La Valeur minière et industrielle de l’Alsace-Lorraine/02

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La Valeur minière et industrielle de l’Alsace-Lorraine
Revue des Deux Mondes6e période, tome 54 (p. 180-201).
LA
VALEUR MINIÈRE ET INDUSTRIELLE
DE L’ALSACE-LORRAINE

II[1]


LA POTASSE

Les richesses dont nous avons parlé dans notre premier article, la houille et le fer, sont généralement connues et appréciées à leur juste valeur. Il n’en est peut-être pas de même de la potasse, en dehors des milieux industriels et agricoles. Cependant les potasses de Mulhouse présentent, pour la France, un intérêt capital, dont on se fera une idée quand nous aurons expliqué brièvement à quoi sert la potasse, quelle était la situation tout à fait spéciale de son commerce avant la guerre et ce que celui-ci va devenir après la paix.

Les sels de potasse sont nécessaires, on le sait, à toute une série d’industries chimiques dont je me borne à rappeler les principales : fabrication des savons mous, des verreries façon Bohême, de divers explosifs, traitement des minerais d’or par le cyanure de potassium, médecine, photographie, etc. Mais l’emploi qui nous touche le plus, c’est l’agriculture. Les plantes consomment de la potasse ; et la quantité, souvent considérable, de ce corps que l’on trouve en elles à l’analyse explique comment, si l’on veut procéder à des cultures intensives, il est nécessaire de restituer artificiellement au sol cette potasse, absorbée par la végétation et, en conséquence, éliminée. Les engrais potassiques sont particulièrement utiles pour les céréales, la vigne, le coton, le tabac et les arbres fruitiers.

Pendant longtemps, l’industrie de la potasse est restée rudimentaire comme beaucoup d’autres. On n’employait pas de potasse en engrais, ou du moins on se bornait à savoir qu’il était bon de jeter des cendres sur le sol, et que la végétation poussait mieux quand on avait, au préalable, défriché les broussailles par l’incendie. Le salpêtre consommé dans la poudre noire était alors une des principales applications de la potasse, et on l’extrayait couramment des vieux plâtras, ou de quelques petits gisements indous. Quant à la potasse industrielle, ou carbonate de potasse, on l’obtenait surtout par un procédé barbare qui consistait à brûler des forêts pour lessiver leurs cendres, utilisant ainsi le travail des plantes qui avaient commencé par s’assimiler les traces d’éléments potassiques disséminées dans certains minéraux du sol. Si l’on calcule qu’un kilogramme de bois donne, en moyenne, 1 à 2 grammes de potasse, 4 à 5 pour les essences les plus favorables comme les sureaux et les noisetiers, on conçoit les déboisements qui étaient indispensables pour obtenir les quelques milliers de tonnes alors annuellement consommées dans le monde. Mais, depuis 1861, le caractère de cette industrie a totalement changé. C’est à cette date, en effet, que l’exploitation de la potasse fut organisée en grand dans les mines allemandes de Stassfurt en Anhalt. Et bientôt, ce gisement, par son importance minéralogique énorme, par la puissance des industries chimiques auxquelles il donna lieu, acquit un véritable monopole mondial, en même temps que la propagande commerciale, développée par des groupes industriels puissants, contribuait à répandre, à populariser partout l’usage des engrais potassiques.

En trente ans, de 1880 à 1910, la consommation de potasse dans le monde a grandi dans la proportion de 1 à 30, et toute cette potasse, à peu près sans exception, est venue d’Allemagne. La potasse, le « kali », suivant son nom germanique, s’est trouvée ainsi constituer une arme économique redoutable suspendue sur le monde entier. Le monde entier était forcé de demander à l’Allemagne cette clef de son agriculture. L’Amérique elle-même, dont le territoire si vaste renferme tant de richesses minérales et de si variées, n’échappait pas à la loi générale.

Et cette situation devint bientôt d’autant plus grave que le gouvernement allemand, très au fait des armes économiques comme des autres instruments de guerre, prit les mesures voulues pour être, lui État, maître du marché mondial. Il possédait quelques-unes des principales mines ; il imposa sa volonté aux autres, qui durent se grouper sous sa direction. Puis, devenu ainsi le maître incontesté, il profita largement de sa force dans l’intérêt du parti agricole, si puissant à la cour de Berlin. Les prix de vente aux agriculteurs allemands furent maintenus très inférieurs aux prix de l’exportation.

Les choses en étaient là, et Stassfurt restait sans aucun concurrent sérieux, quand, à partir de 1904, des chercheurs alsaciens et français découvrirent, pour la première fois, un autre grand gisement susceptible d’entrer en lutte, celui de la Basse-Alsace. Ce fut, on doit l’avouer, par hasard. On cherchait de la houille près de Mulhouse, à Wittelsheim ; on rencontra de la potasse (que l’on confondit même au début avec le sel dans lequel elle est encaissée), et on ne s’en plaignit pas. Bientôt les sondages se multiplièrent. À la première société Amélie, qui avait foré 165 sondages, s’ajouta la société Sainte-Thérèse, et les explorations limitèrent le gisement profond, préparant la voie aux puits d’exploitation que l’on commença ensuite à creuser.

D’importants capitaux français étaient engagés dans ces recherches ; les Américains, de leur côté, avaient acheté deux des mines nouvelles ; le gouvernement allemand sentit le danger et, par une loi de 1910, il mit la main sur la potasse alsacienne, en livrant tout ce commerce à un syndicat officiel et obligatoire, le kalisyndicat (fondé quelques années auparavant, en 1902), qui fut chargé de réglementer la production et d’assurer les prix. Dans ce syndicat, la part du lion fut attribuée à Stassfurt et une portion minime à l’Alsace. Le malheur voulait qu’à cette époque l’Alsace fût allemande, en sorte que la découverte nouvelle n’avait en rien atténué la situation de servitude où restait, pour la potasse nécessaire à ses champs, tout le monde civilisé.

Enfin, peu avant la guerre, on rencontra un troisième gisement important, celui de Cardona en Catalogne. On se mit immédiatement à l’étudier et un groupe Franco-belge s’y intéressa vivement. Néanmoins, on n’en était encore qu’aux espoirs et la potasse continuait à venir totalement d’Allemagne (pour la plus grande part de Stassfurt, pour une faible fraction de Mulhouse) ; les financiers allemands jouaient même à tour de bras sur les affaires de potasse et venaient de provoquer ce qu’on appela « la crise du Kali, » quand la guerre éclata. Nous faillîmes alors manquer de la potasse indispensable pour nos industries, nécessaire pour transformer en nitrates de potasse les nitrates de soude du Chili destinés à nos explosifs. La logique eût commandé d’accélérer les recherches de Catalogne ; des raisons très complexes en amenèrent, au contraire, l’arrêt temporaire. Heureusement, il arriva alors ailleurs ce qui se produit toujours dans des cas semblables, quand une matière minérale fait défaut et quand on est disposé à la payer le prix nécessaire. On en découvre vite les quantités voulues et, souvent même, comme on a cherché avec une activité particulière, comme l’attention a été spécialement attirée sur cet effort, le prix de vente final est moins élevé qu’on ne l’aurait cru.

En ce qui concerne la potasse, on peut répéter ce que j’ai eu l’occasion de dire pour le fer, sur la répartition banale et courante d’une substance que je viens de signaler comme rare. La moyenne des roches éruptives quelconques en renferme près de 3 pour 100 et certains minéraux communs arrivent à 12 ou 15 pour 100. C’est même pour cela que la végétation a pu vivre si longtemps sans engrais potassiques, aux dépens du sol naturel, défoncé par la charrue et ameubli. Il a donc été possible de concevoir, et parfois d’installer des usines qui extrayaient la potasse de semblables minéraux triés. Mais on n’a même pas eu besoin, pour soutenir la guerre, de recourir à une extraction difficile. On a rencontré à temps quelques petits gisements utilisables, sinon comparables à ceux de Stassfurt et de Mulhouse : les uns aux États-Unis, dans le Death Valley californien et dans le Nebraska, qui ont produit une quinzaine de mille tonnes calculées en potasse, à un prix très élevé (environ huit fois le prix d’avant-guerre) ; les autres sur la Mer Rouge, aux confins de l’Erythrée italienne et de l’Abyssinie, On a eu recours aux ressources des eaux marines. Un peu de potasse allemande a sans doute aussi filtré jusqu’à nous. Et l’on a pu ainsi atteindre l’armistice, sans que les armées alliées aient manqué de ce corps indispensable.

Maintenant, la paix est signée et la potasse alsacienne est devenue française. Nous pouvons compter sur elle pour alimenter notre consommation intérieure et, espérons-le, pour fournir plus tard une importante exportation. Il y a donc là une situation toute nouvelle qui nous intéresse tous comme un enrichissement de notre pays, mais qui touche particulièrement les agriculteurs français, auxquels la potasse, réservée depuis cinq ans pour les usages militaires, a tellement fait défaut. C’est cet état nouveau que nous allons examiner, en faisant remarquer d’abord que la désannexion de l’Alsace n’est pas le seul fait récent de nature à ébranler l’édifice industriel, toujours si puissant, de Stassfurt. Il n’existe plus de monopole attribué à un pays ; non seulement parce que les gisements utilisés avant et pendant la guerre vont continuer à produire, mais aussi parce que l’Espagne, où les sondages viennent d’être achevés avec des résultats favorables, va entrer en lice.

Pour un avenir plus éloigné, il est, en outre, bien vraisemblable que, parmi les innombrables masses de sel gemme reconnues dans le monde, souvent sur plusieurs centaines de mètres d’épaisseur, plus d’une contient des sels potassiques restés inaperçus. Le champ est donc ouvert à une concurrence qui, par une exception bien rare, pourrait amener, pour la potasse, une baisse de prix momentanée lorsque les énormes besoins actuels seront comblés et les projets d’installation exécutés.

Décrivons, en quelques mots, ces gisements alsaciens et montrons quelle va être leur situation industrielle. Nous allons, pour cela, commencer par évoquer les temps lointains où ils se sont constitués. Ce retour en arrière n’exige à peu près aucun appel aux termes techniques et il va nous instruire sur un épisode émouvant, décisif, de l’histoire géologique dans un pays que nous aspirons, de toutes façons, à mieux connaître.

Comment s’est déposée dans le sol la potasse d’Alsace et, d’une manière plus générale, comment se sont formés tous les gisements de potasse ? Il faut concevoir que, comme la soude, cet autre principe alcalin représente, dans les terrains où on le rencontre, l’indice d’une ancienne mer, d’une lagune évaporée. Là où l’on observe aujourd’hui en profondeur des sels de potasse ou de soude, on peut dire qu’à l’époque où leur dépôt s’est constitué, une portion de mer s’est trouvée isolée par les mouvements du sol, emprisonnée dans un continent comme un chott saharien et soumise à une évaporation intense sous un climat désertique.

Cette évaporation a donné beaucoup plus souvent des dépôts de soude (sous la forme de sel gemme) que de la potasse : les sels de potasse étant toujours incorporés dans une épaisse masse de sel sodique, tandis que la plupart des gisements sodiques ne contiennent pas de potasse. Et, cependant, l’un et l’autre élément chimique ont commencé par être empruntés au lessivage des mêmes roches par les mêmes eaux courantes : des roches, dans lesquelles la potasse est en proportions très analogues à celles de la soude. L’inégale répartition de leurs dépôts tient à ce que les sels de soude ont été en plus forte quantité se perdre dans la mer, où on retrouve, en effet, quatre fois plus de sodium que de potassium. Et c’est aussi parce que l’évaporation de cette mer, où la soude domine, commence par donner des dépôts de sels sodiques, de sels gemmes, tandis que, pour arriver à la précipitation de la potasse, il faut des conditions très rarement réalisées.

Deux fois surtout dans l’histoire du continent européen, de telles évaporations de mers ont pris une intensité toute particulière : à la fin des temps primaires et au début des temps secondaires ; dans les deux cas, en relation avec de vastes dislocations de l’écorce qui amenaient une instabilité particulière du sol, avant et après les grandes surrections de chaînes montagneuses. À la première période ancienne appartiennent, notamment, les potasses de Stassfurt, les sels de Lorraine et ceux que les sondages recoupent un peu partout, parfois sur plusieurs centaines de mètres d’épaisseur, dans le sous-sol allemand ; à la seconde, les potasses de Mulhouse, de Cardona (en Catalogne) et de Galicie, avec les immenses masses de sel gemme qui donnent lieu à de si pittoresques exploitations en Transylvanie et en Roumanie. C’est là une différence d’âge qui sépare aussitôt grandement les deux gisements de Mulhouse et de Stassfurt. Nous allons voir qu’en outre leur constitution chimique n’est pas la même.

Si nous nous reportons au moment où la potasse alsacienne s’est accumulée, dans le début de cette période tertiaire que l’on appelle « l’oligocène, » nous devons imaginer un état de l’Europe bien différent de celui auquel nous sommes accoutumés. Les Pyrénées viennent, il est vrai, de surgir ; mais les Alpes n’existent pas encore et, à leur place, un long bras de mer suit à peu près la courbe extérieure de la chaîne actuelle. Le pays que nous appelons aujourd’hui l’Alsace, est occupé par une saillie granitique continue associant les Vosges à la Forêt Noire. Il n’existe pas de vallée du Rhin.

C’est alors que, brusquement, de profondes et larges crevasses rectilignes, de véritables effondrements Nord-Sud, à peu près parallèles, s’ouvrent presque simultanément dans le Plateau Central et dans les Vosges. D’un côté se creusent les vallées du Cher, de l’Allier et de la Loire ; de l’autre, la vaste dépression, dans laquelle coule aujourd’hui le Rhin. Alors, dans ce sillon rhénan, la mer pénètre et l’arrivée précaire de ces eaux marines, leur évaporation dans le Sud, dans le Nord leur conflit avec des eaux douces, provoquent deux phénomènes à peu près contemporains, dont les effets sont pour nous bien distincts, mais que réunit pourtant une connexité intime. À Mulhouse, un lambeau de mer isolé, emprisonné, sans affluents suffisants et sans issue, s’évaporant sous un ciel torride, donne la potasse. À Pechelbronn, en Haute-Alsace, dans la zone de conflit entre la mer et les fleuves, des organismes s’accumulent, concentrés sous un bain de saumure et subissent ce mode de décomposition spécial qui produit les huiles minérales.

La conséquence pratique, pour la potasse, c’est le dépôt des sels potassiques en une sorte de gâteau aplati, de large disque elliptique pouvant occuper 25 kilomètres de long sur 12 ou 13 de large, avec une épaisseur utile d’environ 5 mètres : gâteau englobé dans 2 ou 300 mètres de sel gemme et bientôt enfoui sous d’autres terrains stériles, en sorte que nous le rencontrons aujourd’hui entre 400 et 600 mètres de profondeur. Au centre, le disque se renfle ; sur les bords, il s’amincit et s’atrophie.

D’une façon plus précise, il existe, au Nord-Est de Mulhouse, une aire comprise entre Metenheim au Nord et Reiningen au Sud ; entre Sennheim à l’Ouest et Sausheim à l’Est, dans laquelle on trouve deux couches de potasse séparées par environ 20 mètres de stérile : la couche supérieure épaisse de 1 m. 15, la couche inférieure de 4 m. 15. On a évalué la couche supérieure à 98 millions de mètres cubes, répartis sur 84 kilomètres carrés et la couche inférieure à 603 sur 172 kilomètres carrés : ce qui, en chiffres ronds, donne (la densité étant de 2,1) : 1 500 millions de tonnes de sels de potasse, ou 300 millions de tonnes comptées en potasse pure, suivant le mode de calcul habituellement adopté pour n’avoir pas à faire intervenir les teneurs très variables que peuvent présenter les sels vendus. D’autres estimations arrivent même à 2 milliards de tonnes.

J’ai dit que les minerais de Mulhouse et ceux de Stassfurt diffèrent par leur constitution chimique. Cette différence est à l’avantage de Mulhouse, où l’on peut économiser en partie les traitements coûteux et compliqués auxquels les sels de Stassfurt doivent être soumis. Les couches de Mulhouse, composées de bandes alternativement grises et rouges, sont constituées principalement par un mélange des deux chlorures potassique et sodique (sylvine et sel gemme). Les bandes rouges, teintées par de l’oxyde de fer, contiennent surtout le sel de potassium et les grises le sel de sodium. La teneur en chlorure de potassium varie le plus souvent, dans la couche utile, de 20 à 68 pour 100 et y descend rarement au-dessous de 10 pour 100. Les minerais sont très purs et ne contiennent que des quantités insignifiantes de sels magnésiens : ce qui permet de les employer directement en agriculture et simplifie beaucoup leur raffinage chimique, presque élémentaire, si on le compare au traitement que doivent subir les « carnallites » de Stassfurt.

L’industrie potassique de Mulhouse est, je l’ai dit, récente et a été paralysée par les restrictions que lui imposait le syndicat allemand. À la suite du premier forage heureux exécuté à Wittelsheim en 1904, nous avons vu que l’on avait créé un premier siège d’extraction à la mine Amélie de Wittelsheim. Ce puits, profond de 600 mètres, a demandé deux ans de travail et une dépense de 2 500 000 francs. On a dû y employer les procédés de congélation pour traverser les zones aquifères. Il a été terminé et a commencé à expédier les premiers wagons de potasse alsaciens en janvier 1910. En 1912, cette mine occupait 200 hommes et produisait 300 tonnes de sel potassique par jour. On a installé ensuite 14 autres puits semblables et d’égale capacité, puits très modernes avec des moteurs électriques actionnés par une centrale thermique. Quand la guerre a éclaté, on calculait que les 15 puits alsaciens auraient pu facilement extraire 1 500 000 tonnes de sels bruts par an, à raison de 100 000 tonnes par puits : soit 350 à 400 000 tonnes de potasse pure ; mais le syndicat allemand les avait limités à 80 000 tonnes de potasse, ce qui correspondait au dixième de la production allemande, équilibrée sur la consommation mondiale.

Pour donner une idée de ce régime disparu, je dirai seulement que, d’après la loi du 25 mai 1910, réglementant la vente des sels de potasse dans toute l’Allemagne, la mine Amélie, la seule exploitée à ce moment, avait droit à un tantième de 14,74 millièmes (12,07 en 1913), dans la production totale de l’Empire : soit 9 000 tonnes de potasse pure, ou 45 000 tonnes de sels de potasse bruts, correspondant seulement à une extraction de 15 wagons par jour. Les coefficients beaucoup plus faibles des autres mines variaient de 2,87 à 3,59 pour 100.

Au moment où nous avons repris possession du pays, il existait en Alsace, quatre groupes divisés chacun en un certain nombre de « Gewerkschaften : » la Kali Sainte-Thérèse, société par actions à capital français ; la Deutsche Kaliwerke, émanation de Stassfurt, qui a racheté en 1910 la mine Amélie ; Wintershall (ou Laupenmuhle) ; Hohenzollern (appartenant à Roechling). Le gouvernement d’Alsace-Lorraine était intéressé dans les deux derniers. Capital total : 90 millions.

Je rappelle ici en quoi consiste ce type de la « Gewerkschaft, » que nous venons de rencontrer et qui peut offrir quelque intérêt dans l’avenir. En Allemagne, les seules sociétés dites Gesellschaften, sont soumises à un code de commerce uniforme pour tout l’Empire. La Gewerkschaft (qui s’applique seulement aux mines) constitue, au contraire, un type propre à chaque État confédéré. Elle est formée d’un certain nombre de parts, dont les propriétaires sont appelés à fournir les capitaux nécessaires au fur et à mesure des besoins. Le maintien d’une disposition semblable serait de nature à faciliter bien des problèmes miniers en Alsace-Lorraine.

En gros, on peut admettre qu’un tiers du gisement appartient, sous la forme d’une société allemande, à des capitaux français et le reste à un trust allemand, dans lequel les intérêts alsaciens et français ne sont pas négligeables.

Voyons maintenant ce qui va se passer dans l’Alsace redevenue française. Nous avons, pour envisager l’industrie potassique, le choix entre deux points de vue : celui de l’agriculteur qui consomme ; celui du mineur qui produit. Le premier représente évidemment, en principe et abstraction faite des décisions officielles qui ont pu être prises en Alsace, un intérêt plus général ; mais le second importe également à la richesse nationale et tous deux, quoiqu’au premier abord contradictoires, peuvent se concilier. Le gouvernement allemand avait su y réussir et les agriculteurs allemands obtenaient de la potasse à bon marché, quoique les affaires de « Kali » fussent, grâce à l’exportation, très brillantes. Rien ne nous empêcherait d’adopter une ligne de conduite analogue, sauf à tenir compte de ce que la situation mondiale est loin de rester la même. Une certaine réglementation, dont l’Etat n’est pas l’arbitre nécessaire, mais dans laquelle on peut admettre son intervention, offre des avantages pour une substance dont le marché est aussi spécial et où l’on doit, pour être prudent, tenir compte de deux considérations opposées : la loi d’accroissement très rapide qui va accélérer les demandes et la possibilité de découvertes géologiques qui peuvent multiplier plus tard les concurrences.

Pour la période actuelle, c’est l’avidité de potasse qui va dominer. Le monde a été privé de cette substance depuis cinq ans et, partout, on aspire au moment où l’on pourra restituer aux champs les engrais, faute desquels les récoltes deviendraient bientôt déficitaires. Nous sentons vivement ce besoin en France, et jusqu’à ce que nos installations d’Alsace aient reçu leur développement, un emprunt temporaire à Stassfurt demeurera nécessaire ; mais la disette de potasse n’est pas moindre aux États-Unis, où on a dû, pendant la guerre, payer la potasse huit fois son prix d’avant-guerre. Avant que les exportations allemandes aient repris toute leur intensité, on imagine là, pour Mulhouse, un marché à conquérir. Telle que la paix a été signée, obtiendrons-nous une partie notable de cette fructueuse clientèle ? Cela dépendra beaucoup de la mesure dans laquelle l’Etat français saura se montrer commerçant avisé. Il aura là une balance délicate, à établir entre les besoins de nos agriculteurs et les intérêts de notre commerce national ou du trésor public. Tout au moins devons-nous supposer qu’on ne sacrifiera pas à la fois les uns et les autres en livrant une grosse partie de cette industrie si capitale à des groupements étrangers, fussent-ils même choisis parmi nos meilleurs alliés…

Les chiffres relatifs à la consommation mondiale sont les suivants. Le monde absorbait, avant la guerre, environ 1 000 000 tonnes de potasse par an (12 000 000 tonnes de sels bruts) : soit, en chiffres ronds, 6 000 000 tonnes de kaïnite (sulfate de potassium mêlé à des sels magnésiens et tenant 12,4 p. 100 de potasse) et le reste en d’autres sels à teneur plus élevée provenant surtout des carnallites (chlorure marchand à 75 p. 100 de chlorure pur ; engrais préparés à 20 ou 48 p. 100, etc.) Tous ces engrais étaient taxés par l’Allemagne d’après leur teneur en potasse. Ainsi, la carnallite à 9 p. 100 minimum de potasse valait, en Allemagne, 11 a 15 francs la tonne de 1 000 kilos ; la kaïnite (à 12,4 p. 100), 19 francs ; le chlorure de potassium (à V)0 p. 100 de chlorure pur), 17 fr. 50, etc. et ces prix du commerce intérieur étaient majorés d’environ un quart pour la vente à l’étranger.

Dans ces conditions, la taxation n’empêchait pas le bénéfice commercial d’être énorme. On l’estimait à moitié du prix de vente. La concurrence qui va s’exercer pourra donc provoquer des prix plus favorables aux cultivateurs, sans que l’industrie minière alsacienne, libre désormais de développer sa production, en pâtisse. Au contraire, une entente internationale destinée à hausser artificiellement les prix de la potasse, équivaudrait, si elle n’était pas accompagnée d’un dégrèvement notable pour la consommation intérieure, à un véritable impôt de plus sur nos champs.

J’ai déjà fait remarquer l’une des particularités de ce marché : le monopole mondial que possédaient les Allemands et dont on retrouve tout au plus deux autres équivalents dans le monde minéral, pour deux substances d’un intérêt pratique infiniment moindre, les diamants du Cap et le platine de l’Oural (à peine concurrencé par la Colombie). Il est un autre point à retenir, c’est la facilité qu’offrent les gisements potassiques pour réaliser, si on le désire, aussi bien à Mulhouse qu’à Stassfurt, une production largement supérieure aux chiffres actuels. Dans les deux cas, on peut fournir beaucoup plus à une consommation mondiale croissante, avec des prix de revient très bas. Les deux grands centres potassiques présentent pourtant cette différence importante que Stassfurt possède une industrie ancienne, depuis longtemps organisée en grand techniquement et commercialement, tandis que l’industrie de Mulhouse est toute neuve. Les produits de Mulhouse, qui sont de qualité supérieure, ont donc besoin d’un peu de temps pour se faire leur place légitime.

Cette place ils ne sauront manquer de l’obtenir. Mais, dès que l’on envisage un avenir plus éloigné, on s’aperçoit combien a été factice la combinaison allemande, grâce à laquelle on a réussi à vendre très cher et à faire considérer comme rare une substance, en réalité aussi abondante que la potasse. Il se passe lace que nous retrouverons tout à l’heure pour la soude. Dans un cas comme dans l’autre, des artifices commerciaux, compliqués de fiscalité, ont réussi à faire payer un prix excessif une substance indispensable, dont les réserves naturelles suffiraient, si on laissait le marché libre, à alimenter largement et économiquement nos besoins. Ne l’oublions pas dans nos calculs d’avenir au moment où nous allons nécessairement ébranler ce château de cartes et où les exploitations espagnoles vont le secouer à leur tour.

Ainsi Stassfurt seul a été considéré comme contenant quelques 15 ou 20 milliards de tonnes de sels potassiques : soit assez de minerais pour atteindre rapidement, comme chiffre de vente, 600 millions par an (aux cours d’avant-guerre), un milliard annuel peu d’années après et pour alimenter, dans ces conditions, la consommation mondiale pendant cinq siècles. J’ai dit que l’Alsace pouvait contenir 1 500 millions à 2 milliards de tonnes de sels potassiques, ou 300 à 400 millions de tonnes de potasse pure : soit encore trois siècles de consommation mondiale. Maintenant, on nous affirme que le gisement espagnol de Cardona peut renfermer 100 ou 150 millions de tonnes. Je laisse de côté les gisements abyssins, insignifiants à côté de ces chiffres avec leurs 20 000 tonnes d’extraction annuelle, comme ceux des États-Unis, bien pauvres jusqu’à nouvel ordre et, d’ailleurs, réservés à la consommation d’un autre continent. Voilà donc, sans escompter aucune découverte future, la consommation du monde assurée pour un nombre de siècles sur lequel nous ne sommes guère accoutumés à spéculer en industrie minérale.

Examinons encore, puisque nous sommes désormais intéressés comme producteurs et non plus seulement comme consommateurs, la méthode commerciale suivie jusqu’ici. La politique du « Kali » allemand a consisté sans doute à développer la consommation par une propagande très habile, et on y a réussi dans une large mesure, puisque la vente des sels potassiques a doublé tous les sept ans depuis la mise en valeur de Stassfurt en 1861, suivant une loi dont on connaît les effets rapides dans le problème classique des grains de blé sur les cases d’un échiquier. Mais, en même temps, on s’est attaché à éviter la surproduction et à ne pas favoriser le consommateur étranger, sans aller jusqu’à rehausser les prix une fois acceptés par lui, mais sans admettre non plus de les diminuer. Cet état de choses est sur le point de changer et, dans ce domaine particulier, la paix amènera la guerre…, jusqu’au jour où un traité provisoire divisera peut-être le monde en deux zones de vente, comme cela tend à se produire pour le pétrole. Une lutte ne pourra manquer de s’engager entre Mulhouse et Stassfurt (en attendant Cardona), pour s’assurer les marchés neutres ou alliés : la consommation de sa propre nation étant naturellement réservée à chacun des deux producteurs. Comme cette lutte va être en fait conduite par les deux gouvernements français et allemand, appelés à jouer le rôle, si violemment décrié, des grands trusts régulateurs et accapareurs, il sera curieux et instructif, pour le simple spectateur désintéressé, d’en suivre les péripéties, d’en apprécier la stratégie et d’en marquer les coups.

Après ce que j’ai dit précédemment, à propos du fer, sur les conditions erronées dans lesquelles on évalue un minerai en terre, après les réflexions que je viens d’ajouter sur les transformations auxquelles est exposé pour l’avenir le commerce de la potasse, est-il nécessaire d’estimer en argent les gisements de potasse alsaciens ? Je crois bon cependant de rectifier des chiffres très fantaisistes qui ont été mis en circulation et qui ont quelquefois servi de base à des programmes de nationalisation singuliers. Les deux milliards de tonnes de sels bruts que peut renfermer le bassin de Mulhouse valaient, en moyenne, avant la guerre, 30 francs la tonne, et donnaient 15 francs par tonne de bénéfice net. C’est l’un ou l’autre de ces derniers chiffres que l’on a adopté pour calculer, par une multiplication élémentaire, une valeur de 60, ou du moins de 30 milliards. Mais, sous le régime allemand, avec une extraction réduite à 80 000 tonnes de potasse, le bénéfice annuel pouvait être estimé seulement à 5 ou 6 millions de francs, susceptible de rémunérer à peine une centaine de millions. L’extraction, nous l’avons vu, sera beaucoup augmentée ; néanmoins, pour bien des raisons, le bénéfice par tonne sera moindre (en supposant même des industries privées) : effet direct et indirect des charges fiscales ; prix de la main d’œuvre accru ; fluctuations possibles pour le prix de vente. Une valeur réelle de 2 milliards paraît un maximum. Dans ces conditions, il serait imprudent de surfaire l’acquisition d’une richesse, qui, ne l’oublions pas, appartient déjà, pour une grosse part, à des Français.


IV. — LE SEL GEMME

Les mines de potasse alsaciennes vont acquérir de la valeur en changeant de pays, par le fait seul qu’une frontière les séparera désormais de Stassfurt. Le cas ne sera pas le même pour les mines de sel gemme lorraines, qui rentrent en France, en y apportant une industrie de la soude connexe. Nous avions déjà trop de sel gemme pour notre consommation (sans parler des réserves illimitées que renferme la mer). C’est une matière qui ne se prête pas à l’exportation. L’industrie du sel est, je vais l’expliquer, pour des causes toutes différentes, un édifice aussi artificiel que celui de la potasse : édifice dont toute la prospérité repose sur des conventions commerciales entre producteurs et sur des limitations de production. Les mines de Lorraine ne pourront donc se faire leur place en France qu’en se substituant pour partie à nos industries antérieures, sans bénéfice général bien sensible. Aussi je serai très bref sur ce sujet.

En deux mots, la France consomme par an environ 1 400 000 tonnes de sel, dont 345 000, allant à la consommation domestique, ne sont susceptibles d’aucune augmentation. L’exportation, qui monte, en chiffres nets, à 130 000 tonnes, tend plutôt à se réduire qu’à augmenter par suite de la concurrence mondiale, très activement exercée pour une substance aussi commune. L’agriculture et la pêche n’absorbent qu’un petit tonnage sans intérêt d’environ 75 000 tonnes. Le seul chapitre où il y ait quelque marge est donc celui des industries chimiques qui, en temps de paix, se bornent presque au carbonate de soude et à ses dérivés : la fabrication du chlore pour gaz asphyxiants ou de l’hydrogène pour ballons devant être à peu près supprimée par la cessation des hostilités.

Cette industrie de la soude absorbe, en France, 660 000 tonnes de sel, ou de saumure, pour produire 390 000 tonnes de soude Solvay. Elle grandit d’année en année et elle est appelée à s’accroître désormais dans la mesure où nous réussirons à éliminer l’industrie chimique allemande. Mais, d’autre part, la Lorraine désannexée nous apporte des gisements organisés pour produire 335 000 tonnes de sel (y compris la saumure directement transformée en soude), avec une population capable d’en absorber seulement 70 000 : soit un excédent de 265 000 tonnes. Le placement de ce tonnage impliquerait une consommation de soude française augmentant de moitié : progrès qui demandera tout au moins plusieurs années.

Or, les producteurs actuels de sel français se divisent en trois groupes : mines de Lorraine, de Franche-Comté et du Sud-Ouest ; marais salants de l’Atlantique ; salins de la Méditerranée. Sur ces groupes, deux seulement ont une réelle importance : la Lorraine et la Méditerranée. Les salins du Midi travaillent avec un prix de revient très bas (5 à 10 francs avant la guerre) et pourraient développer largement leurs installations, mais dépendent des conditions atmosphériques. La Lorraine, dont le gisement est pratiquement illimité, peut produire ce qu’elle veut avec un prix de revient qui, aux anciens cours du charbon, atteignait déjà 15 francs et qui sera sensiblement plus élevé désormais. Quant à la répartition de la production, elle est, en chiffres globaux, la suivante. La Lorraine, dans la partie restée française, produisait 950 000 tonnes. Avec la zone désannexée, cela fera 1 300 000. Les salins de la Méditerranée varient, suivant les années pluvieuses ou sèches, du simple au double, entre 170 000 tonnes et 350 000. L’Atlantique atteint péniblement 100 à 150 000 tonnes. La Franche-Comté et le Sud-Ouest oscillent autour de 100 000 tonnes. Il y a longtemps que les deux gros producteurs auraient annihilé les autres, si la concurrence commerciale s’était librement exercée, et l’industrie des salins méditerranéens aurait pu, à son tour, en accumulant les stocks d’une année sur l’autre, alimenter seule une grande partie du marché.

Pour faire vivre des populations ouvrières accoutumées à ce travail, on a maintenu toute cette industrie dans un état d’équilibre instable, en constituant un syndicat à production limitée, avec rayons de vente déterminés pour chaque groupe. Dans un pays où l’on manque tellement de main-d’œuvre, c’est une de ces solutions irrationnelles qu’amène le régime électoral. La conséquence est que le consommateur arrive à payer 200 francs au détail (dont 100 francs d’impôt), ou même 600 francs en ce temps de vie chère une marchandise qui, extraite de la Méditerranée, revient en gros à 5 ou 10 francs. Et l’on ne peut pas, dans un cas semblable, admettre qu’un abaissement des prix entraînerait une augmentation de la consommation domestique. La quantité de sel nécessaire à l’homme pour vivre est invariable et ne dépend que du climat.

Nous trouvons donc ici, en Lorraine désannexée, une industrie très intéressante, puisqu’elle est déjà presque entièrement française, à laquelle on sera heureux de rendre sa place en se serrant et en restreignant le pourcentage des anciennes exploitations, mais qui n’apportera pas à la France un accroissement sensible de richesse. Pendant quelques années, nous aurons certainement avantage a exporter des sels lorrains en franchise sur le territoire allemand, afin de leur conserver momentanément une partie de leurs anciens consommateurs.

Le bassin de sel gemme, auquel s’appliquent ces observations, est le prolongement géologique des salines de Nancy, Dombasle, Einville, etc.[2]. Il s’étale, au voisinage de l’ancienne frontière, sur 30 kilomètres de large, entre Château-Salins et Rechicourt, passe à Dieuze, et, après une interruption, reparaît, suivant le même axe Nord-Est, à Sarralbe, entre Sarrebourg et Sarreguemines. La majeure partie de la production est fournie par deux importantes affaires : les établissements Solvay, qui produisent l’équivalent de 229 000 tonnes à Sarralbe et Château-Salins (100 000 tonnes de soude représentant 200 000 tonnes de sel), et les salines domaniales de l’Est, restées presque exclusivement françaises, qui donnent 83 000 tonnes (sel et soude) dans leurs salines de Dieuze. Quatre ou cinq autres petits groupes produisent, en outre, au total, une trentaine de mille tonnes.


V. — LE PÉTROLE

On sait que nous ne possédons pas de pétrole en France ; les mêmes influences politiques paralysantes, qui ont contribué à nous priver de houille et de fer pendant la guerre, ont empêché que l’on explorât les zones pétrolifères hypothétiques de notre territoire. L’État s’est borné à annoncer le projet d’entreprendre des recherches lui-même. Aussi saluons-nous avec satisfaction le retour dans nos frontières d’un petit bassin pétrolifère, à la vérité peu important, mais susceptible néanmoins de fournir, pendant quelque temps, un tonnage annuel d’au moins 40 000 tonnes. Cette région pétrolifère d’Alsace est située au Nord-Ouest de Strasbourg, autour de Pechelbronn, où elle occupe une ellipse comprise : entre Wissembourg et Saverne, dans le sens Nord-Est-Sud-Ouest ; entre Niederbronn et Haguenau, dans le sens perpendiculaire. Il n’est peut-être pas sans intérêt, pour l’avenir d’autres explorations, de rappeler les phases successives par lesquelles cette exploitation a passé.

Depuis la fin du XVIIIe siècle, on connaissait déjà là, de tous côtés, à Pechelbronn, Lobsann, Soultz-sous-Forest, des imprégnations bitumineuses ou asphaltiques, auxquelles, dès 1849, le géologue français Daubrée avait consacré une description méthodique. On travaillait alors en petit et à faible profondeur, jusqu’à 70 mètres, par puits et galeries, et l’on fabriquait surtout de la graisse minérale commune, avec très peu d’huile lampante. C’est en 1880 seulement qu’on eut l’idée d’aller rechercher par sondages les nappes pétrolifères originelles, non altérées, à huile moins épaisse, d’où ne pouvaient manquer de provenir les épanchements hydrocarbures superficiels, et l’on rencontra ainsi, jusqu’à 300 mètres de profondeur, un certain nombre de lentilles sableuses pétrolifères, sur lesquelles, dans les vingt années suivantes, on a installé près de six cents sondages. À Pechelbronn, par exemple, il y a trois lentilles pétrolifères principales vers 70, 150 et 300 mètres de profondeur, qui dessinent en plan des veines allongées. On a réalisé, de cette manière, jusqu’à la guerre de 1914, une production annuelle de 25 à 30 000 tonnes (33 500 en 1910). Le rendement moyen des puits n’excédait pas d’ordinaire 800 kilogrammes par jour (5 à 6 barils de 130 kilos), mais atteignait exceptionnellement 5 tonnes (30 barils). Quand la guerre a éclaté privant l’Allemagne des importations qui avaient alimenté, jusque-là, son énorme consommation, on s’est trouvé amené à intensifier les exploitations du Hanovre et d’Alsace. Il s’est alors produit, à Pechelbronn, un retour imprévu à l’ancienne exploitation par abatage souterrain. Les sondages étaient économiques, mais pas assez rapides, et le prix du pétrole avait monté si fort qu’on a jugé avantageux d’aborder directement, par puits et galeries, la couche de sable pétrolifère, dans laquelle on s’est mis à recueillir les suintements d’huile, en employant au besoin des lessivages de la roche à l’eau chaude. On comprend aisément qu’il soit ainsi possible d’épuiser beaucoup plus complètement la nappe de pétrole que lorsqu’on se borne à l’atteindre de loin par ces trous d’aiguille appelés des sondages et par les pompes placées sur chacun d’eux. La méthode, il est vrai, n’est pas sans danger, car elle place les ouvriers en plein milieu de gaz combustibles et explosifs à forte densité, accumulés sur le sol des galeries. Mais, en temps de guerre, on ne regarde pas plus au péril qu’à la dépense, et l’on a pu ainsi doubler la production, avec un prix de vente dépassant 3 ou 400 francs (au lieu de 45 à 50 en temps normal).

Nous pouvons, d’ailleurs, présumer qu’il aura été fait ainsi une forte saignée dans le gisement, comme cela s’est produit pendant la guerre pour un grand nombre de champs pétrolifères mondiaux, notamment aux États-Unis. Le pétrole constitue une réserve épuisable tout aussi bien que la houille et, contrairement à certaines théories anciennes démenties par les faits, ce qu’on en a retiré ne se renouvelle pas. Or, en Alsace, d’après les résultats négatifs de sondages poussés jusqu’à 1 200 mètres, il est possible, sinon démontré, que les couches exploitées en ce moment soient les plus profondes, et les dernières à vider, de la formation pétrolifère.

Je me suis déjà trouvé rappeler précédemment, à propos de la potasse, par quel épisode de l’histoire géologique ce pétrole semble, suivant la thèse généralement admise, s’être constitué, presque au même moment où, à l’autre extrémité de l’Alsace, se déposait la potasse. Je n’y reviens pas et je me borne à compléter ce bref aperçu par quelques notions industrielles.

Nous avons vu tout à l’heure quelle était l’extension géographique de la zone pétrolifère. Mais, par une loi fâcheuse que l’on constate à peu près dans tous les champs de pétrole, la partie utilisable du bassin n’occupe qu’un espace très localisé dans cette zone, où l’huile minérale se présente partout ailleurs disséminée en proportions trop faibles. Les seuls points fructueux s’alignent à l’Est d’une faille qui limite vers l’Ouest cette espèce de fosse pétrolifère. On y trouve, du Nord au Sud : d’abord, le bassin principal de Pechelbronn et Soultz-sous-Forest occupant 10 à 12 hectares ; puis ceux de Gunstett, Biblisheim et Oberstritten (au Nord de Haguenau) ; enfin, à l’Ouest de cette ville, Uhlweiler.

Il y a, dans ce bassin, un certain nombre d’affaires allemandes, d’où les Français avaient été éliminés et qui, depuis 1910, étaient groupées, comme toutes les entreprises de pétrole allemandes, sous la direction d’une Société berlinoise, la Société allemande des pétroles (Deutsche Erdoel). Cette Société exploitait une concession de 45 000 hectares et raffinait le pétrole dans les trois usines de Pechelbronn, Biblisheim et Durenbach. Elle avait organisé, notamment, un système commercial assez adroit, fondé sur la multiplicité des produits fabriqués et sur la possibilité, en conséquence, de satisfaire tous les clients en faisant varier, non pas les prix, mais les qualités fournies. La répartition antérieure, qui subsistait a certains égards, comportait quelques autres affaires : la Société des mines de Pechelbronn, qui avait racheté, en 1905, à des Hollandais l’usine de Biblisheim ; la Société allemande de sondages (Walbourg) ; la fabrique d’huiles rhénane (Lauterbourg), etc. Cette empreinte allemande, qui était puissamment marquée sur toute cette industrie, va être supprimée par une transmission de la propriété à un groupement de capitaux français.

Les huiles extraites de Pechelbronn sont de qualités diverses et, comme toujours, les lentilles les plus rapprochées de la surface fournissent des produits épais, fortement paraffinés, pauvres en produits légers ; en sorte qu’on a été obligé de leur appliquer un traitement spécial, organisé dans l’usine de Durenbach ; mais il existe surtout des huiles de densité 875 à 890, propres à la fabrication des essences minérales, que l’on traite par des procédés divers de distillation. Le mélange intime des huiles avec une forte proportion d’eau salée est une des difficultés du traitement, même par des procédés récents.

Indépendamment des conditions spéciales amenées par la guerre, une exploitation de pétrole alsacienne comprend l’exécution de sondages, sur lesquels on installe une pompe dite canadienne, dont le balancier est actionné par un moteur électrique de manière à déplacer le piston inférieur d’un mouvement lent. Arrivé à la surface, le pétrole est envoyé dans des tuyaux communiquant avec les canalisations plus importantes qu’on appelle les pipe-lines et aboutit aux raffineries.

Dans l’usine de Pechelbronn, un premier groupe d’opérations vise à débarrasser le pétrole de l’eau, qui y est mélangée en Alsace dans la proportion d’un quart et qu’on ne peut éliminer par les procédés ordinaires de décantation. En même temps, on commence à opérer des distillations fractionnées à températures croissantes, qui extraient les essences légères et laissent finalement un pétrole « sec. » Ce pétrole sec est, à son tour, distillé et redistillé. Puis on rectifie et on raffine les essences, de manière à avoir diverses qualités d’huiles lampantes et d’huiles à graisser et, enfin, on retire la paraffine.


VI. — L’INDUSTRIE TEXTILE

Un apport de minerais forme toujours un accroissement de richesse, quelques réserves qu’il y ait eu lieu de faire dans certains cas sur l’assimilation et l’utilisation immédiate de cette fortune nouvelle. Le retour dans notre pays d’une puissante industrie textile fortement organisée et outillée et, de plus, restée très française, est également un bénéfice pour nous ; mais ce bénéfice est ici compensé par des difficultés plus grandes et par le fait que des intérêts particuliers plus importants, touchant à des régions entières, vont se trouver lésés, aussi bien chez les Alsaciens rendus à la mère-patrie que chez les Français d’hier, placés en face de ces concurrents. Nous avons déjà dit quelque chose de ce genre pour le sel. On ne transporte pas brutalement une grande industrie moderne d’un côté à l’autre de la frontière, sans qu’il y ait des mesures transitoires à prendre. Nécessairement, l’industrie alsacienne était tournée surtout vers l’Allemagne, s’alimentait en charbon allemand, vendait au marché allemand. C’est pourquoi, comme cela s’était passé en 1871, on a stipulé une période de cinq ans, pendant laquelle les produits d’Alsace et de Lorraine seront admis en franchise par l’Allemagne, jusqu’à concurrence de la moyenne annuelle de la période 1911-1913, de même que les fils, tissus, etc., passeront librement d’Allemagne en Alsace ou en Lorraine pour y subir un finissage et pourront rentrer sans payer de droits en territoire allemand après travail fait. Nous pouvons, en outre, dans ce cas comme pour d’autres examinés précédemment, admettre que les dangers de surproduction se trouveront singulièrement atténués par l’énormité des destructions, par les besoins résultant d’une guerre aussi longue, enfin par toutes les mesures protectionnistes qui vont, en tous sens, établir des barrières entre les nations dont les théoriciens rêvent, pendant ce temps, la parfaite et définitive unification.

Les faits de guerre aideront ainsi à passer une période transitoire, à la suite de laquelle les courants nouveaux auront eu le temps de s’établir et, si la France ne manque pas trop de houille, l’industrie alsacienne pourra garder tout son développement, avec une partie de son ancienne clientèle, assurant ainsi à notre pays tous les bénéfices de fabrication, de transformation et de commerce qui allaient auparavant en Allemagne. Il ne faut pas oublier enfin qu’une partie de cette clientèle était déjà française. Quelques-uns des produits qui figuraient sur nos statistiques comme importés d’Allemagne, venaient, en réalité, d’Alsace-Lorraine.

Cette industrie textile alsacienne comprend deux compartiments distincts : d’abord le coton, de beaucoup le plus important, avec toutes les catégories d’usines correspondantes : filature et retorderie, tissage, blanchiment, teinture, apprêts et impression ; puis la laine, représentée surtout par quelques filatures et tissages.

Dans la partie cotonnière, la statistique nous montre 1 900 000 broches de filature (contre 7 570 000 en France), 46 000 métiers mécaniques à tisser (contre 140 552 chez nous) et 160 machines à imprimer (alors que nous en avions seulement 130). En teinture et blanchiment, la production quotidienne peut être estimée à 1500 pièces longues, et cette quantité est à peu près égale à la nôtre.

On remarquera l’importance toute particulière des machines à imprimer et de la teinture. Pour toute cette industrie, la France se trouve largement en mesure de développer son commerce d’exportation, notamment vers nos colonies, vers nos Dominions, comme a su si bien le faire l’Angleterre. C’est un fret tout indiqué, en échange des matières premières que nous devrons prendre de plus en plus dans notre empire colonial si riche et encore si mal utilisé.

Pour la laine, l’Alsace possédait, avant la guerre, 568 000 broches de laine peignée. Cette industrie, qui ne fait pas le fil fin, n’entrera pas en concurrence avec le Nord et augmentera d’environ un quart l’ancienne filature française, en lui assurant le premier rang dans le monde, même avant l’Angleterre. Il y a de plus, en Alsace, 10 000 métiers à tisser la laine, ajoutant à la production française environ 2200 000 pièces, pour lesquelles la situation sera analogue à celle que nous avons indiquée pour le coton.


Arrivés au terme de cette étude, nous voyons donc que l’Alsace-Lorraine nous apporte, dans le domaine purement matériel, comme dans le domaine moral et intellectuel, des ressources très précieuses. Mais nous ne saurions trop répéter ce que nous n’avons cessé de dire dans chaque cas particulier : mines, aciéries, filatures, tissages n’auront leur valeur réelle que si nous ne les plaçons pas devant une disette de charbon. Indépendamment de nos propres mines si ravagées, le charbon ne peut guère nous venir, en quantités suffisantes, que de l’Allemagne, ou de ce qui était hier l’Allemagne ; car les mineurs anglais renoncent à produire et les mineurs américains sont très loin. C’est une considération qui aurait pu intervenir plus efficacement dans le traité de paix. Du moins cette famine de houille devra-t-elle rester toujours présente à l’esprit de nos hommes politiques et de nos négociateurs, aussi bien lorsqu’il s’agira de recouvrer effectivement une partie de la dette contractée envers nous par l’Allemagne, que lorsqu’on aura à envisager une législation nouvelle susceptible d’influencer notre production nationale de charbon. Il est regrettable de constater que la première mesure prise, au moment où l’effort le plus énergique nous serait indispensable pour compenser nos ruines, ait été la réduction de la productivité humaine par la diminution imposée des heures de travail. Si les Français ne comprennent pas mieux la nécessité urgente de produire et d’économiser, notre pays aura beau regorger de minerai de fer, posséder des filatures et des tissages, il n’aura là entre les mains qu’une richesse stérile, comme un homme qui mourrait de faim sur un tas d’or, faute de l’énergie nécessaire pour soulever un peu de son métal et aller l’échanger contre du pain à la ville voisine.


L. DE LAUNAY.

  1. Voyez la Revue du 15 juillet.
  2. Voir la carte insérée dans le numéro du 15 juillet, p. 394.