La Vague rouge/chap.II,1.

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La Vague rouge, roman de mœurs révolutionnaires
Plon-Nourrit et Cie (p. 363-367).
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2e partie

DEUXIÈME PARTIE




I


L’automne coula, puis l’hiver. Rougemont alternait sa vie de travail et sa vie de propagande. Il s’occupait beaucoup d’une fédération de la rive gauche et portait la bonne parole jusqu’à Grenelle et aux extrémités de la Gare. Il voyait rarement Christine. Quand il l’apercevait chez Delaborde, et malgré qu’il se préparât à ces rencontres, il devenait pâle : Christine déclenchait toute émotivité latente dans les réserves de l’être. Le sang se jetait par torrents dans la poitrine, François était une pauvre chose nerveuse, sans force et sans vouloir.

D’habitude, elle s’effaçait dans une pénombre. Grand et profond souvenir, toujours prêt à redevenir une réalité, Christine n’entravait pas les actes de l’existence, elle y jetait seulement une fine buée de mélancolie.


La jeune fille voyait bien l’émotion de François, elle lui était reconnaissante de sa constance et l’en estimait. Aux heures de rêve, elle pensait que d’autres événements auraient pu favoriser l’aventure. Mais les heures du rêve étaient rares.

Christine entamait sa grande lutte contre les choses et les hommes. Elle venait de fonder, au delà du Grand-Montrouge, un atelier de brochure ; il fallait développer l’entreprise. Elle s’y appliquait avec sagacité et vigilance. Comme le succès était en elle, déjà elle réussissait à vaincre les forces obtuses et les accidents perfides qui guettent nos initiatives. Elle recevait un gros appoint de Delaborde. Il avait encore accru l’importance de son imprimerie, en absorbant la maison Philippe Roubays, et trouvait avantage à donner une grosse partie de la brochure à Christine. Il satisfaisait ainsi son goût pour la belle fille.

Elle était son dernier amour — un amour honteux, craintif et triste. Pour la posséder durant une saison, il l’aurait épousée en lui reconnaissant une dot considérable. Peut-être aurait-il consenti à un mariage blanc. Né de parents sceptiques, qui ne l’avaient pas même fait baptiser, aucun souvenir ne l’attirait vers des croyances religieuses ; sans enfants et l’âme tendre, il devait sombrer dans une passion de vieil homme. Quand cette passion se mit à croître, non seulement il ne l’avait pas repoussée, mais il l’avait presque voulue. En un sens, son amour était noble. Même avec la certitude de n’avoir jamais Christine pour femme, il était prêt à se dévouer. Mais sachant qu’elle était fière et qu’elle n’accepterait pas une seule faveur, il attendait d’improbables circonstances…


Deslandes, lui, menait toujours sa vie acharnée. Il avait renoncé à toute lutte oratoire avec les syndicalistes rouges. Sa propagande en était plus minutieuse. Il fournissait aux patrons des hommes qui touchaient les mêmes salaires, travaillaient le même nombre d’heures que les autres, mais ne se livraient à aucun sabotage ; il tendait aussi à constituer une élite d’ouvriers, en vue des progrès du machinisme. Il prédisait que les syndicats rouges allaient porter un coup funeste à l’industrie française. Le système de la C. G. T. rendrait définitive l’infériorité de nos manufactures et de nos usines. Comme la France est encore assez forte et surtout assez ingénieuse pour réagir, comme le capital est un élément soumis à des lois irrépressibles, il y aura une levée fatale et sans pitié. Des machines vont naître, tantôt puissantes, tantôt subtiles, qui économiseront prodigieusement la main-d’œuvre. En même temps se constituera une caste nouvelle, une bourgeoisie ouvrière, composée d’homme réfléchis, adroits, ingénieux, à qui seront confiées les besognes supérieures. Quant à la masse, sa défaite est certaine : ou elle recourra à une révolution dérisoire, ou, s’obstinant à suivre les errements de la C. G. T., elle endurera d’effrayantes famines.


Il enseignait, avec un enthousiasme sec et têtu :

— Produites par la nécessité, les machines sont plus fortes que ceux-là mêmes qui les ont inventées. Les prolétaires ne peuvent rien contre elles. Elles les écraseront tant qu’ils n’auront pas leur part du capital. Entendons-nous bien : il ne s’agit pas d’avoir sa part à la façon d’un fonctionnaire ou d’un contribuable ; il ne s’agit pas d’être un bavard ou un imbécile qui compte arrêter la production et qui rêve d’une humanité où l’on gagnerait sa vie en musardant. Non ! il s’agit de besogner vaillamment et honnêtement, d’apprendre le mécanisme de l’échange et de la production. Le rêve d’un paradis, où « on se la coulerait » en fainéantise et en rigolade, est un rêve d’imbécile. Cela pourrait durer dix ans, vingt ans… Après ce serait la débâcle. Les forts, actifs et volontaires, se lasseraient d’une société stupide, qui ne mériterait pas de vivre. Ils reprendraient la lutte, ils réduiraient à merci ce tas de lâches dont le loisir aurait fait des animaux de cage. Il n’y a qu’une loi saine et sûre, c’est l’effort. Le reste est une fumisterie. Je sais bien qu’il existe des farceurs qui vous disent : « Je ne travaillerais presque pas à l’usine, à l’atelier ou aux champs, d’accord. Mais je me développerais ! » Laissez-moi rire ! Se développer, qu’est-ce que ça signifie ? Une société bien faite produit naturellement quelques milliers de savants, d’artistes et de virtuoses. Mais croyez-vous qu’elle puisse perdre son temps à en produire des millions ? Ce serait le dernier terme du crétinisme. Autant une élite est utile, autant une masse de médiocres et de faibles d’esprit, adonnés aux sciences et aux arts, serait ridicule et intolérable ! Le développement sain, c’est celui que nous dicte la vie directe ; celui-là convient à la majorité des hommes, celui-là conduit aux grandes sciences et aux grands arts, parce qu’il leur crée des milieux sans cesse nouveaux. La lutte seule est salutaire. Et la part même du bonheur possible ficherait le camp si vous vous reposiez tous, stupidement, comme des boas qui digèrent. Du reste, je suis bien tranquille. Il n’est au pouvoir d’aucune doctrine de supprimer la bataille. On peut la différer pendant quelque temps ; elle ne tarde pas à se ranimer et à secouer les hommes. C’est pourquoi je vous mets en garde. En vous ralliant aux doctrines de parade, aux doctrines du socialisme politique ou à celles de la C. G. T., vous ne vous apprêtez que des déboires ou des misères : vous serez collés au mur. Acceptez la loi inexorable mais juste, perfectionnez-vous dans votre métier, faites loyalement votre tâche ; d’autre part, luttez pour avoir votre portion du capital, étudiez la manière dont fonctionne une fabrique ou une maison de commerce. Ce faisant, vous améliorerez votre sort avec certitude ; vous verrez diminuer aussi les journées trop longues. Seulement, ne souhaitez pas qu’elles diminuent au point de faire de vous des paresseux. Dites-vous que les besoins ne cessent de s’accroître et qu’il faudra toujours besogner pour les satisfaire !

Ainsi prêchait-il dans les réunions jaunes ; mais son succès tenait surtout à la peine qu’il se donnait pour placer ses adeptes. Il avait conçu une organisation qui englobait plusieurs arrondissements de Paris, et maintes communes de la banlieue. Son bureau de Maison-Blanche était en rapport avec un grand nombre d’industriels qui lui apportaient une aide indirecte, fort efficace. Et comme il avait pris quelques revanches sur la propagande de François Rougemont, la confiance lui était revenue : il ne désespérait plus d’une action lente, continue, tenace, qui amortirait l’élan des rouges.

Chez Delaborde, sa situation demeurait stationnaire. Pourtant, il enregistrait deux petites victoires : il avait pu remplacer Bouilland, mort d’une embolie, par une de ses créatures ; et à l’homme de peine Carbejat, antimilitariste furibond, qui s’était fait casser la jambe dans une rixe, il avait subordonné un homme du Cantal, plein de haine contre les révolutionnaires.