La Vague rouge/chap.I,15.

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La Vague rouge, roman de mœurs révolutionnaires
Plon-Nourrit et Cie (p. 318-339).
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1re partie


XV


François rencontrait souvent Georgette Meulière et la grande Eulalie. Elles lui jetaient des paroles vides, qu’acidulait un ton goguenard, et le regardaient dans les yeux, avec leur malice de chèvres. Sa popularité les taquinait : elles faisaient profession d’en rire. La grande Eulalie déclarait que les syndicalistes étaient plus « bassinants » que les bourgeois et plus gobeurs que les chanteurs d’alleluia. Elle se plantait devant Rougemont en grasseyant :

— Tu crois que c’est arrivé ? Tu t’imagines qu’y vont devenir des petits bêtes à bon Dieu et faire la première communion du partage ? Il n’arrivera rien du tout. Ils finiront par se flanquer des beignes. On est des types et des typesses avec de la peau dessus… la justice, c’est de l’esbrouffe et ta Confédération du travail, c’est des gens qui sont jaloux des ministres. J’aime autant me mettre femme sauvage.

Il la considérait avec une bienveillance sévère et répondait :

— Tu n’irais pas sans robe, ma petite camarade, tu claquerais de froid ! Tu ne mangerais pas de l’herbe ni des racines, tu n’attraperais pas les lièvres à la course, tu ne pourrais pas vivre dans un arbre ; on t’attendrait au coin du bois ou de la prairie avec une bonne trique, et si tu te rebiffais, un coup sur le crâne t’apprendrait à vivre.

— C’est pas vrai ! Quand on a l’habitude de manger du pain et de fabriquer des robes, on ne se met pas à attraper des lièvres à la course. On serait des sauvages qui savent se tirer des pattes !

Elle tournaillait, avec des esclaffements de son corps de pouliche ; ses yeux énormes, fous et superbes, sa grande bouche pivoine, agaçaient le communiste. Un charme nomade s’exhalait d’elle, malgré ses membres maigres et ses hanches allongées : c’était la gitanille aux caprices taquins et à l’humeur errante, goguenarde et bonne fille, menteuse sans déloyauté, par farce, par nécessité ou par gentillesse, sincère dans l’étreinte, dans le goût et dans le dégoût, une chair saine, agile, irriguée par des artères souples, couverte d’une peau bise, pulpe de brune aux mailles bien faites, où l’acné, l’herpès, les dartres, les verrues n’avaient aucune prise. Cette créature ivre d’adolescence, soumise à toutes les tyrannies de l’atmosphère, à toutes les suggestions du soleil, de l’orage, du vent, aux élans des jours secs, aux voluptés des jours « pourris », était lancée parmi les hommes comme une cavale dans la steppe. Elle n’avait point de vertu et point de vice.

Rougemont la préoccupait. Dès qu’elle le voyait paraître, elle avait envie de le persifler. Il lui déplaisait, parce qu’elle haïssait naturellement toute contrainte, toute croyance, tout prosélytisme. La révolte du propagandiste lui faisait pressentir une discipline plus stricte et des morales plus minutieuses que la discipline de l’atelier et la morale des bourgeois. Elle n’aimait pas non plus entendre traiter Delaborde d’exploiteur. Le gros patron essoufflé lui semblait « un type bath », tandis qu’elle enrageait à l’idée d’être au service d’une collectivité régie par des artisans. L’air sincère de François la déconcertait. Elle assimilait tous les orateurs aux avocats, et l’avocat était le symbole du mensonge et de la blague. Cette conviction lui venait du procès de Jérôme Brigode, l’assassin de la petite Mélie. Mélie était peureuse, gentille, soumise, un peu bête. Brigode avait une tête de gouape, des yeux faux et cruels, et prenait les filles par la terreur.

Mélie le détestait ; elle écoutait avec faveur Auguste Bertaud, honnête, propre et sobre, qui se faisait sept francs par jour dans l’ébénisterie : Brigode chercha querelle à Auguste, le renversa d’un coup de tête dans le ventre, lui enleva plusieurs dents et faillit lui crever l’œil. Après quoi, il emmena Mélie épouvantée et la prit de force, dans le fossé des fortifications. Comme elle avait des économies, il vécut quelque temps « en artiste », puis il voulut la contraindre à fréquenter un marchand d’issues. La petite s’enfuit, elle se cacha chez Bertaud, mais Brigode la rattrapa au bout de deux jours, lui fendit le ventre et lui troua le cœur.

La grande Eulalie témoigna au procès et entendit la plaidoirie de maître Carmelin. Il raconta que Mélie était une créature versatile, coquette et aguichante, qui excitait la rivalité des mâles. Brigode, brave ouvrier, un peu vif, mais plein de cœur, dont une maîtresse fidèle aurait fait tout ce qu’elle aurait voulu, se vit trahi et perdit la tête. Dans une minute de délire, il avait frappé ; d’ailleurs, il se repentait amèrement et aurait donné sa vie pour ressusciter sa victime. Douze idiots se prirent au piège de cette plaidoirie et acquittèrent Brigode.

Depuis, Eulalie ne pouvait supporter les hommes qui prononcent de beaux discours ; elle disait que les députés, les conseillers municipaux, les meneurs du syndicalisme parlaient de leurs adversaires et de leurs amis avec la même bonne foi que maître Carmelin de la petite Mélie et de Jérôme Brigode. François n’y vit d’abord qu’une agacerie ; à la longue, comprenant que la grande bringue exprimait un sentiment profond, il se dépita.

De tout temps, il avait été sensible à l’opinion de ceux qui méprisent l’éloquence ou qui s’en défient. Tant que l’ironie et la colère s’exerçaient contre ses idées mêmes, il n’en avait cure. Mais il souffrait, lorsqu’on mettait sa sincérité en doute. Il reprit la chèvre folle, avec douceur et gravité, si bien qu’une certaine familiarité vint à naître. Elle l’arrêtait dans la rue, se trouvait devant lui sur le seuil des gens auxquels il rendait visite, venait lui jeter la banderille jusqu’aux Enfants de la Rochelle.

Georgette, dont la moquerie était plus obscure, plus insaisissable, moquerie de sourire, de geste, d’attitude, avait des rires bas, d’une douceur de fontaine ; son regard long se portait de côté, avec une sorte de menace câline ou une incrédulité charmante, et mystérieuse à l’excès, elle jetait autour d’elle l’inquiétude des orages qui n’éclatent pas. Elle suivait Eulalie, en qui elle trouvait une défense et une excitation et, se moquant des mêmes mâles, elles préservaient mutuellement leur faiblesse.

Quand la grande bringue se mit en tête d’attaquer Rougemont, Georgette se mêla joyeusement à la partie : il ne voyait guère arriver l’une sans l’autre. Parfois, elles le troublaient. Outre leur jeunesse, leur séduction et leur sève sensuelle, elles avaient la santé, des bouches pures et ne sentaient pas le vêtement gras, comme tant de belles filles du peuple. Mme Meulière avait enseigné à sa géniture le soin du corps, l’amour des bas et de la chemise propres ; la grande Eulalie adorait l’eau, ou fraîche ou chaude, et, se connaissant de belles dents, les brossait avec tendresse.

Cette propreté séduisait Rougemont, malgré les extraits de bazar dont s’arrosait Georgette et le musc excessif qu’Eulalie prodiguait à sa peau. Mais on s’habitue aux parfums des filles ; François finit par trouver un charme à ces odeurs où l’industrie imite le parfum des fleurs et de la bête. Il se reprochait sa faiblesse et se promettait de la combattre. Surtout ne voulait-il pas d’aventure. Dans sa vie prédicante, où tant de femmes le frôlaient, il ne tolérait que des idylles commodes, faciles à dénouer. Comme il avait le genre de voix qui grise les passionnées et touche les tendres, il semblait que sa vie amoureuse dût être nombreuse. Son mysticisme le défendait et son orgueil. Après un discours sur la justice ou la révolte, il exécrait de passer aux propos équivoques ; il n’aimait pas non plus les gestes familiers auxquels les Casanova doivent leurs cyniques triomphes. Il saurait limiter les taquineries de Georgette et d’Eulalie. En attendant, elles servaient à détacher sa pensée de Christine : c’était la légère chanson nomade qui frôle la rivière et la colline, non la grande légende qui mêle la peur au désir.


L’habitation des Meulière était une sorte de centre autour duquel rayonnaient les Pouraille, les Dutilleul, les Bossange, les Perregault, les Bardoufle, les Fallandres, les Taupin, les Carmouche, les Castaigne… Dans ce milieu percé de terrains vagues, où les clôtures avaient de toutes parts subi des attaques, les hôtes communiquaient comme des lapins dans une garenne. Georgette et Eulalie pénétraient librement chez les gens. François les voyait surgir au bord des jardinets, sur les seuils et jusque dans les logis où il rendait visite. Elles se donnaient fréquemment un demi-jour de congé, lorsque l’ouvrage ne pressait point, et rôdaient dans le quartier mi-sauvage, jusqu’à la Butte-aux-Cailles, aux fortifications, à la barrière d’Italie, même au pont de Tolbiac. L’inquiétude de la dernière croissance était en elles, les fièvres de la métamorphose, et le monde, encore aussi neuf que pour l’enfant, semblait s’élargir. Elles attendaient l’heure merveilleuse qui ne sonne jamais : elles naviguaient sur le faubourg parisien comme les marins de la Renaissance sur l’Atlantique, sur les lacs et les fleuves vierges. Elles étaient pleines de ces promesses vagues que la nature prodigue aux humains et peut-être aux bêtes. Avec leurs petites cervelles de hasard, inconstantes, légères, brouillonnes, elles couraient à tous les pièges, même les plus ignobles, elles pouvaient être engrossées aussi étourdiment que la hase au coin d’une emblavure ; le viol, la syphilis, la blenhorragie, les coups de poing et les coups de couteau les menaçaient le long de leur route ; elles vivaient enfin sur une terre de lutte et de proie où il fallait risquer la chance ou la malchance à chaque pas. Mais elles n’étaient guère inquiètes et pas du tout malheureuses ; leur prévoyance équivalait à celle des nègres, l’oubli leur venait promptement, elles broutaient les événements comme les moutons broutent les herbes.


Quelques jours après la réunion des afficheurs, un après-midi, François parcourait l’étrange territoire. Il ne s’en lassait point, il découvrait continuellement des êtres, des industries, des ruines, des paysages. La nature travaillait sournoisement à côté de l’homme ; elle ébauchait des steppes et des fourrés, fixait le lichen, subtil comme un oxyde, insaisissable comme une carie, multipliait les mousses, tissait les giroflées et les linaires, mettait un arbre dans la fente d’un mur, tirait parti d’une épluchure de pomme de terre pour commencer un champ, nourrissait des trèfles, du sainfoin, de la luzerne, du lupin, de l’ortie, du plantain, du seneçon, de la fougère, de la chicorée sauvage…

Et les bêtes tentaient fortune. Chaque insecte exerçait sa profession, selon qu’il avait reçu de ses ancêtres la scie, la tarière ou la pelle ; la pince, le pic ou la truelle. La taupe creusait sa mine ; le rat s’avançait en hordes ; on rencontrait des souris, des campagnols, des mulots, des chauves-souris et même des loirs. Les chiens errants foisonnaient, les chats formaient des variétés rustiques, pleines de férocité et de cautèle ; des chèvres, des chevaux, des vaches, se trouvaient paissant l’herbe fiévreuse, à fumet de vitriol, de chlore et de suie.

Si les moineaux développaient des tribus victorieuses, on rencontrait aussi des merles, des pinsons, des fauvettes, des ramiers, des corneilles, des freux, tandis que les poules déchiquetaient la terre ingrate, que des canards s’ébrouaient auprès d’une flaque ou qu’une oie abrutie rauquait sinistrement dans la cour d’un nourrisseur…

Autour fumaient les usines, grouillait une humanité dévorée d’alcool, de misère et de vermine, une marmaille sortie de flancs hasardeux : Rougemont en tirait la substance de ses méditations. La face grumeleuse ou safranée de l’artisan, la femme traînant des hanches inégales ou un thorax rachitique, l’enfant à la pâleur d’endive, aux membres en lanières ; les coxalgiques, les claudicants, les bancals et les bancroches ; les dartreux, les eczémateux, les convulsifs et les hystériques ; tant d’yeux ivres, strabiques, bordés d’anchois, larmoyants ou cireux, symbolisaient l’égoïsme et la férocité sociale.

François exagérait sans mesure la valeur du capital humain. Dans chacune des usines fumantes sur l’horizon, il voyait une force exorbitante, détenue par quelque mauvais génie, et ne songeait guère au fabricant menacé par des compétitions brusques, effaré entre le besoin d’un outillage neuf et l’impossibilité de faire le sacrifice du vieux, aux entrepreneurs assommés par les échéances et jetés au déchet.

S’il pensait par hasard à la vaste ignorance du maître comme de l’artisan, au conflit des besoins anciens et des besoins nouveaux, aux appétits des races dévorant la planète, aux instincts durs s’attaquant à la molle veulerie, il s’en détachait vite et s’hypnotisait sur la victime ouvrière. Ainsi était-il dans son rôle. Car les actes humains exigent qu’on s’aveugle, qu’on morcelle, qu’on divise, qu’on passe à la limite. Sans cette concession à l’infirmité de notre nature, aucun mathématicien ne trouverait de nouvelles formules, aucun physicien ne pénétrerait dans l’inconnu des phénomènes, aucun philosophe ne s’élèverait aux idées universelles.

Tout en ratiocinant, François arriva devant les chantiers Bernot, d’où les charrettes issaient comme des fourmis colossales. La houille encroûtait le rond-point et la chaussée, les charbonniers formaient une tribu de nègres, aux yeux luisants, comme passé au koheul, les détritus fermentaient en meules, tout le terroir exhalait une puissance chagrine, rude et méthodique. Un tel spectacle ne déplaisait pas au révolutionnaire : la barbarie industrielle deviendrait, à la longue, un fleuve de joie. D’ailleurs, les charretiers aux grosses épaules, aux torses bien équarris, promettaient une forte descendance.

Il aspira l’atmosphère épaisse et se laissa tenter par la rue de la Fontaine-à-Mulard. Elle s’abaisse derrière une balustrade galeuse, elle semble, en tournant, s’enfoncer dans la terre. Souvenir de l’ère des éleveurs, des maraîchers, des agriculteurs, elle recèle encore des structures rustiques, des cahutes où l’argile autant que le mortier unit les calcaires ; l’on y découvre une fontaine morte qui a donné son nom à la venelle, des maisons réduites aux murailles, d’autres percluses, atteintes d’étranges pellagres, de lèpres ou de dartres vertes, des jardins baroques où l’herbe s’échevèle, des arbres démembrés, d’insidieux légumes, des fleurs aux visages salis de poussière.

Pensif, il déboucha dans la rue des Peupliers. Un paysage ruineux s’étalait sur la pente ; dans un grand terrain vague, quelques enfants brûlaient des herbes et des tiges de pommes de terre, comme en plein champ. Enfin, près de la poterne des Peupliers, il escalada les fortifications, observatoire herbu, d’où l’on domine la vaste pouillerie des banlieues.

Le plateau était solitaire ; une faible haleine s’élevait du sud. Quoiqu’elle eût frôlé des terres d’usines et des emblaves croupissantes, elle apportait la senteur heureuse de l’espace, la force des bois, des herbes et du fleuve. François subit les instincts qui désarment, qui dissolvent et nous emplissent d’une poussière de rêves. Le présent exista, plein de grâce inquiète ; le meneur regretta tant de femmes et de filles, dont, par vertu sociale, il avait fui les faces tendres et les profondes chevelures. Et voyant surgir, au détour du talus, un corsage rouge et un corsage soufre, il eut un tressaillement : n’était-ce pas la longue Eulalie avec Georgette ?

Eulalie portait un chapeau plat où vacillaient des coquelicots ; sous sa jupe noire étincelait un jupon cramoisi ; elle avait ce visage fou que lui donnait le grand air. Georgette s’avançait en cillant. Elle riait aussi, en sa manière langoureuse ; une sensualité sournoise, une paresse dédaigneuse ajoutaient à son charme. Sur le clair des cheveux, une toque allait de guingois ; le ton presque feu du corsage avivait le sourire vague et la pulpe fraîche des joues.

— Qué que vous fichez par ici ? cria Eulalie… Y va y avoir un rassemblement de grévistes sur les fortifs… ou bien une manifestation contre les casernes ?

Elle frôlait François ; ses beaux yeux d’animale, où une phosphorescence bleue flottait dans le noir, se fixaient sur les prunelles de l’homme avec insolence et camaraderie.

— Y prépare un grand coup ! ricana Georgette avec un rire de gorge bas et trouble.

— La grève des hannetons !

— Le sabotage des sauterelles !

Il souriait, remué par ces voix où coulait l’onde argentine de la jeunesse. Une lueur fausse, filtrée aux nuages, poudrait leurs joues de perles, leurs cheveux de talc et de stuc ; elles étaient les petites formes qui passent et repassent à travers la durée, la promesse fugitive sans quoi tout s’évade. Le corsage soufre de la grande bringue jetait des reflets barbares ; cru et agressif, il s’accommodait au teint berbère, aux cheveux de poix crespelés. Près de ce corps si vif, où courait la flamme des nomades et des pirates, la nostalgie des tentes et des voilures, Georgette figurait une sensualité de pénombre, l’amour des cours fraîches, des clos pleins de tiédeur sournoise.

Eulalie, appuyant sa main contre l’épaule du propagandiste, demanda :

— Est-ce que vous êtes jeune, citoyen ?

— C’est assez probable, répondit Rougemont en tirant sur sa barbe, avec agacement et bonhomie.

— Mais vous avez plus de trente ans ?

— Un peu, oui.

— Alors, vous n’êtes pas jeune. Un jeune homme, ça finit à vingt-sept ans.

— Oh ! rectifia Georgette, à vingt-neuf ans, un homme est encore jeune.

— Quelquefois, concéda Eulalie, mais c’est rare : y a déjà la toile d’araignée…

— Qu’est-ce que la toile d’araignée ? s’enquit François.

— Je ne sais pas ! Ça arrive sur la figure bien doucement, et on le voit bien, allez ! Il y a des gens qui l’ont vite, la toile d’araignée, des types de vingt-deux ans et même de vingt, sans compter les enfants de vieux. Vous, y a des jours que vous l’avez, puis des jours où elle est partie, malgré votre grande barbe. Des fois, c’est comme si vous étiez un vieux de quarante ans, et des fois vos yeux sont gosses. On ne sait pas non plus si vous êtes un homme…

Elle se baissa, cueillit une fleur de trèfle rose et la jeta au nez du révolutionnaire :

— Je suppose que vous en êtes un quand même, reprit-elle, mais c’est pas sûr. Il y a longtemps qu’on vous asticote, Georgette et moi, à seule fin de savoir. Eh bien ! on ne sait pas.

Ces paroles irritèrent Rougemont. Elles l’atteignaient dans cette vanité des vanités, au-dessus de laquelle ne plane l’orgueil ni du conquérant ni du philosophe. Il répliqua, brusque :

— Vous êtes deux petites dindes !

Elles se mirent à rire ; pourvu qu’elles n’eussent pas à redouter les coups, elles aimaient la colère des hommes. Et elles savaient bien que François ne se fâchait qu’en discours.

— Ça, c’est bien vrai… Georgette et moi, on est deux dindes ! riposta Eulalie. Même, il n’y a pas plus dindes que nous !

— On n’a pas inventé le fil à couper le beurre ! appuya Georgette.

— Mais qu’est-ce que ça prouve ? C’est comme si vous n’aviez rien dit du tout : pas la peine d’avoir une si chic platine !

La grande Eulalie souleva sa jupe sur le jupon écarlate et, esquissant un pas de pavane, tel qu’elle l’avait vu pratiquer à Bobino :

— On est des dindes, oui, mais on n’est pas plus laides que d’autres, même on est mieux que le gros tas. Alors, vrai, vous devriez être un peu aguiché, espèce de syndicaliste !

Elle passa ses doigts à travers la barbe de François :

— V’là vos « n’œillets » qui brillent ; j’espère que vous n’allez pas nous mordre.

Un moment encore, la colère gronda dans les tempes du meneur, puis il se mit à rire à son tour, d’un rire un peu rauque :

— Pauvres gamines sans cervelle, vous jouez votre vie à pile ou face contre la fantaisie de quelques fripouilles !

— De quoi, not’ vie ! ricana Eulalie. Comment voudriez-vous qu’on la joue ? Maman a claqué à l’hôpital, après avoir avalé plus de coups que de pain. Elle était honnête, elle avait gardé sa fleur pour papa… À quoi ça lui a servi ? Pourquoi qu’on aurait plus de chance avec un homme qu’avec dix ?

Une lueur chagrine embuait les grands yeux ; Eulalie concevait vaguement l’ordre et le rythme ; mais elle connaissait mieux le désordre, l’ivrognerie, la famille veule ou vénéneuse, les trahisons du caractère et du sort. Une compassion tendre émut Rougemont ; il savait trop que les êtres accouplés se heurtent, se mordent ou se trahissent, et quelle semence de hasard est la foi jurée. La grande bringue aux yeux de cavale pouvait bien se demander s’il valait mieux courir la savane ou s’arrêter dans la maison de pierre !

— C’est la faute du capitalisme, marmonna Rougemont, qui tenait cette proposition prête comme un fumeur son tabac.

Puis, avec attendrissement :

— C’est vrai que les choses sont mal arrangées !

— Elles ne peuvent pas être autrement ! soupira Eulalie. Je ne sais pas si vous y avez quelquefois pensé, mais nous sommes tous un peu fous, et c’est bien naturel, allez, c’est déjà rien fou que de vivre !

— Oui, l’ignorance nous rend fous, et la misère. L’ignorance c’est la pauvreté du cerveau. Un même coup de torchon doit nettoyer la société et les intelligences.

Eulalie fit une bouche effarée ; puis elle tira la langue qu’elle avait mince et fraîche, mais elle la rentra tout de suite, sachant que c’étaient de vilaines manières :

— C’est encore bien plus fou, ce que vous dites là. Tant plus on est instruit, tant plus on est fou !

Elle fourrageait l’herbe, du bout de sa bottine, d’un air de commisération ; elle respirait vite, tandis qu’une nacre rose illuminait ses joues. Georgette s’était éloignée : on la voyait arrachant des pissenlits, des renoncules, des fleurs de trèfle.

— C’est qu’on est mal instruit ! insista-t-il. On fourre de l’instruction dans les crânes comme on jette les ordures dans une poubelle.

— Et c’est votre Confédération qui va arranger ça ? Vous croyez que je ne les ai pas entendus bavarder et promettre la lune ? On peut les mettre à Sainte-Anne, allez !

Il reconnaissait le démon que les mystiques discernaient dans la femme. La prunelle incrédule le fascinait ; quelque chose en lui allait contre son propre prosélytisme et trouvait ce regard plus charmant d’être sceptique :

— Est-ce qu’on vous a jamais dit qu’il y avait un temps où les femmes étaient les esclaves de l’homme ? En ce même temps, on vendait les hommes comme on vend des poulets ou des lapins… Si vous aviez existé alors, vous auriez traité de fous ceux qui se révoltaient contre cette abomination ?

— Je n’en sais rien. Et vous non plus ! On peut bien nous raconter ce qu’on veut, on n’y était pas !

Georgette venait de disparaître. Un rai, tamisé par la nue, tombait sur Arcueil et Gentilly ; une bande de pigeons se roulait dans l’atmosphère. Rougemont se rappela les temps où il ne pouvait les voir sans une bouffée de joie. Comme il avait aimé le claquement de leurs ailes, leurs départs en plein ciel, leurs retours subits et énigmatiques. Parfois, il en avait tenu quelqu’un dans la main, si chaud, si léger, si velouté, et lorsqu’il le lançait, lorsque la créature froufroutante montait d’une volée, victorieuse de la pesante matière, tandis qu’il demeurait collé au sol, avec ses membres opaques, sa carcasse épaisse, il concevait une vie plus haute et plus sensitive que celle des hommes.

— Vous regardez les pigeons, murmura Eulalie. C’est gentil, c’est gai. Dites, est-ce qu’on aura les « aréoplanes » ?

Elle était proche, saisie d’un goût brusque pour la barbe soyeuse et les yeux sincères. Ses cheveux frôlèrent le cou de François ; son air dément était plus tendre, presque recueilli ; elle appartenait à l’instinct, au hasard et aux circonstances ; l’atmosphère distillait la volupté et le désordre, atmosphère toute tressaillante de vapeur, d’électricité sourde, d’orage avorté : Rougemont se laissa surprendre. Son bras s’éleva contre la taille de la jeune fille ; il n’eut guère qu’à tourner les lèvres pour rencontrer une bouche qui sentait la menthe et qui dévora le baiser.

Eulalie un peu pâle, hagarde, sa poitrine contre l’épaule de François, dit à voix basse :

— Je n’osais pas !

Voyant que Georgette n’avait pas encore reparu, elle tendit de nouveau ses lèvres. Une tiédeur traversait le corsage ; la sensation parut plus charmante d’être soudaine ; la grande Eulalie fut une minute brillante de l’éternité. Car elle figurait l’aventure qui vient à travers l’espace et les âges ainsi qu’un vol d’oiseaux migrateurs, elle était inconnue et très connue, elle avait tout ce qui est l’incertitude et la certitude de l’espèce : l’instinct obscur, la chair neuve, le hallier des cheveux, les yeux frais par où nous participons à la force lumineuse des créatures, et son exaltation qui appelait celle du mâle aussi loyalement que la biche, au temps d’automne, appelle la caresse du cerf. Il l’aima pour une heure, un jour, une saison… Et quand il demanda :

— Voulez-vous, on se verra, tantôt… à la poterne des Peupliers ?

Elle rit avec moquerie, joie et triomphe :

— Je vas semer Georgette.

Georgette, tenant un bouquet dont les pissenlits, les millepertuis, les renoncules faisaient une symphonie jaune, s’alanguissait aussi à la traîtrise du jour ; ses yeux longs et fins clignotèrent lorsqu’elle reparut devant Eulalie. En voyant la grande bringue trépidante, sa bouche qui semblait tirer sur le mors, la petite eut un sifflement de malice, où passait une faible amertume. Sa sensualité s’émouvait à celle des autres, elle cherchait confusément, vers les nuages, une promesse. Et la solitude s’abattit sur elle ; Eulalie était absente, bien loin, au pays de folie, et François aussi qui, un quart d’heure auparavant, eût peut-être préféré Georgette : l’événement avait passé…

Georgette fourra son visage dans le bouquet or, soufre et gomme-gutte ; elle respira fort, sa gaieté remonta avec son insouciance et sa mollesse bienveillante. Sachant qu’on userait d’artifice pour l’écarter, elle préféra tirer sa révérence :

— Je n’ai pas trouvé de trèfle à quatre feuilles, s’écria-t-elle, et j’en veux, c’est ma chance. Alors, vous n’allez pas m’attendre : ça serait trop long !…

— On se reverra tantôt ! fit Eulalie, hâtivement.

— Ou demain ! Tâche de pas te faire des bosses, ma vieille.

Elle se sauvait, une fine cendre de mélancolie tomba sur le cœur de François. Mais Eulalie lui disait à l’oreille :

— Dites ? Nous allons là-bas ?

Elle montrait l’horizon, les nuages, les terres invisibles. Sa bouche cramoisie but la réponse. Tout tournoyait en Rougemont : l’absinthe d’amour changeait la couleur et les contours, et rien ne parut nécessaire, sinon de s’abandonner à l’obscure tyrannie de cette adolescente. Avec un léger soupir, il laissa choir la discipline :

— Où vous voudrez ! dit-il.

Elle voulait, elle savait. Ce qui était pour lui le désordre, c’était l’ordre pour elle. Vivre la brillante minute, au mépris des lendemains ! Le présent seul était ; le devenir, dans la petite âme impatiente, n’existait guère plus que dans l’âme d’un chien ou d’une poule.

Elle l’emmena par la poterne des Peupliers ; ils errèrent sur la route couleur lama, entre des cabarets, des maisons de banlieue, des champs de tessons, de blés chagrins et de plaintifs légumes. Tout de même quelque chose apparut qui ressemblait à la campagne. Les végétaux dressèrent des tailles pliantes ou des torses bien construits ; des muscles verts pullulèrent, et les corolles, nourries par des jardiniers rusés, exhalaient cette haleine où s’agglomèrent nos souvenirs tendres.


Eulalie avait été sage au long de Gentilly et d’Arcueil. Son pied léger se hâtait vers la joie. Quand l’horizon s’ouvrit, sous la batiste des nues, elle eut un murmure d’allégresse, elle attira Rougemont dans un sentier, où il y avait des murs mangés de feuillages, des champs de roses, d’œillets, d’iris et de glaïeuls. La terre était moite, on rencontrait des limaces rouges, de petites grenouilles soubresautantes, des carabes, des bousiers, des vers de terre se hâtant vers la demeure souterraine, des sauterelles, des lucanes aux cornes arquées, des cicindèles, des guêpes, des moustiques. Une fauvette fila parmi des roses, un merle apparut dans son costume de professeur et des corneilles, en bande rauque, se silhouettèrent sur la pâleur de papier d’un grand nuage.

— Qu’il fait bon !… Qu’il fait bon ! roucoulait Eulalie. Comme c’est gentil de vivre !

Elle jeta ses bras flexibles autour du col de François, ses petits seins s’élevèrent ; on entendait gronder son cœur ; elle était pleine de chaos. Et caressant de sa chevelure les yeux de l’homme, elle le grisait de baisers rouges. Il s’affolait bien autant qu’elle, soumis par ces instincts qui organisent le mystère :

— Tu me disais, chuchotait-elle… Et je ne le savais pas moi-même. Je le vois bien maintenant. C’est tes yeux… tes yeux de gosse… et puis peut-être bien ta voix… Mais tu sais, pas tes idées… les idées, c’est froid, c’est triste, c’est raide, c’est embêtant… ah ! pour sûr que je ne les aime pas ! Je fiche le camp, dès que je t’entends prêcher.

Il tenait la grande fille à la taille ; pliante comme un jonc, elle avait chair ferme et muscles rapides.

— Tu vois dit-elle, en montrant une guinguette toute dévorée de vigne sauvage, c’est là qu’on va dîner. Un bon endroit, à cause du balcon couvert ; on sera chez soi !

Elle entraînait Rougemont. Des tonnelles se rangeaient, entre un jardin potager et un champ de roses. Quelques artisans, blouses de plâtre ou culottes terreuses, se disséminaient autour des vertes et des bitters, un âne, portant sa croix noire sur le dos, les jambes plus grêles d’avoir une tête épaisse, savourait des carottes, tandis qu’un chien bordeaux bavait devant une flamme où l’on voyait tournoyer un gigot couleur de hareng saur.

L’auberge, rafistolée de bois, de brique, de pierre crayeuse et de pierre meulière, couverte ensemble de tuiles et de bardeaux, avait une terrasse couverte, où pendillaient une vigne et des glycines. On apercevait la salle à manger et la cuisine toute rousse d’un feu de hêtre.

Le garçon vint, un mouchoir et de l’ouate autour des mâchoires, vêtu de faux mohair, la serviette vineuse aux reins et traînant de vasques croquenots, où l’on avait percé des jours, pour la tranquillité des durillons. L’œil flasque et farceur, le nez qui pelait, le sourire complice, il offrait l’établissement :

— Nous voulons dîner, déclara Eulalie.

Le garçon approuva d’un geste circulaire et, consultant François :

— Dans la salle ? Ou peut-être que ces m’sieu dame désirent un cabinet particulier.

— Oui.

— Oh ! alors, le balcon ! supplia la grande fille.

Le garçon les mena par un couloir qui suait comme un déménageur et un escalier qui chantait à chaque pas. La chambre, trempée d’orange et de topaze par le soleil, qui roulait son four énorme sur Vanves, était basse, profonde, peinte de frais, avec la gaieté du balcon de bois et de la vigne.

On leur servit, sur une petite table aux pattes tremblantes, l’omelette, le gigot, les pommes de terre frites, la romaine, le coulommiers double crème et de petites poires au visage vieillot, qui se trouvèrent délicieuses. Un vin de Vouvray, qui bubelait gentiment, bourdonna dans la tête d’Eulalie. Ce fut un crépuscule mystique ; les vitraux du couchant s’emplirent d’illusion violette et de grands rêves écarlates ; des nuages de velours vert se mêlaient à des laines hyacinthe ; une humidité tendre flottait et mélangeait l’automne prochaine aux dernières heures d’été. Ah ! la grande bringue fut heureuse. Elle alternait les baisers et les nourritures, elle tourbillonnait d’amour. Au café, donnant un tour de clef, et défaisant ses cheveux innombrables, elle y enfouit le visage de François. Ils fleuraient le lilas de bazar, mais leur chaleur était vivante ; les lèvres vives se cherchaient comme dans une jungle.

À travers tant de trouble, et tout fondu de désir, il eut pourtant son scrupule :

— Est-ce qu’il ne faut pas penser à l’avenir ? Ne regretterez-vous rien, ma belle fille ?… Nous nous connaissons trop peu pour savoir ce que nous ferons demain.

— Nous n’avons pas besoin et pas envie de le savoir ! répondit-elle. Dites seulement que vous m’aimez… ce soir !

— Je vous aime ! dit-il, ivre et la soulevant.

Mais il craignait encore, malgré les apparences, qu’elle ne fût neuve : il le regretterait amèrement par la suite.

— Et moi aussi… Ah ! je vous aime… je t’aime ! criait-elle.

Alors, dans une hésitation suprême, il la tint assise sur ses genoux, abritée contre sa poitrine. Elle tournait vers lui un visage tout blanc dans les dernières lueurs mauves ; les yeux avaient encore grandi, pleins de guerre, de splendeur et d’avenir ; les cheveux roulaient barbares et magnifiques ; l’air était saturé de plaisir et de brillante inquiétude. Il vit, aux prunelles d’Eulalie, qu’il n’y avait plus d’alternative : l’amour et le sang bourdonnaient dans sa cervelle…


Ils s’en revinrent par les champs où tombait, comme un reflet de sabre, la clarté du croissant. La cime des peupliers, à chaque vacillation, jetait de faibles étincelles ; une vapeur impalpable s’élevait sur les emblavures et poudrait les acacias ; le crissement du grillon était humide et les chiens, à travers l’étendue, s’avertissaient de ce danger chimérique qui les trouble, les excite, les charme, en souvenir des temps où leurs ancêtres faisaient la guerre aux loups et aux chacals.

Le bonheur environnait encore Eulalie, subtil comme les petites étoiles noyées dans le chemin de Saint-Jacques. En François s’agitait ce triomphe qui, pour être le plus simple, reste le plus fort de nos triomphes. Il considérait, au clair du croissant, la longue fille dans son corsage soufre, avec son chapeau de coquelicots ; elle l’attendrissait ; il lui trouvait un grand courage. Dans une société, dont elle acceptait pourtant les lois d’airain, où elle consentait au travail et se résignait à l’indigence, prête à subir la faim plutôt que de dérober un sou, elle se gardait libre pour l’amour et ses risques farouches, sans honte, sans réserve, sans promesse ; elle ne comptait sur la fidélité ni du mâle ni d’elle-même. « La pauvre petite m’a offert son corps en « libre grâce », songeait-il… je ne lui dois pas plus que le coq de bruyère à ses poules. Elle m’a délivré même du scrupule ! »

Comme toujours, les manies révolutionnaires obstruaient sa rêverie. Il se redemandait si la famille devait vivre ou mourir — si les enfants seraient à charge de la communauté, l’homme libre de féconder au gré de l’heure et du caprice. Alors tout l’avantage ne reviendrait-il pas à ceux qui savent persuader la femelle, par la structure, la parole, la ruse ou le don ? La sélection n’en serait-elle pas faussée ? Après tant de siècles, des qualités sont venues, lentes et fortes, très sûres, qui ne peuvent se manifester s’il est entendu que la séduction sera rapide. Elles s’exercent par le mariage, elles se renforcent par la responsabilité sexuelle. L’union rapide les fera décroître ; elle éliminera les types solides, sur qui reposèrent les générations, au profit de types plus légers ou plus brutaux qui maintinrent l’incertitude, l’inconstance, le cynisme.

« Mais, arguait Rougemont, le communisme créera d’autres vertus. À l’énergie familiale, il substituera l’énergie du groupe, la solidarité des compagnons, l’aide aux faibles. »

Paris s’annonçait dans la nuée et jetait une lueur rose devant les constellations. Des rampes de lumière sabraient la banlieue ; Eulalie murmurait :

— Tu m’aimes encore ?… Tu m’aimeras bien quelques semaines ?

— Oui ! oui ! s’écria-t-il avec gratitude. Je vous aime beaucoup, chère grande fille !…

Elle n’en demandait pas davantage ; elle ajouta avec un petit rire mystérieux :

— Je ne serai pas gênante, va ! Je sais bien que tu n’as pas beaucoup de temps et que tu dois avoir de la tenue. Tu me feras seulement un petit signe.

La poterne des Peupliers était prochaine ; dans le silence passait l’inquiétude de la chose accomplie : petite mort du soir tombant, de la fin d’un beau livre, de la première étreinte des corps !

— Oh ! nous retournerons là-bas ? fit-elle en désignant les étoiles du Sud.

— Quand vous voudrez…

— Mais pas demain ? Vous diriez que je suis exigeante.

— Je dirais que vous êtes charmante.

— Vrai ? Comme vous avez gentiment dit ça ! Alors, demain… car vois-tu, j’ai été si heureuse… si heureuse !… parce que vos yeux ne mentaient pas. Et puis on ne sait pas pourquoi.

Les heures sonnèrent, pesantes ou argentines, sur les maisons taciturnes et les terrains vagues. Rougemont, dans ces voix passagères, tempus fugit, réentendait les mots de la jeune compagne : « On ne sait pas pourquoi ! » Comment le saurait-on ? Tout acte coule de l’infini ; tout geste naît de gestes innombrables ; tout amour est la petite graine parmi les milliards de graines, la faible soldanelle tombée au gré des tempêtes, des glaciers et des granits.

« Allons, songea-t-il, tandis qu’ils entraient dans le site sinistre où chantiers et demeures semblaient des repaires et des bouges, tâchons de prendre notre part de la durée… et que cette enfant garde un bon souvenir. »

— Séparons-nous, continua-t-il à voix haute.

À l’ombre d’une clôture, il reçut un beau baiser frais, puis, il regarda s’éloigner le corsage soufre. La grande Eulalie oscillait en marchant, son jupon rouge jetait une lueur aux zigzags de la jupe.