La Valeur minière et industrielle de l’Alsace-Lorraine/01

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La Valeur minière et industrielle de l’Alsace-Lorraine
Revue des Deux Mondes6e période, tome 52 (p. 390-412).
LA
VALEUR MINIÈRE ET INDUSTRIELLE
DE L’ALSACE-LORRAINE

Le retour à la paix, qui nous rend le loisir de la réflexion, nous fait, en même temps, constater l’effroyable profondeur des blessures reçues dans le combat par la France ; il nous amène à dresser le funèbre bilan des deuils et des destructions irréparables. Pendant la griserie de la bataille, on n’y pensait que distraitement, on évitait surtout d’y penser. Mais, aujourd’hui, nous sommes bien forcés de regarder la réalité en face. C’est après avoir déposé l’épée que le vainqueur d’un duel, en se sentant fléchir soudain, reconnaît combien de sang il a perdu. Près de deux millions d’hommes manquants, cinq départements ravagés, 182 milliards de dépenses militaires ! Que de longues années il nous faudra, non pas pour guérir le mal ou pour l’oublier, mais seulement pour en éprouver moins cuisamment la brûlure ! Dans ces heures dont la joie patriotique est douloureuse, nous nous tournons alors vers notre vraie et grande consolation, qui fut d’abord toute sentimentale et qui va devenir matérielle, vers l’Alsace et la Lorraine... Aujourd’hui où le drapeau français flotte sur Strasbourg et sur Metz, où nos frères affranchis sont rendus à la mère-patrie, nous osons envisager un côté de la question, sur lequel nous aurions rougi d’arrêter notre esprit pendant la bataille. Nous commençons à réfléchir que le pays délivré va, dans une certaine mesure, compenser nos misères, aider à notre reconstitution industrielle, combler le gouffre de nos dettes. Jamais aucun de nous ne s’était dit cela un instant, quand nos fils marchaient au feu et à la mort : que la France gagnerait à ce jeu sanglant quelques tonnes de minerai de fer ou de houille. Ceux qui auraient escompté un tel bénéfice, se seraient, d’ailleurs, étrangement trompés : on le verra assez quand nous étudierons, dans un article ultérieur, la remise en marche de notre machine industrielle et commerciale. Faible, minime, apparaîtra, en définitive, pour les peuples qui, comme le nôtre, ont subi l’invasion et ses horreurs, le gain localisé de la guerre victorieuse, si on le met en regard des pertes subies, même simplement matérielles. Néanmoins, l’avantage que nous tirerons de l’Alsace-Lorraine, — ou plutôt, car il n’y a plus d’Alsace-Lorraine, — le bénéfice que nous apporteront nos départements français reconquis, existe, il est sérieux, et c’est lui que nous nous proposons ici d’apprécier.

Estimation délicate et controversée ! Il arrive parfois à des héritiers de commencer par être gênés et troublés en voyant leur cerveau envahi par l’afflux des soucis, des préoccupations, leur appartement encombré par le désordre des meubles ou des hardes. Français d’hier et Français retrouvés vont avoir à subir ainsi des changements d’orientation pénibles, à modifier leurs habitudes, à rompre des liens, à en nouer d’autres. Après avoir voulu longtemps nier l’évidence, on est obligé aujourd’hui de reconnaître qu’il existe des problèmes alsaciens et leur solution n’a gagné en rien à ne pas être abordée tout de suite dans l’enthousiasme délirant des premiers jours. La période d’accommodation va être d’autant plus difficile à passer que la cicatrisation de blessures demi-séculaires, que -la soudure de chairs disjointes s’opère sur des organismes douloureux, tressaillant à tous les contacts, frissonnant devant la crainte des moindres heurts, dans une atmosphère souillée par la poussière de toutes les ruines. Je voudrais, au lieu de me borner à un inventaire satisfait, qui ne serait peut-être pas la partie la plus utile de mon travail, signaler, discuter ces préoccupations, dont quelques-unes ont été violemment, et parfois confusément, abordées a la tribune parlementaire. Cependant une partie de ces discussions trouvera mieux sa place lorsque nous aborderons la reconstitution industrielle des régions envahies. Nous aurons alors à chercher les moyens d’amortir notre passif. Pour le moment, notre but est plutôt d’évaluer l’actif à mettre en regard. C’est ce que nous allons faire en examinant tour à tour les grandes richesses minérales apportées par le retour de l’Alsace-Lorraine, le fer, le charbon, la potasse, le sel gemme et le pétrole, et en ajoutant quelques mots sur l’industrie des textiles. Nous laisserons de côté d’autres bénéfices moindres de la désannexion, comme les minerais divers, l’agriculture ou la libre utilisation du Rhin.


{{c|I. — LES MINERAIS DE FER ET LES USINES MÉTALLURGIQUES

Le sujet qu’il nous faut aborder dans ce paragraphe, c’est la grosse question des minerais lorrains, qui a fait couler, en ces derniers temps, bien des flots d’encre et suscité bien des paroles. Nous-même avons déjà eu l’occasion de l’examiner ici quand nous avons étudié, il y a trois ans, le problème Franco-allemand du fer [1], et cela nous permettra d’être bref ; mais le point de vue a changé depuis lors et l’on a tellement embrouillé un sujet industriel assez simple par le conflit de la politique et de la stratégie que nous ne pouvons nous borner à rappeler ce travail précédent.

On sait comment la question a été soulevée à la Chambre des députés et traitée le 31 janvier, puis le 14 février 1919, dans des discours, dont quelques débris, échappés aux intempéries, doivent encore couvrir les murs de nos édifices publics. Il s’agissait de savoir pourquoi, au début de la guerre, on avait évacué Briey sans combat et mis volontairement à peu près toute notre industrie du fer entre les mains des Allemands ; pourquoi ensuite on n’avait pas bombardé avec intensité nos usines, activement utilisées par l’ennemi contre nous. Je n’ai pas, en ce moment, à discuter les motifs de haute convenance internationale qui ont pu déterminer ou justifier l’évacuation de Briey, ni à examiner dans quelle mesure une offensive de notre part vers Thionville, ou un bombardement par avions, eussent été plus tard réalisables et efficaces. Ce que je retiens seulement des aveux apportés officiellement à la tribune, c’est qu’à beaucoup de nos hommes politiques le rôle économique de la région n’apparaissait encore que sous une forme très vague ; ils ne possédaient que des données très imprécises sur la production du fer en France et en Allemagne.

Concluons-en qu’on ne doit jamais se lasser de répéter les notions économiques et statistiques les plus élémentaires, les plus connues, les plus vulgarisées, celles qui ont déjà été reproduites cent fois dans tous les livres, articles ou conférences traitant le sujet de près ou de loin, en France aussi bien qu’à l’étranger. Nous sommes ainsi amenés à enfoncer une fois de plus des portes que Ton pourrait croire déjà largement ouvertes. Alors que la géologie se trouve entraîner de telles conséquences mondiales, on nous pardonnera de faire un instant de la géologie très élémentaire.

Quiconque a jeté les yeux sur une carte géologique de la France a pu remarquer comment, autour de Paris comme centre, les zones successives des terrains, des étages classés par ordre d’ancienneté, dessinent des courbes concentriques, accolées à l’Est, au Sud et à l’Ouest contre les massifs de l’Ardenne, des Vosges, du Plateau Central et de la Bretagne, dont la figuration sur cette même carte offre un aspect totalement différent. Chacune de ces zones bariolées, où l’on voit se succéder sur la carte trois gammes successives de bleu, de vert et de jaune, représente ce qu’on appelle « l’affleurement » du terrain en question, la bande suivant laquelle ce terrain apparaît à la superficie. Le même terrain fait défaut à l’extérieur de cette courbe bleue ou verte ; vers l’intérieur, il existe, mais invisible en profondeur. Cette disparition à la superficie n’empêcherait pas de le retrouver si on le désirait. Un sondage suffisamment profond, foré sur la place de la Concorde, rencontrerait à peu près tous les terrains dont les affleurements sont signalés depuis Paris jusqu’aux Vosges. On peut assimiler la disposition des couches, dans ce qu’on nomme « le Bassin de Paris, » à une série de cuvettes de plus en plus petites, qui furent jadis des surfaces planes, mais qui ont subi un emboutissage et, qui s’emboîtent aujourd’hui les unes dans les autres.

Le minerai de fer lorrain appartient à un de ces étages, et, comme tous les autres terrains stériles au milieu desquels il est encastré, il s’enfonce, depuis son affleurement qui jalonne en gros la ligne Longwy, Thionville, Metz, Nancy, de l’Est à l’Ouest, dans le sens de Paris. Plus on va vers l’Ouest, plus il faut donc descendre souterrainement pour le rencontrer et l’exploiter avec des difficultés croissantes, amenées en particulier par l’afflux des eaux. Ajoutons aussitôt que, dans ce terrain, la répartition des principes chimiques utiles ou nuisibles est variable suivant les points, comme elle l’est toujours dans un terrain quelconque ; et tout particulièrement variable est la


CARTE MINIÈRE DU BASSIN DE LA SARRE


teneur en fer, élément essentiel pour nous. Quand on s’éloigne suffisamment vers l’Ouest, cette teneur en fer s’abaisse progressivement assez pour qu’à partir d’une certaine ligne tracée sur toutes nos cartes géologiques, le minerai de fer perde, dans les conditions de l’industrie actuelle, toute valeur pratique. La zone ferrifère utilisable présente, au maximum, 30 kilomètres de large et s’atrophie par endroits (entre Saint-Privat et Pont-à-Mousson) jusqu’à zéro. De même, on voit varier, suivant les endroits, la proportion de trois corps chimiques accessoires qui exercent une grande influence en métallurgie, la chaux, la silice et le phosphore.

A ce sujet, il convient de rappeler une notion fondamentale, très généralement ignorée, c’est qu’un minerai de fer et un non-minerai ne se distinguent pas l’un de l’autre par une démarcation absolue et tranchée, comme on l’imagine d’ordinaire et comme, sans sortir du monde minéral, nous discernons, en effet, deux minéraux cristallisés dans une collection de l’École des Mines. Il n’y a pas de coupure entre eux, mais seulement des nuances et l’appréciation économique de ces nuances dépend à la fois du temps et de l’espace. Tout caillou quelconque du chemin est, si on le veut bien, un minerai de fer, puisqu’il contiendra toujours du fer (en moyenne 5 pour 100) et puisqu’on pourrait extraire ce fer en y mettant le prix. Mais on ne donne le nom de minerai qu’à ceux de ces cailloux qui fournissent du fer avec bénéfice, étant donnée la situation industrielle du pays où on les rencontre et l’époque où on vit. Ici plus que partout ailleurs, on est en droit de dire : « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au delà. »

Le minerai de fer lorrain, auquel on donne le nom de « minette », présente l’aspect d’un grès brunâtre ou verdâtre, plus ou moins rougi à l’air, dans lequel on voit à la loupe d’innombrables petits grains pareils à des œufs, des « oolithes, » grains englobés dans un ciment qui, suivant les points, peut être plus ou moins argileux, calcaire ou siliceux. La teneur en fer moyenne est de 35 à 40 pour 100, avec minimum utilisable de 20 à 26. Une certaine teneur en phosphore, qui n’est plus une gêne aujourd’hui, a été considérée longtemps comme un empêchement absolu. Enfin, j’ajoute, pour fixer les idées, que le prix de vente moyen s’élevait, dans ces dernières années, sur la mine, avant tout transport, pour l’ensemble de la production, à environ 4 fr. 50 ou 5 francs pour la tonne de 1 000 kilos : c’est-à-dire qu’il s’agit d’une substance ayant une valeur très faible, malgré les milliards que l’ensemble du gisement représente : d’une substance ne pouvant pas supporter des frais d’extraction élevés, surtout quand elle est dépréciée par une forte teneur en silice, par une faible teneur en calcaire.

Ces notions sommaires vont nous suffire maintenant pour comprendre l’histoire de cette industrie, qui est mêlée par un lien si intime et parfois si douloureux à notre histoire nationale.

Ce sont naturellement les affleurements ferrugineux qui ont commencé par attirer l’attention sur les minerais de fer lorrains. Sur ces affleurements, il s’était produit un remaniement et une concentration du fer en petits grains gros comme des pois, que l’on a exploités très anciennement, peut-être même avant l’époque gallo-romaine. Puis on a repris vers 1837 et on a travaillé jusque vers 1878 les meilleures parties du gisement originel (les meilleures suivant les idées du temps) celles qui ne contenaient pas de phosphore, et l’on s’est mis, progressivement mais avec timidité, à s’enfoncer dans le sens de l’Ouest. A la veille de 1870, la production de tout le bassin lorrain ne dépassait guère 300 000 tonnes de fonte : le dixième de ce qu’il a donné à la veille de 1914. Ai-je besoin de rappeler une fois de plus ce qui s’est passé en 1871 : quelle importance les Allemands attachaient dès lors à ces minerais, jusqu’à nous concéder un rayon plus large autour de Belfort en échange des affleurements ferrugineux, seule zone alors utilisable ; comment, dès cette époque, nos hommes d’Etat « dont l’esprit n’avait pas été orienté du côté économique, » ont cédé les mines de Thionville et d’Hayange, sans soupçonner la valeur du cadeau fait à nos ennemis ; comment, fort heureusement pour nous, les conditions industrielles, qui se sont modifiées en 1878 par la découverte de la déphosphoration, ont prêté une valeur nouvelle aux minerais de profondeur restés en notre possession du côté de l’Ouest ; comment enfin deux campagnes de sondages entreprises en 1882-1885, 1894-1896 ont démontré la valeur des minerais relativement profonds situés vers Landres, Briey et Conflans ?...

Telle qu’elle est maintenant connue, la zone ferrifère commence au Nord vers Longwy et Mont-Saint-Martin, où elle est k cheval sur les quatre pays de la Belgique, du Luxembourg, de la France et de la Lorraine désannexée. (Je maintiens la distinction entre ces deux derniers pour la clarté du langage.) Puis elle s’étale vers le Sud en prenant sa plus grande largeur à la hauteur de Thionville, d’Entrange vers Landres ou de Moyeuvre vers Conflans ; elle disparait alors un moment et se montre de nouveau près de Nancy, entre Pont-à-Mousson et Pont-Saint-Vincent. Pour les géologues et les industriels, il y a là plusieurs champs d’exploitation distincts : les trois bassins français de Longwy, Briey et Nancy, les exploitations du Luxembourg et celles d’Alsace-Lorraine. C’est tout cela que les discussions politiques paraissent trop souvent confondre sous le nom, devenu populaire, de Briey, et, dans les affirmations, les calculs, les controverses que l’on porte à la tribune, on a souvent peine à reconnaître si l’orateur parle réellement de Briey, ou s’il confond, sous ce nom, la zone, hier encore allemande, de Rummelange, Hayange et Moyeuvre, ou même s’il y englobe le Luxembourg, Longwy et Nancy.

Pour préciser par des chiffres, on estime que la Lorraine désannexée pouvait tenir en réserve 2 000 millions de tonnes de minerais ; Briey et Longwy, 2 300 millions ; le Luxembourg, 300 ; Nancy, 200, et le bassin siliceux de la Crusne (Briey), 500. Ces évaluations avaient été faites par les Allemands, dans la région qui leur appartenait alors, avec plus d’optimisme que par nos ingénieurs français, et il y aurait une légère rectification à apporter en conséquence. Elles suffisent pourtant à montrer combien on a de peine à s’entendre, entre gens de très bonne foi, j’en suis convaincu, qui disent, avec une égale justesse apparente, les uns : « Les Allemands n’avaient aucun besoin de Briey pendant la guerre, » parce qu’ils envisagent seulement ici le véritable bassin de Briey français ; les autres : « Les Allemands ne pouvaient se passer de Briey pour nous combattre, » parce qu’ils prennent la partie pour le tout et que Briey, dans leur esprit, signifie « gisement lorrain. »

Il n’est pas douteux que, comme tonnage, les Allemands pouvaient, pendant la guerre, se passer des minerais français. Les 4 millions de tonnes qu’ils tiraient annuellement de France avant 1914 ne leur étaient plus ni indispensables, ni même nécessaires, alors que, ne pouvant plus exporter leur acier, ils étaient amenés à en restreindre notablement la production. De fait, il semble bien que, tout en réduisant leur propre extraction d’au moins un tiers, ils aient continué à tirer de France, durant les hostilités, à peu près ce qu’ils y achetaient auparavant : 14 millions de tonnes en quatre ans. On a donné de ce fait une explication politique : le désir de mettre en évidence leur prise de possession définitive. Il y en a une autre : notre Briey fournit des minerais calcaires de bonne qualité, utiles, avantageux pour les lits de fusion, qui manquent dans la zone d’affleurement annexée par l’Allemagne et que les métallurgistes d’outre-Rhin recherchaient pour les mélanger avec leurs minerais siliceux. De tels minerais calcaires sont également représentés au Luxembourg, mais en quantités insuffisantes. Les Allemands auraient-ils pu y suppléer si nous avions mieux défendu notre frontière ? Assurément. Il n’est pas difficile de trouver n’importe où du calcaire qui, ajouté à la charge de minerai siliceux, remplit à peu près le même office lorsqu’il s’agit de fabriquer des munitions à tout prix. Ici encore, on parle deux langues différentes quand on envisage, ou bien l’utilité économique de notre Briey pour les Allemands en temps de paix, alors qu’il s’agit de gagner des centimes sur un prix de revient, ou sa nécessité en temps de guerre. La vérité me paraît être que l’envahissement de nos régions minières lorraines a été pour nous un désastre, non pas parce qu’il a fourni du minerai à nos ennemis, mais parce qu’il nous l’a retiré.

Laissons maintenant de côté ces discussions irritantes pour envisager ce qui, dorénavant, nous importe le plus, la valeur future des minerais que nous venons de récupérer. J’ai déjà donné les chiffres des réserves. Ajoutons-y les chiffres de production annuelle, puisqu’on ne les fera jamais assez connaître. Sur 35 millions de tonnes de minerais de fer produites en 1913 par l’Allemagne et le Luxembourg, le bassin lorrain en fournissait, à lui seul, 27,5 ; sur 21,7 millions de tonnes extraites par toute la France dans la même année, la partie gardée par nous en fournissait 19,5. Le total de l’extraction annuelle montait à 47 millions de tonnes, le tiers de la production mondiale. On remarquera, entre parenthèses, que notre production restait encore très inférieure à celle de nos ennemis. Mais ces chiffres ne représentaient qu’un point de départ. Pendant les dix dernières années, nous avions doublé notre extraction, et des créations de mines nouvelles allaient bientôt l’accroître dans une proportion comparable.)

En résumé, le gisement lorrain, que nous possédons désormais tout entier, constitue, dans l’état actuel de l’industrie sidérurgique, la principale ressource européenne : celle qui alimentait, pour les quatre cinquièmes, la métallurgie de l’Allemagne comme celle de la France. Et cette prépondérance ne peut que s’accentuer jusqu’au jour où une transformation métallurgique, analogue à la déphosphoration, viendra attribuer une valeur nouvelle à tel ou tel gisement, aujourd’hui méprisé, de Scandinavie, d’Espagne, ou même d’Allemagne et de France.

Telle est la valeur pacifique des minerais que nous rend le retour de l’Alsace et de la Lorraine. Leur valeur militaire ne sera pas moindre pendant quelque temps, et on ne saurait négliger ce côté de la question au moment où nos adversaires la relèvent tête, encouragés dans notre camp par certaines incurables sentimentalités et comptant sur l’inévitable lenteur avec laquelle les frappera le glaive des lois américain quand leur crime nouveau sera accompli. En attendant le jour où « les progrès de la science » permettront à leur flotte d’avions pacifiques, brusquement mobilisés en quelques heures, de venir foudroyer Paris, il leur faudra franchir la frontière par les routes terrestres, en amenant des canons lourds. Or, pour paralyser une telle agression, il existe deux moyens d’ordre économique : les priver de transports et les priver de fer. N’envisageons pas ce qui se passera dans dix ou vingt ans, quand les Allemands auront pu donner à leur métallurgie une orientation nouvelle. L’humanité n’a plus le loisir de prévoir à longue échéance. Actuellement, sans les minerais lorrains, cette métallurgie va se trouver désorganisée, désaxée, incapable d’alimenter une production intensive d’obus, de canons et de tracteurs. Nous tenons là en mains un instrument de pacification provisoire, supérieur à tous les traités.

C’est peut-être ici le lieu de préciser un point qui prêterait aisément à confusion. Je disais tout à l’heure que les minerais calcaires de Briey n’étaient nullement indispensables aux Allemands pendant la guerre. Je déclare maintenant que la privation de tout le bassin lorrain peut contribuer puissamment, pendant quelque temps, à empêcher leurs attaques. N’y a-t-il pas contradiction ? On a remarqué, à ce propos, — et, ce semble, avec infiniment de raison, — que l’Allemagne, comme la France, possède dans son propre sol, ou peut se procurer au dehors, des minerais de fer abondants, susceptibles de suppléer aux minerais lorrains.

D’une façon absolue, c’est incontestable et cela rentre dans une observation que j’ai faite précédemment sur la possibilité de trouver 5 pour 100 de fer dans la première pierre venue ramassée sur le chemin. Notre industrie française vient de donner la preuve la plus évidente que l’on pouvait se passer des minerais lorrains, puisque, dépouillés de Briey et Longwy par l’invasion, réduits dans cette région à la petite production de la région nancéenne, nous avons pu néanmoins soutenir la lutte. Mais avec quel peine et au prix de quels sacrifices, nous le savons ! L’Allemagne, qui n’aurait pas, comme nous l’avons eue, la liberté des mers, serait encore bien plus gênée que nous ne l’avons été. D’ailleurs, après ce rappel nécessaire de menaces possibles, je voudrais revenir vite aux conditions pacifiques qui, espérons-le, si on nous laisse prendre les mesures de sécurité nécessaires, seront celles de demain. Or, en temps de paix, bien qu’il n’existe pas non plus de problème technique insoluble, toute modification industrielle reste néanmoins dominée par le prix de revient. La métallurgie allemande, privée du minerai lorrain, réduite aux 8 millions de tonnes qu’elle tire de son propre sol, aux 10 millions qu’elle peut acheter à l’étranger, va être, malgré sa grande richesse en houille, arrêtée dans son expansion formidable. Non seulement, nous devons prendre, à cet égard, une partie de la place commerciale qu’elle occupait dans le monde ; mais, en même temps, elle se trouvera amenée à tourner son activité dans un autre sens, à réduire le développement de ses aciéries, de ses ateliers et fabriques où elle travaillait le fer ; et le déclin de cette industrie qui, — chacun, je pense, le sait maintenant, — constituait une préparation terrible à la guerre, contribuera à retarder la guerre future.

Bornons-nous maintenant à envisager l’état de paix qui va commencer. Nous rentrons en possession d’une succession paternelle que nous avions un peu perdue de vue et le premier inventaire sommaire nous y montre des minerais, des mines et des usines métallurgiques à peu près intacts ; que vaut tout cela ? Quel profit allons-nous tirer de tout cela ?..

Pour les minerais, j’ai déjà donné des chiffres. Ils éblouissent d’abord. Avec la Lorraine, le massif breton et l’Afrique, nous possédons désormais le plus beau stock de fer européen ; nous pouvons devenir les marchands de fer de l’Europe. 5 milliards de tonnes rien qu’en Lorraine, cela représente un siècle d’extraction à 50 millions de tonnes par an. Il y a cependant des restrictions. Les marchandises que nous possédons, elles sont sous terre. Il faut, pour en tirer parti, les extraire bien vite, les élaborer de notre mieux et les vendre.

« Mais, dira-t-on, ne les vendait-on pas auparavant ? Il suffira de nous substituer aux Allemands... Et pourquoi se presser ? Le minerai de fer n’est pas une denrée périssable comme du poisson ou des oranges. » Nous substituer aux Allemands ? On oublie qu’ils exportaient le fer en rails et en poutrelles et que, pour transformer à bon compte en rails le minerai lorrain, il faudra du charbon dont nous manquons : du charbon dont, à chaque page de notre travail, nous allons rencontrer l’implacable nécessité. Quant à la nécessité de ne pas s’endormir, elle se comprend en deux mots.

Les minerais lorrains sont des minerais pauvres à 35 pour 100, qui se sont fait, sur le marché métallurgique, une place récente. Rien ne nous dit que, demain, par des procédés de traitement nouveaux, par des créations de canaux ou de voies ferrées, des minerais très économiques à 20 pour 100 ne viendront pas leur faire une concurrence fâcheuse. Et je n’ai pas besoin de rappeler cette vérité élémentaire qu’un million de francs extrait aujourd’hui en vaut deux restant en terre pendant quinze ans.

Aussi, quand on nous demande ce que vaut le gisement de fer récupéré, nous sommes obligés de répondre en normands : « Cela dépend. » Voici, en effet, quelques-unes des voies, par lesquelles on peut aborder (et on aborde souvent) ce problème, où le nombre des équations, nous dirait un algébriste, est inférieur à celui des inconnues. Suivant le procédé admis, les résultats, on va le voir, diffèrent dans la proportion du simple au centuple.

Ainsi, j’ai tout à l’heure évalué à 2 milliards de tonnes les réserves de minerais qui nous sont rendues. Le prix de vente moyen était, avant la guerre, de 5 francs la tonne. Si nous multiplions les deux chiffres, nous trouvons 10 milliards pour la valeur créée à notre profit, dix milliards qui entreraient en France sous la forme palpable de numéraire si toute la production était, par un coup de magie, extraite et exportée en quelques mois ; dix milliards répartis en salaires, en achats de matériel, de machines et de bois, en impôts, en dividendes dix milliards, en échange desquels on voit, pourtant, par l’énumération précédente, qu’il faudra donner des produits, du travail et du temps. Les industriels comptent cela autrement. Le bénéfice net leur importe seul. En supposant que celui-ci soit de 1 ou 2 francs par tonne, on ne trouve déjà plus que 2 ou 4 milliards, au lieu de 10. Mais ce genre d’évaluations, auquel on procède parfois sans sourciller, est vraiment bien singulier. Il est un peu fou de compter comme une valeur présente du minerai que l’on extraira dans vingt, trente ou quarante ans. On devrait, plus rationnellement, se borner à envisager la production réelle qui était de 5 millions de tonnes en 1900, de 21 millions en 1913, qui pourra être bientôt de 30, en déduire le bénéfice annuel du gisement... mettons 60 millions de francs... et lui appliquer un taux normal de capitalisation, de manière à obtenir quelque chose d’analogue au prix de vente des mines, supposées mises à la fois sur le marché. On né trouverait plus ainsi que 1 200 millions.

Toutefois cette manière de procéder serait, elle aussi, à mon sens, très inexacte. Ce qui nous intéresse, nous Français, ce n’est pas seulement le bénéfice direct que ces mines lorraines vont apporter à leurs possesseurs nouveaux, — et encore ne faut-il pas oublier, comme on le fait trop souvent, que certaines d’entre elles appartenaient déjà à de très bons Français ; et qu’il faudra prendre quelque part, fût-ce en Allemagne, l’argent pour payer les autres ; — ce n’est pas non plus le profit qui en résultera pour nos ouvriers mineurs, puisque nous serons amenés à faire travailler beaucoup d’étrangers et de coloniaux ; c’est bien plutôt l’avantage que l’ensemble du pays pourrait en tirer, si on savait, si on pouvait s’organiser pour garder le fer jusqu’à son élaboration complète et définitive, en y incorporant, jusqu’au bout, de la main-d’œuvre française. Une tonne de minerai valant 5 francs la tonne peut donner finalement pour 500 francs d’acier fabriqué en machines. Nous ne parviendrons pas, cela va sans dire, à élaborer en machines de ce prix tout le minerai lorrain ; mais il y a là pourtant une considération essentielle qui ne doit pas être perdue de vue et qui nous empêche de conclure...

Si nous passons maintenant à l’industrie d’extraction et d’élaboration qu’alimentent ces minerais, aux mines et aux usines, un premier point attire aussitôt notre attention, c’est que nous entrons là en possession d’une industrie à peu près intacte, susceptible par conséquent de compenser comme tonnage la destruction systématique de la nôtre, mais orientée dans un sens si différent au point de vue politique et technique qu’elle ne pourra combler nos vides. Toute l’organisation va être à changer ; la propriété devra passer dans d’autres mains ; la fabrication même aura sans doute à subir des modifications profondes. Nous sommes dans la situation d’un navire, où il faudrait reprendre tout l’arrimage et reconstituer les approvisionnements en pleine marche, après une tempête. Si les vivres ont été noyés par un coup de mer, on ne les, remplacera pas par des fourrures ou des diamants de plus grand prix et on ne substitue pas davantage des rails à de la tôle pour machines ou pour navires. Avant la guerre de 1870, on se bornait, en Lorraine, à fabriquer un peu de fonte. Les mines séparées de France se sont fatalement tournées vers les houillères de la Sarre et de la Westphalie qui les alimentaient, vers les aciéries des mêmes régions qui finissaient leurs produits. Les Allemands, implantés en Lorraine, qui y ont construit des aciéries, l’ont fait pour le plus grand bénéfice des organisations qu’ils possédaient ailleurs. Nous en profiterons dans la Sarre ; mais, pour ce qui concerne la Westphalie, c’est une œuvre à reprendre, une révision minutieuse à faire.

Les chiffres sont les suivants : sur 21 millions de tonnes de minerais lorrains, 11 étaient transformés en fonte sur place, 3 dans la Sarre, 3 en Westphalie ; 3,5 en Luxembourg. Sur les 3 100 000 tonnes de fonte Thomas obtenues, 2 500 000 étaient converties en acier, dont on produisait ainsi 2 300 000 tonnes : soit pour l’exportation directe, soit à destination des usines complémentaires westphaliennes.

On n’attend pas de moi une description méthodique de cette belle industrie qui nous est restituée dans les deux régions de Thionville et de la Sarre. Voici pourtant, sur le pays de Thionville, quelques indications rapides que nous compléterons pour la Sarre après avoir parlé du charbon.

Quand les Allemands ont occupé la Lorraine en 1810, ils y ont trouvé quarante-huit petits hauts fourneaux dans les usines de Novéant, Ottange, Ars-sur-Moselle, Hayange, Moyeuvre, Styring. Mais nous avons vu que, depuis lors, des deux côtés de la frontière, la production de fonte est devenue vingt fois plus forte. En ce moment où nous semblons nous réveiller d’un sommeil demi-séculaire, comme l’homme à l’oreille cassée, nous découvrons donc, dans ce coin aimé de la vieille patrie, un spectacle tout différent de celui que nos pères y avaient laissé. Aux hauts fourneaux dont les dimensions ont grandi se sont ajoutés les Bessemer, puis les Martin, puis les laminoirs à rails ou à poutrelles. Quelques-unes de ces grandes usines nouvelles se sont développées, on le sait, sous l’impulsion féconde de Français soumis au joug allemand, comme les Wendel ; mais les autres ont été édifiées par des capitaux allemands. Contrairement à l’industrie textile alsacienne qui est restée française, l’industrie métallurgique lorraine est, en grande partie, une récente création allemande et devra, par conséquent, être transférée à des Français.

Commençons par le groupe français Wendel. Ses mines, les plus vastes de toutes, couvrent à elles seules un quart de tout le bassin annexé, soit 9 000 hectares, dont 5 000 acquis avant 1870 et le reste provenant de concessions instituées, sous le régime allemand, au Nord de la Fentsch et au Sud de l’Orne. Ses aciéries de Moyeuvre-Grande et Hayange sont les plus anciennes du pays. Ce groupe produit à lui seul 850 000 tonnes de fonte, 790 000 tonnes de lingots d’acier, soit : 132 000 tonnes de rails, 121 000 tonnes de poutrelles, 220 000 tonnes d’acier marchand, 96 000 tonnes de tôles et larges plats, 43 000 tonnes de fil machine, etc..

En tête des groupes allemands vient, comme production de fonte, la Société de Rombach, avec les usines de Rombach et de Maizières-lès-Metz, qui donne 700 000 tonnes de fonte, 610 000 tonnes de lingots. Puis la Société Aumetz la-Paix (usines de Fontoy et Knutange) arrive à 640 000. Le groupe Thyssen possède à Hagondange une immense aciérie et compte pour 440 000 tonnes de fonte, 400 000 tonnes de lingots. On peut encore citer le groupe des frères Stumm qui a d’autres installations dans la Sarre et dans le Palatinat et dont l’usine d’Uckange en Lorraine produit 260 000 tonnes de fonte ; Rumelange-Saint-Ingbert (125 000 tonnes) ; l’usine Rœchling à Thionville (285 000) ; Dilling, ancienne aflaire française de la Sarre (120 000), etc.

Quelques-unes des grandes usines récentes à caractère très allemand, celles d’Hagondange (Thyssen), d’Uckange (Stumm) et de Rœchling se sont établies au Sud de Thionville, sur la Moselle.


II. — LE CHARBON ET LES USINES DE LA SARRE

Si les minerais de fer d’Alsace-Lorraine vont nous apporter un accroissement de richesse considérable et un précieux instrument de paix, les charbons de la Sarre représentent pour nous beaucoup plus encore, la satisfaction partielle d’une très impérieuse nécessité. Là encore, je retrouve une question dont j’ai déjà eu l’occasion de montrer ici l’importance patriotique à une époque où elle paraissait être un peu trop ignorée [2]. J’ai essayé de faire voir, en 1915, comment le Bassin de la Sarre, vieille région française arrachée à notre pays exactement un siècle auparavant, nous était indispensable pour remédier en partie à notre malheureuse disette de charbon, que le retour de l’Alsace-Lorraine, avec sa sidérurgie et ses tissages, va encore accroître. Depuis les heures sombres où j’écrivais alors que la récupération de la Sarre devait être notre delenda Carthago, l’idée a fait son chemin et, malgré les dures restrictions que nous a imposées la diplomatie américaine, nous occupons aujourd’hui la Sarre comme le reste de l’Alsace-Lorraine, à laquelle ce bassin houiller se rattache naturellement et historiquement. Ce n’est pas une raison parce qu’un rapt est plus ancien pour qu’il soit devenu plus légitime. De tels crimes ne sont jamais couverts par la prescription.

Il convient, d’ailleurs, de ne pas attacher grande importance aux déclamations des publicistes allemands qui trouvent là un prétexte à se déchaîner contre notre « impérialisme annexionniste, » — ce qu’il leur est plus scabreux de tenter pour Thionville. — La blessure dont ils se plaignent si bruyamment leur est, en réalité, beaucoup moins sensible que la perte des minerais de fer annexés et même que la désillusion de ne pouvoir nous ravir les minerais qui nous restaient. Je crois avoir, en effet, assez expliqué que l’Allemagne va manquer de fer, tandis que, sans la Sarre, elle regorgera encore de charbon. La Sarre venait simplement ajouter sa production de 17 millions de tonnes (soit 8 millions de tonnes nets après consommation des usines locales) à un tonnage qui atteignait déjà 279 millions et dont l’accroissement était extrêmement rapide. Nos ennemis perdent, en cette occasion, environ le seizième de leur houille, tandis que la perte de Thionville leur enlève les quatre cinquièmes de leur fer. L’un est du superflu, l’autre du nécessaire.

Je ne reviens pas sur le côté historique ; mais je voudrais donner de ce pays une description sommaire et en montrer les liens géologiques avec d’autres régions françaises, où nous gardons l’espoir qu’un jour ou l’autre, des gisements, découverts par sondages il y a près de dix ans, pourront enfin être concédés et exploités. La Sarre offre, en effet, cet intérêt que sa production annuelle peut être considérée comme un minimum. Il est rare de rencontrer en Europe une grande richesse minière aussi mal explorée et mal connue. Faut-il en attribuer la faute à l’Etat allemand qui possède la plus grande partie de ces mines ? La principale raison en est-elle que les Allemands, trop riches ailleurs, n’avaient pas grand avantage à augmenter ici leur production ? Toujours est-il que les choses vont sans doute changer. Entre les mains de pauvres gens comme nous et avec la hausse sur les prix du charbon qui va partiellement se consolider, il est à prévoir que l’on cherchera davantage à accroître l’extraction, soit dans les zones déjà attaquées, soit dans celles dont on peut par avance supposer l’existence.

Si nous reprenons un instant la carte géologique sur laquelle nous avons tout à l’heure cherché l’emplacement des minerais de fer, nos yeux sont attirés vers un sillon noir dont la direction s’aligne de Sarrebrück vers Mayence dans le sens Nord-Est Sud-Ouest et qui, prolongé au Sud, irait passer à peu près à Commercy, après avoir traversé, entre Metz et Nancy, la zone du fer dans sa partie pauvre. Ce sillon, qui représente le terrain houiller, est adossé, sur son flanc Nord, au grand massif ancien du Hundsruck et de l’Ardenne, au Nord duquel lui fait pendant, avec une direction parallèle, le bassin houiller belge de Charleroi, Liège et Aix-la-Chapelle. Et nous pouvons constater en même temps que, dans l’Est du Plateau central, il existe toute une série de traînées noires, représentatives du terrain à charbon, avec cette même direction Nord-Est, traînées dont les principales sont celles de Blanzy et de Saint-Etienne.

Il y a là une loi géologique importante, qui s’applique à toute la région comprise entre le Plateau central français et le Harz allemand. Sur cette vaste étendue, quand le terrain houiller se montre, quand les terrains anciens dont il fait partie apparaissent, ce système primaire affecte constamment une direction Nord-Est, dont l’explication, que je me borne à énoncer, est un grand phénomène de plissement remontant au début de la période carbonifère. Par une induction très simple, on en conclut que, là où les mêmes terrains anciens ont été, au contraire, recouverts par un manteau de terrains plus récents, comme cela arrive pour les prolongements du houiller de la Sarre, en Lorraine d’une part et vers le Rhin de l’autre, les sillons houillers, devenus invisibles à la surface, doivent continuer à affecter la même direction profonde ; et cette observation générale, précisée dans chaque cas par des études plus approfondies, a conduit à chercher avec succès par sondages le prolongement des bassins houillers apparents.

C’est ainsi que l’on a trouvé récemment le houiller de la plaine de Lyon. C’est de la même manière qu’on a exploré, de 1903 à 1910, deux sillons houillers cachés dans le sous-sol français en Lorraine : l’un prolongeant celui de la Sarre, qui nous occupe en ce moment, vers Pont-à-Mousson ; l’autre continuant ce qu’on appelle le synclinal de Sarreguemines et de Lunéville vers Gironcourt. Bien des espoirs patriotiques furent alors fondés sur la constatation de cette houille lorraine, si bien située pour alimenter une puissante région industrielle. La bouilli était, il est vrai, très profonde ; mais les difficultés techniques d’une exploitation ne paraissaient pas insurmontables. Les difficultés politiques l’ont été jusqu’ici.

Pour notre sujet spécial de l’Alsace-Lorraine, c’est le sillon houiller de Sarrebrück qui nous intéresse surtout. Le résultat des sondages français et allemands faits avant la guerre montre, en résumé, que le terrain houiller existe, d’une façon plus ou moins continue, sur 100 kilomètres de long, depuis le Palatinat jusqu’à Pont-à-Mousson, avec une largeur qui dépasse par endroits 20 kilomètres. En superficie (ce qui ne signifie pas en valeur industrielle), c’est l’équivalent du bassin belge et rhénan depuis Charleroi jusqu’à Eschweiier (vers Aix-la-Chapelle). Nous allons voir qu’une faible portion de cet espace constitue la zone d’exploitation actuelle ; mais, en dehors de cette zone exploitée, il y a là des « possibilités » houillères, sur lesquelles nous devions appeler l’attention ; car elles apportent un appoint sérieux à la valeur déjà reconnue du bassin. Sans aller à si grande distance, il est, du reste, facile de développer les travaux dans le champ d’exploitation déjà mis en valeur, auquel je vais me borner maintenant.

Les « affleurements » houillers, par lesquels les travaux ont tout naturellement commencé, dessinent une ellipse de 40 kilomètres de long sur 15 de large, commençant au Nord à Frankenholtz en Palatinat bavarois et se continuant en Prusse Rhénane pour atteindre et dépasser légèrement la Sarre entre Sarrebrück et Sarrelouis. La Sarre marque, transversalement au grand axe de cette ellipse, un accident géologique, par lequel le houiller est rejeté en profondeur. Néanmoins, de 1853 à 1859, une campagne de sondages, entreprise à l’instigation de l’ingénieur français Jacquot, avait déjà permis de reconnaître son prolongement dans le département de la Moselle, vers Forbach et Saint-Avold, et d’y instituer 11 concessions qui produisent aujourd’hui presque 4 millions de tonnes. Après quoi, vers 1900, pendant la période d’occupation allemande, on a continué les recherches dans le sens Sud-Ouest et institué des concessions nouvelles (sans les exploiter encore), jusqu’à Faulquemont. A partir de là, toujours dans le même sens, l’approfondissement progressif rend la recherche de la houille de moins en moins rémunératrice et les sondages effectués après 1903 à Eply et Pont-à-Mousson sont des ouvrages très profonds, ayant traversé des terrains aquifères. La recherche d’Eply n’a trouvé un faisceau de charbon intéressant qu’entre 1 273 et 1 487 mètres de profondeur.. A Pont-à-Mousson, les couches utiles ont été atteintes seulement entre 819 et 1 287 mètres.

D’autre part, dans le sens Est-Ouest, le sillon houiller de Sarrebrück est limité : à l’Ouest, par le relèvement d’un seuil plus ancien qui le supprime ; à l’Est, par une brusque chute d’environ 2 kilomètres, qui le rejette à une profondeur considérée comme inutilisable.

Entre ces limites, les terrains à charbon forment un massif saillant, où les couches de l’étage houiller, épaisses de 2 kilomètres et superposées les unes aux autres en série continue, plongent en moyenne vers le Nord-Ouest avec une faible pente de 30 degrés. J’ajoute encore, à ce propos, que, par une de ces vastes conceptions avec lesquelles nous a familiarisés la géologie moderne, on est conduit à se demander si tout ce massif, épais de 5 kilomètres, n’aurait pas été amené, transporté horizontalement, « charrié » dans un mouvement formidable de l’écorce terrestre, par-dessus un autre terrain houiller plus profond et à allure plus redressée, qui existerait alors dans les grandes profondeurs à Sarrebrück.

Aux confins de la géologie et de l’industrie, le bassin de Sarrebrück présente, à la fois, un avantage et un inconvénient qui doivent être signalés. L’avantage est que ce bassin participe encore aux conditions favorables du bassin Franco-belge et se distingue ainsi de tous les bassins houillers situés plus au Sud : soit dans les Vosges, à Ronchamp, soit dans le Plateau central. En deux mots, les terrains houillers situés au Nord ont subi, lors de leur dépôt dans des lagunes, l’action régulatrice de la mer ; ceux du Sud se sont formés dans les conditions confuses et inégales qui caractérisent le remplissage d’un lac. Les couches de Sarrebrück, intermédiaires entre ces deux régions et ces deux types, sont encore des couches relativement régulières. Le défaut, c’est que le charbon de Sarrebrück est médiocre et se prête mal à la fabrication du coke : or, c’est, avant tout, de coke que nous avons besoin pour l’extension de notre métallurgie.

Si nous parcourons maintenant le champ d’exploitation du Nord au Sud, en prenant pour guide un travail publié en 1914 par M. Louis Aguillon, nous trouvons d’abord, en Palatinat, une pointe d’environ 5 500 hectares utiles partagés entre 3 exploitations, dont 2 constituent des mines du fisc bavarois et la troisième une entreprise privée : le tout ayant produit, en 1913, 800 000 tonnes.

Puis, en Prusse Rhénane, une surface utile d’environ 100 000 hectares appartient en totalité (sauf la seule concession privée de Hostenbach produisant 200 000 tonnes) au fisc prussien qui, en 1913, en a tiré 12,5 millions de tonnes dans les 12 divisions, techniquement distinctes, entre lesquelles est partagée cette entreprise d’Etat. C’est là que se trouvent les mines Gerhard, Reden et Heinitz produisant chacune plus de 1 500 000 tonnes. Enfin, le groupe de notre ancienne Moselle occupe 50 000 hectares et a produit, en 1913, sur 3 concessions : 3 800 000 tonnes. La plus importante de ces dernières concessions, celle de Petite Rosselle, appartient aux petits-fils de Wendel (2 400 000 tonnes). Celle de la Houve est également restée en majeure partie française. Après quoi, on entre en terrain inconnu jusqu’à la zone de Pont-à-Mousson explorée par nos sondages français.

Au total, on admet que la superficie utilisable atteint 220 000 hectares, le double de notre champ houiller dans le Nord et dans le Pas-de-Calais. Dès à présent, j’ai déjà dit que l’extraction dépasse 17 millions de tonnes, mais qu’il serait facile de l’accroître. Dans la partie Nord, exploitée par le fisc prussien, M. Aguillon estime à 90 mètres environ l’épaisseur de houille exploitable, en ne comptant que les couches d’au moins 0m,70 de puissance. Une évaluation faite en 1913 pour le Congrès géologique du Canada, en laissant de côté toutes les parties hypothétiques, estime les réserves à 8 milliards de tonnes jusqu’à 1 000 mètres de profondeur ; 10 jusqu’à 1 200 mètres ; 12,5 jusqu’à 1 500 mètres : profondeur à laquelle se limitent actuellement nos prévisions utiles. 8 milliards de tonnes, c’est le chiffre auquel on estime nos ressources certaines ou probables dans le Bassin du Nord et du Pas-de-Calais. Et d’autres évaluations allemandes envisagent ici, avec plus de mégalomanie, 35 ou même 45 milliards de tonnes à toutes profondeurs.

La qualité de ce charbon est, il est vrai, je viens de le rappeler, défectueuse. On extrait cependant les deux sortes de houilles, dites flambantes et grasses, et l’on a pu fabriquer, en 1913, 1 700 000 tonnes d’assez mauvais coke. Mais, en moyenne, la proportion des cendres est élevée (de 5 à 10 p. 100) et la fabrication de ce coke nécessite des mélanges avec des charbons de Weslphalie dont nous avons dû exiger, pour cette raison comme pour beaucoup d’autres, des livraisons annuelles, allant de 27 millions de tonnes au début à 15 millions de tonnes dans dix ans : bien faible compensation pour nos houillères dévastées. En ce qui concerne la très grave question du coke métallurgique, il a été fait récemment des essais scientifiques qui permettraient d’améliorer beaucoup la fabrication de ce produit au moyen de houilles inférieures. La nécessité d’éliminer les cendres n’en accroîtrait pas moins le prix de revient.

Dans la Sarre comme partout, la présence du charbon a provoqué la création de nombreuses usines. Peu de pays ont été aussi complètement transformés par l’invasion industrielle que la vallée de la Sarre et ses abords immédiats. Là, comme sur tant d’autres bassins houillers, la sidérurgie a commencé autrefois par s’installer en petit pour traiter des minerais de fer du pays (ceux de Forbach, Saint-Avold, Dilling). Mais l’industrie a surtout grandi depuis qu’on a commencé à importer les minerais lorrains. L’on a vu ainsi de puissants groupements allemands, tels que les Rœchling, les Stumm, les Bœcking, les Mannesmann, avoir, à la fois, mines, hauts-fourneaux et usines en Lorraine ou dans le Luxembourg et sur la Sarre.

Finalement, dans ces dernières années, l’industrie du fer mangeait à peu près le quart du charbon produit pour fabriquer sur place 4 370 000 tonnes de fonte et 2 millions de tonnes d’acier. De puissantes usines à fer se sont établies, les unes dans la vallée même de la Sarre à Dilling et Vœlkling ; les autres au Nord-Est, à Saint-Ingbert, Hombourg et Neunkirch.

Mais ce n’est pas seulement l’industrie du fer qui consomme le charbon de la Sarre et les chiffres suivants montrent la répartition de la production. Ils accusent, en même temps, la nature des charbons extraits.

En 1913, on a consommé, en chiffres ronds : 4 millions de tonnes pour la sidérurgie ; 3,2 pour la consommation domestique ; 1,5 pour la fabrication du gaz ; autant pour les chemins de fer et tramways ; 270 000 pour l’industrie textile ; 200 000 pour l’industrie chimique et le reste pour la papeterie, la verrerie, la sucrerie, l’industrie électrique. Deux grandes centrales électriques, établies sur les mines fiscales à Louisenthal et à Heinitz, fournissent de la force à toute la contrée.

Citons, presque au hasard : dans le groupe de Sarrebrück, Brebach, Forbach et Sarreguemines, les fabriques de produits chimiques et de matières colorantes, celles de draps, de velours et de dentelles, les usines qui traitent les résidus, graisses et chiffons, celles qui produisent des cirages, des colles-fortes et des celluloïdes, les quincailleries, ferblanteries et clouteries ; dans la région de Sarrelouis, les aciéries de Ilostenbach et de Dilling, la fabrique de blindages de Dilling, la tréfilerie de Becking, la cristallerie de Wadgasse, la faïencerie de Vaudrevange.

Toutes ces mines et cette industrie représentent un actif important, dont la valeur est d’autant plus grande en ce moment que cette industrie a échappé à la destruction systématique par laquelle nos ennemis se sont efforcés d’anéantir la concurrence française. Dans l’énumération des mines données plus haut, on aura remarqué qu’une très forte partie du bassin appartenait hier encore au fisc allemand (prussien ou bavarois). Il a donc été particulièrement simple de faire rentrer dans notre indemnité de guerre « la propriété entière et absolue, franche et quitte de toutes dettes ou charges (avec droit exclusif d’exploitation) des mines de charbon du Bassin de la Sarre. » On regrettera seulement que, d’après le texte du traité, cette propriété soit prévue seulement pour 15 ans, avec rachat possible ensuite à un prix d’expertise. Nous allons assister là, par le fait de la transaction Wilsonienne, à une expérience sociale et ouvrière d’une bien étrange complication. Verrons-nous en outre le domaine français exploiter lui-même ? Le fisc allemand a expérimenté cette solution et, malgré ses méthodes de fermeté militarisée, il est arrivé aux résultats les plus fâcheux pour le développement de la production comme pour les bénéfices financiers. Le rendement ouvrier n’excédait pas 229 tonnes par an dans les mines de l’Etat, quand il était de 260 à la mine privée Hostenbach. Le prix de revient était, dans les mines gouvernementales, supérieur de 16 pour 100 à celui des mines non officielles. Enfin, le bénéfice y atteignait a peine un mark par tonne. La rétrocession à des particuliers donnerait certainement des résultats plus favorables.

Quant aux affaires privées, elles vont suivre le sort des mines domaniales. Nous rappelons que certaines d’entre elles appartiennent déjà à des compatriotes : soit celles qui nous ont été prises en 1871 ; soit, exemple de fidélité plus remarquable, celles qui ont été ravies en 1815. L’affaire de Dilling (mines et usines) est un curieux exemple de ce dernier cas. Il y a peu d’années, la direction était encore française, les assemblées générales se tenaient en français et, aujourd’hui même, malgré la pression officielle et les efforts insidieux des Allemands pour y prendre pied, près de la moitié des actions (44 pour 100) appartiennent à des Français.

De tels exemples et le nom de Louis XIV, incrusté à jamais dans celui de Sarrelouis, suffiraient, s’il en était besoin, pour répondre à ceux qui, ayant tout oublié, se sont associés à nos ennemis et ont prétendu considérer notre revendication intégrale de la Sarre comme une fantaisie de métallurgistes.


L. DE LAUNAY.

  1. Voyez la Revue du 15 juillet 1916.
  2. Voyez la Revue du 1er septembre 1915. Voir, sur l’histoire de la Sarre, le beau livre de M. Babelon, Sarrelouis et Sarrebrück, 1918, et son article sur Sarrebrück et la diplomatie prussienne en 1815, dans la Revue du 15 juin 1918.