez pas assister à la grande fête.

L’argument porta. Dutilleul, transi à l’idée qu’il serait au bloc pendant que se déchaînerait la tempête, abaissa sa trique et s’efforça de prendre un air pacifique.

— On se divisera par groupes. Les uns fileront par la rue Bobillot, par les Gobelins et par la rue Monge. Les autres passeront par le quartier Saint-Jacques ; une troisième fournée ira par le Lion et le boulevard Raspail. On pourra encore se diviser en route et se donner un rendez-vous général.

— Pas la peine ! intervint Bollacq, le rendez-vous à la soupe, chacun chez soi. Pour marcher en masse, on verra après le déjeuner.

Dutilleul prit la tête, avec les Six Hommes. Alfred le Rouge conduisait les typographes et les mécaniciens. Isidore Pouraille tanguait entre Bardoufle et l’Empereur du jeu de bouchon, les trois maréchaux ferrants marchaient bras à bras, suivis des vidangeurs, de Filâtre, de Cambrésy, Berguin-sous-Presse, Boirot dit Cosaque, Félicien Canard, Gourjat, Baraque, Vacheron l’Acacia, Pignarre, Haneuse et vingt autres. Les jeunes antimilitaristes hésitaient entre le peloton des Six Hommes et la troupe d’Alfred le Rouge. Le premier les séduisait par son allure martiale, l’autre les attirait par la stature du typographe et une gaieté gauloise.

Un grand charme éclaira le départ. Entre ces hommes légèrement fouettés d’alcool, il se fit une communion de force et de douceur ; ils eurent l’âme des sectes, confiants, agressifs et altruistes. Le bruit de leurs pas les grisait, une horripilation picotait leur épiderme, avec des visions de bataille et de chasse, mêlées d’une insouciance généreuse. Rue de Tolbiac, ils demeurèrent en tas, pleins du regret de s’éparpiller. Dutilleul donna le signal :

— On se retrouvera !

Et il entraîna son groupe, chantant :


Y en a qu’aiment pas la sauc’ blanche
Ni les escargots ;
Moi, j’m’en bats l’œil, mais en r’vanche
J’ n’aim’ pas les sergots.


III


L’après-midi, au boulevard Sébastopol, le populaire s’accroissait, déversé des rues latérales par bandes ombrageuses ou par groupes ballants : un fleuve d’hommes coulait, avec des clapotis secs, des refrains déferlant un instant à la surface, des rumeurs s’enflant en houle et tourbillonnant aux carrefours. Tous, persuadés que le spectacle se déroulerait ailleurs, s’abstenaient de manifestations précises. Et la multitude se partageait en deux espèces. La curiosité mouvait l’une ; elle marchait plus veule et plus lente, elle était secouée de roulis, elle tanguait, hésitait, ondulait, tournoyait au gré d’événements minuscules. L’esprit des émeutes travaillait l’autre ; elle montrait des faces avides, farouches ou soucieuses, elle tendait à marquer le pas et prolongeait les souffles vagues en murmures orientés. En somme, c’était une foule hétérogène, une foule où les passions s’allument par traînées courtes, dansent en feux follets, s’éteignent en lueurs d’allumettes.

Des têtes surgissent de la masse comme d’une ombre, têtes de clair-obscur, farouches, fantasques, ou baroques ; de brusques silhouettes rappellent des chevaux d’équarrissage, des sarigues, des cigognes, des surmulots ; il y a des visages de mouflon, de chien, de porc, de lynx, de dindon, des barbes pelage de renard, d’ours, de lama, de bélier, des barbes en mousse et en lichen, opaques ou fluides, trouées comme des éponges ou semées en îlots. Des flandrins tanguent sur leurs jambes d’échassiers, des Auvergnats roulent des pattes brèves, d’autres font peser un torse lourd sur des lattes, traînent une coxalgie, clopinent sur des manches de veste, ouvrent une ellipse de bancroches.

Des faces s’éveillent comme d’un sommeil, certaines mettent toute leur action dans la bouche, ou dans le nez qui semble flairer le bruit, les gestes et les événements ; il en est qui n’ont que le regard : il s’étire, se creuse, se hausse, s’éteint, se rallume. Le peuple forme des flaques, des mares, des vortex, s’ébroue ou se tasse au passage des patrouilles.


La bande des Terrains-Vagues se distinguait par sa discipline. Dutilleul et les Six Hommes tenaient la tête avec une gravité sournoise et redoutable ; Alfred, le Géant rouge, conduisait les gens de la maison Delaborde ; Isidore, Bardoufle, la Trompette de Jéricho, Gachot, Félicien Canard, l’Empereur du jeu de bouchon, Filâtre, Vacheron, Baraque, Berguin-sous-Presse, Boirot-Cosaque, Pignarre, Haneuse, Vérieulx, Pierre Laglauze, Auguste Vanneraud, Vagrel, Bollacq, Louis Marihaye, Piston dit la Tomate, Levesque, Comberault, Palan-Vinette, Corveju, Baptiste, Lanterne, formaient un nougat épais qui refluait le long des murailles. Les jeunes antimilitaristes fermaient la marche, saouls de mysticisme.

La vue des masses noires évaporait les doutes d’Armand ; à chaque fournée, issant des voies confluentes, un torrent d’énergie palpitait dans sa poitrine et le vertige des foules l’étourdissait mieux qu’un alcool ; il se sentait perdu dans une onde douce, puissante, intarissable. Au carrefour de la rue Turbigo et du boulevard Sébastopol, la police et la troupe commençaient à canaliser le courant ; un immense piétinement coupait le brouhaha ; des flots refluèrent ; il surgit des êtres mystérieux, des hommes lestes, furtifs ou hardis ; la rumeur s’enfla de huées et de glapissements ; on entr’apercevait les dragons, inquiets et pacifiques qui, évoluant en mesure, refoulaient le troupeau… Il y eut un arrêt suivi d’un jusant de fuyards : les brigades centrales barraient la rue Turbigo.

— On se bat place de la République !

Ce cri, prolongé de groupe en groupe, fila vers la place du Châtelet. Dutilleul et les Six Hommes rectifièrent l’alignement, Alfred le Géant rouge, Isidore et Bardoufle exécutèrent une sorte de bourrée, tandis que Pierre Laglauze dit l’Endive, Berguin et les autres s’enchaînaient par les bras en mugissant :


Peuple, ne sois donc pas si flemme.
Au lieu d’être votard,
Fais donc tes affaires toi-même.


— Ah ! on se bat ! On se bat ! On se bat ! répétait Armand d’une voix haletante.

Tout l’univers se condensait dans ces trois mots : ils enveloppaient la multitude, ils bondissaient sur les toits, ils s’élevaient dans les nuages. L’adolescent voyait distinctement le peuple immense et souverain, dévorant la police.

Le mascaret des badauds coula sur la chaussée ; les révolutionnaires, se poussant les uns les autres, opposèrent une barricade de poitrines aux brigades centrales. Alors une deuxième nouvelle se répandit à travers les ouïes innombrables :

— La police renâcle… les soldats commencent à se débander !

Ce fut une ruée ! La foule tournoya comme un maëlstrom, myriade de faces pâles, rageuses, terrifiées ou folles, et les brigades centrales reculèrent :

— À la Bourse du travail ! meuglaient des voix convulsives.

Et la Trompette de Jéricho enflant son tonnerre :

— À la Bourse du travail !


Dutilleul et les Six Hommes, Alfred et les typographes, Isidore et Bardoufle, avec une douzaine de terrassiers et les jeunes antimilitaristes formèrent un coin et percèrent jusqu’au bureau des omnibus. Mais les brigades, renforcées, prirent le pas de charge, les dragons survinrent au trot ; la foule, avec une longue huée, rétrograda, tandis que les agents écrasaient des faces et passaient à tabac quelques citoyens malencontreux.

— En avant ! rugit Dutilleul, Touillons-leur le gros intestin, éclaboussons-les de leur propre m…

Sa trique et les triques des Six Hommes claquèrent ; Bardoufle épanouit ses pinces, Alfred fendit la foule avec des mouvements de nageur, Gourjat sonna la charge. Mais d’énormes tampons de chair les séparant des brigades, le reflux fut irrésistible ; un double barrage défendit la rue Turbigo et le boulevard Sébastopol.

— Rien à faire par ici ! tonna Gourjat ; il faut prendre la traverse…

— Par la rue aux Ours ! appuya Dutilleul.

Le groupe se condensa et, traçant sa trajectoire, se précipita par la rue aux Ours, la rue du Grenier-Saint-Lazare, la rue Michel-Lecomte. La foule se raréfiait. Pourtant, on percevait l’agitation prochaine aux allures nerveuses, aux faces tendues, aux conciliabules du trottoir et des caboulots. La rumeur d’une victoire révolutionnaire circulait avec cette rapidité qui étonnait les Romains pendant la conquête des Gaules. Lorsque parut la bande des Terrains-Vagues, les gens s’accumulèrent aux seuils et à la vitre des marchands de vins ; on se montrait le magasinier et les Six Hommes rangés en bataille, la tête rouge d’Alfred, Bardoufle tanguant sur ses vastes fémurs, Gourjat qui proférait autant de cris qu’une assemblée. Dans ce recoin du vieux Paris, imprégné des âmes ancestrales, on eût dit une horde de 1848 ou de la Commune. L’odeur des révolutions et des barricades s’élevait d’elle ; les ouvriers l’acclamèrent, deux vieilles femmes s’enfuirent avec des cris d’orfraie ; les gamins suivaient en vol de mouches ; et la bande marquait le pas, cohérente, disciplinée, organique.

Rue du Temple, la multitude reparut. Elle se déversait de la place de la République ou s’y précipitait. Des nouvelles contradictoires annonçaient la déroute de la troupe ou le recul des émeutiers, l’arrivée des renforts militaires ou des mystérieuses phalanges de la C. G. T. Les Terrains-Vagues, emportés par leur élan et favorisés par le populaire, que fascinaient les Six Hommes, parvinrent à deux cents mètres de la place. Une muraille humaine s’y tassait. Refoulée par les barrages d’agents et de cuirassiers, elle exhalait des plaintes, des chants et des blasphèmes.


L’arrivée de la horde lui donna un élan, elle gagna quelques mètres : tout de suite une charge brutale la repoussait en tronçons hurlants contre les façades ; les hommes des brigades centrales martelaient les mâchoires, tapaient à tour de bras dans les omoplates, désarticulaient les membres ou défonçaient les derrières à coups de botte. À travers la débâcle, une nouvelle rumeur prenait consistance :

— La bataille est au quai de Valmy !

Dutilleul la répéta d’une voix rauque et sa face, à travers sa fureur chronique, ricanait de plaisir. Toute la troupe d’ailleurs baignait dans une atmosphère collective qui embrumait les cervelles et exaspérait les courages : tant qu’ils seraient serrés les uns contre les autres, confondant leurs palpitations et mêlant leurs gestes, ils oublieraient le péril.

— La bataille est au quai de Valmy ! amplifia La Trompette.

La horde serpenta dans les rues latérales. Elle emportait à sa suite une traînée de solitaires et de menus groupes qui s’organisaient à son contact. Guidée par Haneuse, qui connaissait à fond le terroir, elle coupa successivement par la rue Perrée, la rue du Forez, la rue Charlot, la rue de Bretagne, la rue Froissart, le boulevard des Filles-du-Calvaire, la rue du Passage-Saint-Sébastien, la rue Folie-Méricourt, le quai de Jemmapes.

Aux deux rives du canal, une foule ballottait, traversée par des vociférations et des coupetées d’Internationale. Sur ces quais mélancoliques, où survit la vieille âme batelière de France, près de cette eau croupie, aux moires de bitume, l’agitation avait une allure saisissante. Armand entrevit les maisons rongées de moiteur, les bateaux à l’ancre, dans une paix hollandaise, avec leurs petites fumées, leurs cargaisons hétéroclites, leurs hublots, leur intimité pauvre et pourtant savoureuse. Mais, vite ressaisi par l’ondulation des corps et des voix, il tendait les yeux vers les cohortes sombres des sergents de ville, l’étincellement des casques et la stature des chevaux de guerre.

Malgré le tintamarre, le flux et les jusants, il y avait trêve. Quelques individus, juchés sur des tonnes, invitaient les soldats à fraterniser. La masse semblait attendre une intervention providentielle. Il restait des badauds et des femmes, mais cet élément s’éliminait continuellement, remplacé par des escogriffes aventureux ou sinistres. Somme toute, une émeute incohérente, sans force combative, multitude accourue sur la foi de confuses promesses et qui, consciente de sa faiblesse, ne pouvait se résoudre à laisser toute espérance.


Sur un mot semé au hasard et propagé en étincelles, sur un de ces frissons qui traversent les assemblées humaines, les prunelles cherchaient le signe mystérieux qui déchaînerait l’ouragan, réduirait les troupes à l’impuissance ou les rallierait à la révolution. La foi croissait ou décroissait, sans que jamais l’incrédulité fût complète. Le piétinement de cette humanité marquait les pulsations de la révolte, de l’inertie, de la gouaille ; il s’enflait, par intermittences jusqu’aux barrages de la police, puis retombait flasque, surmonté d’une écume de cris ; il déferlait du canal aux façades avec un bruit aussi vague que l’émeute elle-même. La horde amenait avec elle un élément encore jeune, car ces formations fugitives ont leur jeunesse et leur décrépitude. Au grouillement du populaire, elle se chargea d’enthousiasme et lança son cri de guerre, d’abord imprécis, dissonant, puis rythmique, mis au point par la rugissante Trompette de Jéricho.

— Allons leur extirper les rognons ! clama Dutilleul.

Ses yeux, deux ronds de phosphore, pâlissaient les poils, les cicatrices, les taches du visage. Haneuse Clarinette dressait une tête de lapin blanc aux yeux écorchés, le torse maigre de Bollacq se tordait en hélice, Alfred secouait sa chevelure rouge comme un drapeau. Filâtre ne cessait de ricaner : petit, opaque, la face tassée, il semblait un dogue verdâtre et barbu ; la Tomate poussait sa trogne dans le dos du maçon Pirart ; l’Empereur du jeu de bouchon et Berguin-sous-Presse tapaient le pavé de leurs godillots énormes, la barbe sablonneuse d’Isidore vibrait en cadence, Vacheron l’Acacia « feulait » à côté de Cambrésy, qui poussait des soupirs épais, en arrondissant ses joues. Baraque broutait sa moustache, Bardoufle haussait ses épaules au point qu’on n’apercevait plus le cou : la tête, sous la carapace du chapeau, semblait une courge velue roulée dans un sillon ; les jeunes antimilitaristes se liaient par une chaîne de bras jetés en travers des épaules. Et un homme avait surgi, dont la barbe pullulait vers la droite, alors qu’elle poussait rare à gauche, entre des cicatrices d’écrouelles. Avec un rire frénétique, il hissait un manche à balai surmonté d’un couvre-pied rouge ; il rauquait par hoquetées :


Debout, frères de misère !
Debout et plus de frontières :
Révoltons-nous contre les affameurs.


La Trompette de Jéricho reprit le refrain en puissance ; le chant unifia les faces comme il coordonnait les pas et, si dissemblables, tous parurent issus d’une même race, disciplinés par des traditions identiques. Dans cette minute, un prodige leur eût paru l’âme même des choses.

— La charge ! hurlait Gourjat, qui donna les notes du clairon.

À la vue de cette bande massive, le populaire délira. Enfin, la C. G. T. prenait le commandement ! Le bruit s’en répandit ; des individus aux yeux luisants accoururent ; d’un jet, la multitude de l’autre rive emboîta le pas. Plus de mille hommes marchaient, torrent couleur de coke, de houille, d’amadou, de mortier, d’argile rousse et bleue, où bouillonnait la clarté des visages.

Brusquement les brigades centrales et la cavalerie s’ébranlèrent.

— L’heure de la tripe est arrivée ! écuma Dutilleul.

Troupe et police chargeaient. Entraîné par son élan, le peuple reçut le choc sans broncher. Dutilleul abattit sa trique et bossela un sergent de ville ; les Six Hommes se ruèrent ; on vit Alfred le Géant rouge basculer un officier de paix tandis que Bardoufle, empoignant un cheval aux naseaux, d’une main irrésistible décrochait le cavalier. Un hurlement de triomphe se déchaîna sur les deux rives.

La cavalerie accéléra la charge ; elle coupa la horde en trois tronçons ; Haneuse, Mangueraux, Baraque, Vacheron l’Acacia, Fourru, Levesque, Filâtre battirent en retraite avec la plupart des terrassiers, des typographes et des jeunes antimilitaristes. Le peuple lâcha tout. Seuls restaient les Six Hommes, Dutilleul, Alfred, Bardoufle, Armand et Marcel Bossange, le petit Meulière, Isidore Pouraille, Gourjat, Piston la Tomate, Bollacq, Vagrel, quelques inconnus à l’âme combative et des fuyards qui, dans un vertige de terreur, s’étaient jetés parmi les sergents de ville. Dutilleul, fou de bravoure, et les Six Hommes tapaient à l’aventure ; Alfred le Rouge traînait vers le canal une grappe d’agents : ils lui tordaient les bras ou lui broyaient la gorge : le colosse se secouait comme un sanglier coiffé par les chiens. Bardoufle tenait un gros brigadier serré contre sa poitrine. L’homme devenait bleu et commençait à tirer la langue.


Toute lutte se décelait chimérique. La charge avait déblayé la voie ; le peuple, ahuri et torpide, se disloquait aux premiers rangs et hurlait à l’arrière-garde. La répression put se concentrer : un gros d’agents cerna Dutilleul et les Six Hommes ; d’autres se ruèrent sur Bardoufle, et les dragons refoulaient le conglomérat des Terrains-Vagues.

— Crevons ! cria Dutilleul.

Sa canne, traçant un huit terrible, sonna sur le crâne d’un sergent de ville. Il n’eut pas le temps de récidiver : dix fortes pattes lui ceinturaient le torse ; il vociférait :

— Lampions ! Tripes fétides ! Blairs de chiens… On vous f… un nougat de fer rouge et de plomb fondu dans le ventre…

Les agents l’assommaient en silence, cependant que Bardoufle, assailli par sept hommes, se décidait à lâcher son brigadier. Son exaltation était tombée : voyant la partie ridiculement perdue, résigné aux fatalités supérieures, il se laissait passer à tabac avec une bonhomie si douce qu’elle apaisa ses agresseurs. À son tour, Alfred succombait sous le nombre ; un croc-en-jambe le précipita sur le sol, où il pantela sous les talons des bottes ; à chacun de ses soubresauts, il rejetait les agents, mais lui aussi, s’avouant que cette lutte était vaine et sans profit pour la Cause, finit par se rendre.


Cependant, la charge des dragons avait rompu le conglomérat : elle fut d’autant plus décisive qu’elle était moins brutale ; la douceur des soldats apaisait les révolutionnaires et Gourjat, revenant à la raison, criait :

— Pas la peine, camarades ! Ce serait se faire casser la gueule pour le roi de Prusse !

Il entraîna Isidore qui, abruti, n’opposait aucune résistance ; il ne demeura que les deux Bossange et le petit Meulière. Une tristesse incommensurable abattait Armand. Debout près de l’eau morte, les yeux pleins de larmes, il jetait sur les dragons un regard ivre et vide :

— Allons, filez ! s’exclama l’officier avec indulgence.

Gustave prit le bras de son ami pendant que Marcel chantonnait, avec rage et gouaille :


Il était trois petits nenfants
Qui faisaient peur aux éléphants !


Ainsi finit la Révolution du 1er mai. Quelques éléments de la horde se retrouvèrent et reprirent la route des Terrains-Vagues. Ils cheminaient mélancoliquement, avec des visages de vaincus. Puis, la légende tissa ses premières mailles. Ceux qui avaient résisté prirent figure de héros ; les Six Hommes, sauvés par la frénésie de leur chef, bombaient le torse et magnifiaient leur gloire : n’avaient-ils pas abattu leurs triques sur des crânes, fendu des ossatures, bosselé des chairs ? Tous, en les écoutant, s’adjugeaient un rôle ; les plus modestes avaient envoyé leur bourrade ou atteint les naseaux d’un cheval. Et les anecdotes s’ébauchèrent qui, plus tard, enchanteraient les veillées ou rompraient l’uniformité des manilles : quelques-unes jailliraient encore, dans un demi-siècle, de lèvres devenues ancestrales.

Seul Armand Bossange ne participait pas à la légende : il ne comprenait ni la soudaineté ni la platitude de la défaite ; il aurait préféré quelque catastrophe effroyable, mais vaste, l’écrasement et le massacre du peuple, l’incendie de Paris, les exécutions en masse ; mais pour avoir vu la multitude rompue par la charge d’un escadron et les poings de quelques sergents de ville, il sentait l’indifférence injurieuse et l’ironie amère des circonstances.


IV


La déconvenue des révolutionnaires fut profonde. L’esprit mystérieux des foules avait, d’avance, inscrit une de ces Dates auxquelles se complaisent nos faibles imaginations. Atteints par une illusion parallèle, les bourgeois exultèrent autant que s’ils eussent remporté quelque éclatante victoire. On sut que les casernes regorgeaient de soldats, qu’une division tout entière avait attendu, dans des garnisons prochaines, l’ordre de mobilisation ; les journaux démontrèrent que l’émeute, si forte fût-elle, devait être pulvérisée ; il y eut un hosannah mêlé d’ironie, et les cafés-concerts chantèrent l’homme aux jambons.

Pourtant la crainte des uns et l’espoir des autres n’étaient pas complètement évanouis. Car il y avait encore la Grève Générale. On annonça, dès le 2 mai, qu’elle n’éclaterait pas en coup de foudre. Les travailleurs de l’approvisionnement restaient à leur poste ; les autres parurent aux chantiers, aux usines, aux fabriques. Mais à quatre heures, les terrassiers quittèrent tous ensemble le travail, suivis d’une partie des ouvriers du bâtiment et des mécaniciens. La campagne allait se porter sur les huit heures ! Elle se ferait par étapes.

Deux ou trois cents mitrons se joignirent aux grévistes, puis il y eut une petite levée de typographes. Toutefois, le mouvement languissait. Malgré des affiches prophétiques et une propagande ronflante, le nombre des chômeurs ne croissait point : les mitrons abandonnaient la partie ; une grande incertitude divisait les mécaniciens ; les typographes manquaient de crânerie. Seuls les terrassiers gardaient leur allure résolue. Ils rôdaient autour des chantiers, par bandes imposantes, patrouillaient au long des faubourgs et se réunissaient fidèlement devant le zinc des mastroquets. Leur discipline était entrecoupée de bagarres.


Aux Terrains Vagues, Isidore Pouraille se livrait à des soulographies homériques. Trois fois, on dut le ramener à dos d’homme, et un soir, tombé dans le ruisseau, il ne réussit à rentrer qu’à quatre pattes. Aux Enfants de la Rochelle, les typographes et les terrassiers formaient une permanence. On y déplorait l’absence de Bardoufle, d’Alfred le Géant rouge, de Dutilleul, respectivement condamnés à quinze jours, trois semaines et un mois de prison. Ainsi qu’ils se figuraient, naguère, une vaste organisation de l’émeute, ainsi les révolutionnaires imaginaient maintenant une incomparable stratégie de la Grève. Quelques mouvements à Lyon, à Marseille et à Brest en apportèrent la preuve. La Grève allait faire tache d’huile ; elle se consoliderait d’abord à Paris et dans les centres, puis elle s’étendrait aux petites villes, aux bourgades, aux villages. La C. G. T. était en marche pour la Première Étape.

On se reprochait d’avoir exagéré les promesses de la Voix et mal interprété les harangues de François Rougemont. Ni l’un ni l’autre n’avaient promis une soudaine délivrance : hier comme aujourd’hui, ils ne préconisaient que l’action continue.


Rougemont avait assisté aux émeutes. Cette contagion chaotique, qu’il avait excitée selon sa mesure, il la partageait. Il la partageait avec toute espèce de restrictions mentales. En se blâmant de revenir aux illusions des ancêtres, sa pensée flottait, comme une brindille, à la surface du « subconscient ». L’espérance illogique, l’appétit du cataclysme devinrent si vifs qu’il avait quitté les Terrains Vagues, redoutant de griser les pauvres gens par des promesses fabuleuses.

Au matin du 1er mai, il marcha vers la ville, ému comme un adolescent. Avec un mélange d’ennui et de dédain, il considérait les escouades de la préfecture, les dragons et les cuirassiers. Il niait leur puissance effective… Sous l’appareil martial, rien que le désordre et l’incurie ! Seule la routine qui a dicté le geste des ministres soude encore ces éléments discords. Que le peuple se lève, la routine est évanouie, la république radicale retourne à la poussière. Mais le peuple connaît-il cette faiblesse profonde ? L’armée où toute volonté agonise, où toute cohérence est rongée, ne la juge-t-il pas à l’apparence — aux uniformes, aux fusils, aux chevaux et aux canons ?

La ville était calme. Cependant, expert en psychologie populaire, François découvrait sur les visages une nervosité d’attente analogue à la sienne. Elle se décelait chez tels mastroquets des faubourgs Montmartre, Saint-Denis et Saint-Martin, où grouillait la multitude syndicale, elle devenait manifeste au Château-d’Eau et le long des profondes voies populaires qui montent du Temple à Belleville : là s’agitaient déjà des hordes que la police épiait et dont elle réglait l’écoulement. Devant la Bourse du travail, les attitudes étaient révolutionnaires. Comme un naïf artisan, François imagina que cette C. G. T., dont il connaissait pourtant les faiblesses, avait su organiser la révolte ; il entrevit un corps d’émeute orientant les masses. Obsédé, il se dirigea, par le canal Saint-Martin, vers la Grange-aux-Belles.

Parmi des décombres et des bâtisses ruineuses, au fond d’une cour moisie, siégeait ce comité central qui lançait la terreur sur les bourgeois, l’enthousiasme sur les masses. Des délégués rôdaient parmi les plâtres. François vit le masque pâle de Riffulles, troué de prunelles violentes, et la face asiatique de Glévy. Riffulles répondait évasivement aux questions d’un délégué bas sur pattes.

Le meneur sentit crouler son rêve. Rien de précis n’avait été conçu, et moins encore réalisé. L’espoir nébuleux qui agitait les révolutionnaires avait réagi sur le comité ; Riffulles, Glévy et les autres travaillaient dans l’incohérence. Ce qu’ils savaient mieux que la multitude, c’est que l’agitation, à Paris surtout, était générale. D’innombrables rapports signalaient l’épidémie ; elle simulait l’ardeur qui, jadis, avait précédé les grandes insurrections, mais elle cachait une passivité surprenante.


François se retira, déçu. Il avait trop espéré pour désespérer tout de suite ; son rêve se reporta sur l’énergie des syndicats et la mollesse des troupes. Et, après un déjeuner sommaire, il recommença sa rôderie. Alors, il s’étonna de sa propre inclairvoyance. Comment avait-il pu s’y laisser prendre ? Aucune volonté précise, aucun enthousiasme moteur : tous ces gens vivaient le même songe, attendaient la même intervention occulte et le même miracle… Rougemont sourit à quelques hurlées insignifiantes, à quelque bénignes bagarres, puis se glissa, par des chemins détournés, vers le Château-d’Eau. De-ci de-là, quelques têtes révélaient une exaltation « positive », capable de se traduire en actes ; parfois un groupe faisait mine de s’échauffer, vite attiédi par l’indécision ambiante ; tout aboutissait à des sobriquets, des haros, des tabarinades. Pourtant, vers quatre heures, le rêve parut tendre à quelque réalité : la foule piaffa, des ondes la parcoururent, un barrage d’agents fut surmonté par une nuée qu’étayait, à l’arrière, la pression des badauds ; on entendit le bruit excitant des semelles battant la charge. Quelques caracolades eurent raison de cette ombre d’émeute : une bande entraîna Rougemont jusqu’au quai de Valmy. Il vit naître et s’évaporer de brèves bagarres toujours engagées par les mêmes individus.

Néanmoins, le peuple y mettait quelque pertinacité. Après chaque charge, il se reformait, il enflait son bruit de torrent, il éjaculait des refrains et des injures, il invitait les dragons à jeter leurs officiers dans le canal. François se décidait à battre en retraite, lorsqu’une horde se montra, cohérente, d’allure belliqueuse et qui, aux rumeurs de la foule, joignit une clameur rythmique. Le propagandiste crut voir enfin une avant-garde de cette légion mystérieuse qui devait attirer et concentrer la multitude. Brusquement, il reconnut Dutilleul et les Six Hommes, Alfred le Géant rouge, Pouraille, la Trompette de Jéricho, Haneuse Clarinette, la Tomate, Armand Bossange, le petit Meulière, Bardoufle au torse d’anthropoïde, Pierre Laglauze, Vanneraud, Vagrel, Bollacq, Louis Marihaye, Berguin-sous-Presse, Filâtre, Levesque, Cambrésy et cinquante autres. Sa poitrine battit d’attendrissement plus encore que d’enthousiasme : c’était son œuvre, après tout, c’étaient les hommes auxquels il avait versé la bonne parole ; il était doux de les voir plus déterminés et plus disciplinés que les autres :

— Vingt mille comme eux !… et qui sait !…

Il fut plus troublé encore lorsqu’il les vit s’avancer, d’une allure martiale, presque redoutable :

— Pauvres bougres ! murmura-t-il.

Il voulut arrêter leur vaine tentative, mais un tourbillon de badauds l’aspira, le roula à travers des affluents d’hommes toujours plus tassés. Puis vint la charge, la panique, les ressacs et François vit Dutilleul passé à tabac, Alfred le Rouge entraînant une grappe de sergents de ville, Bardoufle étreignant un agent pâmé dans ses pattes tentaculaires. La horde était dispersée. Toute intervention devenait ridicule ou nuisible.


Durant toute la soirée, il se reprocha sa faiblesse. Quoi ! se laisser prendre, après tant de résolutions et d’expériences, au vieux piège révolutionnaire ! Que servait-il d’avoir prêché l’organisation, la discipline, la lente étude, l’éducation opiniâtre des syndicats.

Qui savait mieux pourtant que la révolution n’existait pas encore dans les âmes, que les syndicats n’étaient qu’une semence et la C. G. T. un drapeau ? Sans doute, une agitation perpétuelle est salutaire ; sans doute, lorsque les circonstances sont favorables, il faut exciter à l’indiscipline, courir même le risque d’une répression brutale ; dans la masse inerte, ces épisodes suscitent les bonnes révoltes et se cristallisent en légendes. Mais croire à la substitution actuelle du monde ancien par le monde nouveau, quelle démence ! Certes, Rougemont n’admettait pas l’antique adage : la nature ne fait pas de sauts. Avec tous les agitateurs ses frères, il exagérait les « mutations brusques », il croyait, énergiquement, que les groupes humains passent par des périodes de fermentation, dont la rapidité est d’ordre révolutionnaire : lorsque, entre une autorité traditionnelle et un pouvoir de fait, existent des incompatibilités profondes, la guerre éclate comme entre deux nations. Une telle incompatibilité divise l’hégémonie bourgeoise et la puissance syndicale. Mais celle-ci est au début de sa croissance. Ce n’est pas une nation dans la nation, ce n’est pas même une fédération de peuplades, de tribus, de clans, c’est un assemblage amorphe. Elle tâtonne ; les appétits qui la mènent, les intelligences qui l’orientent, sont vagues encore : elle n’est formidable que pour la guerre d’escarmouches ; pour les émeutes locales, pour les grèves, non pour une bataille décisive…


L’évolution des grèves accroissait les soucis du meneur. Il avait cru qu’à tout le moins, elles seraient retentissantes et fructueuses. Il les voyait avorter. Les mitrons, les mécaniciens, les ouvriers du bâtiment, les typographes, les terrassiers succombèrent ; à peine si les syndicats marquaient quelques succès minuscules. François s’apercevait, après coup, que tout le monde avait rêvé : la C. G. T., les syndicats, le populaire et lui-même. Ce qu’il voyait moins bien, quoiqu’il l’entrevît, c’est que l’époque approchait où les luttes pour l’augmentation des salaires et la journée de huit heures vont pâlir devant les métamorphoses de la production. Et il négligeait aussi, un peu volontairement, la fatalité des concurrences : elles exigeront que toute action socialiste soit internationale. La loi des niveaux rendra peu à peu impossible la prospérité d’une corporation d’artisans en France si une prospérité équivalente n’échoit aux corporations similaires d’Europe et d’Amérique. Ainsi toute révolution solitaire demeurera stérile ; une nécessité de fer et de sang condamne l’action syndicale à devenir universelle ou à périr ; le rêve d’une nation close, organisant la justice entre ses frontières, devient un rêve aussi lointain qu’un roman de chevalerie : la statistique et la dynamique sociales subiront la même nécessité qui, multipliant toutes les vitesses et reliant toutes les énergies, fait apparaître la vaste planète de Colomb, de Magellan, de Vasco de Gama plus étroite qu’un seul pays des vieux âges.

TROISIÈME PARTIE




I


Plusieurs saisons naquirent et moururent. François Rougemont avait songé à fuir les Terrains Vagues. Son cœur l’y retenait. Des liens innombrables le rattachaient aux sites chaotiques, aux métamorphoses surprenantes, au vagabondage, à l’instabilité, à la truculente misère et la troublante énergie des créatures qui peuplaient les casernes neuves ou nichaient dans les vieilles baraques lézardées.

C’était un charme ingénu et rude, le secret de son âme d’homme des foules et de faubourien.

Il avait usé l’amour d’Eulalie.

La grande fille s’accrochait au souvenir saisissant de la mer, des falaises, de la vie tendre et sauvage, où son être s’était révélé à soi-même. Son cœur changeant ne voulait plus changer. Elle disposait, autour de François, les beaux mensonges dont nous ornons notre pèlerinage. Mais, reconnaissant qu’ils s’étaient pris comme les moineaux sur la branche, elle ne voulait pas tronquer des paroles, lier des actes, pour s’en faire des droits et imposer des devoirs à l’homme. Au rebours, elle se répétait qu’il n’avait jamais rien promis. Pourquoi l’aurait-il fait ? Il savait bien qu’elle s’était donnée à d’autres. Et parce que, cette fois, elle eût été fidèle, ce n’était pas une raison ! Il était bien libre !

Ainsi la grande fille faisait son effort pour n’être pas crampon. Ombrageuse, elle devenait patiente ; vive, elle refrénait ses propos ; libre de gestes, elle se montrait timide. C’était bien la bonne tactique, par quoi l’aventure se prolongea. Souvent encore, Eulalie eut l’illusion d’être aimée ; elle fit sa gerbe de souvenirs, et quand l’heure eut sonné enfin, il y avait de la splendeur dans sa tristesse. Car pour les simples, le souvenir n’est pas une chose morte : il vit en eux, il palpite, et s’il est beau, il les console et leur laisse une gloire.


Par-dessus tout, le souvenir de Christine peuplait les rues, les demeures et les terrains malades. François n’avait pu la bannir du pays des songes. Elle n’était point ce que nos aïeux nommaient un idéal, car un idéal suppose des qualités qui furent l’objet de nos méditations et de nos rêves, et aussi d’un triage. Elle était bien plutôt comme la terre mystérieuse dont le premier aspect a fait tressaillir nos nerfs et dont le charme s’impose : elle évoquait une grâce neuve, non la grâce qui enveloppe l’homme par la féerie des réminiscences, par le rythme « classique » de la sélection.

Parce qu’il lui arrivait de la rencontrer chez les Garrigues, parce qu’il l’entrevoyait au détour d’une rue, les Terrains Vagues étaient le sol sacré et presque divin où il bâtissait la maison du bonheur.

C’est à cause d’elle encore qu’il s’éternisait chez Delaborde et qu’il haïssait l’éditeur. Ce vieil homme la chérissait autant que François la chérissait lui-même. Quand le meneur, plein d’amertume et de jalousie, paraissait devant la face variqueuse, où les paupières se levaient avec tant de peine, ce n’était plus le révolutionnaire, c’était l’amoureux pauvre, jeune et fort qui exécrait l’amoureux riche, vieux et débile. Que Christine pût être tentée, Rougemont ne voulait pas le croire, et les raisons se pressaient devant lui, persuasives.

Mais il le croyait tout de même, parce que l’instinct emporte les arguments comme le torrent emporte les pierres de la montagne. Dans les ténèbres du subconscient, une mauvaise colère l’excitait à faire dévaster, un jour de grève, les établissements Delaborde.

Cette jalousie eut sa grande heure. Un mercredi, passant par l’avenue de Choisy, où l’amenait un incident de grève, François vit Delaborde descendre de voiture. L’éditeur portait un long pardessus clair, un huit reflets neuf. Des moindres détails de la toilette, de la face frais rasée, des moustaches retroussées au petit fer, se dégageait une volonté d’élégance, plus frappante chez cet homme mal fait pour la tenue.

Delaborde congédia le fiacre. Il marchait à petits pas, d’un air indécis, vers les fortifications :

« Il n’a rien à faire par ici ! » se disait le propagandiste.

Son cœur fit un bond terrible : Christine venait d’apparaître. Alors, tout sembla possible. Une méfiance amère et injurieuse posséda le jeune homme ; il aurait appris sans surprise que Christine était la maîtresse de l’autre. Les mains glacées, la bouche cuivreuse, et presque inconscient, il se dissimula à l’ombre d’une porte cochère…

Le gros homme saluait, maladroit, misérable et essoufflé. Rien, dans l’attitude de Christine, ne marquait qu’elle s’attendît à la rencontre ni qu’elle en fût surprise. Il hésita une minute, puis il se rapprocha et parla vivement. Elle haussa les épaules, ils se mirent à marcher côte à côte :

« Je ne veux pas les suivre ! » se disait François.

Mais il les suivait, à grande distance, comme halé par une corde.


Delaborde s’était tu. Sa langue était sèche, son larynx lourd ; il avait dans les jambes la faiblesse « grouillante » des cardiaques. Enfin, il bégaya, soulevant ses mots comme des fardeaux :

— Pardonnez-moi… Je sais que ma démarche est absurde… J’aurais dû vous parler à l’atelier. Mais on n’apprend rien… Nous redevenons continuellement des enfants.

Elle écoutait avec mélancolie et méfiance. Elle avait de la tendresse pour ce gros homme poussif, bénévole et généreux. Indulgente à sa hâblerie et ses mensonges, sachant qu’il avait l’imagination prompte et qu’il se pipait lui-même plus encore qu’il ne pipait les autres, jamais elle ne l’avait trouvé dur ni perfide. Il conduisait ses affaires avec bonhomie, rétribuant les travailleurs sans avarice et leur venant en aide aux jours noirs ; il avait toujours été excellent pour Marcel Deslandes, qu’il aimait et redoutait, meilleur encore pour Christine.

— Mais il n’y avait qu’à me faire appeler ! dit-elle avec bonne grâce.

— Non ! Je n’aurais pas pu, je n’aurais pas osé. J’ai préféré, sachant que vous deviez passer par ici, un ridicule coup de tête. Dans les grands moments de la vie, j’agis en joueur… Je risque ma chance sur la rouge ou la noire.

— Oui, fit-elle, vous avez le goût du jeu… Je le déteste.

— Ne devons-nous pas le meilleur de la vie aux événements dont nous ne voyons ni la suite exacte ni les causes ? Enfin, je ne m’excuse pas… Je veux dire…

Il avait les joues moites et presque la démarche d’un ataxique.

— Savez-vous, reprit-il précipitamment, que, dès notre première rencontre — vous étiez presque une enfant ! — j’ai eu pour vous une sympathie sans bornes ? C’était un coup de lumière… de lumière vivante… cette chevelure, ces yeux surtout et ce sourire sain, confiant, courageux, si beau ! Ah ! j’ai tout de suite compris que vous traceriez votre route quand vous le voudriez et comme vous le voudriez… Depuis, vous êtes pour moi je ne sais quoi de rassurant et d’irrésistible… dont je rêve même lorsque je m’accroche aux affaires. Ne le saviez-vous pas ? N’avez-vous pas senti qu’il vous suffirait de dire un mot pour que je vous aide à réaliser vos souhaits ? Honnêtement et loyalement, je vous jure. Je me couperais le poing plutôt que d’espérer un prix de mes services. Oh ! vous pouvez le croire, il y a, dans ma tendresse, du dévouement et du sacrifice.

Christine penchait la tête ; son visage exprimait la pitié, la tristesse et l’indulgence :

— Je le sais, fit-elle à moi-voix. Je sais que vous êtes un homme excellent.

Les yeux de Delaborde se mouillèrent de grosses larmes ; saisi par l’émotion molle des gens de son caractère, de sa structure et de son âge, un sanglot barra sa gorge ; il balbutiait :

— Que c’est gentil de me dire cela… que vous me faites de bien ! Peut-être devrais-je m’arrêter là… c’est déjà du bonheur, mais demain, tout serait à refaire. Mieux vaut aller jusqu’au bout. Et puis vous devinez. Si je n’ai jamais fait le moindre calcul, hélas ! ma chère Christine, je ne vous en aime pas moins, depuis bien longtemps, d’une autre tendresse que celle d’un ami.

Elle fit un geste qui implorait le silence, geste de pitié amicale et de résignation. Et, sans le bien comprendre, il y répondit d’instinct, dans une fermentation de souvenirs et une sorte d’extase :

— Vous ne savez pas ce que vous êtes pour moi… non, vous ne le savez pas : il n’y a pas de parole humaine pour le dire. Quelque chose comme la destinée, ce qu’il y a d’universel dans une pauvre créature qui aime la beauté et qui se sent disparaître… Mon Dieu, quand je pense à vous… c’est un chant de gloire, l’hymne des vies innombrables… tout ce que j’ai vu dans mes voyages, quand j’étais jeune et si riche d’enthousiasme… ces villages d’Italie où j’ai été heureux… ces crépuscules de Naples pleins de navires et de nuages en feu… les montagnes d’été, quand les forêts se hâtent de faire leurs feuilles, et tant d’autres choses inexprimables… des villes, des môles, des rivières, des étoiles vues au fond des bois, des fontaines sur la place d’un beau village, des routes qui ont l’air de conduire au ciel, des canaux perdus dans un vieux paysage de France, où les chalands semblent abriter des joies éternelles, enfin, tout ce que j’ai vu quand j’étais fort, plein de sève et d’admiration. Vous êtes comme ces mélodies qui éveillent notre existence ancienne et nous font voir ce que nous avons perdu… et bien plus encore. Oh ! Christine, bien plus encore !

Il s’essoufflait, fou d’amour et de détresse. L’artiste qui n’avait pu croître et qui survivait en lui, se mêlait au vieil homme désespéré de sentir la fin de toute espérance ; les mots jaillissaient avec une éloquence sourde ; ils ne mentaient pas, ils tâchaient à exprimer sa passion ; ils s’exaspéraient seulement de leur impuissance. Sur le boulevard silencieux, devant les fortifications pelées comme de vieux tapis, Christine se sentait émue de ce grondement lamentable. Son âme optimiste conçut — presque — notre incurable misère, l’embuscade terrible où nous jettent nos mouvements, l’épouvante d’être , avec notre chair souffrante, la certitude affreuse de vieillir et de périr !… Que répondre ? Elle crut devoir écouter jusqu’au bout.

— Enfin, reprenait-il avec un halètement, c’est pour dire que je vous aime… sachant que vous ne pouvez m’aimer et même que vous ne le devez pas. Pourtant, Christine ? Si vous vouliez être ma femme… pendant une année… j’aurais eu tout ce qu’un homme peut vouloir sur la terre, je ne me plaindrais plus de la vieillesse ni de la mort ! L’existence entière serait encore devant vous, plus belle peut-être, puisque vous pourriez la régler selon votre désir.

— Vous n’auriez pas dû prononcer ces dernières paroles ! murmura-t-elle avec désolation. Comment pouvez-vous supposer que j’accepterais votre argent ? Régler mon existence ! Elle serait pourrie. Je n’oserais plus rencontrer mon regard dans la glace.

— Christine ! interrompit-il avec fièvre, j’ai pu parler ainsi parce que ma fortune doit vous appartenir, quoi qu’il arrive !

— Non, pauvre ami, votre fortune ne doit pas m’appartenir. Ce ne serait pas juste et notre amitié en serait, à tout jamais, gâtée. Taisons-nous sur ces misères, parlons de vous. Vous m’avez profondément attendrie. Comme je voudrais céder à votre illusion ! Mais je mentirais à tout ce que je crois honnête et nécessaire… je me détesterais ; je vous en voudrais aussi ; nous souffririons l’un et l’autre… Cher grand ami, je ne me marierai pas sans amour : la pitié et le sacrifice seraient non seulement inutiles, mais dangereux.

Un faible soleil jaunissait la route et tirait des herbes une lueur de malachite. Des vagues de nuages roux déferlaient à l’occident. On apercevait des jardins souffreteux, des champs de cendre et de chaux, des maisons mortes. C’était le silence, la solitude et la désolation. Delaborde traînait des jambes lourdes, le vent séchait des larmes dans le creux de ses paupières, il était humble et accablé :

— Mon cœur est comme pétri par une serre ! soupira-t-il. Je sais que vous avez raison, Christine, et c’est si terrible ! La mort est là, sur ma nuque, c’est là qu’elle me frappera… J’ai mal fait de vous parler de mon amour, j’ai mal fait et je ne pouvais me taire. Ayez tout de même pitié de moi… restez ma fille, ma chère enfant… promettez que je vous reverrai comme d’habitude. Oh ! si vous alliez me fuir — quels jours et quelles nuits !…

— Je ne vous fuirai pas ! s’écria-t-elle. Pourquoi vous fuirais-je ? Comme je vous aimais hier, je vous aimerai demain.

— Oui, n’est-ce pas ? Mon amour est une trop pauvre chose pour mériter votre rancune. C’est dit, c’est promis, rien n’est changé ?

Il avait pris la main de Christine. Elle ne la retirait point. Elle était « recrue de compassion ». Il étreignait cette main, d’un geste lent et pitoyable, il balbutiait :

— Songer qu’il y aura un homme qui tiendra cette petite main comme je la tiens, et qui sera jeune, et qui sera aimé ! Effroyable vieillesse ! Je comprends la mort, oui, je la comprends. Dans toute ma chair, quelque chose sent bien qu’il faut que cela finisse. Mais vieillir ! Pourquoi devenir une loque misérable, une ruine dédaignée par la nature et par les hommes ? Pourquoi ce visage flétri, ces yeux sans lumière ? Savoir qu’on est vieux, le lire sur le visage de la femme qu’on aime, et qui méprise, qui doit mépriser votre amour. N’est-ce pas, Christine, vous avez pitié de moi ?

— Oui ! oui ! gémit-elle, une pitié ardente… une pitié infinie ! Vous aurez du courage, grand ami, vous voudrez que cette crise passe. Il ne pouvait y avoir que du malheur dans ce que vous avez désiré, de la défiance, de la jalousie, et quel accablement !

— Je ne sais pas, ma chère petite enfant. J’aurais donné le reste de ma vie pour quelques mois de ce malheur-là. Enfin ! c’est impossible. Ai-je jamais cru, au fond, que c’était possible ? La force qui me poussait dépassait toute raison et toute expérience. Dites-moi encore que nous nous reverrons… comme si rien ne s’était passé.

— Je l’ai promis !

— Christine, c’est encore très beau ! Qui sait si je ne finirai pas par vous aimer tout à fait comme un père ?

Il portait la petite main à ses lèvres, dans un suprême sursaut de passion, puis, le visage en larmes, il s’enfuit à travers le site de cendre et de misère.


Là-bas, dans un angle gazonné, sous les feuilles blafardes d’un platane, l’autre, le jeune, François Rougemont, l’accompagnait d’un regard de haine et de jalousie. Il répétait avec fureur :

— Elle sera sa femme ! Elle se donnera à cette ruine honteuse, elle subira le vieux corps pourri !…


II


Les terrassiers et les ouvriers du bâtiment s’organisaient avec une ténacité calme. Jamais le sabotage et le « ralentissement » n’avaient été discutés avec plus de méthode et mis en pratique avec plus de discipline. Chez les maçons, comme chez les terrassiers, comme chez les ravaleurs, le travail assidu devint une honte. Tout homme qui accomplissait une tâche normale manquait de cœur et de dignité ; c’était un inconscient ou un esclave. Ces idées s’emboîtaient parfaitement dans la tête des remueurs de terre et des gâcheurs de plâtre.

C’est surtout dans le truquage qu’ils devenaient extraordinaires. Les habiles connaissaient à fond l’art de tourner la difficulté. Chaque tâche était précédée d’ingénieux préliminaires, exécutée avec une lenteur savante, entrecoupée de pauses pendant lesquelles l’artisan examinait, cherchait, tâtait, réfléchissait et semblait résoudre de subtils problèmes. Les individus gauches ou lourds se fatiguaient par le simulacre même, par la nécessité de défaire ce qu’ils avaient, imprudemment, fait de trop.


En somme le résultat fut appréciable. Partout le travail diminuait dans une proportion encourageante. La C. G. T. ne tarissait pas d’éloges. Ses agents se pâmaient : enfin commençait la vraie guerre des classes qui ne devait finir qu’avec l’expropriation bourgeoise.

François Rougemont y voyait une phase fatale de l’évolution syndicaliste ; il lui semblait évident que si les ouvriers ne dépassaient pas un peu le but, ils n’aboutiraient jamais. Et toute arme n’est-elle pas bonne qui, sans nuire au prolétaire, fera fléchir le capital ?

Il se montrait inquiet, le capital ! Depuis longtemps, les entrepreneurs souffraient du ralentissement et du sabotage. Ils avaient pu se rattraper par une tonte plus minutieuse de la clientèle, mais la tonte a ses limites et la fortune de Paris, non plus que celle de la France, ne permettaient une production si coûteuse. Rougemont ne s’en inquiétait pas, persuadé que les conditions de l’échange se transformeraient par l’accroissement des salaires et un travail moins déprimant.

Et comme Thomas dit Castaigne s’en allait disant aux maçons, aux ravaleurs et aux terrassiers que les patrons ne pourraient pas tenir le coup, François le prit à partie, à l’heure du casse-croûte, aux abords d’un chantier où travaillait Isidore Pouraille.

— Il doit nous être tout à fait indifférent que quelques patrons tiennent ou ne tiennent pas le coup. Ils seront éliminés. Ce sera un bien. Soyez sûr qu’il n’y en aura pas un sur cent qui succombera dans la lutte ; ils ont plus d’un tour dans la gibecière. Ceux qui déposent leur bilan l’auraient déposé quand même. Allez, vieux Thomas, vous ne voyez pas plus loin que la pièce de cent sous. Elle n’est qu’un emblème. La réalité, c’est la mise en œuvre des énergies qui dorment au sein de notre vieille société. C’est tout ce que la science a découvert et peut découvrir au premier signal. Ce sont d’extraordinaires ressources où nous n’aurions pour ainsi dire qu’à puiser. Notre fortune ? Mais elle est ce que nous voudrons qu’elle soit. En attendant que le prolétariat ait saisi les instruments de la production, il n’y a qu’un moyen de réveiller les richesses engourdies et de les multiplier par leur usage même. Ce moyen, c’est l’échange. Que la consommation soit doublée et triplée, du même coup, les objets consommables iront se triplant et se quadruplant. Vieux Thomas, chaque fois que l’on augmente le salaire d’un travailleur, on crée un débouché. Si tous les travailleurs de France avaient de quoi acheter deux fois davantage, il y aurait un renouvellement prodigieux de l’industrie et du commerce : avant cinq ans, nous aurions enfoncé les Anglais et les Allemands.

— Non ! non ! répondait Thomas avec un mouvement acharné de la tête, il n’y aura pas plus d’échange ! Les objets seront plus chers. Et qu’est-ce que cela me fait d’être augmenté de cinquante centimes, si les provisions coûtent onze sous de plus à la ménagère ?

— Vous n’êtes pas juste, Castaigne ! Les provisions n’augmenteront pas de vingt sous quand les ouvriers auront vingt sous de plus. Elles augmenteront, c’est inévitable, puisque la goule bourgeoise est là, prête à sucer dès qu’elle sent la chair fraîche… ou même la charogne. Mais elles n’augmenteront pas en proportion des salaires. Ce sera surtout la consommation qui augmentera, et avec elle l’échange.

Thomas dit Castaigne avait fait, dans la dernière année, de sérieuses lectures. Sa tête ressemblait davantage à celle du père Socrate. Il levait son nez court, il grattait sa barbe qui, vivant libre, massive et drue, en devenait agressive ; les gamins chantaient sur son passage :


Castaigne avec sa barb’ d’chiendent,
N’a pas besoin de brosse à dents !


Il répondait finement, en balançant l’index :

— Il n’y a que la consommation de l’absinthe, de la bière et du vin qui a augmenté, et peut-être un peu celle des habits. Le pire, c’est que ça n’a servi qu’à faire pousser la graine de troquets, sans même enrichir ces bons citoyens : ils se font une concurrence dévorante. Quand je vais de ma turne jusqu’à la place d’Italie, j’en compte cinquante-neuf. Presque tous finissent par faire faillite ou par revendre leur trou à une poire. Il faut voir bâiller le garçon devant les tables vides ! Quant aux habits d’ouvriers, ah ! mes petits gosses, c’est fait par des malheureux et des malheureuses qui claquent de faim comme des Arabes sur une moisson mangée par la sauterelle. Les ouvriers et leurs dames « ralent » sur les frusques que c’en est dégoûtant, vu qu’il leur faut le perroquet et le caf-conce. Camarade Rougemont, tu parles bien, tu as la platine doublée à l’or « Fix », mais de me dire que les patrons peuvent continuer le train que leur fait danser la C. G. T., c’est du maboulisme ! La richesse ne se développe pas comme des lapins qu’on lâche dans une île déserte. C’est plus compliqué. C’est beaucoup plus compliqué ! Pour vous suivre dans votre petit jeu de l’augmentation des salaires produisant l’augmentation des échanges, et de celle-ci faisant naître la richesse à l’infini, il faudrait que tous, patrons et ouvriers, nous soyons beaucoup plus intelligents et de bien meilleure volonté. Les patrons, mon Dieu, pas par nature, mais par situation, sont plus dégourdis que les ouvriers, juste assez pour être patrons, mais ce ne sont pas des génies. Quant à leur bonne volonté… c’est des hommes comme les autres : il n’y a qu’à nous regarder entre camarades pour voir que notre bonne volonté, ça ne pèse pas des cent et des mille. Dans ces conditions, les patrons suffisent à leur tâche mieux que n’y suffiraient les prolétaires… pas très bien tout de même. Et lorsqu’il se présente du nouveau, ils sont estomaqués, ils retardent. Il leur faut une évolution, quoi ! De croire que cette évolution va se faire comme ça, à la fourchette, parce qu’on décrétera de plus hauts gains, moins d’heures de travail, et aussi moins de travail à l’heure, j’aime autant croire les propos de mon curé. Si on lui demande trop, le gros patron ne saura plus où donner de la tête, et le petit fermera boutique. Il faut toujours tenir compte de la concurrence étrangère, même quand elle n’a pas l’air de nous concurrencer directement. Si le Français payait par trop cher tout ce qu’il consomme, par rapport aux Allemands ou aux Anglais, il finirait par y avoir une réaction. C’est inévitable !

— Et alors, il ne faut pas d’augmentation de salaires ? L’ouvrier travaillera au même prix et abattra la même quantité d’ouvrage jusqu’à la crevaison définitive ?

— Pas du tout ! s’écria Castaigne en tournant son bras droit comme s’il maniait une fronde. Je veux l’amélioration du sort des travailleurs, camarade Rougemont. Seulement, il y a la manière. Et la manière, c’est de demander ce que les patrons et l’accroissement de la richesse peuvent donner. Même je tiendrai compte d’un accroissement de la consommation avec l’augmentation des salaires… le jour où les suppléments n’iront plus chez les bistros et au beuglant. Mais pour ça, il faut que l’ouvrier apprenne à consommer moins bêtement. En attendant, le Parisien, je parle de celui qui a déjà les hauts salaires, car les pauvres bougres et les pauvres bougresses des bas métiers me font mal au cœur… en attendant, je dis, l’ouvrier parisien en demande trop. Comme les patrons ne peuvent plus le suivre, gare les machines. Ça va être comme en Angleterre. On maintiendra les prix, oui, mais on remplacera des cent et des cent mille hommes par la mécanique. C’est alors, mes amis, que vous verrez de chouettes chômages. Là-bas, il en rôde des troupeaux… les « vorkhaouses » ne peuvent plus depuis longtemps les contenir !

— Parce qu’ils n’ont pas su combiner la question du salaire avec celle de la diminution du travail, répliqua sévèrement Rougemont. À chaque intervention d’une nouvelle machine, tous les travailleurs du corps de métier menacé doivent répondre par une diminution correspondante du rendement.

— Et avec ça ? ricana Castaigne. Quand on peut produire à la machine cent mille clous avec trois minutes de travail, alors qu’à la main-d’œuvre il faudrait deux semaines ? Je vois d’ici l’ouvrier répondant par la diminution du travail. Il ne ficherait plus une heure de présence. Ce serait le cas de le laisser cuire dans son jus et de faire venir n’importe qui, des Arabes, des Chinois, des nègres… des gorilles !

— Castaigne, vous vous emballez ! riposta Rougemont, sur qui l’argument portait plus qu’il ne voulait se l’avouer. Vous prenez un cas invraisemblable. À part quelques exceptions, cela ne se présente pas ainsi. Il y a des transitions. Il naît de nouvelles industries et de nouveaux débouchés, à cause des machines mêmes. On a le temps de se retourner. Et la preuve, vous la trouvez dans la société actuelle, comparée à celle du dix-huitième siècle. Nos machines font à elles seules six, sept, peut-être dix fois le travail des gens de cette dernière époque. Est-ce qu’on a cessé d’avoir besoin de l’effort humain ? Ne voyons-nous pas, comme par le passé, des millions d’ouvriers dans les villes et d’autres millions dans les campagnes ?

« Pourquoi cependant sont-ils misérables ? Uniquement parce que les patrons ont réussi à les rouler, parce qu’on leur a volé leur part de tant de richesses nouvelles, parce que l’échange se fait mal, parce que la consommation de la foule n’a pas suivi la progression des forces disponibles. Cela serait-il arrivé si les travailleurs avaient mieux connu leur intérêt, s’ils ne s’étaient pas laissé leurrer par les révolutionnaires bourgeois de 89, massacrer pour le petit chapeau de Napoléon, abrutir par la prêtraille de la Restauration, berner par les politicards de Louis-Philippe, éblouir par les blagueurs de 1848, écraser par Badinguet, enfin bafouer par les sinistres polichinelles de la Chambre ? Allez, Castaigne, s’ils avaient organisé leurs syndicats, réduit leurs heures et leurs quantités de travail, accru moins lentement leurs salaires, aujourd’hui le revenu de la France serait triple, aucun ouvrier ne souffrirait de la misère et du surmenage, et notre pays ne serait pas devenu la patrie de la tuberculose !

Thomas voulut répondre, mais Rougemont avait emporté les enthousiasmes. Le chantier hurlait en chœur :

Ouvrier, prends la machine !

— C’est égal ! grommela Castaigne, avec son sourire socratique, vous avez un beau coup de platine, camarade Rougemont, mais c’est toujours les si et les que, avec quoi on met le prolétaire en bouteille. Vous n’avez oublié qu’une chose, c’est qu’on ne monte pas sur ses propres épaules, et que les hommes de 1830, de 1848 et de la troisième République ont tout juste fait ce qu’ils étaient capables de faire… Les syndicalistes feront de même !

Personne n’entendait seulement sa voix, et Pouraille, juché sur un échafaudage du haut duquel il brandissait un litre, annonçait avec allégresse :

— On aura leur peau !


À part les pituites du matin, dont l’intensité s’accroissait, jamais le brave homme n’avait été plus heureux. Dans ce travail qui était une grève ou cette grève qui était du travail, il vivait comme une grenouille dans sa mare. Nul mieux que lui ne connaissait l’art de remuer doucement la terre ou de férir sournoisement du pic. Il y mettait de la religion ; c’était son honneur et c’était sa gloire. Le soir venu, il se tapait le sternum, roulait ses yeux soufrés de bile, poussait de l’avant sa barbe sablonneuse et clabaudait :

— J’en ai pas f… six noyaux de prune. Ceux autres qui esquintent leur viande pour le capital, c’est pas mes semblables, c’est cheval, bourrique et compagnie. Un homme libre n’a pas le droit de s’abîmer le tempérament. La fatigue est une saleté. On a le droit de vivre, pas ? Eh bien ! le docteur Mèchenikove a découvert qu’on peut vivre deux cents ans, seulement faut pas se dépiauter et faut boire un bon verre pour chasser les microbes. Qu’est-ce qu’il a fait jusqu’ici, l’exploiteur ? Il a fait claquer le terrassier avant cinquante ans. C’est-y vrai ? Quelqu’un oserait-il me contredire ? Je le lui défends, au nom de la statistique. Je dis et je répète que le terrassier ne vit pas le quart de son temps, vu les miasses et l’éreintement… Si tu f… le cintième de ce qu’ont fait tes pauvres bougres de pères et de grands-pères, as pas peur, le coffre-fort s’enrichira tout de même. Y connaît l’art, le coffre-fort, y sait faire de la monnaie avec chaque goutte de ta sueur… Alors quoi ! Ceux qui s’éreintent sont des cochons et des vendus et puis des imbéciles.

Il décrivait un signe de croix avec son perroquet :

— Contre les microbes, contre la fatigue, pour les trois-huit, ainsi soit-il !

Les compagnons de Pouraille appréciaient le charme de cette religion. Ils attribuaient au jeu de leurs muscles une valeur incalculable. Une pelletée de terre, un coup de pic, la moindre sueur devenaient des choses précieuses et vénérables. Peu doutaient que leur travail symbolisât toute la puissance et tout le génie social…

Pourtant, le chantier comptait des hérétiques. De faire un sort à chacun de leurs gestes et de passer la moitié du temps à considérer le prochain, les gênait et les inquiétait. Ils ne pouvaient croire qu’un travail aussi réduit représentât, à la fin de l’heure, douze et quatorze sous. Et lorsqu’ils n’étaient pas surveillés par les camarades, d’instinct ils allaient plus vite. On les dénonçait, on les accusait de « remplir le coffre-fort » ; l’invective, la raillerie, le mépris leur tombaient dessus en averse. Pouraille mêlait les cris d’un prophète de mannezingue aux injures d’un Bruant « attrapant » sa clientèle.

Le plus malheureux était Bardoufle. L’art de travailler sans rien faire le désolait, le désemparait et lui fatiguait terriblement la cervelle. Il en avait mal aux tempes, il « suait d’embêtement ». Non qu’il détestât le repos : il aimait à se visser sur une chaise, il y demeurait immobile avec béatitude. Mais à la manœuvre, sa nature lui commandait d’agir avec lenteur, puissance et continuité. Chacun de ses coups en valait deux ; sa pelletée était profonde et pleine ; il abattait plus de besogne qu’aucun autre, sans fatigue, comme une machine bien pourvue, bien graissée. Certes, il aurait voulu travailler moins d’heures, mais lorsqu’il était en train, un instinct le poussait, qui ne lui était pas désagréable. Et il prenait le temps de souffler, largement. Quand il crut devoir lésiner sur chaque effort, interrompre au hasard, il n’eut plus aucun goût à la besogne. Accoutumé au franc jeu, il avait honte s’il trompait sur la marchandise. Et malgré tout, le malheureux abattait trois fois autant de travail qu’Isidore, lequel l’agonisait.

— Tu nous trahis, tu marches avec les renards, avec les sarrazins, avec les ministres ! Et tu abuses de ta force. Oui, c’est comme si tu tapais sur un vieux ou sur un infirme. Est-ce que tu crois qu’il y en a un seul ici qui pourrait faire seulement la moitié de ta sale ouvrage ? Quand on a une poigne comme la tienne, on a pitié des camarades, on se fait pardonner à force de solidarité et la solidarité ousque nous en sommes, c’est de n’en pas f… une datte. Écoute, Bardoufle, t’es mon ami ; on t’aime bien, mais si tu continues comme ça, on sera forcé de te fiche à l’index comme un sale exploiteur. Je ne te l’envoie pas dire !…

Bardoufle levait son torse énorme et sa tête de granit. Une lente colère luisait au fond de ses prunelles. Et voyant la réprobation sur les faces, il poussait un soupir d’ours :

— J’fais ce que je peux ! Je me massacre à ne rien faire !

— Alors, t’as qu’à défaire ! Une supposition que tu creuses… Bon ! Tu tires dix pelles et tu en ref… sept dans la tranchée.

Une telle idée ne pouvait se faire jour dans la tête de Bardoufle ; autant emporter des moellons, des briques ou des planches pour les revendre ! Il essayait pourtant. Sa tête résonnait comme un tambour, la honte suait à chaque racine de ses cheveux. Lorsqu’il voyait paraître la face d’un patron, il avait la « trouille ». Il y renonça ; il préféra consacrer une grosse part de son salaire à offrir des tournées propitiatoires chez le mastroquet, au grand dam de sa maîtresse, la dame au profil de Napoléon.

Cependant les entrepreneurs annonçaient la fin du monde. Impuissants et furibonds, ils en appelaient aux journaux, au gouvernement, à la justice immanente. Quelque chose était devant eux qui déconcertait leur expérience et accablait leur logique. Les exhortations, les promesses et les menaces se heurtant à une inertie implacable, ils ne savaient qui frapper, car tous les prolétaires étaient coupables, ni à qui parler, car chacun se dérobait.

La chambre patronale de la maçonnerie se révolta la première. Il parut de hautes affiches, où les patrons informaient le public de la conduite des travailleurs et offraient une augmentation de vingt pour cent sur les prix payés avant la grève de 1906 : les maçons recevraient dix-huit sous l’heure, les limousinants quinze sous, les garçons maçons douze, les tailleurs de pierre dix-neuf, les ravaleurs un franc et trente centimes, les tapissiers un franc, les briqueteurs dix-neuf sous, les garçons briqueteurs onze sous, les tourneurs de treuil treize sous, les bardeurs quatorze sous et demi, les pinceurs quatre-vingt-cinq centimes, les poseurs dix-neuf sous. Le repos hebdomadaire serait donné le dimanche, sauf pour douze dimanches précédés d’un jour de fête dans le cours de la semaine. La journée de travail s’élèverait à dix heures de mars en octobre, à neuf heures en novembre, à huit heures en décembre et janvier. Les artisans s’engageraient à renoncer au sabotage.

Les délégués ouvriers rejetèrent ces conditions. Ils exigèrent en moyenne un sou de plus par heure et la journée de neuf heures, ils refusèrent le travail en commun avec les non syndiqués : ceux-ci opéreraient séparément, dans des chantiers spéciaux.

Après quelques nouveaux pourparlers, les entrepreneurs décrétèrent le lock-out. Les ouvriers l’accueillirent avec flegme et déployèrent, pendant le chômage, la même force d’inertie que sur les chantiers. Ceux que n’atteignait pas le lock-out continuaient le travail, en vertu du mot d’ordre : « Pas de grève ! »

— Pas de grève ! s’en allaient criant les bons drilles qui vagabondaient délicieusement des mannezingues aux chantiers, et des chantiers aux réunions de la Bourse du travail. Les patrons veulent nous acculer à la grève, donc c’est un piège. Nous n’y tomberons pas. « Tant » qu’au lock-out, y se décollera de lui-même.

La Voix du peuple publiait un article de tête : Déclaration de guerre, et un manifeste aux travailleurs de province : Paris à l’index. Les soupes populaires s’organisaient, dont maintes furent joyeuses ; les « lock-outés » processionnaient en bandes pacifiques ou goguenardes autour des chantiers gardés par la police et les municipaux ; le flux labial coulait à pleins bords dans les estaminets.

Surtout la force d’inertie était inquiétante. On sentait chez ces travailleurs une confiance sourde, une volonté passive, une haine flegmatique. Tous devaient réintégrer les chantiers au premier signal des entrepreneurs, beaucoup étaient prêts à signer des contrats qu’au fond de l’âme ils se juraient de ne pas observer, et les Limousins, par surcroît, connaissaient la résistance invincible de leur sobriété et de leurs économies.

Pour la première fois, peut-être, dans l’histoire sociale française, les travailleurs agirent avec la détermination froide d’industriels et de négociants. Ils virent dans le lock-out un combat d’avant-garde dont le résultat ne pouvait engager l’avenir.

Cette situation passionnait François. Bien plus qu’une grève triomphante, elle décelait le nouvel esprit révolutionnaire. Les hommes agissaient, non plus par fièvre ou par fureur, mais par un esprit de lutte continu, attentif, conscient. Ainsi la grande guerre sociale devenait possible. Une génération croissait qui mêlerait intimement le travail et la révolte, pour qui les mots cesseraient d’avoir ce sens grandiose, décevant et vide qui intoxique les âmes.

Il s’en allait, presque silencieux, aux cuisines syndicalistes, aux assemblées, aux chantiers, dans les rues et les cabarets, interroger ces hommes, souvent déconcerté par leurs cervelles rudimentaires, mais ragaillardi par la moindre parole sage, et se répétant qu’ils étaient à la période où l’instinct est plus sûr que la raison, où une conscience simpliste, mais ferme, précède une conscience plus élaborée.

Le lock-out ne dura guère. Les patrons se trouvaient devant le vide et l’énigme. La résistance était dans les cœurs, non dans les discours. Le lock-out lui-même n’était-il pas un succès pour les ouvriers ? Ne comportait-il pas, automatiquement, une augmentation de salaires ? Tous réintégreraient donc les chantiers, au premier signe, et par la patience, par l’inertie, ils obtiendraient de nouveaux avantages.

Vers la fin d’avril, la plupart des chômeurs avaient repris leurs places sur les murailles et les échafaudages. Beaucoup signaient le nouveau règlement, sûrs de n’en tenir compte que dans les limites assignées par la prudence ou par les tactiques syndicales.

Les patrons, ignorant s’ils avaient remporté une victoire ou subi une défaite, prévoyaient des luttes sinistres et s’y préparaient avec inquiétude ; ils concevaient que le machinisme seul pouvait vaincre. La guerre des classes serait une guerre de mort et de famine.


Après un 1er mai morne, ce fut le tour des terrassiers. Leur jeu était sûr, à cause des vastes travaux du Métropolitain, qui absorbaient la masse flottante des chômeurs. La province, contenue par la C. G. T. et par les fédérations régionales, limitait son émigration.

Exaspérés par le sabotage, les patrons rêvaient, depuis longtemps, un coup de force. Mais la bataille indécise de la maçonnerie les démoralisa. Par ailleurs, sur quelques chantiers du Métropolitain, malgré un long lock-out, les terrassiers résistaient opiniâtrement. Soudain la lutte qui, jusqu’alors, intéressait surtout les grands travaux, gagna l’industrie privée. On vit les hommes de Marsolleau et Fargel, dont les attelages comportaient mille chevaux, organiser la grève en quelques heures. Leur exemple déchaîna la tourmente. Ce fut un mois de fièvre et de colères, pendant lequel le syndicat rédigeait les revendications. Isidore, après les joies du sabotage, connut les délices de la grève.

Il attirait d’innombrables camarades aux Enfants de la Rochelle, se saoulait au bruit des gueulements et des chants de victoire, organisait des processions auxquels la présence de Dutilleul et des Six Hommes, d’Alfred le Rouge et de la Trompette de Jéricho donnait une allure déconcertante ; il sollicitait des conférences de François Rougemont qui ébahissaient les nouveaux venus. Chargés de flanc et mettant leur dernière espérance dans une entente, les entrepreneurs cédèrent successivement, lorsque Marsolleau et Fargel eurent donné l’exemple. Les revendications étaient sévères. Les terrassiers exigeaient soixante-dix centimes l’heure, les puisatiers, les mineurs, quatre-vingt-cinq, les chefs de chantier dix-huit sous ; de plus, le syndicat décréta que ces derniers seraient choisis par les camarades et il l’obtint chez un grand nombre d’entrepreneurs.

Isidore Pouraille fit, pour le jour de la rentrée, l’acquisition d’une vieille trompette. S’étant raboté les entrailles avec trois verres de fil en quatre, il franchit les clôtures du chantier en soufflant la Casquette du père Bugeaud, qu’il intitulait la Veste patronale. Trente drilles dansaient en rond tandis qu’un gros terrassier battait du tambour sur son ventre.

— Halte ! cria le bancroche en déposant sa trompette. V’là l’ouvrage qui repique. D’abord, n’oublions pas que c’est nous qui nomme le chef de chantier.

Il tourna vers Bardoufle une face où le rire faisait frétiller la barbe :

— C’est toi, que je propose !

L’homme aux vastes fémurs le regarda, béant :

— Oui, toi, ricana Pouraille. T’auras la grosse paye de dix-huit sous l’heure, ce qui fait que tu ne regarderas pas à nous payer un litre. T’es pas chien, on te connaît. Tu n’as qu’un défaut, et c’est pour celui-là qu’on te fait chef. Attendu que ça te le coupe, ton défaut !

Il dirigeait vers les camarades un clin d’œil énorme. Deux ou trois seulement grommelèrent — qui, eux-mêmes, guignaient le poste, mais les autres, saisissant le truc, croassaient en cadence :

— Ça y est, bourdonna Isidore, t’es not’ chef et tu sais, on te respectera, à condition que tu nous respectes. Un coup de trompette !

— Le singe ! grommela un « mousse » qui veillait à la clôture.

Effectivement, le patron, Eugène Lehoudeaux, faisait son entrée. Il avait pris son meilleur visage, il dirigeait vers les hommes un sourire de bon prince qui redoute son peuple. Et il déclara :

— Mes amis, nous voilà de nouveau ensemble. J’espère que ce sera pour longtemps. Je ne vous cache pas que j’ai fait d’énormes sacrifices et que je m’attends à perdre de l’argent. Mais je compte sur vous, car si l’entreprise ne marche pas, il n’y aura plus d’ouvrage pour personne. Patron et ouvriers seront logés à la même enseigne, l’enseigne de sous les ponts et de l’hospitalité de nuit. Enfin, j’espère que vous êtes contents !

— Pour le moment, on ne se plaint pas ! répliqua Isidore. Faut un commencement à tout. On vient de nommer notre chef de chantier.

L’entrepreneur fronça les sourcils, inquiet, plein d’une rage sourde.

— Ça sera Bardoufle ! continua le bancroche.

Les traits de Lehoudeaux se dilatèrent. Sachant que l’homme, par nature, ne boudait pas à l’ouvrage, il envoya à Bardoufle un sourire presque tendre :

— Mes félicitations au camarade Bardoufle !

— J’te crois, sifflota Isidore.

Pour mieux amadouer les travailleurs, Lehoudeaux ne s’éternisa point. Il se borna à donner les instructions utiles et laissa le chantier se débrouiller.

— Bon voyage ! grommela un terrassier à la nuque renflée et à la gueule de loup.

— Au turbin ! goguenarda un autre.

— Et doucement, foutre ! repartit Isidore en saisissant sa pelle.

Bardoufle tenait déjà la sienne prête. La tradition de la « terrasse » veut que le chef de chantier, taillé en force, soit en même temps un entraîneur. L’homme aux lourds fémurs, plus qu’aucun autre, était apte à cette tâche. Il commença par donner une énorme bêchée, une bêchée d’honneur.

— Ah ! ben, ricana Pouraille, à ce compte, l’ouvrage, elle serait vite bouffée. Mon vieux, ous qu’est ta dignité de chef ? T’as donc du plâtre dans l’œil ou du mastic dans l’oreille ? Le syndicat a décidé que les chefs de chantier n’en f…traient plus une prune !

De saisissement, Bardoufle faillit lâcher sa pelletée :

— Mais on m’a porté à dix-huit sous de l’heure !

— Justement ! On t’a augmenté pour que tu te reposes. T’es un quinze mille balles, quoi ! Subséquemment, tu n’as plus qu’à flâner et à nous surveiller. Celui qui fera trop d’ouvrage, tu lui flanqueras une pelle dans le trou de balle.

Bardoufle ne pouvait s’évader de son ahurissement. Il avait la bouche béante, les bras morts ; il bégayait :

— Voyons, dix-huit sous ! Y a pas de raison… ces pattes-là, c’est fait pour la besogne.

— Tu tapes dans le mille. C’est parce que t’es trop bâti ! Quand tu tiens l’outil, c’est plus fort que toi, tu ne mets que du café. Allons, vieux berlingot, t’as assez travaillé pour le coffre-fort ! On te pensionne ; tu vas pas chialer, peut-être ?

Bardoufle se résigna. Il promena par le chantier sa masse dandinante. Ses yeux lents examinaient avec tristesse et dégoût le travail des camarades. Il essayait de se persuader que c’était de bonne guerre, mais tout son instinct se révoltait. Plus encore que les pauses innombrables, il exécrait les mouvements qui singent l’activité, cette contre-besogne qui était comme un croc-en-jambe à la besogne utile. Et il soupirait, le cœur gros, se demandant si la révolution demeurerait aussi sournoise, si le devoir du travailleur continuerait à ressembler à l’action d’un marchand qui fraude sur le poids ou la qualité de la marchandise…

Vers dix heures, Eugène Lehoudeaux reparut. Cette fois, estimant qu’il avait abondamment fait preuve de bonhomie, il apportait l’œil du maître. Il sut s’introduire à l’improviste. Le cœur lui creva : d’un coup d’œil, il constatait la « flemme » des hommes et que leur production n’était guère plus abondante qu’avant la grève. Comme il passait à travers les groupes, consterné et hostile, il vit Bardoufle qui « inspectait ». Ce fut le coup de couteau. L’entrepreneur s’arrêta, les oreilles brûlantes, considéra le chef, de haut en bas et de bas en haut :

— Alors, tu ne fiches rien ! cria-t-il.

Bardoufle, rouge jusqu’au fond de la nuque, dirigea vers le patron un œil humilié et bafouilla :

— Je surveille, m’sieu Eugène.

— Ah ! tu surveilles, hurla l’autre, dont les orbites semblaient prêtes à cracher les yeux. Tu as passé de treize à dix-huit sous l’heure, tu te feras chaque jour neuf beaux francs… et tu surveilles et tu laisses pousser un poil gros comme un câble dans tes pattes !

Le vaste Bardoufle aurait préféré recevoir une gifle sans la rendre. Il tournait vers Lehoudeaux de bons yeux de chien, il sentait ses pieds coller au sol et ses fémurs peser comme des meules :

— Dans la terrasse, tonnait le patron, le chef de chantier donne l’exemple, c’est lui qui porte les meilleurs coups. Bâti comme tu l’es, il n’y en a pas un seul, de Grenelle à Ménilmontant, qui est capable de te faire la pige !

— Pardon, excuse, intervint l’homme à gueule de loup. C’est le règlement du syndicat.

— Je m’en f…! rauqua l’entrepreneur.

— Faudrait aller le leur dire, fit sournoisement Isidore, vu que vous avez accepté le règlement. Si Bardoufle mettait la main à l’ouvrage, ça serait notre devoir de nous y opposer, pas, camarades ?

Les camarades, selon leur tempérament, éjaculèrent un : « Pour sûr ! » persifleur ou crachèrent un « oui » oblique. La rage et l’impuissance enflaient Lehoudeaux ; il fit le geste de les chasser tous : haletant, rauque, saisi d’une telle haine qu’il les aurait envoyés à l’échafaud, il s’éloigna.

— Il a son baluchon ! fit l’homme à tête de loup.

— Il le gardera sur les reins ! appuya Isidore.

Une vaste rigolade secouait les faces pesantes.


À la sortie, François Rougemont se montra. Les terrassiers l’acclamèrent ; leur victoire lui fut douce. Il voulait voir en eux ces « conscients » dont la Voix du peuple chantait l’âme nouvelle :

— N’oubliez pas, camarades, que le succès d’aujourd’hui n’est qu’un tout petit commencement. Que personne ne désarme. La lutte ne doit plus jamais cesser, ou du moins elle ne doit cesser que le jour où disparaîtra le dernier exploiteur.

— Pas peur ! s’ébroua Pouraille. Nous connaissons la valeur de nos os !

Tous ricanaient de béatitude ; il y eut une magistrale levée d’absinthes chez le mastroquet ; le seul Bardoufle gardait sa mélancolie. Et comme François l’interrogeait :

— J’en peux plus ! soupira-t-il. D’avoir gagné la croûte à ne rien faire, ça me fiche la guigne.

— Vous ne savez pas ! s’esclaffait l’homme à tête de loup, il avait trop de poigne. Alors, on l’a fait chef de chantier. Il faut qu’il paye une tournée !


Dans le crépuscule naissant, François s’en revenait avec Bardoufle. Il consolait, presque tendrement, le pauvre colosse mangé par les scrupules :

— Je vous comprends bien, ami… je vous en estime davantage. Et si nous pouvions retourner aux siècles passés, je vous approuverais. Car il n’y a pas de doute : jadis l’homme qui ne travaillait pas ferme gagnait mal son pain. La terre était ingrate et dure, le moindre confort coûtait des luttes terribles. Mais n’oubliez jamais, Bardoufle, que de nos jours, les machines nous permettraient, si l’organisation était humaine, de vivre, presque luxueusement, avec un travail modéré de deux ou trois heures. Quand on exige dix heures d’efforts, on nous vole abominablement !

— C’est que je n’ai pas même donné un coup de pelle, gémit le terrassier.

— Et combien en avez-vous donné de trop dans votre existence ? Combien de milliers de fois avez-vous reçu cent sous pour un travail qui valait vingt francs ? Allez ! vous ne devez rien à la société actuelle. Elle vous exploite depuis le jour où vous avez commencé votre apprentissage. Vous en avez fait assez pour vivre inoccupé jusqu’à l’heure de votre mort. Puis, il ne s’agit pas seulement de vous. Il s’agit des autres. Si le chef de chantier travaille, c’est autant de pris aux camarades, c’est du pain enlevé de la bouche des chômeurs. Soyez fraternel, Bardoufle ! Dites-vous que vous défendez la cause de tous ceux qui souffrent et qui peinent, dites-vous que vous avancez l’heure où l’homme cessera d’être la proie de l’homme, où les ateliers, les usines et les chantiers cesseront d’être des bagnes…

La lourde machine de Bardoufle s’exaltait avec lenteur. À la voix de Rougemont s’évanouissaient remords et scrupules ; elle montrait clairement le devoir ; elle remplaçait la honte par la fierté et l’abattement par la ferveur. Levant ses pinces opaques, le terrassier murmurait :

— Alors, c’est sûr, je peux gagner cet argent sans rien faire ?

— Vous le devez, mon ami, au nom de la justice et de la solidarité sociales !

— Puisque vous le dites, c’est que c’est comme ça ! cria Bardoufle d’une voix tremblante.


Comme ils approchaient des Enfants de la Rochelle, François aperçut Alfred le Géant rouge attablé devant un byrrh et Berguin-sous-Presse, qui triturait pharmaceutiquement son absinthe. Tous deux décelaient de la fièvre. Alfred grattait la table par intervalles et montrait des pommettes écarlates ; Berguin-sous-Presse suait abondamment et roulait des prunelles saugrenues. À la vue du propagandiste, tous deux sursautèrent :

— Ça y est ! déclara Berguin d’un air sinistre.

Mais Berguin n’avait aucune autorité. Rougemont tourna un visage interrogateur vers le colosse, qui dit, avec un faux flegme :

— Nous sommes prêts.

Le meneur devint pâle. Depuis trois mois qu’il préparait la grève des ateliers Delaborde, toujours une angoisse secrète se mêlait à ses objurgations. C’était tantôt une hâte passionnée, tantôt le sentiment que cette grève serait inutile et presque nuisible. Malgré la puissance que sa parole exerçait sur lui-même, François savait qu’il y mettait trop de rancune, et tout son dépit et toute sa jalousie. Aussi avait-il mené une propagande confuse, chaotique, intermittente… Que de fois, la colère tombée, il avait souhaité ne pas réussir — et dans sa colère même ne désirait-il pas un autre dénouement, une de ces circonstances illogiques par quoi le sort désarme la vanité de notre raison et de nos actes ?…

Et voilà qu’il avait réussi. Il n’était plus en son pouvoir de retenir cette grève énigmatique et redoutable.

— Quand marcherez-vous ? fit-il d’une voix soudain lasse.

— Après-demain, répondit Alfred avec un ricanement. Demain, les délégués iront poser les conditions. Pas d’erreur : elles seront refusées !

— Croyez-vous ?

— J’en suis sûr ! La Jaunisse est au cœur de la place.

Rougemont baissa la tête. La jalousie lui tordait le foie. Et des images ardentes le poussèrent à la bataille :

— Eh bien ! on exterminera la Jaunisse ! s’exclama-t-il. Les camarades viendront ce soir ?

— En masse !

— J’y serai.

Il se dirigeait vers la rue de Tolbiac, lorsqu’il aperçut trois compagnons qui longeaient un terrain vague. Il reconnut Auguste Semail, Jacques Lamotte et Pierre Barrault dit Hareng, les trois meneurs des forges d’Arcueil. Auguste Semail portait un torse de bœuf sur des jambes en vilebrequin. Toute la force de cet homme résidait dans les bras et les pectoraux, mais ses pieds flasques le portaient mal, une sciatique lui rongeait la cuisse. Il était sombre et menaçant, avec une pointe de férocité. Jacques Lamotte, un « rouquin » dont les cheveux aplatis et tassés luisaient ainsi qu’une plaque de cuivre rouge, l’œil jaune, la paupière joyeuse, toute ridée par la fréquence du rire, parlait du coin de la bouche et développait un long corps gesticulant. Barrault dit Hareng, très petit homme, avec des bras courts dont la résistance était surprenante, des épaules si charnues qu’elles formaient deux bosses, une barbe d’escarbilles, ouvrait des yeux en losange, dont l’écarquillement doublait le volume et qui passaient rapidement du bleu éteint au vert phosphorescent. Hareng avait une voix de casserole, il ne pouvait prononcer ni les f ni les v, mais il disait les choses au meilleur moment et attisait merveilleusement ses camarades. C’est lui qui se dirigea d’abord vers François Rougemont :

— Les porges sont minées, fit-il d’un air mystérieux.

François regarda les trois hommes avec stupéfaction. Depuis longtemps, il « cuisinait » les ouvriers des forges. Il avait réussi à convertir un certain nombre de jaunes, mais ces hommes demeuraient craintifs ; d’autres biaisaient devant la propagande. Rougemont, malgré son optimisme, n’espérait aucune grève prochaine. Cependant, dans les derniers mois, une fermentation s’était produite. Les conversions se multipliaient, en sourdine. On pressentait une de ces mutations brusques qui surprennent les meneurs eux-mêmes. Si François ne l’ignorait pas, il était loin d’en connaître l’envergure, et les affirmations de Barrault le frappaient à l’improviste :

— Êtes-vous sûr ? insista-t-il.

— Je vous le promets ! fit le sombre Semail. Hanotteau et Barjac ont lâché les écluses en faisant la nique à la jaunisse.

— Et y z’entraînent quarante camarades, jubila Lamotte. Avec eux autres, ça fait la rue Michel. Ce qui a définitivement décroché l’affaire, c’est qu’on a un tuyau sur les commandes. Ils vont avoir de l’ouvrage jusqu’à plus soif. Ils n’auront pas le temps de se retourner ; en une semaine, on les fera toucher des épaules.

— Bu, affirma Hareng, que non seulement ils ont besoin de tout leur personnel, mais qu’il leur paudra embaucher plusieurs équipes si y beulent paire pace à leurs appaires ! Que la C. G. T. nous soutienne et nous bouppons la boutique !

Rougemont remonta pensif dans l’interminable crépuscule. Un four se creusait au couchant et dévorait la Tombe-Issoire ; trois pieuvres de cuivre rouge allongeaient leurs tentacules sur la Butte-aux-Cailles, une haleine infiniment tendre se roulait parmi les usines et les masures. Le triomphe et l’inquiétude serraient François à la gorge. Il entrevit des scènes de fièvre et de démence ; il calcula les paroles et les actes qui apaiseraient les instincts primitifs.

Recru de fatigue et de chaleur, il monta chez les Garrigues. Devant la soupe chaude et le pain clair, il eut sa lueur de béatitude. Le geai ricanait entre la salière et la carafe ; Charles collait des coupures dans un grand cahier de papier brun, et le petit Antoine rempaillait des chaises illusoires. C’était l’oasis, le coin du monde où les songes croissent tièdes, drus et consolants. Le meneur y a vu passer l’hôte joyeux qui se pose au hasard, n’attend pas l’heure des hommes et se dérobe aux circonstances. Comme il y pensait, la grillade de bœuf et le gâteau aux pommes de terre prirent une saveur incomparable. Il connut une fois de plus qu’il fait bon avoir la bouche gourmande et l’estomac solide ; l’odeur du café frais, qu’Antoinette préparait dans la cuisine, fut l’odeur même de l’éden :

— Elles ont du poil aux pattes ! grinça le geai.

Et, s’étant penché pour piquer une miette, il sauta sur l’épaule de François, il lui pinça l’oreille. Déjà Antoinette versait le café, et les trois adultes, en silence, aspiraient l’arôme magnifique. C’était un long souvenir, une jouissance presque parfaite et une mystérieuse promesse. Antoinette n’en concevait pas la privation. Depuis quarante ans, elle ne pouvait moudre la fève et verser l’eau bouillante sans un frisson pieux ; même les jours de migraine, elle y trouvait une aide généreuse et une caresse subtile. Élevés par elle, François et Charles partageaient son culte.

Quand le propagandiste eut vidé sa tasse, il annonça :

— Nous allons avoir une grève chez Delaborde, et chez ces insolents maîtres de forges d’Arcueil.

— Chez Delaborde ! fit Antoinette, contristée, c’est dommage !

— Pourquoi ? Jamais il n’a gagné autant d’argent. C’est l’heure ou jamais de donner quelque chose à ceux qui triment…

— Cela fera beaucoup de peine à Christine.

Ces mots tombèrent sur François comme une pelletée de glaise. Ses joues se figèrent ; une sensation de vie manquée appesantit ses os. Et, songeant à ces soirs où la rumeur ailée des jupes emplissait la chambre, il se sentait chavirer de tendresse et de désespoir. Pourquoi avait-il parlé ? Il aurait dû cacher son amour comme un forfait. Christine ne l’évitait point, elle serait peut-être là ce soir même… et sa présence seule, ah ! mon Dieu !… Les jours, les mois, les saisons allaient passer. Il ne connaîtrait plus ces minutes où la destinée devient innombrable…

Comme il plongeait au rêve, le timbre de l’entrée jeta son appel. Et tandis que le geai bredouillait : « Qui est là ? » la porte s’était ouverte. François entendit un froissement de jupes ; la grande chevelure brilla, qu’il voyait déferler au fond des souvenirs. Une émotion formidable ploya l’échine du malheureux.


Christine s’était assise, avec le petit Antoine contre ses épaules, comme par les soirs fabuleux de jadis ; elle répondait vaguement à quelque question d’Antoinette. Ses yeux luisaient ; une agitation crispait ses doigts, et elle finit par dire, tournée vers le meneur

— Est-ce vrai qu’il va y avoir une grève chez M. Delaborde ?

— C’est vrai.

Il sentit une menace étrange et insupportable. Posant la main sur les cheveux du petit Antoine et secouant la tête d’un air chagrin, Christine demanda :

— Pourquoi ? Cette grève ne serait pas seulement injuste, ce qui n’est rien, elle serait absurde. Nulle part les ouvriers ne sont aussi bien traités que chez M. Delaborde et nulle part on ne les traitera aussi bien. Leur grève doit échouer.

Il écoutait, engourdi d’amour. Toute combativité était morte. Chacune de ses fibres voulait vivre la présence de Christine. Il murmura d’une voix lointaine :

— Il est facile pourtant de les satisfaire ! Ils céderaient sur la promesse de ne plus embaucher aucun Jaune et sur une réduction de travail d’une demi-heure.

— Ce serait une lâcheté et une trahison ! M.  Delaborde ne peut céder ni pour lui-même, ce serait déchoir, ni à cause du mauvais exemple. D’ailleurs, il a promis de ne pas le faire !

— À qui ? s’écria François, brûlé par une jalousie brusque.

— Aux autres imprimeurs.

— Il vous l’a dit ?

— Non, mais je le sais.

Rougemont était sorti de sa torpeur. La silhouette du vieil homme se mêlait à la présence de Christine. Dans une buée de détresse, il revoyait le visage violet, les joues pendantes, là-bas, au long des fortifications, parmi les herbes usées, les arbres cancéreux et la fumée rance du train de ceinture. C’est pour lui qu’elle était venue ! Il le savait. Il en était sûr. Un sang mauvais sifflait dans ses oreilles.

— Jamais il n’a fait de plus beaux bénéfices ! Pourquoi ne donnerait-il pas quelques miettes à ceux qui les lui gagnent ?

— Il le fait ! Non seulement il donne les salaires complets aux malades, mais il acquitte leurs dettes. Il leur accorde, à chaque instant, de petites vacances — payées ; — il est toujours prêt à faire quelque chose pour leurs enfants. Plus tard, quand ce ne sera pas une trahison, il acceptera sans doute une réduction des heures de travail. Quant aux jaunes, pourquoi s’engagerait-il à n’en plus prendre ? Il n’a aucune raison pour les persécuter. Ce serait aussi injuste que couard !

À chaque parole, il sentait quelque chose qui lui vrillait le diaphragme. Et quand elle s’arrêta, il murmura méchamment :

— Pourquoi me dites-vous cela ? Que m’importent les bontés de ce monsieur qui gagne autant à lui seul que tous ses travailleurs ?

Elle le regarda bien en face :

— Vous pouvez encore arrêter la grève.

— Croyez-vous ?

— J’en suis sûre. Ce serait une action courageuse et généreuse. Car chacun souffrira, les grévistes surtout : leur défaite est sûre.

— Qu’importe à leur exploiteur ? Il aura le plaisir de vaincre.

— Ce ne sera pas un plaisir, ce sera une grande amertume. M. Delaborde est malade…

— Alors, c’est pour lui que vous venez ?

Elle continuait à le regarder en face. Le feu de ses yeux était franc, net et pur. Mais François n’y voyait qu’équivoque et dissimulation.

— Oui, répondit-elle à mi-voix. Il a besoin de ménagements : des émotions trop vives peuvent le contraindre à abandonner son imprimerie. Que deviendront alors ceux qu’il emploie ? Ou il se rencontrera un homme capable de mener cette affaire et les ouvriers auront un maître bien moins indulgent, peut-être dur et rapace. Ou les ateliers péricliteront et ce sera du chômage. S’il est vrai que je pense surtout à M. Delaborde, vous voyez bien que son intérêt se confond avec celui de ses hommes !

Il ne répond plus. Elle voit passer dans les yeux sincères une rancune dont elle n’a pas le secret. L’idée qu’il est jaloux, et jaloux du vieil homme, est la dernière qui puisse l’effleurer. Elle croit que la rancune est pour elle et conçoit que sa démarche est vaine. Cette démarche, elle l’a méditée et voulue, sachant bien que la chance de convaincre Rougemont était presque négligeable. Elle existait pourtant. Il fallait la tenter. Et maintenant qu’elle l’a tentée et qu’elle connaît son échec, un poids de tristesse courbe son épaule. Elle est pleine de pitié pour Delaborde, dont le cœur est malade et qui supportera mal les agitations de la grève, mais elle n’est point irritée contre François ; elle sent le regret profond, presque un remords, d’être par sa seule existence le trouble d’une autre existence. Ah ! qu’y faire ? Dans la mêlée des êtres, où chaque geste attise des joies et des peines — et combien plus souvent les peines ! — il faut aussi meurtrir des âmes parce qu’elles vous aiment ! Ce sont les trophées, les drapeaux conquis, les scalps de la guerre des sexes. Plus d’une en fait le meilleur de sa destinée amoureuse et danse autour du poteau. Âpre lutteuse, Christine déteste pourtant qu’on souffre pour l’amour d’elle ; elle ne ménagera pas l’ennemi, mais elle veut le bien des alliés. Lesquels plus sûrs que Delaborde, qui lui donnerait toute chose, et que ce Rougemont qui courrait au feu pour elle ?

D’une voix qui s’est détendue, elle murmure :

— Vous ne répondez pas ?

Les bras de l’homme ont frémi. Toute sa peau est endolorie, glaciale et ardente ; dans sa poitrine, une bête farouche étouffe. L’envie l’emplit de la plus mauvaise illusion. Comme d’autres se forgent le faux bonheur, ivres de foi auprès d’une femme qui les trompe, lui se crée un drame misérable et dérisoire : les yeux qui le regardent, aussi francs que les siens, demeurent illisibles. Il est dans ce monde étrange de l’homme, que la parole et l’écriture ont construit à travers les temps, où l’histoire des peuples et l’histoire des individus se noie dans la fable. Il imagine qu’il veut bien perdre toute espérance, mais pas comme cela ! Dans cette minute où chaque nerf s’affole, la pire horreur est qu’elle soit là, auprès de lui, François Rougemont, pour sauver le vieil homme. C’est la seule, l’inexpiable trahison, et l’injure suprême ! Ah ! si la grève n’était pas résolue, il la déchaînerait, parce que Christine est venue !

— Que pourrais-je répondre ? fait-il d’une voix qui sombre. Je ne suis pas le maître de l’heure. Et quand je le serais ? Vous le savez bien, mademoiselle, que nos raisons ne peuvent se rejoindre. Vous croyez à je ne sais quelle entente de l’exploiteur et de l’exploité. Je ne crois qu’à leur inimitié immortelle, je ne veux entre eux que la guerre. Vous dites que M. Delaborde est moins mauvais que d’autres ? C’est une ruse, une manière de faire prévaloir sa puissance. En attendant, il n’en empoche pas moins trois cent mille francs par année… de quoi nourrir cent cinquante ménages d’artisans ! Allez ! il n’y a rien de commun entre lui et ceux qui peinent pour sa caisse ! Cette grève sera bonne.

— Même si elle échoue ?

— Même si elle échoue !

Elle secoua sa tête brillante. Résignée aux forces fatales, et dans une sorte d’attente vide, l’attente des choses qui ne peuvent ni ne doivent venir, elle détournait les yeux. Elle songeait que la structure saine de François, faite pour répandre la vie, aurait pu partager son destin. Il était à elle. Elle n’avait qu’un mot à dire, qu’elle ne dirait jamais. Ainsi des événements innombrables avortaient, dans les possibles du sort. C’était, en quelque sorte, ces événements abolis d’avance qu’elle attendait…

Elle se leva enfin, elle tendit la main à Rougemont. Quand il sentit la petite paume flexible, son cœur se déchira. Lui aussi voyait cet avenir innombrable qui ne serait pas. Ah ! qu’elle promît seulement de n’être jamais la femme du vieil homme. Qu’il aurait voulu le lui demander ! Mais des obstacles le lui défendaient, légers, ténus et plus infranchissables que des abîmes.

Quand elle fut partie, il demeura longtemps la tête appuyée aux coudes. La vieille Antoinette seule devinait sa peine.


III


Depuis son incorporation, Armand Bossange faisait une propagande éperdue. Il était venu à la caserne avec la certitude qu’il allait endurer des souffrances hideuses et dégradantes. Il avait fallu en rabattre. Le caporal, personnage incolore et jovial, cherchait à éviter les affaires ; le sergent ne se signalait que par une propension excessive à se faire abreuver ; l’adjudant professait, en sourdine, des opinions pacifistes ; le lieutenant se révélait indulgent, blagueur et plein de scepticisme. Seul le capitaine avait des sévérités subites, des foucades « d’honneur et patrie », des manies intermittentes de réforme : son enthousiasme ou sa colère se répandaient communément en paroles. Le colonel était un vieux monsieur sec, plein d’amertume, qui avait fait campagne en Indo-Chine et qui, sachant qu’on allait lui fendre l’oreille, estimait l’armée française « foutue ». Il accomplissait ses devoirs d’une façon méprisante, qui ne gênait personne. C’est à peine si Armand subit de vagues consignes et endossa quelques épithètes dénuées de politesse. Comme il cédait volontiers son tabac, le sergent lui parla comme à une personne naturelle. L’adjudant, sans se compromettre, lui faisait entendre que le grade seul l’empêchait de fraterniser. Quant au capitaine, il le mêlait en bloc à ses accès de discipline et à ses crises de patriotisme.

Ainsi le martyre atteignait le niveau qu’il atteint à l’école primaire, et ceux qui enduraient des souffrances les devaient particulièrement à leurs compagnons de chambre, sous forme de larcins, de farces et de brimades. Armand lui-même passa sous les fourches. Ce fut court. Il était trop homme des foules pour n’avoir pas sa cuirasse : un groupe de partisans le rendait redoutable.

Et cette servitude, qu’il avait prévue atroce, lui dispensa maintes périodes charmantes. Quand le temps de l’apprentissage fut terminé, que telle chose agaçante devint familière, il goûta les longs répits de la caserne. Museur, la jambe infatigable et les yeux, même quand il rêvait, heureux de happer les scènes et les sites, il savoura la petite ville. Elle comportait beaucoup de canaux, de très vieux arbres ; une rivière dormassante et fort étroite décelait des herbages, des emblavures, de longs rideaux de peupliers, des saules et des roseaux. Mais il fallait accomplir une longue traversée, de la caserne à la gare, et au delà, pour trouver la forêt de Montarguy.

Avant toutes choses, Armand s’attachait aux canaux. Il rôdait infiniment au bord de ces eaux où la navigation est lente comme aux premiers âges. Un mulet, un cheval, accouplés à quelque âne, halaient le bateau. C’était un chaland nu, rudement chargé de bois, de houille, de briques, de poutres, de chaux, de sable, ou la péniche brune, grand sabot à la pointe arrondie, où niche une famille. L’heure n’existait pas. Le marinier semblait venir du fond des terres légendaires. L’écluse, à son approche, s’emplissait d’eau verte. Et l’on n’imaginait aucune fin au voyage.

Un après-midi, par un fin soleil d’après pluie, il vit une barque poindre au bout du quai, à l’ombre des trembles. Elle longea les platanes énormes : ils ont deux siècles ; plusieurs sont pareils à des arbres agglomérés ; tous rejoignent leurs feuillages et font une muraille de chair verte. La péniche bombait son ventre large, aux moires rousses. Un barbichon jappait à la vie, plein de la folle confiance des jeunes chiens ; une femme mafflue, les cheveux gras et tordant les épingles, la jupe de guingois, rattachée par une ficelle, courait de la proue au gouvernail. L’homme marchait derrière les bêtes de halage, bêtes rustiques au poil rance, l’âne tendant des oreilles horizontales, la mule redressant les siennes comme une cavale. Et l’on voyait, devant la cabine, trois enfants aux cheveux de cuivre sale.

L’un d’eux achevait une pomme, l’autre déchirait un quignon de pain et le troisième, armé d’une antique brosse de peintre, badigeonnait des surfaces, au hasard de l’inspiration, avec l’eau des épluchures. Cependant, l’éclusier sortit d’une maisonnette vêtue de glycine et de vigne vierge, déchaîna la cascade ; la vanne s’ouvrit au large.

La barque stagne, prise au piège dans l’étroit corridor. Puis elle descend ; on dirait qu’elle sombre. Le barbichon, les trois petits s’en vont au gouffre, une angoisse légère arrête le souffle d’Armand Bossange. Mais l’autre vanne livre passage, le marinier pousse le cri du départ, l’âne et la mule tendent l’échine, battent la poussière de leurs pattes minces, et la péniche est repartie vers les horizons sans nombre, roulotte des canaux, maison de rêve, asile de légendes, ombre des temps où la planète était obscure, insondable et plus vaste que toutes les étoiles.

C’est ce jour qu’Armand conçut le grand projet qui devait dévaster sa jeunesse. Tandis que la barque s’évanouissait au détour du quai, son cœur eut un grand sursaut que provoquaient le désir du voyage et la volonté de « faire quelque chose ». L’ambition vide croissait en lui : elle ronge l’âme des jeunes hommes et ne meurt pas complètement dans celle des vieillards. L’antique civilisation, nourrie par des siècles de discours, remplit nos cerveaux d’actions imaginaires. Comme l’homme primitif se jette vers la proie, nous nous précipitons vers tous les possibles sociaux. Un extraordinaire hasard nous y convie. Toute ville est pleine d’êtres qui réussissent, par une agitation saugrenue, inutile ou nuisible — par d’absurdes palabres, par des œuvres illusoires, par l’entr’aide déloyale, par des rencontres baroques… D’ailleurs, des vocations sûres commencent par la même incohérence qui préside aux efforts dérisoires, l’enthousiasme créateur offre la plus ahurissante similitude avec l’exaltation imbécile, et même l’effort utile se mêle d’inconcevables gaspillages.

Armand rôda longtemps sur les berges avant de savoir quelle était cette chose dont l’urgence le surexcitait. Il le sut lorsqu’il eut atteint les Vieilles Tanneries. Tout de suite, il la trouva exemplaire et très belle : il fallait décider un groupe de soldats à déserter le même jour.

Dès lors, il eut un but. Il le poursuivit avec la ténacité d’un inventeur et la foi d’un apôtre. Chacun de ses actes en fut ennobli. Même lorsqu’il n’y songeait point, il avait l’impression de sa présence. La crainte qu’un autre être eût la même idée et le devançât, lui donnait une horrible palpitation.

Pourtant, il agit avec lenteur et prudence. Car il avait appris, au club antimilitariste, la distance qui sépare les paroles des actes, et il se souvenait aussi des conseils de François Rougemont. Il n’entreprit que les plus sûrs de ses camarades. C’étaient Jacques Bouchut, le fossoyeur ; Antoine Fagot, l’ébéniste ; Pierre Torcol, le fils d’un marchand de vins ; Alphonse Marchot, le meunier ; Paul Roubelet, le mécanicien ; Arthur Méchain, le fils d’un cocher de fiacre ; Lucien Troublon, le droguiste.

Jacques Bouchut, le fossoyeur, se distinguait par une charpente granitique. Avec ses mains dures, il clivait des pierres et trouait des planches ; sur ses pommettes en pyramides, il s’amusait à casser des noix. Ses dents broyaient les os de jambon. Cet individu de haute stature, légèrement déjeté vers la gauche, les pieds pointus, les rotules saillantes, la face en chanfrein, marquait une ardeur noire et une invincible obstination. Fils de fossoyeur, il n’exerçait encore la profession paternelle que par intermittences et comme aide. Elle ne lui répugnait pas. Il tenait seulement que, dans une société bien faite, chaque famille devrait elle-même ensevelir ses morts, et que les fossoyeurs étaient ignoblement exploités.

Jacques Bouchut lisait avec frénésie. Il couchait avec ses livres et les dévorait jusqu’au bord des fosses. Mais il ne pouvait les souffrir que de deux sortes : ceux qui racontent quelque chose, — l’Histoire, les romans, les mémoires, les causes célèbres, — ou ceux qui revendiquent des droits, excitent à la révolte, dépeignent la misère et l’humiliation des pauvres. Toute autre lecture l’endormait. En sorte qu’il avait des lumières sur les Perses, les Grecs, les Assyriens, les Espagnols, les Prussiens ou les Russes, sans aucune idée sur les lieux où s’agitaient et s’étaient agités ces peuples.

Le fossoyeur, dès qu’il entendit Bossange, reçut le coup de grâce. Il admit d’un bloc que ce jeune homme possédait la vérité ; il était prêt, selon l’occurrence, à se faire casser la g… ou à aller poser une bombe chez le colonel.


Antoine Fagot, l’ébéniste, passait à travers les êtres et les choses d’une manière circonspecte. Ce garçon aimait le mystère. Son visage, où l’huile transsudait sur un fond vieille poire, affectait une impassibilité pleine d’amertume. Il surprenait les secrets des autres avec une habileté merveilleuse. Son cœur était aigre et sec ; il n’aimait personne, pas même ses parents, et mêlait une avarice infinie à des rêves de fraternité anarchique. Destiné à des fins sordides, le cerveau infecté par des calculs, il lui restait à épuiser son instinct de conspiration.

Pierre Torcol, le fils du marchand de vins, jeune homme chauve à qui aboutissaient trois générations d’artério-scléreux, se caractérisait par un nez en toupie, dont l’herpès rongeait les ailes, par des yeux noyés de vieux caniche et par une générosité sans bornes. Aussi naturellement partageux qu’il était rhumatisant, il ne défendait sa bourse contre aucune prière ; dès que le sieur ou la dame Torcol lui expédiaient quelques pièces de vingt francs, il les « cassait » au profit des camarades.

Par nature, ce jeune homme ne devait avoir aucune opinion. Mais son père, issu de communard, versait ensemble les apéritifs et les propos révolutionnaires. Pierre, ayant avalé les uns et les autres, professait un antimilitarisme obscur et bénévole.

Alphonse Marchot, le meunier, était venu à l’armée dans l’ignorance totale. Sa science sociale et politique se référait au député Anatole Beaujeu, qui était contre les prêtres, et à l’homme de l’opposition, un marchand de bois, qui avait organisé un chambard lors des inventaires. Les brochures qu’il reçut, après son incorporation, par des voies mystérieuses, lui plurent et le flattèrent. Et quand Armand Bossange les lui eut paraphrasées, il fut saisi d’un fervent dégoût et vécut dans la crainte qu’on ne l’envoyât se faire empoisonner chez des nègres ou recevoir des briques syndicales sur la mâchoire.

Paul Roubelet, le mécanicien, apportait à la révolution une simplicité d’âme admirable. Chacun devait « soigner sa gueule ». La pièce de cent sous était la vraie patrie ; avec elle, on était au chaud partout, sans elle on devait se la caler avec des briques. Quant à l’armée, elle servait à la guerre : donc, si on la supprimait, il n’y aurait plus de guerre. Ce serait fait en cinq sec, le jour où les soldats français et allemands s’entendraient pour mettre de la dynamite au derrière des gradés. Cette solution était prochaine.

Arthur Méchain, le fils du cocher de fiacre, secouant un visage lugubre, se mouchait continuellement et s’irritait de produire tant de « moelle ».

Il ne pouvait souffrir qu’on le regardât, il détournait la tête avec un air de frayeur et de dégoût. À cause de ces manies, le sergent l’accablait de goguenarderies et le capitaine, agacé, déchargeait sur lui mainte mauvaise humeur. Il les haïssait sans mesure, il passait des heures à imaginer des traquenards où il les ferait tomber, des trappes, des pièges à loups, des cages de fer. Quand il les tenait, il les condamnait à des tortures où les produits de la digestion jouaient un rôle prépondérant.

Quant à Lucien Troublon, le droguiste, c’était un « naturien ». Il cherchait une vingtaine de compagnons et de compagnes pour vivre à l’état de nudité parmi des châtaigniers, des noyers, des pommiers, des poiriers, des vignes ou, si l’on choisissait les pays chauds, parmi des figuiers, des dattiers et des pamplemousses. Car « l’homme vient des arbres et doit retourner aux arbres » : avec une arboriculture intelligente, la terre nourrirait six milliards d’individus :

— Ce qui n’est rien ! clamait Troublon avec enthousiasme… Mais ces six milliards d’hommes, au lieu d’être des galvaudeux, comme les hommes d’aujourd’hui, seraient des créatures heureuses. Ils s’habitueraient vite à se passer de vêtements et de demeures. Or, le vêtement et la demeure sont notre grande servitude. Celui qui a bâti la première cabane et celui qui a emprunté la première peau de bête ont créé toute la misère du monde

Sûr de son affaire, il ne discutait point. Tout au plus admettait-il une période de transition pendant laquelle on diminuerait peu à peu les habits.

Pour le demeurant, Lucien Troublon était un compagnon aimable, qui favorisait d’autant plus la propagande antimilitariste qu’il voyait dans l’armée « l’ultime produit de la demeure et du vêtement ».

Armand prit sur ces jeunes hommes un ascendant plein de douceur. Il les entraînait dans ses pérégrinations, leur communiquait le goût des sites et mêlait aux exhortations révolutionnaires le charme aigu de la jeunesse, le vague d’un immense avenir, les possibilités infinies qui s’offrent aux âmes encore croissantes.

D’abord le projet demeura presque hypothétique. Arthur Méchain et le fossoyeur l’adoptèrent sans réticence, le fossoyeur avec une joie mystique, Méchain avec un frémissement de haine. Paul Roubelet voulait que les déserteurs fussent au moins une vingtaine et qu’ils ne partissent pas sans avoir « mis du poivre dans le derrière du capitaine ». Alphonse Marchot fut saisi d’épouvante. Dans le premier moment, il mit la main à son ventre et se sentit chavirer. Ensuite, il s’habitua et posa beaucoup de questions sur la Hollande, dont il avait entendu dire que c’était le pays des moulins à vent. Pierre Torcol comprit qu’il serait entraîné par les camarades. Et il ne résista pas. Pourtant l’image de sa famille lui faisait le cœur gros : lorsqu’il recevait un mandat, ses yeux se remplissaient de larmes. Lucien Troublon entrevit des terres neuves où il vivrait de fruits et dormirait dans une caverne. Antoine Fagot accueillit l’idée avec une circonspection froide et sinistre. Elle augmenta sa méfiance. Il se retournait dans la rue et s’arrêtait derrière les coins, pour surprendre les espions. La nuit, il se nouait un mouchoir sur la bouche, pour ne pas prononcer, en rêve, des paroles imprudentes. La rencontre des chefs faisait grouiller ses pieds, de crainte et d’une volupté méchante ; la conspiration coulait avec le sang de ses veines, assaisonnait ses aliments, lui râpait délicieusement la cervelle.

Pendant un mois, l’enthousiasme et l’inquiétude alternèrent. Lorsqu’ils avaient subi les discours d’Armand, tous semblaient résolus. La contagion mystérieuse des paroles abolissait leur personnalité ; un brouillard et une chaleur étaient en eux, qui mettaient plusieurs heures à disparaître. Puis reparaissaient ces routes et ces sentes où cheminent les idées et les sentiments que nous ont faits le milieu, et l’éducation, l’habitude, l’atavisme. Ils concevaient la gravité de l’aventure, ils entrevoyaient des luttes déprimantes et de longs regrets. Chacun cachait ses faiblesses aux autres. Lorsqu’ils se retrouvaient ensemble, l’âme des foules les repréparait à subir l’ascendant de Bossange, à s’exalter avec le fossoyeur. De nouveau, leurs personnalités se simplifiaient, étreintes par cette énergie collective qui donne un charme si grave au renoncement, une sécurité si confiante et si vaste…

C’est un samedi du mois d’août, dans une clairière de la forêt, que leurs dernières incertitudes s’évanouirent. Ils discutaient la lettre. Cette lettre était un manifeste qu’ils comptaient envoyer, après la fuite, au ministre de la guerre et à quelques journaux. Armand avait finement suscité la collaboration de chaque camarade. Il écoutait les bavards, « déclenchait » les silencieux et les timides, savait détourner chacun de ses manies et lui suggérer les idées utiles : par des allusions cordiales, par des approbations discrètes, il leur donnait l’amour-propre d’auteur.

Ce jour-là, ils discutèrent avec une gaieté fanfaronne. L’heure et la forêt étaient enchantées. Au lointain des ramures, le soleil croissait en s’abaissant. De hautes fougères emplissaient l’éclaircie, végétation de la nuit des âges, dentelle verte qui, géante alors, abritait une vie élémentaire et formidable. Les hêtres élevaient leurs piliers de cathédrale entrecoupés du vieil argent des bouleaux ; il passait des vanesses sur leurs ailes de feu, de velours et de cachemire, des insectes d’émail, de cristal, de bronze, d’ébène, de broderie d’argent, de cuir jaune ; on en voyait se hâter à travers la mousse, cuirassés d’acier bleu, glacés de béryl, engainés de peluche, caparaçonnés d’écarlate, de cuivre et d’or vert. Ils avaient leurs aigles, leurs faucons, leurs tigres, leurs gazelles, leurs tortues, leurs alligators ; ils montraient des cornes de buffle et de bouquetin, des bois de cerf, de renne et de chevreuil.

Une pie, par intervalles, traversait la clairière, puis, du bout d’une branche, surveillait ces hommes aux pattes rouges ; un coucou sonnait, dans les nuées vertes ; un long cri rauque, de joie et d’espace, annonçait les corbeaux. Venue du fond des éthers, l’énergie remplissait le tronc des arbres et la poitrine des soldats. Quand ils eurent vociféré, ardents et sans ordre, Armand feignit de résumer la discussion. Ses phrases s’émurent de soleil et de forêt, sa voix fut chaude, une abondance de vie coulait avec ses gestes. Les huit furent les protestants au prêche de la lande.


Le fossoyeur respirait avec un rauquement, les yeux sans cils de Torcol ruisselaient d’eau, le mécanicien n’en finissait plus de balancer son torse, Arthur Méchain, oubliant son nez, ne détournait plus la tête, le meunier poussait des soupirs de cheval, Troublon dirigeait sur les arbres un regard tendre, et Antoine Fagot, les joues raides, les yeux gelés, saluait d’un sourcillement les passages où il croyait reconnaître sa part de collaboration.

Armand montra la folie des nations d’Europe qui, pour éviter une humiliation chimérique, laissent traiter en vaincu, en paria, un peuple de jeunes hommes, le meilleur et le plus pur de leur sang. Quelle défaite temporaire ne serait préférable à la défaite perpétuelle des conscrits, arrachés à leurs foyers, parqués comme du bétail, jetés frémissants sous le joug des brutes ? Une humanité inconsciente a pu s’y résigner ; une humanité consciente refusera l’enrôlement et désertera les casernes. Mais il faudrait d’éclatants exemples. Les désertions individuelles n’y peuvent suffire : l’heure des désertions en masse est prochaine. Il appartient à des âmes courageuses de se grouper, de se sacrifier à la cause commune, de montrer aux soldats du monde entier, qu’un esprit nouveau grandit, qui va détruire la superstition du meurtre collectif, dressée devant l’émancipation du travail, comme jadis la superstition religieuse devant l’émancipation de la science…

Quand Armand se tut, le fossoyeur l’étreignit contre son torse ; une clameur de consentement jaillit des poitrines ; tous, songeant que la lettre paraîtrait dans les journaux, avec leurs signatures, eurent un frisson d’orgueil.

— Cette fois, c’est convenu ? On est d’accord ? On partira tous ensemble ? beuglait le fossoyeur dont les longs bras fauchaient l’atmosphère. Il faut jurer.

— Notre fuite, affirma Armand, marquera une date dans l’histoire des prolétaires !

Ils jurèrent, l’un après l’autre ; ils se sentirent des personnages historiques et, lorsque le mécanicien eût entonné le Il faut supprimer les patries, c’est un hymne qu’ils chantèrent dans la forêt profonde, devant les hauts fourneaux du crépuscule :


Oh ! que t’importe le drapeau
Et la patrie, ô pauvre mère !
Quand ton fils est dans le tombeau.


— Maintenant, fit le fils du cocher de fiacre, soyons pratiques. Par où filerons-nous ?

— Par le Nord, suggéra Armand, c’est la Belgique qui est le pays le plus proche et on y parle français.

— J’allais le dire. Il faut aussi connaître nos ressources… car nous allons faire bourse commune pendant les premiers jours. Moi, je pourrai apporter dans les soixante à quatre-vingts francs.

— Je promets deux cents francs ! ajouta Torcol.

Ce chiffre fit passer un frisson agréable.

— J’aurai six ou sept pistoles, déclara Bouchut avec un geste d’excuse.

— Moi, j’ai pas grand’chose, avoua Roubelet. Tout de même je trouverai voir moyen d’apporter cinquante francs.

Le meunier avait un air pensif. Il tournait les yeux autour de la clairière avec inquiétude. Brusquement, il se décida. Et frappant sur sa poitrine :

— J’ai là, cousues dans un mouchoir, huit pièces de vingt francs, chuchota-t-il d’un air fraternel. Bien sûr, je les donnerai de bon cœur.

— Et moi, ça ne sera toujours pas moins de cent balles, fit Troublon.

— J’en mettrai autant, déclara Bossange.

Il ne restait qu’Antoine Fagot. Il avait écouté les autres d’un air lointain. Aux gros chiffres, il avait un tressaillement.

— Je suis le plus pauvre de tous, soupira-t-il, c’est le bout du monde si je peux rassembler une vingtaine de francs.

Son œil avare épiait les visages. Personne ne protesta et Torcol lui mit gentiment la main sur l’épaule.

— Chacun fait ce qu’il peut ! On partagera en frères.

Tous, ayant depuis longtemps accepté la lésine de Fagot, montrèrent des faces indulgentes. Et l’ébéniste, sûr de déserter aux frais des camarades, se sentit le cœur plein d’un ardent héroïsme.


IV


Le train les emporte. Ils ont abandonné leurs uniformes dans une chambre garnie procurée par Torcol ; ils sont neuf. Armand Bossange a joint au groupe le petit Meulière qui suit son ami à Bruxelles comme il le suivrait au Sahara ou dans les Indes. Par les portières fuit ce sol de France qu’ils ne doivent plus revoir pendant les jours de leur jeunesse : ces villages où se symbolisent les humbles circonstances de la vie humaine, ces villes où les clochers et les beffrois mêlent une vieille histoire à la jeunesse morose des usines, ces rivières qui semblent une même rivière, éternellement en route de la montagne à l’océan, ces emblavures, ces forêts, ces houblonnières, ces étangs, ces herbages… C’est une terre aussi inconnue pour les déserteurs que l’Afrique ou l’Océanie, et pourtant c’est la terre où leur courte palpitation rejoint une longue destinée, où l’on parle leur langue, où l’on a leurs habitudes, où l’hérédité a accumulé des instincts parallèles. Ils le sentent, même le meunier au cerveau de brume, même Méchain plein de haine ou Fagot pour qui l’argent deviendra la suprême patrie, et leur cœur se ratatine.

Mais la crainte chasse le regret : ils sont les fugitifs ; le sol où court la roulotte fumante est redoutable, leur imagination fabrique des pièges sans nombre. Et s’ils comptent les gares, si Méchain feuillette l’indicateur, si Fagot tire sa montre, si le meunier pose des questions imbéciles et tremblantes, si le petit Meulière grelotte en se serrant contre son camarade, si le mécanicien siffle le même air avec une persistance intolérable, si Armand jette de longs regards sur les paysages de Picardie et de Flandre, c’est qu’ils ont hâte d’entendre un cri ou de voir un poteau qui annoncera la délivrance. Alors, leurs cœurs seront délivrés de cette attente qui coupe, qui pèse et qui ronge.


Seul le fossoyeur ignore l’angoisse. La certitude est en lui. Il sait qu’il atteindra sans encombre la frontière ; il la touche déjà, et la lettre seule l’occupe qui « épatera » le ministre de la guerre et fera couler l’encre d’imprimerie. Dans la poche intérieure de son veston, il tate les cinq enveloppes qui seront jetées à la poste de Bruxelles. Il est fier, il est puissant, il est historique. L’acte qui les réunit dans ce dur compartiment de troisième classe lui apparaît égal à la prise de la Bastille. Les phrases d’Armand sont gravées sur l’airain de sa mémoire ; leur réalité est aussi sûre, et plus belle que ces paysages qui tournent à l’horizon. Les Temps nouveaux clignent là-bas, avec le soleil couchant, avec les premières étoiles, avec ces lueurs qui dansent sur les villages ou rougissent aux cratères d’usines. Jacques Bouchut voudrait étreindre des hommes inconnus et leur annoncer que la délivrance est prochaine : les patries sont mortes, l’antique misère est abolie.

— Nous y sommes ! fait soudain la voix mystérieuse d’Antoine Fagot.

Les entrailles ont tressailli. Méchain est livide, le fossoyeur a les joues ardentes. Des larmes coulent aux paupières nues de Torcol. L’ébéniste, sinistre, regarde Troublon, donner des coups de poing sur son genou ; le meunier s’étonne de ne pas voir des choses extraordinaires ; le petit Meulière lève un regard fataliste vers le compagnon auquel il a remis sa volonté, et Armand songe qu’il entraîne ces jeunes hommes vers un avenir hasardeux, loin des choses, des êtres et des circonstances qui les liaient d’une chaîne subtile et si forte. La certitude se dérobe. Il cherche au fond de lui les phrases dont les combinaisons forment sa foi et entretiennent son exaltation. La voix rauque du fossoyeur le fait sursauter :

— Camarades, c’est fini de l’esclavage. Nous voilà libres !

Heureux Bouchut ! Il suit sa voie comme le torrent dans la montagne ; il emporte les blocs, les herbes, les branches, les sables du passé vers le fleuve. Son cri est contagieux. Armand a retrouvé les mots et les phrases ; il dit ce qu’il faut dire, il remet dans son âme et dans celles de ses compagnons l’illusion de la victoire et l’ivresse de l’héroïsme…

Des fournaises, des cratères, des tours de flamme, des phares de pourpre et de soufre jaillissent d’un sol furieux et lourd. Ce sont les cités de la houille, les cités du fer et du vitriol, les hauts fourneaux dévorants. La route est noire, la demeure est noire, l’homme est noir. Le charbon teint les peaux et la salive, la limaille incruste les faces brûlées et les mains recuites, les acides mangent les cils, rongent les narines. Et l’alcool coule à pleine chair. C’est la forêt d’industrie, plus carnivore que les lions, plus empestée que les marécages.

Par ce soir d’été, elle est surnaturelle. L’éclat qu’elle projette éteint les étoiles, le grouillement de la vie est dominé par le grouillement de la matière, l’esprit qui se croit vainqueur est vaincu par les énergies homicides.

Mais les neuf ne voient guère ces sites de la fièvre. Ils parlent.

Le verbe chauffe et amalgame leurs âmes neuves : il n’y a plus de péril, il n’y a plus que l’inconnu, et tous se flattent de le vaincre :

— On trouve du travail partout, s’exclame le fossoyeur. Toi, l’ébéniste, il ne te manquera pas de meubles à fignoler ; toi, le mécanicien, sois tranquille, il y a de la mécanique par ici, plus qu’en France… et tant qu’à avaler des petits verres, mon vieux Torcol, ils ne doivent laisser leur part à personne dans ce patelin. Moi, je suis bien tranquille, je trouverai toujours des clients !

Le paysage avait changé. C’était encore une terre encombrée d’hommes, la terre pullulante du Brabant, mais la chair fraîche des plantes couvrait les plaines, le vent fleurait l’herbe et la feuille. Puis, la lueur d’une grande cité monta parmi les constellations, le train poussa sa clameur aiguë, le pouls des pistons se ralentit et les neuf se virent dans une gare fuligineuse, pareille à une gare de Lyon, de Marseille ou de Lille. Mais l’accent et la syntaxe des porteurs signalaient un autre peuple :

— Monsieur, veuyes-tu que je porte ta malle ?

— Est-ce qu’il faut appeleye une vigilante ?

Ils se tassaient, avec une sourde méfiance. Parce qu’ils n’étaient plus emportés vers l’étendue, ils sentaient mieux le vague et la menace. Ces commissionnaires qui se ruaient sur les bagages, c’était la lutte avec une race indéfinissable. Ils refusaient leurs valises, et, par ce seul geste, encouraient le dédain ou la moquerie. Le gîte semblait lointain ; ils redoutaient d’exposer leur maigre budget à l’astuce des aubergistes. Ce fut Torcol, le moins énergique de la bande, qui dut prendre la première résolution. Il appela un vieux porteur à blouse bise et lui remit sa mallette en disant :

— Vous allez nous conduire dans un petit hôtel pas cher…

Le vieux le dévisagea de ses yeux noyés dans la couenne. C’était une face d’ivrogne, honnête et bénigne, dont la bouche, encombrée d’une chique de tabac, chevauchait à gauche.

— Pas cher, y a l’hôtel du Vert Chasseur, mais c’est toujours plein. Saye-vous, y sera mieux d’alleye au Petit Miroir, beaucoup comme vous êtes…

— Allons au Petit Miroir.

Le vieux enleva la mallette et dit avec bonhomie :

— Je peuye bien encore porteye deux ou trois valises, ça ne coûtera pas un cens de plus.

Du moment que ça n’augmentait pas la dépense, l’ébéniste tendit son baluchon.

— Passons devant une boîte aux lettres, fit Bouchut.

— Y en a une contre la station, remarqua le commissionnaire.

Le fossoyeur sortit les enveloppes de sa poche et les considéra avec tendresse. Il les glissa dans la boîte, méticuleusement, et cet acte simple prit une signification profonde. C’était du mystère pour le meunier, le geste décisif de la conspiration pour Antoine Fagot, de la vengeance pour Méchain, un défi aux bourgeois pour le mécanicien, une chose sinistre pour Torcol. Armand sentait fondre son cœur, et le petit Meulière tremblait.

— La corde est coupée ! s’écria Bouchut. Vive le genre humain !

L’hôtel du Petit Miroir dressa sa façade vert pâle. Une chambrière conduisit les jeunes hommes devant la patronne, femme au visage de cheval blanc qui offrit, à prix modeste, une chambre à un lit et quatre chambres à deux lits.


Au deuxième étage, Troublon et Torcol se détachèrent et furent dirigés à travers des corridors. Au troisième étage, le fossoyeur et le mécanicien se virent assigner une chambre près de l’escalier, tandis que Bossange et le petit Meulière étaient emmenés au fond d’un couloir étroit. Au quatrième, Méchain eut une manière de mansarde ; Fagot et le meunier partagèrent une chambre longue, qui finissait en boyau. À mesure qu’on les séparait, ils perdaient leur âme collective. Le froid de l’hôtel tombait sur eux, et comme le Petit Miroir n’avait pas encore la lumière électrique, ils se trouvaient enveloppés de pénombre, entre des murs mornes, devant la pâleur équivoque des lits.

Torcol et Troublon occupaient une pièce assez vaste où deux couches s’allongeaient côte à côte. Il n’y avait qu’une seule bougie. Elle élevait sa lueur misérable vers un Cinquantenaire et un Ouvrier de l’expansion belge. Une tristesse incommensurable tomba sur Torcol. Il revit le zinc où fonctionnait son père aux bras nus, la caisse où sa mère montrait un visage violet et une perruque orange. C’étaient de bonnes créatures, aux veines saillantes, aux chairs tapées, dont les eczémas, les rhumatismes, les furoncles, l’asthme et les névralgies ne diminuaient ni l’humeur cordiale ni le naïf optimisme. Leurs cœurs usés dès l’adolescence palpitaient d’amour pour le fils aux paupières bouillies. Ils l’avaient « fortifié » avec des viandes rouges, du vin généreux et même de la vieille eau-de-vie d’Armagnac. Si Pierre commençait à perdre son poil à dix-huit ans, s’il connaissait déjà l’attaque des rhumatismes, si ses yeux produisaient de l’eau pendant le jour et de la cire pendant la nuit, son enfance n’en avait pas moins été chaude de bien-être et de tendresse. Il s’en souvenait, avec la terreur de l’avenir, devant l’Ouvrier de l’expansion belge à la barbe fleurie.

Son âme s’envolait vers la boutique fumeuse, vers l’odeur des pipes, du vin, de l’absinthe et de l’anis, vers la trogne hilare du cabaretier, vers le visage cyanosé de la mère. Et l’acte héroïque devenait un crime… Pierre Torcol avait trahi ceux qui peinaient pour lui depuis sa naissance et qui peineraient pour lui jusqu’à l’heure de la mort. Ah ! qu’ils le chérissaient ! Comme tous leurs actes aboutissaient à leur garçon, à quelles souffrances ils auraient consenti pour le garder auprès d’eux !

Il voyait leur saisissement, le silence affreux du père, il entendait le sanglot de la mère. Abattu sur une chaise, la tête ensevelie dans ses mains, il se mit à pleurer.

— Bah ! bah ! bougonnait Troublon. Faut pas pleurer, vieux… Y a la nature, vois-tu, y a la nature !

Orphelin, il ne se connaissait d’autre protecteur qu’un oncle sourd, inepte et malveillant, qui collectionnait des jeux de cartes et ajoutait continuellement des « trucs » aux serrures ou aux verrous de ses portes. Cet oncle l’avait fourré dans une droguerie dont le jeune homme haïssait les produits puants, visqueux, acides ou caustiques. C’est là pourtant qu’il avait connu, par une brochure, la doctrine naturienne, et maints beaux songes restaient enduits d’une odeur de vernis ou de térébenthine.

Lucien regrettait confusément des lectures, des promenades par les soirs d’été, de clairs visages de filles. Mais l’avenir surtout le préoccupait. Aucun des neuf, en somme, n’ayant mordu à ses doctrines, il se méfiait de cette ville inconnue. La crainte du pain quotidien s’entremêlait piteusement à la vision de drogueries bruxelloises. Où fuir, où trouver la terre et les compagnons qui le libéreraient de la défroque civilisée, où mener la vie heureuse des orangs-outangs ?

— Qu’est-ce que tu regrettes ? cria-t-il dans l’oreille de Torcol. Des blagues ! Des cochonneries ! Tu es le serf des meubles, des vêtements et des habitations. Dans les îles malaises, avec la moelle de deux sagoutiers, un homme vit une année entière !

Mais Torcol ne l’écoutait point. Ses larmes coulaient inépuisables. Chacun de ses nerfs s’élançait vers le cabaret natal, vers le zinc argentin où se tenaient le père aux bras nus et la mère aux joues violettes.


Une imagerie rudimentaire mais indélébile formait la mémoire du meunier. Il revoyait solidement le village, la grande rue dévalant vers le Loing, avec les bicoques mangées par le vent et la pluie, la maison du maire, qui commençait par une bâtisse du temps de Louis XIII et finissait par un cube construit sous Charles X ; l’auberge du Cheval blanc ; le charcutier, qui vendait aussi du beurre et de la volaille ; le boucher, qui débitait deux jours par semaine… À l’orient, l’église se cachait entre une abbaye désaffectée, une étrange muraille de granit percée de portes ogivales, et les arbres de la place Saint-Éleuthère.

Alphonse Marchot se voyait au matin, tout poudré de farine, la peau de Pierrot, les cheveux d’un marquis, jacassant avec la grosse Anne et la longue Rose, ou, par les nuits chaudes, dans les ténèbres serties d’étoiles, interpellant les filles aux paroles mystérieuses et aux rires brusques. Parfois, l’éclair du café d’Orléans les prenait en écharpe, les visages avaient un éclat inattendu, ou bien une chevelure s’emplissait d’une onde lumineuse qu’elle dégorgeait à travers la pénombre :

« Ah ! songeait le déserteur… reverrai-je-t-y jamais la grande Rose ?.. »

Et les images coulant avec leur force magique, son cœur s’appesantissait de détresse, il poussait des soupirs lugubres, qui irritaient Fagot.

Car l’ébéniste faisait des calculs. Il savait que la caisse devait encore contenir près de trois cents francs : il se proposait d’en demander le partage. Lui, avec trente-trois francs, vivrait deux semaines, tandis qu’en faisant bourse commune, au bout de quatre ou cinq jours, on verrait le fond du sac. Cette perspective l’atterrait. Quoiqu’il n’eût versé que vingt francs et que, par suite, il eût son voyage gratuit, il en venait à considérer la caisse comme un fonds commun. Son droit, d’abord vague, devenait indiscutable. Il voulait sa part.

La fuite, l’avenir, la passion du complot, tout disparaissait devant cette préoccupation, et il ne put se retenir d’en parler :

— Vois-tu, Marchot, pour se tirer d’affaire, le mieux serait encore de prendre chacun son neuvième de la caisse… Je le demanderai et tu diras comme moi.

Le meunier, tournant vers lui une face ahurie, ne répondit point.

— Tu refuses ? dit hargneusement l’ébéniste. Est-ce que t’es un avare ?

— Ah ! ça m’est égal ! gémit Alphonse. Qu’on m’enterre, si on veut.

Et il demeurait là, pris dans un piège incompréhensible, un piège social où l’avaient entraîné le mirage des paroles, des théories fantasmagoriques qu’il n’avait jamais comprises, qu’il ne comprendrait jamais, et qui pourtant détournaient le cours de son existence liée à tant de choses solides, précises, séculaires.

Dans sa chambre solitaire, Méchain ricanait. À cause de son nez, il n’avait voulu d’aucun compagnon. Il examinait avec rage son mouchoir encombré de mucus et se demandait si les gens de Bruxelles le dévisageraient comme ceux de Paris, d’Orléans ou de Montarguy. Car il s’imaginait invariablement qu’on le dévisageait ou bien qu’on se détournait de lui avec répugnance :

— Ah ! nom de Dieu de nom de Dieu ! gronda-t-il en jetant son mouchoir par terre. Qu’est-ce que j’ai fait pour avoir un nez comme ça ?

Il songea à son capitaine. C’était le symbole actuel de ses rancunes. Il s’en était fait une légende sinistre ; il regrettait amèrement de ne lui avoir pas joué un sale tour avant de quitter la caserne :

« Il faut que je lui écrive une lettre d’injures », songea-t-il. Il est marié, donc je lui dirai que sa femme le cocufie dans les grandes largeurs. Et je trouverai bien des détails. Ah ! le cochon, je veux qu’il bisque ! »

Tout en se déshabillant, il développait ce projet ; il cherchait des épithètes, inventait des circonstances, et surtout voyait la « gueule du galonné ». Une idée nouvelle fulgura. Il fallait aussi écrire au ministre de la guerre, peut-être à l’Humanité ou à l’Aurore, que les neuf avaient fui les mauvais traitements du capitaine. Ainsi il serait déplacé, peut-être ; en tout cas, il piquerait de sales rages, et payerait cher les punitions qu’il avait infligées au fils du cocher de fiacre.

— Chouette ! Chouette ! s’exclamait Méchain. Ah ! vieux salaud, ça va être ton tour… On va t’en f… de la Patrie, du Drapeau et de l’Honneur !

Il en oubliait son nez, son mucus, l’avenir, il dansait en chemise devant le lit, dans une jubilation de haine, dans une convulsion de vengeance.


Paul Roubelet, ressentant les atteintes de la soif, s’était fait monter un litre de bière. Il avait demandé du faro, curieux de savourer cette boisson, dont il connaissait l’existence par des blagues de café-concert. Quoique le Petit Miroir eût pour règle de ne monter que des bières en bouteilles, on déféra au désir du mécanicien :

— C’est rigolo, s’exclama-t-il, c’est de la bière avec du sucre et du vinaigre… Tout de même, ça se laisse boire. T’en veux, fossoyeur ?

Bouchut refusa :

— J’ai pas soif.

Son exaltation s’était concentrée. Il avait pour son acte une estime profonde et attendrie : pendant toute son existence, il ne cesserait de travailler à la destruction des patries. Les phrases qui chantaient en lui étaient des réalités plus vastes, plus subtiles, plus durables que les réalités quotidiennes. Cependant, il connaissait une mélancolie : il revoyait son vieux père, bêchant là-bas, dans le Loiret, la terre des morts, il se souvenait de la maison et du cimetière ; des scènes tendres se liaient à des fosses et à des cercueils… Mais des événements étaient proches qui changeraient la face des nations ; l’armée chancellerait au milieu des huées ; les frontières s’évanouiraient devant les invasions fraternelles ; une félicité extraordinaire naîtrait de la disparition des rois, des généraux, des hommes politiques et des millionnaires. Jacques revivrait avec son père dans la maison rajeunie : il n’y aurait plus de fatigue, le travail deviendrait une jouissance, les fossoyeurs seraient abolis, chaque famille enterrant elle-même ses morts, avec le concours des amis et des voisins.

— On a été des hommes, Roubelet ! s’enorgueillit-il. On a eu des c… Et retiens bien ce que je te dis : ça portera l’exemple. On ne sera pas les seuls. Les désertions en masse vont commencer. C’est glorieux d’avoir été les premiers.

Roubelet ne partageait pas cet enthousiasme. Pour lui, le vrai système demeurait l’entente des soldats allemands et français. On collerait de la dynamite au derrière d’une douzaine de généraux et de trois ou quatre cents colonels, commandants et capitaines. Après, ça marcherait tout seul :

— Tant qu’à notre désertion, bien sûr, c’est pas une mauvaise chose. Ça fera de la chauffe. Y aura du bouzin. Seulement quoi ! dans quinze jours, on n’en parlera plus. Et y en a neuf qui se la caleront avec des pavés de bois !

— Si ! Si ! On en parlera, protesta le fossoyeur avec colère… Peut-être pas dans les journaux, mais à la caserne. C’est nous qui avons semé la graine… elle lèvera, elle donnera une sacrée moisson… tes généraux et tes colonels sont plus près d’être passés à tabac qu’ils ne le pensent.

— Je ne suis pas contraire ! riposta le mécanicien avec un claquement de la langue, pour mieux se rendre compte de la saveur du faro. C’est pas moi non plus qui chialerai, vu que je suis un mécanicien et puis un bon… de ceux pour qui y a toujours de l’embauche !… Mais crois-tu qu’eux autres y vont s’amuser ? Va pour l’ébénisse, y a du bon, je crois qu’il sait fignoler le meuble… et ça ne se trouve pas dans la crotte de lapin. Mais le meunier, où veux-tu qu’il courre pour trouver un moulin ? Chez « Manne qui pisse » ? Et le droguiste ? Et les employés ?… Et le fils du cocher de fiacre, qu’est bien jeune pour le cheval ? Mon vieux, ils ne vont pas suer des pièces de cent sous !… Et toi-même, là… crois-tu que tu n’auras qu’à te présenter au cimetière avec une pelle pour qu’on te confie les macchabées ?

— T’inquiète pas pour moi, fit rudement Bouchut. J’ai des os qui ne craqueraient pas sous un autobus, et des bras qui n’ont pas peur. Je ne resterai pas pour compte et j’aiderai sûrement les autres. Ah ! si on voulait rester ensemble, partager le bon et le mauvais, s’organiser pour défendre la cause, c’est pour le coup que les Neuf deviendraient célèbres dans l’Histoire !

Ses yeux flamboyaient de dévouement ; tout son être se donnait au sacrifice, à la fraternité et aux faibles.

— Faut d’abord exterminer le bourgeois ! remarqua Roubelet avec nonchalance. Alors, l’homme sera bon tout naturellement… chacun pourra « soigner sa gueule » sans faire tort à personne. Actuellement, laisse faire les syndicats, ne fourre pas dans le même sac des ébénisses, des meuniers, des cochers, des employés, des mécaniciens et des fossoyeurs ; il n’en sortirait que du vitriol ou de la mort-aux-rats !

— Alors, s’écria le fossoyeur en tremblant d’indignation, tu lâcherais les amis ?

— Je ne lâche personne, camarade. J’ai promis d’aller jusqu’à Bruxelles, et m’y voilà. Eux autres aussi, et ils y sont. Personne n’a promis qu’on serait une grande famille. La Grande Famille, justement, on l’a lâchée ! Si on peut se donner un petit coup d’épaule, je ne suis pas contre… et d’y aller de ma pièce de quarante sous pour un camarade dans le malheur, si tu crois que j’y refuserais, tu ne m’as pas regardé… Voilà le faro fini, je crois que je m’y ferai. Dors bien, ma vieille, et crois-moi, soigne ta gueule !

Bouchut ne répondit point. De nouveau, il suivait les lettres. Il voyait l’ébahissement du ministre de la guerre, la jubilation des antimilitaristes, un grand article dans la Guerre sociale, signé par Hervé lui-même, et sa cervelle bouillante chassait les doutes comme des scories.


Lorsqu’il fut seul avec le petit Meulière, Armand se sentit les omoplates gelées. La tristesse était dans sa poitrine comme un poids mou, qui palpitait avec le cœur. Il agrippa les épaules de Gustave, le regarda en face et murmura :

— Nous ne nous quitterons jamais !

— Oh ! non… jamais, jamais ! répondit convulsivement le petit Meulière.

Puis, ils détournèrent leurs yeux, dont les cils se remplissaient d’eau, et considérèrent leur chambre. Elle était basse mais spacieuse. Des chasseurs rouges, montés sur des chevaux cacao, poursuivaient un cerf gomme gutte, tout au long du papier de tenture. On voyait un jeune roi Léopold et une jeune reine Marie-Henriette qui achevaient de pourrir dans le brouillard de verres décrépits. Sur la cheminée, Jean-Jacques Rousseau promenait un Émile trépané, tandis que le Vicaire savoyard élevait, à tour de bras, un cadran de laiton qui marquait minuit et neuf minutes. Par la fenêtre entr’ouverte s’estompaient la flèche de l’hôtel de ville et les deux tours carrées des Saints-Michel et Gudule.

Armand murmura :

— C’est une date solennelle. Nous nous en souviendrons jusqu’à notre dernière heure, Gustave, comme les peuples se souviennent de leurs victoires ou de leurs cataclysmes. Il faut que ce souvenir soit beau !

Il fit quelques pas, furtivement, devant le jeune Léopold et la jeune Marie-Henriette. Il ne pouvait plus retenir ses larmes ; il répéta :

— Il faut que ce souvenir soit beau !

Ses pensées, débouchant au hasard, tourbillonnaient comme une foule prise de panique ; il continuait à marcher le long de la muraille, aussi étranger à lui-même que les tours de Sainte-Gudule.

Le petit Meulière laissait tomber sa tête blonde ; il était humble, soumis, recru de fatigue et de chagrin. La vue de ce pauvre être, dont il avait bouleversé le destin, rendit la parole à Bossange :

— Ne nous dissimulons pas notre tristesse, balbutia-t-il. Nous sommes des exilés… Nous nous sommes sacrifiés à notre cause et nous devons nous attendre à de lourdes épreuves. Mais nous avons fièrement agi, nous avons eu ce grand courage de ne pas reculer devant les conséquences de nos idées. C’est commencer magnifiquement notre vie d’hommes. Vois-tu, nous en serons tout de même récompensés. Le monde nous paraîtra plus splendide, l’humanité plus haute, nous verrons plus brillant et plus héroïque, notre amitié sera plus profonde, notre courage plus soutenu, nos espérances plus généreuses. Et quant à ceux que nous regrettons, nous les verrons bien plus tôt que tu ne crois !

Le petit Meulière pleurait. Mais il absorbait chaque parole. Tout son pauvre être tendit vers l’obéissance. Ah ! il ne demandait qu’à se laisser conduire, commander, hypnotiser. Comme il avait obéi hier, il obéirait demain ; il subirait la misère, monterait sur la barricade, marcherait au mur d’exécution. Entre les mains de son ami, au sein du mystère des choses, il était comme un jeune chien plein de confiance, et, quoiqu’il regrettât amèrement ces jours mous qu’on passait auprès de la mère et de Georgette, aucune révolte, aucun reproche ne s’élevaient dans son cœur. Chaque fois qu’Armand se rapprochait, il avait un mouvement frileux des épaules qui exprimait l’abandon et cherchait le refuge.

— Courage, allons, courage ! s’écria Bossange d’une voix coupée de sanglots.

Il passa la main sur les cheveux de Gustave, se laissa tomber dans un fauteuil, les mains aux tempes, et le cœur lui creva. Que les Terrains-Vagues étaient doux !… que tendres ces terres pelées, ces jardins de fortune allongés sur la butte, la fumée des usines, le mystère des chantiers, l’odeur des acides, des charbons, des soufres, des herbes pâles, des fleurs malades, des arbres écorchés ! Ah ! l’église Sainte-Anne, quand la lune filtrait à travers les campaniles, les tours de l’usine Caillebotte sonnant dans la nuit, les fortifications où montent les nuages d’automne, certains matins où le soleil donnait une lueur si fraîche qu’elle semblait recommencer le monde ; certains jours où l’on se trempait dans un brouillard tiède, cachés derrière les clôtures, avec d’extraordinaires palpitations, comme si l’on allait voir le désert, la sylve brésilienne, le Mississipi, la Cordillière des Andes ; certaines pluies qui chuchotaient contre les vitres, qui disaient l’eau féconde, la vie primitive, qui donnaient une saveur si pénétrante à la lecture, ou qui faisaient de la chambre une arche flottant sur le ciel, un refuge où l’on attendait des sortilèges…

La famille apparut. La mère aux cheveux gras, toujours prêts à lâcher leurs peignes et leurs épingles, aux pantoufles béantes et aux mains sales… Qu’il l’aimait maintenant, que son incurie, ses propos désarticulés, sa fainéantise bénévole semblaient chérissables ! Comme il voudrait entendre la voix de fouet, les propos au vitriol de Marcel, revoir sa face blême, violente, sardonique, ses yeux agressifs !… Surtout, il songeait au père. Tout à coup, il le comprenait : c’était la race, l’amour lié à l’humanité profonde, un dévouement qui voyait au delà du temps, au delà de la mort. Ah ! le visage usé par la désillusion, les yeux creusés par la déchéance, la volonté tenace de remettre ses fils dans leur milieu héréditaire, tant d’humiliations, de morsures, de souffrance muette !… Quel coup il allait recevoir ! Il ne dirait rien. Il s’assoirait au bout de la table de sapin, dans l’angle de la fenêtre, avec des joues de plomb, des lèvres mortes, et de si pauvres paupières ! Puis, il resterait là, à souffrir sans arrêt, sans limites, à user encore son cœur las, à empoisonner tout le sang de ses veines…

Alors, les sanglots se multiplièrent dans la poitrine d’Armand ; le goût de la vie l’écœurait, il était ainsi qu’un assassin et aussi un déchet, une pourriture jetée au hasard, une carcasse obscure, dérisoire et sinistre.


V


Deux sergents de ville promenaient leur ennui devant les ateliers Delaborde. Il régnait un grand silence. Le soleil achevait de sécher les herbes infortunées des fortifications ; une petite vieille ramassait des crottes de chien, qu’elle empilait dans une caissette d’emballage, et l’un des agents remarqua :

— C’est pour les gants.

Il faisait insupportablement triste. Un vent décrépit traînait de la poussière ou bien une automobile passait, puait et disparaissait dans un nuage sale. Et l’on voyait trois poules avec un coq, qui fouillaient le talus : quelquefois le coq, avec une férocité rapide, mêlait le souci de se reproduire au souci de la pitance. Tout de suite on recommençait à picorer.

Vers quatre heures, deux brocheuses vinrent considérer les sergents de ville. Puis, il y eut des typos, un minerviste. Ils se promenaient, ils fumaient de graves cigarettes et crachaient avec mesure.

— Tiens, v’là Duchaffaud, fit l’une des brocheuses.

C’était un homme borgne et spasmodique. Il arrivait d’un air soupçonneux. Quand il fut près des typos, il grommela :

— Si on voulait bien, ça ne serait pas long de nettoyer les flics.

Les typos acquiescèrent avec bonhomie. Et le minerviste remarqua :

— Faudrait des rognons !

— V’là Burgas qui s’amène.

Burgas Barbe Verte avait une face de tuberculeux, au nez transparent, une barbe déteinte, qui semblait un paquet d’herbes. Il toussa en abordant les autres :

— Ça va, ça vient ! ricana-t-il. Va falloir commander ma fosse.

Les sergents de ville commençaient à s’occuper des circonstances :

— Circulez ! fit, à tout hasard, le plus formaliste.

— T’as bien envoyé ça ! remarqua Burgas. Circulons ! Quand la circulation va, tout va.

Il se mit à circuler avec affectation. Il vint des hommes de la rue des Peupliers, d’autres du côté de Montsouris ; enfin, on vit un groupe que surmontait Alfred le Géant rouge : il y avait Berguin-sous-Presse, Vérieulx, Vacheron, Lamy, Bergeron, Laloing, Méchard Haute Épaule et d’autres que l’absence de vice, de faconde ou d’ancienneté, remisaient à l’ombre, et d’autres encore qui n’étaient pas de la boîte, qu’on avait ramassés en route ou au cabaret. L’alcool était dans les souffles. L’un essayait de pousser Jean Misère, un second la Carmagnole, un long sec voulait Je n’aime pas les sergots. Mais, comme ils débouchaient sur les fortifs, Alfred recommanda le silence :

— On chantera tout à l’heure ! S’agit d’abord de causer.

Il tapa sur l’épaule d’un personnage morne, qui avait le « cœur gras » et qui tenait la bouche ouverte pour respirer. C’était un type de la Fédération du Livre. Alfred l’avait décroché en passant ; il l’emmenait de force, pour parler à Delaborde. L’homme marchait mollement. Il avait envie de s’asseoir à l’ombre et de boire du vin blanc très frais. Mais, soumis à la fatalité, il allait pesamment vers les palabres, qui lui fatigueraient la poitrine et accroîtraient sa soif.

Quand la troupe déboucha devant les ateliers, les personnages épars convergèrent, avec des voyous et des filles à casques. Les sergents de ville connurent qu’il y aurait du chambard. Ils prirent un air redoutable.

— Circulez ! fit rudement le formaliste.

— Pardon, excuse, s’écria Berguin-sous-Presse ; vous ne savez peut-être pas qu’on nous attend. On est la délégation.

Quelques petites brocheuses se glissaient sournoisement le long de la façade ; des hommes cernaient les agents d’un air équivoque :

— D’abord, v’là le camarade qui est de la Fédération ! clamait Alfred. Vous allez voir… je vais sonner.

Il sonna rudement à la poterne de gauche. La voix de la cloche s’éleva, suivie du hurlement d’un chien ; un domestique en tablier bleu se montra :

— Bonjour, Ernesse ! C’est une délégation ! glapit Berguin-sous-Presse. Dites voir à M. Delaborde qu’elle demande à être reçue.

— Circulez ! réitérait le sergent de ville.

Il y avait de l’indécision dans sa voix. Son compagnon, homme naturellement timide, que sept ans de service n’avaient pu accoutumer aux bagarres, considérait la foule avec méfiance.

— Puisqu’on vous dit qu’on est délégués ! intervint Duchaffaud d’un air goguenard. Vous n’avez peut-être pas l’intention de recommencer les massacres de Raon-l’Étape ?

— On ne se laisserait pas faire ! ajouta sinistrement Burgas Barbe-Verte.

Son œil de cheval se fixait sur le sergent de ville. Depuis un mois, il « sentait la terre » et il aimait autant partir soudain que de faire le déménagement sur une charrette à bras. D’ailleurs, il ne lui aurait pas déplu d’emmener ses compagnons là-bas, surtout quelques individus solides, qui se croyaient sûrs d’une longue vie :

— On se f… de crever ! toussa-t-il.

L’indécision des agents s’aggrava. Une odeur d’humanité chaude, des faces mauvaises, des yeux troubles, les enveloppaient. Et il y avait des triques.

La porte se rouvrit :

— M. Delaborde recevra la délégation.

Tout de suite, Alfred et une douzaine d’hommes se précipitèrent.

— C’est pas un métingue, s’exclama le domestique.

— T’occupe pas, ma vieille, le patron ne sera pas fâché de nous revoir en troupe, rigola Duchaffaud en repoussant Ernest avec douceur.

Trois ou quatre petites brocheuses le cernaient aimablement. Et la grande Eulalie, qui venait d’arriver avec Georgette, affirmait :

— On est des petits moutons… on ne mangera personne.

La foule coulait. De joyeux chômeurs se glissaient avec les autres, pour faire bonne mesure ; sept ou huit voyous entrèrent avec leurs dames.

— J’veux pas ! clamait encore Ernest.

Les sergents se désintéressaient. Puisqu’on « recevait » la délégation, ils préféraient attendre.

Déjà Alfred, Berguin, l’homme de la Fédération, l’avant-garde, pénétraient dans le hall, devant la rotative silencieuse. Une lueur froide, tamisée aux rideaux violets, enveloppait les balustrades, les courroies de transmission, les presses plates, les établis, la machine à ébarber. Trois typos jaunes, perdus dans la solitude, un homme de peine et quelques brocheuses battirent en retraite :

— V’Là la foire aux cochons ! hennit Duchaffaud.

— La corde au cou ! hurla Barbe-Verte.

— De l’ordre et de la discipline ! ordonna sévèrement Alfred.

Il avait encore dans l’oreille les conseils de Rougemont. Mais il avait sablé quelques bonnes bouteilles.

— Le patron !

On vit Delaborde, dans la galerie de l’étage, devant le grand escalier. Il se penchait ; ses joues molles retombaient étrangement autour du nez vultueux. Puis il descendit, lent et mélancolique, avec un balancement du ventre :

— Vous êtes bien nombreux, remarqua-t-il. Qu’est-ce que vous voulez ?

L’homme de la Fédération, poussé par Alfred, parut devant le libraire. Une ressemblance se décelait entre ces deux personnages dissemblables. Tous deux avaient des artères rigides, le visage plein de veinules éclatées, des cœurs étouffants.

— Nous sommes venus pour voir, répondit l’homme, s’il y a moyen de s’entendre.

— J’ai dicté mes conditions aux secrétaires des syndicats ! Ça ne dépend plus de moi.

— Et de qui cela dépend-il ?

— De vous autres.

L’imprimeur levait à demi les bras, avec un grand air de lassitude.

— Il me semble que ça dépend surtout de vous. Qu’est-ce que vos travailleurs demandent ? Que vous leur ôtiez une heure de travail et que vous vous engagiez à ne plus prendre des sarrazins ni des Jaunes…

— Qui nous dégoûtent ! appuya Duchaffaud.

— Je n’accorderai ni une heure, ni même une demi-heure ! répondit Delaborde en levant deux doigts comme s’il faisait un serment. Et je ne prendrai aucun engagement en ce qui concerne les Jaunes : comme je n’embauche personne à prix réduit, la demande est ridicule.

— Sérions les questions. D’abord, pourquoi n’accorderiez-vous pas une réduction d’une heure ? Votre librairie est peut-être la plus prospère de Paris.

— Vous n’en savez rien, ni moi non plus. Mais quand elle serait cent fois plus prospère, je refuserais. Ce serait une trahison.

— Envers qui ?

— Envers l’industrie du livre tout entière.

— Est-ce que les ouvriers ne sont pas les créateurs de cette industrie ?

— Pas plus que les chevaux ne sont les créateurs du camionnage !

Burgas Barbe-Verte poussa un cri de fauve :

— Il nous traite de chevaux !

Les faces s’exacerbèrent ; l’odeur de l’alcool augmenta avec l’agitation des souffles ; les chômeurs étrangers s’abandonnèrent à des mimiques excessives, et un jeune seigneur à rouflaquettes insinua que l’heure était venue de saigner le cochon.

— Les ouvriers ne sont pas des chevaux, répondit amèrement le délégué. Les ouvriers sont la clef de voûte de la civilisation. Qu’ils s’arrêtent une semaine de travailler et la baraque tout entière s’écroule !

— Sur leur tête ! ricana Delaborde. Personne ne tient la destinée du monde, pas plus l’ouvrier que le patron. Mais ne perdons pas notre temps à dire des bêtises. J’ai tenu à vous recevoir pour montrer ma bonne volonté. Je ne veux aucun mal à mes hommes ; ils le savent bien. C’est même pour cela que je ne les ai pas encore remplacés : les demandes d’embauche affluent ; il n’y a qu’un geste à faire ! J’aime mieux être indulgent pour des travailleurs à qui je garde de l’affection et dont je plains les femmes et les enfants. Je leur pardonne volontiers de s’être laissé séduire par un bavard. Qu’ils rentrent, et demain j’aurai tout oublié.

— Et ils n’auront rien obtenu !

— Ils ne doivent rien obtenir. Ce serait ridicule. La situation de l’imprimerie et de la librairie s’y oppose. En exigeant trop, ils travaillent contre eux-mêmes ; ils poussent le patron à se porter dans la grande banlieue et en province. Mes hommes ne sont pas malheureux !

— Pas malheureux ! cria Duchaffaud. Misère ! On turbine neuf heures pour une croûte de pain, on se f… la tuberculose pour vivre et vous trouvez qu’on n’est pas malheureux !

— Des phrases ! Mes ateliers sont sains, bien aérés, pleins de lumière. Aucun de vous ne supporte de grandes fatigues. Vous le savez bien, au fond. Ceux qui ont la tuberculose ne l’ont pas attrapée ici. La plupart sont allés la prendre chez le mastroquet.

— Pas vrai ! rauqua Burgas… je ne bois que du vin.

Il se campa devant l’éditeur, et, crispant ses poings maigres, par trois fois il se frappa la poitrine :

— J’ai à vous dire que la mort est là-dedans ! C’est pas du truqué, c’est pas du chiqué, c’est la mort… Celui que vous voyez ici, Pierre Burgas, mangera le pissenlit par les racines avant la fin de l’hiver. Et y aura pas de Fallières pour lui signer sa grâce. Alors, pas d’erreur ! Je suis sorti de ma mère frais et bien portant. J’ai été un gosse solide, j’ai été un conscrit râblé, qui vous bouffait ses soixante kilomètres et qui grimpait les côtes au pas gymnastique. Et tu sais, le nez sec, le soufflet qui ne ronflait pas. Tant qu’à l’hygiène, j’ai mon Raspail, je vous prie de croire qu’il s’y connaît. Et pourtant me voici avec des truffes plein les poumons et des trous gros comme le poing. Vous n’allez pas me dire que c’est venu tout seul ? Si vous ne le savez pas, c’est moi qui vous renseigne. C’est le travail qui m’a f..tu ça ! C’est la fatigue, c’est les longues heures, c’est de turbiner depuis le jour de l’an jusqu’à la Saint-Sylvestre. Encore, si j’avais eu de la galette… j’aurais chauffé ma boîte dans le Midi, en Algérie, en Égypte. J’en connais qui l’ont fait. Ils ont craché leur mal, ils ont rafistolé les trous… y se portent comme père et mère. Mais quoi ! un pauvre ouverrier ! J’ai pas pu. Fallait bouffer.… la femme, le gosse !… J’ai continué à prendre la semence de cimetière. Et c’est pas la faute des bourgeois, c’est pas la faute des exploiteurs ? C’est pas ta faute aussi, m’sieu l’éditeur, toi qui gagnes pas seulement des mille mais des cent mille, toi qui peux te payer autant pour ta seule gueule que tous les travailleurs et travailleuses réunis. Non ! tu comprends, quand on va dévisser son billard, on ne se laisse plus chanter des phrases… on dit la vérité et la vérité c’est qu’avec les cochons qui vivent de notre peau, pour gagner sa vie faut se tuer. Si on avait du cœur, on leur tomberait une bonne fois sur le cuir et on s’en débarrasserait tout de suite, comme on se débarrasse des loups et des crocodiles…

Une verve lugubre animait le typographe… Sa colère s’exaspérait devant la face molle de Delaborde ; en infusant l’idée de vengeance dans l’idée de mort, Burgas se rendait la mort moins redoutable. Sa voix rauque, la toux, les joues creuses, la bouche terrible, agissaient étrangement sur la foule. La haine se leva, les individus cessèrent de s’appartenir, et, tout à coup, Duchaffaud prit l’éditeur au collet :

— Les huit heures, ou on t’assomme !

Au geste, au cri, l’animalité roula comme un torrent, les poings montèrent ; les femmes tendirent leurs griffes.

— Tape, Duchaffaud !

Delaborde jeta un long regard sur la foule. Il vit Alfred, il vit Vérieulx, Berguin-sous-Presse, Vacheron, Simonet, Dugas, Méchard, Châtelain, Lachambre, il vit la grande Eulalie, Georgette Meulière, la petite Suzanne, Euphrosine Bidard, et il lui semblait impossible qu’ils fussent devenus ennemis. Il les interpella :

— Voyons, camarades, vous savez pourtant que je vous ai toujours bien traités, que j’ai été un ami pour ceux qui ont été malheureux ou malades ! Vous le savez bien, voyons !

Il tremblait, son gros cœur battait lourdement, il n’avait pas de souffle.

— Cassez-y la gueule ! cria un chômeur étranger.

Duchaffaud continuait à secouer l’éditeur ; mais étonné de son propre acte, il y allait mollement :

— Je vas t’aider ! cria un seigneur à rouflaquettes.


François Rougemont venait d’entrer dans le hall. Il regarda la foule, Duchaffaud, le libraire livide et, quoiqu’il réprouvât cette violence, il lui plaisait de voir humilier Delaborde. Le pauvre homme ventru et cardiaque était le rival, celui qui barre la route du monde, celui que, pendant les millénaires, le sauvage, le barbare, le guerrier des civilisations primitives, le châtelain féodal, le condottiere, le paysan de Sicile exterminèrent sans miséricorde. Aux cris de la foule, s’ajoutait subtilement la silhouette de Christine. Et Rougemont se dissimulait, sachant que, reconnu, il ramènerait les grévistes à l’ordre.

Deux étrangers se jetèrent brusquement sur Delaborde. Le premier lui décocha une gifle, le second lui cracha au visage :

— Porc plein de soupe… buveur de sang… assassin du peuple !

La joue de l’éditeur blêmit, puis devint violâtre. On y voyait distinctement la marque de quatre doigts ; le crachat lui coulait sur une paupière ; palpitant, hors d’haleine, écrasé de stupeur, de honte et d’épouvante, il essayait de battre en retraite. La foule haletait de la volupté des outrages. Delaborde devint la bête aux abois, l’ennemi captif, le maître déchu ; un goût de plaintes et de sang exaspéra les crânes ; une femme cria :

— Faut l’assommer !

C’était cette margeuse que Deslandes avait surprise, un matin, à « fabriquer » un accident. Elle tournait vers Delaborde un visage de papier sale, des yeux de meurtrière, pleins d’une haine sèche ; deux bulles d’écume sourdaient aux commissures de ses lèvres :

— Un salaud que je dis ! Puis, un sournois… De ces gens qui ont l’air d’être bonhomme et c’est les pires. Ça donne deux sous pour pouvoir voler dix francs, ça fait risette pour vous frapper en dessous, et puis encore ça accuse le pauvre monde… Tapez-y dessus, allez… Y n’aura que ce qu’y mérite ! Tiens !

Elle donna son coup de griffe. Un trait sanglant raya le front du libraire ; la margeuse, ses pattes jaunes relevées près des tempes, dans une attitude de vieille chatte, feulait et crachait de rage.

Cette scène « déclencha » Rougemont. Honteux de son attitude, il se montra devant la foule et se prépara à l’attaquer. Il n’en eut pas le temps. Une femme venait de paraître, avec la démarche ailée des victoires. Elle poussa un grand cri et les hommes de l’atelier, levant la tête, reconnurent la chevelure en torche et le visage étincelant de Christine. Déjà, elle rejoignait Delaborde :

— Ah ! lâches… Ah ! lâches !…

Elle avait rejeté la margeuse ; elle fixait sur les hommes le feu dilaté de ses yeux, elle disait :

— Quelle honte ! Comment, vous, Alfred, vous que je croyais aussi loyal et aussi courageux que fort, vous avez souffert cette infamie ? Et vous, Berguin, dont il a secouru tant de fois la famille ! Et vous, vous, misérable Vérieulx, qu’il garde depuis quinze ans et qui ne faites plus seulement le travail d’un enfant ! Et vous Duchaffaud, dont il a payé les dettes ! Et vous, Burgas, qu’il a embauché par compassion… Ah ! ce que je ne voudrais pas être à votre place ! Ce que je me mépriserais !

Alfred, tout pâle, incapable de répondre une parole, avait baissé la tête ; Berguin ricanait stupidement ; Duchaffaud sifflottait d’un air embêté ; Vérieulx se cachait ; mais Burgas répondit avec insolence :

— De quoi ! Je vais claquer… par sa faute et celle des autres ! Peut-être que je dois le remercier !

— Faut la crever ! hurlait la margeuse. C’est une sale garce… c’est de la paillasse à patrons !

Une voix tonnante tomba sur la foule :

— Vous avez tort, camarades !

On vit François Rougemont dans la travée de gauche. Il était livide ; il regardait avec envie le pauvre vieux visage giflé et griffé où coulait encore de la salive. L’outrage devenait une victoire. Et lui, François Rougemont, pris dans le piège des circonstances, allait compléter sa propre défaite :

— Vous avez tort, reprenait-il d’un ton rauque. Cette violence est non seulement inutile à votre cause, elle est nuisible. C’est par une résistance consciente, par une volonté réfléchie que vous devez vaincre, non par des actes qui sont la négation même de l’idée syndicaliste. Vous ne devez recourir aux voies de fait que pour répondre aux actions brutales de la police ou des Jaunes…

Il allait au hasard, laissant les phrases se nouer selon des associations automatiques, plein d’un dégoût incommensurable. Et pourtant sa parole gardait cet accent de franchise par quoi elle dominait les multitudes. Elle éveillait le repentir dans le cœur d’Alfred, elle brassait les âmes falotes de Berguin, de Duchaffaud, de Vérieulx, de Chastelin, de Lachambre, de Lalaing, de Méchard, elle touchait même Burgas qui, secouant lentement sa tête de mort, croisait les bras sur sa poitrine ; elle séduisait les femmes et agissait jusque sur les voyous.

François ne voyait que Delaborde et Christine. Elle avait pris l’éditeur par le bras, elle le soutenait, filialement. Lui, blême encore et tremblant des jambes, sortait de sa stupeur ; il enveloppait la tête brillante d’un regard adorant, il était dans un demi-rêve où s’enchevêtraient la crainte et le bonheur. Quand il comprit que les chômeurs s’apaisaient, il fit un grand souffle et s’essuya la joue avec son mouchoir ; puis, une colère brusque le saisit :

— Vous pouvez vous vanter d’être d’ignobles brutes, bégaya-t-il d’une voix bizarre, une voix de ventriloque, qui semblait monter du sol. Je vous ai reçus, plein de confiance, tout seul… malade… sans avoir pris l’ombre d’une précaution. Quels cochons ! et quels lâches ! Et vous voulez qu’on améliore votre sort ?… Votre sort est beaucoup trop beau pour vos sales âmes… vos âmes de gorilles.

Christine l’entraînait. Il se laissait faire. Il balbutiait, il titubait, il secouait son bras libre. Quand il fut au haut du grand escalier, abaissant sa face vultueuse vers la foule, il déclara :

— Je jure… je jure sur mon honneur, qu’aucun de ceux qui sont ici présents ne reprendra le travail dans ma maison ! Aucun, vous entendez bien, aucun, aucun !

Et sur le seuil de son bureau, retrouvant sa voix de clairon :

— Fichez le camp tout de suite… ou je vais vous faire expulser par la police.

— Pas avant d’avoir chambardé ta sale boîte ! hurla Méchard Haute-Épaule.

— Non, camarades, fit gravement François, vous ne commettrez pas de nouvelles violences ! C’est assez d’avoir compromis une grève qui était belle, qui était juste, qui était sûre ! Les travailleurs du livre, plus peut-être que les autres, doivent l’exemple de la raison et de la discipline consciente. Vous l’avez oublié, et c’est déjà trop. Ne l’oubliez pas une seconde fois, vous auriez contre vous l’opinion publique… vous vous le reprocheriez plus tard. Retirons-nous, camarades !

Une tristesse amère paraissait sur son visage ; sa voix était si pathétique qu’elle mettait des larmes aux yeux des femmes. Tous subissaient l’illusion d’une sympathie, d’un extraordinaire amour pour leur cause. Alfred ne put s’empêcher de dire :

— C’est vrai, on a mal agi… fallait causer et voir venir !

— C’est la faute à Burgas !

— C’est votre faute à tous ! Et j’en suis désespéré.


La foule s’écoulait. Son alcool était devenu fade et lourd ; le soleil d’été surchauffait des crânes sans courage ; l’âme qui avait soulevé les colères se fondait et s’éparpillait. Burgas Barbe-Verte filait tout seul, avec l’idée de la fosse prochaine. Le délégué se hâtait vers la guinguette, contracté par la vision du vin blanc ; Alfred, Berguin, Duchaffaud, Lachambre, Vérieulx, Lalaing, Méchard Haute-Épaule roulaient des corps veules et suants d’ennui. Partout s’échappaient des groupes aux faces vides, aux gestes mous, des hommes et des femmes pour qui la vie devenait une solitude épouvantable dès qu’elle les livrait à eux-mêmes.


François Rougemont fuyait le long des talus pelés. C’était la fuite du vaincu. Il avait pour soi-même un mépris brusque et une compassion profonde. Son âme optimiste concevait le désordre, la menace permanente, les pièges innombrables, que le pessimiste découvre au fond des circonstances. Il revoyait sans cesse, comme un étrange symbole, la femme laide et sale qui griffait Delaborde, et la fille de lumière qui surgissait pour le délivrer. Qu’il enviait le vieil homme ! Douceur de voir Christine braver les grévistes et d’être sauvé par elle !…

— C’est bien fait ! murmura-t-il. Cette grève était mauvaise. Elle ne devait pas aboutir. Tu n’as pas écouté ta conscience : elle s’y serait opposée. François, François, tu avais charge d’âmes, tu ne devais pas risquer sans motif le pain quotidien de ces pauvres gens, tu as obéi à une colère mesquine… et pire, à une rancune personnelle. Ah ! je ne suis pas fier de toi !

Sa droiture le fouettait, naïve et si douloureuse ! Car s’il avait parfois cédé à des crises d’orgueil ou de fureur, s’il avait déchaîné sans motif la passion populaire, c’était obscurément, au grand hasard des propagandes, dans le feu de la bataille et de la vocation. Ici, il le sentait trop, l’individu avait oublié la foule.

— Tu as été un pauvre homme, François Rougemont ! Et il faudrait se réjouir de ta défaite, si ces malheureux ne devaient pas en pâtir !

De nouveau, il revit Christine et tous ses gestes. Faible image et si puissante ! Un atome de forme et de couleur mêlé à l’univers des formes et des couleurs ! La connaît-il seulement ? Par toutes ses idées, elle le contredit et le heurte ; elle ne rêve que la lutte individuelle, le triage, le commandement. C’est l’ennemie. Il devrait la haïr, et en somme ne la hait-il point ? Serait-il heureux ou triste de sa mort ?… Il grince des dents, il sent bouillonner la férocité latente, une force rude se lève… Mais l’herbe brillante de la chevelure, un sourire qu’elle a eu auprès du petit Antoine, la robe du soir où il a « parlé »… et l’univers se ferme, les hommes sont dans une brume : il chavire d’amour.

— J’étais guéri ! soupire-t-il, ou j’allais l’être… Elle est venue me reprendre…

Une barrière est là, la grande barrière d’Orléans… Rougemont songe à l’autre grève, celle des forges d’Arcueil. Le meneur reparaît. Il regarde les lourds tramways de Montrouge, les trains d’Arpajon et de Bourg-la-Reine, surtout les cheminées qui fument terriblement sur la banlieue. L’activité des hommes est là, noire et puante, la fatigue, la misère ; le site réel va rejoindre tant de sites où le cœur de François a battu. La chimère du bonheur se lève, et le hasardeux devoir ; l’image de Christine n’est plus triomphante :

— Il faut que cette grève-ci réussisse ! fait ardemment le propagandiste, en franchissant la barrière. Je la surveillerai jusqu’au bout.

Le soleil commençait à jaunir au fond des banlieues, mais la chaussée demeurait chaude comme un four de boulanger, la poussière et la fumée se tassaient dans les poumons des bêtes et des hommes. Dans le train, Rougemont ne sentait pas la sueur rouler dans sa nuque ; l’action le tenait comme un rêve… Les forges d’Arcueil parurent, les trois tours de Moloch ; une seule fumait, qui badigeonnait de roux le ciel sale. Sur la route et dans un champ d’escarbilles, on voyait piétiner les grévistes. Il y en avait un essaim, près d’un hangar, puis des traînées, des pelotons, des monômes, avec des escouades de curieux, des hordes de gamins et de femmes. Maints sergents de ville défendaient l’accès des forges.

On vit un homme monter sur un tas de coke. D’un élan les tentacules de la grève se resserrèrent ; il n’y eut plus qu’une seule masse, autour de laquelle rôdaient les badauds. L’orateur, qui était Barraut dit Hareng, l’homme aux bras de phoque et aux épaules en bosse, déchargeait ses paroles avec un bruit de cailloux :

— Boilà ! Il paut la correction pysique… la pessée. Arquepincez-moi trois ou quatre meneurs jaunes au demi-cercle, déculottez-les et paites marcher la machine à coups de pied et la lanière de cuir. Je bous réponds que les autres caneront. La boilà, l’action directe !

Ces paroles réjouirent les âmes ; il y eut une bonne arrosée de rires.

— Faut y ajouter un bain dans la moutarde de fesses, ricana Lamotte, dont les cheveux de cuivre rouge s’allumaient au soleil couchant.

Valbroucq, l’Homme-Pilon, leva ses bras énormes. C’était une magnifique brute blonde, à la toison de bélier, qui soulevait un cheval :

— Je parie que je vous enlève deux renards à moi tout seul… un sous chaque bras. Et ça ne serait pas long.

Un nommé Fichet, d’allégresse, grimpa sur les épaules de Valbroucq.

— Blaguons pas ! tonna une voix.

Auguste Semail gravissait le tas de coke. Il s’y calait difficilement, sur ses pieds plats, féroce et presque tragique :

— Camarades, dit-il, Barraut a raison, faisons une rafle parmi les meneurs jaunes. Ensuite, on verra à faire un exemple. Les Jaunes n’en mènent déjà pas large… Et assez de discours ! Voulez-vous qu’on aille les cueillir à la sortie ?

Se tournant vers un grand homme glabre, qui venait de la C.  G.  T., il demanda :

— C’est pas votre avis, camarade Bourrat ?

— Vous êtes maître de vos moyens ! répondit le camarade.

— C’est pas mon avis, à moi ! glapit un travailleur au pelage blanc et à la physionomie de blaireau. Les coups, ça fait de la rancune. Est-ce que nous sommes venus à vous, Barjac et moi, puis eux autres, parce qu’on nous a tapé dessus ? J’aurais claqué plutôt. Non, c’est les idées… On a fini par voir que vous aviez le bon bout. Alors, on est venu. C’est de bon cœur. Tant qu’à taper sur les autres, non… et puis non ! Faut leur parler, que je dis !

— Faut leur flanquer la frousse !

— Oui, oui, la frousse !

L’assemblée ne se prononçait pas. On était à l’une de ces heures où la grève est bon enfant. Les marmites bouillaient à la maison, la rôderie était agréable, une atmosphère de veulerie et d’espérance enveloppait les travailleurs. S’il ne leur déplaisait pas d’entendre quelques vitupérations, ils n’avaient aucune envie d’en venir aux mains avec les sergents de ville ni avec les Jaunes.

— Ceux-là ne feront pas de bêtises ! songea François Rougemont.

Et il se hissa sur le tas de coke.

Un murmure aimable le salua ; tous reconnaissaient en lui le vrai père de la grève :

— Le camarade Hanotteau a raison, fit-il avec rondeur. Ce n’est pas le moment des bourres ! Il s’agit d’éteindre cette cheminée là-haut, et non pas de risquer le passage à tabac et la boîte à puces. C’est l’histoire de débaucher encore sept ou huit hommes. Je suis sûr qu’il y a plus d’un indécis parmi ceux qui travaillent.

— Vous pouvez le dire ! affirma Hanotteau.

— Alors, allons les attendre… je leur parlerai, Hanotteau leur parlera, et Barjac, et pourquoi pas Barraut et Semail ? Jacques Lamotte les fera rigoler. On leur payera un bon verre ; moi, j’y vais de ma pièce de vingt francs. On leur montrera où est la vérité et le mieux-être : si on réussit, les exploiteurs trinqueront double ! Ils seraient trop heureux de voir les ouvriers se taper entre eux. Est-ce dit ? Voyons, Semail, voyons, Barraut. Vos preuves ne sont plus à faire. Un bon mouvement, mettez pour quelques jours votre idée dans votre poche avec un mouchoir dessus. Si nous échouons, vous la ressortirez !

La foule eut un bon rire ; tous les visages acquiescèrent. Barraut voulait bien et Semail, les sourcils bas, ricanait sans amertume.

— Allons-y ! s’écria le propagandiste. Mais gardons-nous de prendre contact avec les flics !

— Sept par sept ! cria Semail qui aimait la discipline.

On voyait des têtes de cabires hilares, des cyclopes graves, des banlieusards blêmes sous la limaille ; quelques-uns rejetaient en arrière un chapeau aux ailes longues, d’autres renfonçaient la casquette ou la soulevaient sur une oreille, la plupart avaient des chapeaux de paille fumés. Il s’échappait d’eux une odeur de vin, d’apéritifs, de sueur, de métal, avec des bouffées d’oignon et de fleur indéfinissable des agglomérations humaines. À travers les cendres, les tessons, les gravats, et sur la route blafarde, ils formèrent une manière de procession. Rougemont s’était mis à leur tête avec celui de la C. G. T., Semail, Barraut Hareng, Jacques Lamotte, Barjac, Hanotteau le Lapin-Blanc, l’Homme-Pilon et Fichet.

— Attention aux flics !

Quatre sergents de ville déambulaient sur la route. L’un d’eux avançait une tête de chien de ferme :

— Allez, leur dit gaiement François, nous n’avons pas l’intention de mettre le feu aux forges. Nous sommes du monde paisible… on ne plumera pas une poule.

L’agent promena sur la foule ses gros yeux jaunes et ne vit que des faces joyeuses :

— C’est bon ! Seulement, n’approchez pas des établissements, et méfiez-vous du chambard !

La grève se glissa entre deux maisons d’aventure, aux toits inachevés et aux vitres rafistolées de papier, longea de petits platanes qui devaient ombrager les générations montantes, et parut devant la façade principale des forges. Là, elle contempla les sergents de ville. C’étaient des agents de banlieue, de structure légère ou basse, car la police de Paris absorbe les hommes de haute taille et déverse les athlètes aux brigades centrales. Les travailleurs du fer et du feu, aux bras renflés, aux rudes pectoraux, dédaignèrent ces flics chétifs : l’Homme-Pilon faisait manœuvrer ses biceps ; un puddleur crépu ricanait en se tapant les épaules. Mais cette force était bénévole.

— Attention ! s’exclama Hareng.

Une sirène éleva sa voix stridente ; les sergents de ville tournèrent tous ensemble la tête. Bientôt des silhouettes fumeuses surgirent aux portes des forges.

— Voilà ce qu’on va faire, dit Hanotteau d’un air malin. Le gros de la bande demeure ici pour occuper les sergents de ville ; pendant ce temps, on ira une vingtaine prêcher ces autres… Quand la conversation marchera bon train, tout le monde pourra rappliquer.

Rougemont, Hanotteau, Barjac, Jacques Lamotte, Labranche, le délégué de la C. G. T. et quelques compagnons connus pour leur langue agile et leur bonne humeur filèrent par la tangente, en ordre dispersé. Les agents, hypnotisés par la masse, ignorèrent cette manœuvre. Ils s’alignèrent pour maintenir la route libre aux Jaunes, qui s’avançaient, soupçonneux. Un grand sec, en salopette, tenait la tête. Les autres suivaient, le long des grilles, avec des airs sournois ou combatifs. Quelques-uns bombaient le torse. Il y en avait une trentaine. Leurs gros souliers raclaient la poussière, parfois un visage houilleux se tournait vers les grévistes. À mesure, l’escorte de police devenait moins nombreuse. Quand les Jaunes eurent longé un terrain vague, ils se trouvèrent sur la route, avec quatre sergents de ville. Alors, au détour d’un chantier, surgit la délégation gréviste. Hanotteau la précédait avec des gestes débonnaires. Jacques Lamotte clignait de l’œil en manière de bon accueil. Barjac lança un « bonjour camarades » ! Labranche, l’Homme-aux-Tannes, dit le Merlan truffé, agitait un mouchoir presque blanc ; et Rougemont articulait d’une voix claire :

— Nous venons pour causer, mes amis… nos intentions sont conciliantes.

Mais les Jaunes s’étaient arrêtés, pleins de méfiance ; les quatre sergents de ville s’avançaient coude à coude. Jambloux, ouvrier rétrograde, qui allait à la messe, homme aux muscles secs, au visage de Finnois, bramait d’une voix caverneuse :

— C’est un piège ! Les autres vont nous tomber sur le casaquin.

— Camarades ! croyez-moi, nous sommes ici sans arrière-pensée… cordialement, préoccupés seulement de votre intérêt et du nôtre ! répliqua Rougemont.

— Vu qu’on vous trompe ! appuya Barjac.

— V’là les autres qui rappliquent, affirma Jambloux, la main tendue.

Les Jaunes ne s’attardèrent pas à vérifier son affirmation. Blottis derrière les agents, ils prirent une attitude hargneuse :

— Place ! fit un homme court, au torse de sanglier. On n’a rien à se dire.

— Vous êtes ici pour nous protéger, dit Jambloux aux agents, et n’ayez crainte, on a des poings !

— Place ! réitéra l’un des sergents de ville.

— Ce sont des idiots ! s’exaspéra le Merlan-Truffé. C’est venu esclave au monde et ça crèvera esclave.

Il avait cessé d’agiter son mouchoir parlementaire, il y fourra son nez, d’un air de mépris.

Les sergents de ville arrivaient de pied ferme et les cœurs s’emplirent de haine.

— Couennes !… Lavements de cochons !… Mangeurs de mouscaille ! hurlait Jacques Lamotte, d’autant plus furieux qu’il était venu avec l’intention de les faire rigoler.

Dans sa rage, il avait ramassé une pierre. Un des sergents de ville, petit homme au poil de taupe, les mains rouges comme des écrevisses, se jeta sur Lamotte et le saisit à la gorge.

— De quoi ! J’ai rien fait… T’as pas le droit de m’arrêter.

— On va voir si j’ai le droit !

L’homme du fer, plus solide, allait se dégager, lorsqu’un deuxième agent intervint, tandis qu’un autre faisait entendre le signal d’appel. Ça se gâtait. Le Merlan Truffé voulait délivrer Lamotte ; Jambloux et un peloton de Jaunes offraient leur aide à la police ; l’hostilité montait toute chaude ; et François Rougemont, surpris par l’incohérence des événements, se sentait lui-même pris d’une obscure colère. Il la contenait :

— Ce n’est pas raisonnable ! Personne ne veut de bagarre. Il n’y a qu’à lâcher notre camarade, et nous nous retirerons en bon ordre.

Mais les policiers s’acharnant sur Lamotte, l’Homme-aux-Tannes déclara d’une voix ferme :

— Qu’on me f… au bloc, mais je ne laisserai pas arrêter salement mon camarade !

Les renforts arrivaient. Sur la route, une vingtaine de sergents accouraient au pas gymnastique ; pêle-mêle, par champs et par chemins, on voyait trotter les grévistes.

— Un… deux… trois… cinq… comptait l’Homme-aux-Tannes.

À chaque chiffre, des compagnons s’avançaient d’un air farouche.

— Six… sept… huit… neuf… dix ! Vous ne relâchez pas ? Non ? C’est pesé !

Et il s’élança à corps perdu :

— À moi, si vous n’êtes pas des lâches !

Jambloux et huit hommes se dressaient devant les syndicalistes. On entendit claquer une gifle, les triques se hérissèrent. La bagarre ronflait, lorsque survint la masse des sergents de ville. Ils chargèrent d’un seul élan. Les Jaunes s’écartaient ; les rouges s’éparpillèrent ; six poignes secouaient frénétiquement Jacques Lamotte.

Labranche ne cédait pas. Il hélait les grévistes d’une voix rauque, il dansait d’une façon bizarre et macabre :

— Y ne l’auront pas ! J’y laisserai ma peau… Allons, les frères, y a encore du poil aux dents, on va pas se laisser embêter par ces foutriquets de flics. Ah ! te v’là vieux Catiche… Amène-toi, tu en renverserais dix à toi tout seul !

L’Homme Pilon survenait avec l’avant-garde des grévistes, essoufflés et furieux. Une atmosphère de désordre, de crainte et de révolte gauchissait les mouvements. L’âme de la foule, encore éparpillée, se concentrait aux cris de Labranche et de Jacques Lamotte.

— Catiche ! Catiche ! aboyait presque le Merlan Truffé, si c’est pas aujourd’hui que tu te montres, tu ne te montreras jamais !

L’Homme Pilon devint un peu pâle, puis, enflant son souffle, cambrant ses reins, il tâta, par un geste familier, ses pectoraux :

— J’y vas ! fit-il.

Il y allait. D’un bras, avec une vigueur lente et presque douce, il écartait deux sergents de ville. De l’autre bras, il étreignait Jacques Lamotte. Et soudain, l’unité exista : les grévistes firent bloc, délivrèrent leurs compagnons et se retirèrent en ordre compact. À travers champs, avec les clameurs de gloire, ils atteignirent le Rendez-vous des Carriers, un cabaret du temps de Louis-Philippe. Un grand terrain à bâtir y attenait où, après avoir commandé des litres innombrables, les travailleurs s’entassèrent.

— Les sergents de ville rappliquent !

Ce cri coupa le dégorgement des bouteilles.

— C’est rien ! affirma Auguste Semail. Le terrain appartient au cabaretier. Nous sommes chez nous ! Si les flics entrent, on a le droit de les assommer.

— On est trois cents, ils ne sont pas trente ! renchérit Labranche.

— Camarades, intervint Rougemont, ne tombons pas dans un piège. Une bagarre sérieuse ferait le jeu des patrons !

L’événement, plus encore qu’au boulevard Bessières, l’avait nargué. Chagrin, il regardait venir le groupe sombre des sergents de ville. On entendait le martèlement de leurs grosses semelles, et petits, souvent chétifs, ils n’avaient que le prestige de la loi. Ce prestige était tenace. Maint prolétaire aux gros biceps les considérait avec tremblement ; les exaltés mêmes ne les auraient pas attendus en rase campagne : mais contre la convention de l’autorité, on dressait la convention du territoire inviolable.

Les agents furent proches. Encore deux pas, ils touchaient à la clôture pourrie. Alors Barraut, passant sa barbe d’escarbilles dans l’entrebâillement des planches, déclama :

— Prenez garde à ce que vous allez faire ! Nous sommes ici chez nous, sur un terrain privé : si vous y pénétriez, vous violeriez un domicile ! Vous voilà prévenus.

Une voix rogue riposta :

— Il faut rendre l’homme arrêté !

— Viens le prendre, eh ! mufle ! cria Labranche au milieu de la foule.

Quelques sergents de ville secouaient la clôture ; un litre décrivit une parabole au-dessus des têtes et s’abattit sur la route ; au bruit du verre cassé, les âmes s’échauffèrent ; dix autres litres partirent ; un agent, la figure ensanglantée, sortit son revolver avec un cri de rage et tira. Il y eut une longue plainte lugubre : le contremaître Clémont éleva ses deux bras, fit trois pas en arrière et s’affala. Puis, ayant poussé une deuxième plainte, il demeura immobile.

— Ah ! les cochons ! Ils l’ont tué ! cria Barjac.

— Assassins ! À mort ! À mort, les flics !… À mort, les crapules !

Les litres, par douzaines, se fracassaient sur la route. Au cri de Clémont, l’officier de paix, redoutant « une affaire », rappelait ses hommes et battait en retraite, tandis que l’agitation croissait parmi les grévistes : sans la faible clôture, une terrible bagarre éclatait. Mais il y avait la clôture. Elle retarda l’élan, elle filtra les hommes ; les premiers groupes, disséminés, privés du contact qui crée le courage des foules, se bornaient à lancer des pierres et des injures. Cependant, les sergents de ville avaient pris position à deux cents mètres du terrain. Dans le crépuscule, ils formaient une masse noire, plus compacte et plus redoutable à mesure que décroissait la lumière.

— Chargeons ! clamait Auguste Semail.

Une détresse tombait. La mort, après avoir exalté les âmes, pesait sur elles ; une curiosité funèbre rappelait les grévistes auprès du visage livide et du corps aplati de Clémont. Et la révolte prit un caractère mélancolique ; les hommes souhaitèrent remettre au lendemain les violences, avec l’espoir confus que les syndicats et la C. G. T. enverraient des renforts. L’arrivée d’un médecin contribua à l’accalmie. Tous voulaient le voir, penché sur Clémont, auscultant la poitrine, et quand il se releva, il y eut un long murmure triste. Alors, quatre athlètes soulevèrent le cadavre ; une phrase se répandit, qui reçut l’assentiment des âmes :

— Nous allons le reconduire tous ensemble !

Les quatre porteurs passèrent par le cabaret, où on façonna une sorte de civière, puis un cortège se forma dans la lumière pourpre. La foule, lugubre et lente, marcha dans la direction des forges, tandis que les sergents de ville, massés sur la route transversale, demeuraient impassibles. Ce fut d’abord le recueillement. On n’entendait que le clapotis des semelles, le frisson des étoffes, quelques voix éparses et craintives ; une langueur immense tombait des nuées ; l’ombre pleuvait si lentement que le crépuscule semblait ne jamais devoir finir ; les porteurs acheminaient le cadavre vers l’occident, où un brasier rouge s’ouvrait, allumé pour de fabuleuses obsèques.

Rougemont se souvenait d’un crépuscule d’avril, dans cette même banlieue, et surtout du soir où il avait lancé la foule à la conquête des cadavres. Alors sa vie était libre comme le vent sur la mer. L’espace et le temps s’étendaient sans limite ; il ne sentait que sa jeunesse, sa force et l’espoir des grands jours populaires ; l’amour était une heure éperdue, un voyage d’exaltation dont on revenait avec plus de courage… Ah !… et maintenant !… Connaîtrait-il encore cette ardeur d’aventure par quoi il mêlait une âme des premiers âges du monde à ses aspirations de vieux civilisé ?

Résigné, il marchait avec la foule vers ce brasier rouge où l’on pouvait rêver les funérailles d’Hercule ou d’Ajax Télamon. La mort avait fait surgir la fatalité inexorable. François ne retiendrait plus les grévistes ; il laisserait agir leur instinct, anxieux seulement de rythmer les épisodes. Le sang avait coulé ; qu’importe s’il coulait encore ! La haine suivrait, et la haine est bonne : elle fait les légendes tenaces, elle donne aux hommes l’amer réconfort et crée les disciplines sombres, qui sont les mieux obéies.

On arrivait devant les forges. Les porteurs s’arrêtèrent ; il y eut un vaste silence, puis une clameur forcenée. Et le chant de guerre parut s’élever jusqu’aux nues :


Hideux dans leur apothéose,
Les Rois de la mine et du rail
Ont-ils jamais fait autre chose
Que dévaliser le Travail ?


Une multitude était mystérieusement accourue ; elle déversait sur les chemins, sur les champs, sur les terres de cendre et d’escarbilles, des silhouettes baroques, des profils souffreteux, appelés par cette voix qui répand les nouvelles tragiques. Tous voulaient voir la face blanche du mort. Ceux des carrières, ceux des usines et des fabriques, ceux qui endurent la faim au fond des masures, ceux qui couchent dans les meules, ceux qui rôdent sinistrement sur les routes crépusculaires, ceux qui mènent les chariots à travers les villages, s’émouvaient à l’hymne de révolte. Leurs cœurs de parias souhaitaient des choses terribles.

Les torches jetèrent une lueur rousse, la lueur qui éclairait jadis les Jacques faméliques, une immense imprécation enveloppa les forges. Le vent des révolutions passa sur la foule.


VI


La presse syndicale, antimilitariste et libertaire chargea hargneusement M. Clemenceau. Il fut la Bête rouge, le Charcutier d’Arcueil, l’immonde Ganache, le vieux Jouisseur homicide, le Sinistre de l’intérieur. Les articles s’intitulaient : Encore un crime de Clemenceau ; la Semaine rouge du grand Flic ; Gouvernement d’assassins ; la Boucherie d’Arcueil ; Vingt-quatre heures de Grève générale ; le Monstre. On démontra qu’avec le féroce vieillard de la Commune, M. Clemenceau détenait le record des tueries gouvernementales. La Guerre sociale publia un dessin où le ministre, en vieux gendarme cynique, une épaisse moustache tombante, appuyé sur la croupe d’un cheval, ricanait devant les cadavres. Après un enterrement tumultueux, la C. G. T. s’acharna à maintenir le désordre ; ses hommes rôdaient avec les grévistes ; elle faisait aux syndicats et aux Bourses des appels d’argent enragés.

François s’abandonnait aux circonstances. À se fondre dans les troupeaux, à jouer son destin et celui des autres, à discourir dans le soleil, le vent et les averses, il n’oubliait pas Christine, mais il « l’éparpillait » comme il s’éparpillait lui-même.

De toutes parts accouraient des hommes d’aventure, la bohème d’une grande grève : vagabonds, songe-creux, gens de bagarre, demi-fous et chômeurs. Ils ne se mêlaient pas positivement à ceux des forges ; ils erraient autour, offrant leurs voix, leurs gestes, dès qu’il se faisait du bruit. La troupe était venue. Tantôt les meneurs de la C. G. T. adressaient aux soldats des sommations amicales, tantôt la foule proférait des injures. Les manifestations se suivaient, selon le temps et les palabres ; l’entente demeurait lointaine ; et toutefois la grève devenait vague, lorsqu’on annonça un grand Dimanche. La Voix du peuple le voulait pacifique, ferme et très imposant ; la Guerre sociale conseillait aux grévistes de ne pas se laisser « embêter ».

Dès le matin, les tramways, le chemin de fer, maints chars à bancs, déchargèrent des voyageurs armés de gourdins et de triques. Outre les vieux routiers de grève, c’étaient des camarades, attirés par le bruit ou l’instinct solidaire, et beaucoup d’individus obscurs, véhéments ou curieux. Malgré les cordons de police, les grévistes tentèrent de se masser devant les forges : une menue charge de dragons les dispersa. Alors ils se réfugièrent dans la campagne et les terrains vagues. Un homme à face de mulâtre éleva le premier drapeau rouge. Sept cents travailleurs formèrent un noyau, tandis qu’une multitude confuse se tassait en grappes ou s’allongeait en files. C’était la horde des temps nomades, faite pour combattre des buffles ou des loups, faiblement cimentée par l’instinct. Rougemont y avait pris sa place, prêt, selon l’occurrence, à discourir, à commander ou à combattre. Un groupe l’enveloppait, solide, formé d’hommes du fer, renforcé par Alfred le Géant rouge, Dutilleul et ses Six Hommes, Pouraille, la Trompette de Jéricho, Haneuse Clarinette, l’Empereur du jeu de bouchon, Vacheron, Duchaffaud, Bardoufle.

La procession brailla la Ravachole et se porta vers l’entrée d’Arcueil : elle n’y put atteindre. Un escadron de cuirassiers barrait la route ; des dragons accouraient sur le flanc droit ; des sergents de ville harcelaient l’arrière. D’abord, le troupeau s’arrêta. Des remous défaisaient son ordonnance, les curieux, intimidés, refluaient à travers champs. Toutes les âmes flottaient au hasard… Une trique, retentissant sur une cuirasse, déclencha la bagarre. Des cailloux, des mottes de terre, quelques litres arrosèrent les casques ; une nuée de gourdins menaça la police ; deux manifestants se jetèrent devant le cheval d’un capitaine en criant :

— Pas un pas de plus ! Vous n’avez pas le droit d’intervenir. En arrière, sale gradé, et au galop !

La rumeur des victoires bourdonna, la Ravachole retentit plus discorde et, dans cette tempête, on entendit le bruit grêle d’une détonation. Elle fut suivie de six autres ; des individus à grands feutres secouaient leurs revolvers :

— C’est idiot ! hurla Rougemont…

La clameur ne traînait plus que par lambeaux, un long étonnement oscillait de crâne en crâne. Un capitaine de dragons, tournant la tête vers ses hommes, s’assurait qu’aucun n’était blessé. Blocs d’argent taché de bleu et de rouge, les cuirassiers demeuraient impassibles. La police se massait près d’un carré d’avoine, plusieurs centaines d’individus, pris de panique, filaient à travers champs :

— Au grand hangar ! Au grand hangar !

Les quatre syllabes roulèrent par des larynx graves, aigus, rauques ou chantants, jusqu’aux extrémités de la horde. Déjà le noyau se mettait en route : comme le but était à gauche, aucun barrage n’arrêtait les grévistes. Ils atteignirent le hangar, où quatre cents hommes s’abritèrent, tandis que la multitude occupait les terrains et la prairie. Et Hareng, monté sur un tas d’escarbilles, ses mains en porte-voix devant sa bouche, mugit :

— La grève est chez elle ! Nous n’allons pas nous laisser aplatir. Camarades, à la vie, à la mort ! Celui qui quittera sa position sera un lâche !

Un vent mou roulait sur les torses, de longs rais d’ambre, par intermittences, jaillissaient du ciel tatoué de nuages. Les émeutiers vivaient leur drame, tournés vers l’homme perché sur les escarbilles qui, au hasard, proférait l’exhortation ou la menace. Il y avait de la victoire dans les âmes : ni la police, ni la cavalerie n’osaient poursuivre… Quelque temps fluèrent les phrases de Hareng ; elles s’évaporaient en route, des mots perdus frappaient les tympans, mais c’étaient les mots familiers, que chacun pouvait enfiler les uns aux autres. Une vocifération les coupa :

— Attention ! la troupe rapplique !

— On ne flanchera pas ! mugit Hareng. Des barricades !

À peine la phrase eut-elle sonné, que des grévistes se ruaient sur les poutres, les planches, les pierres du hangar et des terrains vagues. En dix minutes, une première barricade s’ébauchait, face à la cavalerie, puis d’autres s’amorcèrent. Ce fut un quadrilatère chaotique, plein de brèches, qui, toutefois, pouvait enrayer une charge. Il ne contenait pas toute la foule : un millier d’hommes virevoltait sur la plaine et cherchait confusément des matériaux… Au loin, on voyait circuler les estafettes militaires ; un général à tête argentée parada devant les escadrons ; un flot de dragons s’engagea sur la chaussée. Avant qu’ils eussent franchi cinq cents mètres, des grévistes émergèrent, armés de planches, de madriers, de cordages et la voie se trouva barrée. À droite, à gauche, des masures, des monceaux de gravats, des amas de mâchefer et de coke : la charge s’arrêta.

— Vivent les dragons ! hurlait la foule. Sabre au fourreau… nous sommes frères !

Un morceau de coke fendit l’air et s’écrasa sur la face d’un brigadier. Alors, sur un ordre rapide, les soldats descendirent de cheval pour déblayer la route. Un essaim de cailloux les accueillit, cailloux noirs et moroses qui souillaient les uniformes. Ils n’arrêtaient pas les dragons. Sabre au clair, ils chargèrent en vitesse. Les lames pointaient ou hachaient, les gourdins s’abattaient sourdement, le sang coulait des faces. Enchevêtrés, les assaillants évoluaient avec peine. Toutefois quelques soldats ayant contourné les obstacles, le courage des grévistes s’évapora, une furieuse panique les rejeta vers le grand hangar, et, la barricade abattue, deux cents dragons chevauchèrent. Ils ne rencontraient que le vide ; à peine quelques frénétiques tombaient aux sabots des bêtes, le demeurant s’éparpillait aux quatre horizons ou se cachait parmi les masures.

Ce n’était qu’une échauffourée d’avant-garde. Les barricades du grand hangar demeuraient intactes, trois mille hommes s’y tassaient, chantant et clabaudant ; les orateurs tonnaient de courtes harangues ; les fiévreux lançaient des projectiles dans le vide ou brandissaient des revolvers.

Ayant déblayé la route, les dragons se reformèrent en bataille et attendirent les renforts. Il y eut deux escadrons de cuirassiers, trois de dragons, deux cents sergents de ville. Les cuirasses furent une fournaise d’argent ; les casques déferlèrent en vagues de phosphore ; la police forma des blocs noirs. Cette force demeurait indécise. Elle s’accumulait près des barricades du nord et de l’est ; une partie débordait au midi ; l’occident seul demeurait encore libre. Au loin, le général Thénars et le préfet de police conversaient.

Après un mouvement d’estafettes, les dragons prirent du champ et vinrent à portée, les cuirassiers étincelèrent à deux cents mètres des palissades : les grévistes, au hasard, lançaient des blocs de bois, du coke, de la ferraille, des plâtras énormes. Un cavalier se mit à saigner, un autre eut la paupière meurtrie. La pierraille rebondissait sur le crâne des chevaux, les poitrines ou les casques des hommes : c’est alors qu’on vit arriver le préfet. Six agents énormes barricadaient son corps grêle. Dans sa face maigre brillaient des prunelles attentives, hardies, sagaces. Quand il fut proche, il interpella les émeutiers :

— Retirez-vous… On va charger !

Des plâtras, des cailloux, des huées ripostèrent :

— Mort au préfet ! À bas les assassins ! Cuirassiers, nous sommes vos frères… Dragons, f… vos officiers sous les chevaux. Crosse en l’air ! Vive le 17e !

Le préfet, essuyant tranquillement son épaule enfarinée de plâtre, reprit :

— Que les bons citoyens se retirent… On va tirer.

Pierres, coke et ferraille pleuvaient sans intervalle ; huit fois, le préfet renouvela les sommations. Deux escadrons mirent pied à terre. Alors des revolvers fumèrent derrière la barricade, un cavalier dégringola :

— Armez ! cria un capitaine.

Les dragons épaulaient ; d’un geste et d’un ordre, le préfet les contenait encore, mais de nouveaux coups de revolver ayant retenti, la troupe tira à son tour. Avec des cris d’horreur, une flaque d’hommes détalait vers l’occident. D’autres, acceptant la lutte, répondaient aux salves par les crépitements de leurs revolvers. On les voyait debout, accroupis ou couchés, plâtrés et charbonnés, avec les courges étranges des crânes, les visages blêmes ou violâtres, glabres ou couverts d’une barbe salie, les petits brasiers des yeux brûlant le feu d’âme, les trous noirs des bouches exhalant l’injure, le refrain ou le rauquement de bête. Aucun n’était blessé, les dragons ayant tiré haut : les balles filaient en longues trajectoires, à peine dangereuses pour des inconnus qui passaient là-bas, sur les sentes désertes. Trois, quatre salves bruirent, inoffensives. Enfin, un dragon, avec une plainte, lâcha sa carabine et montra son poing rouge. Dès lors la colère gronda sous les casques, cependant que les révolutionnaires s’aveuglaient au vertige de la lutte… François partageait ce vertige ; il était dans une existence flottante, où la règle et la pesanteur avaient disparu ; il clamait des paroles éloquentes qui électrisaient Alfred, Pouraille, Dutilleul, les Six Hommes, Gourjat, l’Empereur du jeu de bouchon et les hommes du fer. Il ne voyait pas la mort ; rien ne persistait que des images soudaines et, au tréfonds, infinie, la figure de Christine.

Deux nouvelles salves. Un homme rugit un blasphème. Le bras percé, un autre ricanait, avec une éraflure à la tempe. D’un seul jet, les émeutiers hurlèrent :

— Assassins ! Assassins !

Puis leur chant s’éleva sur la plaine :


Nous ne voulons ni Dieu ni Maître
Entravant notre liberté.


Et, comme les balles des revolvers sifflaient toujours à leurs oreilles, les dragons abaissèrent encore la hausse. Une légion de projectiles troua les palissades ou s’écrasa contre les moellons, des hurlements coupèrent le refrain, suivis d’une formidable débandade :

— Ah ! crapules ! Ah ! misérables !… vous avez tué vos frères !

Quatre forgerons soulevaient une forme humaine, dont la tête oscillait :

— Saluez, bandits… Saluez, assassins ! Voici votre œuvre !

Le silence tomba comme une nuit, les armes des soldats s’étaient inclinées et les officiers se découvrirent devant le cadavre. Presque aussitôt, un deuxième corps apparut, que soulevaient cinq terrassiers aux grands feutres. Les cris reprirent, avec la menace des poings innombrables. Deux cortèges sinistres défilèrent devant les cuirassiers et les dragons immobiles…

Chapeau bas et suivi par trois cents hommes, François escortait les cadavres. Une tristesse de néant glaçait son crâne, toute sa volonté se concentrait à ne pas laisser les morts aux mains de l’ennemi.

Le préfet et les officiers laissèrent passer cinq ou six cents hommes, qui condensaient l’énergie révolutionnaire. Ensuite, ils n’eurent qu’à couper la file. La vague multitude reflua le long des barricades.

Cependant, comme naguère, un instinct unanime poussait les porteurs de cadavres vers les forges et l’Internationale s’élevait lente et lourde :


Debout, les damnés de la terre !
Debout, les forçats de la faim !


Les forges apparurent, faiblement gardées. Une trentaine d’agents, deux escouades de dragons circulaient devant les grilles. Derrière, le désert noir des cours, la maussade structure des bâtisses et les terribles cheminées, obélisques de feu, phares géants de l’énergie humaine. À leur vue, les grévistes rugirent :

— Les morts dans les forges.

Un même halètement secoua toutes les poitrines. Le cortège passa comme une trombe ; les sergents de ville ahuris, les dragons émus, ne firent guère de résistance : d’ailleurs des masses ardentes accouraient, fuyards revenus de leur panique, nouveaux arrivants, qui aggravaient le désordre. Arrachée de ses gonds, une porte claqua ; on vit les cadavres dans la grande cour ; Rougemont cria :

— Exploiteurs, voilà votre œuvre. C’est votre dureté criminelle, votre ignoble rapacité qui ont tué ces hommes !

Des ricanements farouches, des cris de pourchas rauquèrent : devant les bureaux de l’administration, on vit détaler une trentaine d’hommes que des grévistes traquaient :

— Les Jaunes ! Les Jaunes !… À mort !… À la fournaise !…

Les malheureux se tassaient contre une façade, les yeux étincelants de détresse, et comme amaigris par la peur. Seul Jambloux faisait bonne contenance et regardait en face le ressac des têtes, les bouches homicides, les moulinets des gourdins :

— Qu’on les saigne ! croassa Dutilleul.

Il s’élançait avec les Six Hommes, lorsqu’un personnage épais, aux bras trapus, au grand visage pourpre surgit de l’administration. C’était le chef de guerre des forges, l’ingénieur Michel, âpre, calme et dédaigneux, qu’on estimait pour sa justice rugueuse, qu’on détestait pour sa volonté invincible. Il croisa ses bras avec calme et gronda :

— Qu’est-ce qu’il y a ? Qui vous a permis de venir ici ?

Il gardait l’attitude et la voix du maître. Sentant recroître en eux l’âme des esclaves, les hommes du fer s’entre-regardaient. Mais Rougemont riposta :

— La mort et la justice !

Il s’interrompit, épouvanté : deux nouvelles silhouettes venaient de surgir. C’était d’abord le corps agile, la face vigilante et orgueilleuse de Marcel Deslandes. Il bravait la foule, mais elle ne reconnaissait pas sa force, et sa seule présence eût ranimé le feu des injures. Une puissance étincelante et douce le protégeait : Christine, apparue sur le seuil, étonnait les brutes mêmes et jetait un sortilège aux âmes indécises. Pour François Rougemont, la grève, les morts, la révolution s’enfonçaient dans le pays des ombres, une stupeur d’amour le paralysait… Il y eut une trêve ; quelques Jaunes réussirent à se dérober, puis l’événement poursuivit ses voies mystérieuses. On entendait une galopade, un furieux ressac. François vit s’élever des revolvers… D’un élan aussi instinctif que le bond du cerf devant les fauves, il se trouva près de Christine… Les détonations retentirent, la chevauchée s’arrêta, les dragons et les cuirassiers envahirent les cours et, durant que la foule fuyait en hurlant, François sentit une douleur légère dans sa poitrine, un tourbillon dans sa tête : avec un faible gémissement, il s’abattit contre la terre.


Il s’éveilla dans une chambre pauvre, aux murs blêmes, sur un lit de fer qui sentait le varech et la rouille. Une lueur craintive filtrait par des vitres verdies et des rideaux de tulle. Rougemont vit confusément quelques créatures humaines qui le regardaient. Il y avait Alfred le Rouge, Dutilleul, Gourjat, Pouraille, Bardoufle, deux femmes inconnues et un médecin qui venait de panser les blessures. Alfred fléchissait, avec un air de honte. Une horreur embuait la face bise d’Isidore ; Dutilleul baissait la tête, plein d’une souffrance haineuse. Contre la muraille, Gourjat connaissait une immense détresse : la mort de François Rougemont allait le remettre sans défense devant Philippine. Le plus malheureux de ces hommes était Bardoufle. Enfoncé dans un coin de la chambre, il y demeurait immobile, avec un tremblement continu des bras. Son âme d’enfant et de colosse s’effondrait : depuis deux ans, il l’avait remise aux mains du meneur. Le monde incompréhensible, l’évolution énigmatique des créatures, tout ce qui rend une conscience méfiante, tout ce qui s’élabore d’inquiétant autour d’un pauvre homme, s’illuminait, se colorait, s’expliquait par les yeux sincères et la voix chaude de son ami. Lorsqu’il aurait disparu, une obscurité profonde environnerait Bardoufle… Et ses yeux de chien et d’ours, chauds de larmes, n’osaient pas se fixer sur le visage redoutable, qui n’était déjà plus le visage de François Rougemont…

Cependant, la vision du blessé se précisait. La stature affaissée d’Alfred, le visage frénétique de Dutilleul, l’œil de poule d’Isidore, le masque éperdu de Gourjat émergeaient comme ces figures qui, sur la montagne, se montrent dans l’échancrure des nuages. La distance qu’il percevait au dehors, François la sentait en lui, immense, qui durait depuis très longtemps. Sa pensée demeura quelques minutes ensevelie dans des souvenirs sans date ni perspective, entremêlés comme les épis d’une meule. Puis il revit, faibles et vagues, les circonstances qui l’avaient amené dans cette chambre. Il demanda d’une voix flottante :

— La grève a-t-elle triomphé ?

Et, songeant à sa blessure :

— Est-ce grave ?

— Non, répondit le médecin. Il faudra avoir de la patience, et voilà tout.

— Et voilà tout ? interrogea rêveusement François.

Il semblait que des espaces se fussent creusés dans le crâne et la poitrine. Le révolutionnaire sentait à la fois des brûlures, une anxiété brumeuse et du bien-être. Il revoyait la grève. D’autres grèves tournoyaient autour d’elle, et des rues grouillantes, des chaussées campagnardes, des granges pleines d’antimilitaristes, un bois de hêtres perdu dans la nuit de l’enfance, des pigeons blancs sur une muraille, la tête d’un instituteur contre un tableau noir, Antoinette parfois vieille, parfois presque jeune, Charles Garrigues avec un cartable, jouant aux billes, et le geai hérissant ses ailes bleu-ténèbres. Puis ce fut Christine. Elle venait du fond, comme un personnage de cinématographe. Sa chevelure donnait aux scènes une signification bizarre et charmante…

— Nous triompherons, balbutia le blessé. Nous l’aurons, ce monde que les autres nous volent depuis si longtemps.

Ces paroles s’étaient déclenchées sans qu’il les eût senties venir. Tout de suite, elles se rattachèrent à Christine. Il entrevit quelque chose de frais, de fortuné et d’indéfinissable. L’univers serait doré par le bonheur, les hommes se lèveraient parmi des choses aussi jeunes que le blé d’avril… Il tressauta, ses blessures s’exaspérèrent : il venait d’apercevoir, aux fortifications, Delaborde qui portait à ses lèvres la main de la jeune fille.

— Ils nous ont tout volé, murmura-t-il, les tempes trempées de sueur… ils devront tout nous rendre.

Puis :

— Elle n’est pas blessée ?

Et plus bas :

— Mademoiselle Christine Deslandes ?

— Non, elle n’est pas blessée ! répondit Alfred.

Il les regarda d’un air pitoyable. Ah ! qu’il aurait voulu qu’ils lui parlassent de Christine. Sa ruse d’orateur, toujours éveillée au fond de l’inconscient, lui dictant un détour, il dit, sincère d’ailleurs, et tout attendri :

— Camarades… il m’est doux de vous voir autour de moi… il y a longtemps que vous êtes de ma famille… des compagnons fidèles et loyaux… et de si braves gens !

Alors, le grand Alfred se sentit faible comme un petit enfant ; la poitrine de Dutilleul craquait ; Pouraille détourna une face égarée ; Gourjat cacha ses yeux pleins de larmes, et, dans son encoignure, Bardoufle, ayant saisi son mouchoir à pleins poings, contenait les longs sanglots qui lui crevaient la gorge.

— Patience ! reprenait le révolutionnaire. Vous n’aurez pas perdu votre temps… vous aurez votre part dans les grandes choses qui se préparent… et comme chez tous ceux qui travaillent pour les autres, vos cœurs resteront jeunes.

Il ferma les yeux, il s’ensevelit dans sa fatigue et ses rêves. Quand il releva les paupières, il demanda :

— Est-ce qu’ils ont encore tué des hommes ?

— Non ! répondit Alfred, ils en ont encore blessé une vingtaine. On le leur a rendu.

— Et les Jaunes ?

— Les grévistes ont à peine eu le temps de leur taper dessus !

— Mais ils n’ont pas frappé la jeune fille ?

La voix cassée de Bardoufle bégaya :

— Oh ! elle vous tenait la tête !… Et celui qui l’aurait touchée !…

Il s’était redressé ; il dilatait ses pinces effroyables.

La fièvre bondissait par les tempes de Rougemont. À l’idée que les mains de Christine avaient soutenu sa tête, toute sa chair débile devint une féerie ; il épiait Bardoufle comme un témoin prodigieux. Alors, dans son cœur simple, le terrassier trouva les paroles nécessaires :

— Vous lui avez sauvé la vie, elle le sait bien, et si vous voulez la voir, c’est moi qui irai la chercher.

François fixa sur Bardoufle un regard suppliant.


Christine était venue. Elle se tenait, accablée de compassion, devant l’homme qui mourait à cause d’elle. Avant une heure, il aurait sombré au chaos immense. Et songeant avec quelle force confiante il se levait dans la vie, elle eut, pour la première fois, le sens réel de sa propre faiblesse, elle regretta amèrement l’amour qui allait disparaître. C’était un grand amour, fait pour la durée, tel que, sans doute, elle n’en rencontrerait plus. Seules les circonstances humaines l’avaient rendu impossible. Et maintenant qu’il allait périr avec François Rougemont, c’était comme si elle le partageait.

François la contemplait, avec la peur de la voir partir, et cette présence lui semblait le plus grand événement de sa destinée vagabonde. Car il ignorait l’autre événement, celui qui s’accomplissait en lui-même. L’avenir s’étendait devant lui, les jours sans nombre ; il craignait seulement que la chance suprême ne s’évanouît brusquement, comme elle était venue. Après une longue hésitation, il dit à voix basse :

— Que vous êtes bonne !

Elle s’assit à son chevet, elle pencha cette herbe crépusculaire dont elle l’avait ébloui dès le premier soir, elle lui donna la lumière attendrie de ses yeux :

— Bonne ! fit-elle avec mélancolie. Quelle parole venant de celui qui a risqué sa vie pour la mienne !

Il écoutait. Dans le demi-songe que lui faisait sa lassitude, la voix de Christine frissonnait comme une voix d’eau et de feuilles ; il n’avait qu’une pensée continue : la voir et la revoir, exister parfois à côté d’elle, dans le promontoire aérien des Garrigues :

— Je voudrais que vous oubliiez… des choses que je vous ai dites… Je voudrais être votre ami, comme si j’étais déjà vieux… et plus jamais je ne vous parlerais de… de ces choses… plus jamais, je le jure… Oh ! si vous disiez oui, j’attendrais ma guérison avec tant de joie !…

Le cœur plein d’une peine insupportable, elle s’étonnait de pouvoir, par une parole, mêler la douceur à la mort. Pourtant, elle hésitait, révoltée contre le mirage, contre tous les beaux mensonges qui dorent le passage des êtres. Toujours, même lorsqu’elle était petite, elle avait eu en exécration ces fictions par quoi l’on soutient les faibles et l’on console les misérables. Elle voulait ardemment que nos actes et nos vœux dérisoires s’accordassent avec une réalité positive. Il lui était dur de se prêter à « un jeu de foi… » Était-ce bien un jeu ? N’aimait-elle pas le moribond, du moins pour les minutes pendant lesquelles il palpiterait encore ? Elle secoua la tête et, clignant un peu, la lèvre tremblante, elle répondit :

— Sans doute, nous nous reverrons ! Est-il possible, maintenant, que nous ne nous revoyions pas ?… La vie fera ce qu’elle voudra, je ne lutterai pas inutilement contre elle.

Il plissa le front, il se répéta plusieurs fois les paroles de Christine, craignant de mal les entendre, puis la féerie le ressaisit, il s’exclama :

— Est-ce que j’ai mal compris ? Est-ce bien une espérance ?

Complice mélancolique du beau mensonge, elle inclina la tête.

Il fixait sur elle des prunelles dévorantes, il voyait se rouvrir le monde plus vaste encore qu’aux printemps de l’adolescence. Tous les obstacles étaient abolis. Le bonheur des hommes se confondit avec son propre bonheur ; la vieille Europe lasse reverdissait en terre promise, les luttes sauvages étaient finies…

Christine attendait, pleine d’angoisse et d’une âpre défiance. Jamais l’illusion du bonheur ne lui était apparue plus misérable et plus sinistre, jamais la réalité n’avait plus implacablement appesanti son bloc sur la faible poussière des fables. Ah ! elle ne serait pas dupe ! Elle mépriserait, sans lassitude, le désir du repos, de l’éden, de la paix brillante…

Cependant elle avait pris la main de François, elle la tenait avec une douceur et une patience maternelles. Longtemps leurs pensées coulèrent, parallèles et presque infiniment dissemblables… Il s’affaiblissait ; un sommeil étouffant pesait sur sa poitrine ; le délire renversait les frêles échafaudages de sa pensée ; à chaque minute, sa conscience était plus courte et plus obscure. Son souffle devint rude. La préhistoire de son âme monta, puis il eut une lueur brusque, qui fut merveilleuse ; il soupira de béatitude :

— Oh ! l’avenir… la beauté… vous voir toujours, Christine !

Tout de suite, le vent d’agonie souffla cette lueur ; il bégaya au hasard ; les sensations et les images s’emmêlaient comme les herbes, les pétales, les ramilles emportés par la rivière ; le bruit affreux de la mort commença ; les yeux se ternirent et devinrent aveugles ; les mains tâtonnèrent, à la recherche de l’inconnu ; puis la poitrine s’éleva et retomba : la petite aventure humaine s’évanouit au gouffre des formes perdues.



FIN