La Vallée bleue/03

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LA VALLÉE BLEUE[1]


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TROISIÈME PARTIE[2]
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V. — MARTHE BOURIN

— Mon oncle, s’écria, le lendemain, Rolande, qui pénétrait en coup de vent dans le petit atelier de Gabriel ; mon oncle, nous venons voir Bastien. Est-ce que cela vous dérangerait de nous le présenter ou de nous présenter à lui : je ne sais quels sont les usages ?

— Je n’ai pas fini mes cartouches, mais je m’y remettrai ce soir. Qu’est-ce que je ne ferais pas pour ma chère petite nièce ? répondit Gabriel Baroney. Maxime est là ?

— Oui, il fume, dehors.

— Vous êtes donc venus à pied.

— C’est à n’y pas croire. Père nous a chipé la voiture pour aller voir un entrepreneur…

— Et alors, pris au dépourvu, vous vous êtes dit : si nous allions visiter les bêtes de l’oncle Gabriel…

En chasseur classique, Gabriel Baroney confectionnait lui-même ses cartouches, pesant la poudre, mesurant le plomb. Tout en parlant, il dévissa le sertisseur, compta les cartouches faites et ferma au cadenas la petite table qui servait de « coffres à grains pour les perdreaux d’alentour. »

— Cent cartouches de moins chaque année, ma pauvre Rolande. Le gibier s’en va.

— Il me semble, mon oncle, que vous l’aidez à s’en aller.

— S’il n’y avait que de vrais chasseurs, le nombre du gibier augmenterait. Mais il y a les marchands de plume et de poil, les braconniers. Inutile de se plaindre ! Nous vivons en un temps ennemi de la loyauté. Le braconnage n’est pas officiellement autorisé, mais il est toléré. Il paraît que c’est démocratique ! Mieux que cela. On vient de juger un braconnier qui a tué un garde ; trois ans de prison. Encore quelques années et on lui donnera le Mérite agricole… Alors, comme cela, ma belle Rolande, tu veux faire la connaissance de Bastien. Je t’avertis qu’il n’est point galant. Ton ombrelle ne te conciliera pas ses grâces. Ce n’est pas cependant qu’il soit sot. Il sait très bien distinguer les visiteurs que le pâturage reçoit. Il a pitié du pêcheur à la ligne, du chercheur de taupes, du botaniste dont les lunettes et le filet à papillon sont du même vert criard. Il ne poursuit jamais les enfans, pourvu qu’ils ne fassent pas trop de tapage .. Mais ceux qu’il hait par-dessus tout, ce sont les gens qui entrent chez lui en rampant. À son tribunal à lui le braconnier n’obtient jamais de circonstances atténuantes… Mais, je cause, je cause et tu trépignes d’impatience. Là, j’ai fini. En route.

Maxime, sur un banc de la terrasse, à l’ombre, achevait un gros cigare en sommeillant. Cependant, il avait promis à Rolande d’être de la partie et il se leva avec un soupir.

Le domaine de Bastien, le grand taureau nivernais, s’étendait sur plusieurs hectares de pâturages. Il était borné du côté du levant par un chemin creux, ombragé de gros noyers luisans ; du côté du Nord, par un petit bois qui escaladait en désordre un coteau ; au Midi, par une haie qui le séparait d’un chaume ; enfin, au couchant, il s’arrêtait tout près de l’Igneraie. Cette vaste prairie recevait la lumière du soleil à tous les momens du jour.

Dans la partie la plus élevée, vers le chemin creux, un très vieux chêne étendait ses rameaux en un large geste de protection et donnait une ombre douce et ronde. Plus bas, bruissait un rideau de peupliers. Une source, tout près, remuait et s’élançait, sur la pente, jusqu’à une petite mare qui servait d’abreuvoir aux hôtes du champ.

Il y avait là deux jumens, quatre poulains, douze vaches, six veaux, deux taurins et le taureau Bastien. Çà et là, quelques seigneurs de moindre importance : une vingtaine de poules, deux coqs et un troupeau de dindons. Tout ce petit monde vivait paisiblement, les chevaux avec les chevaux, les veaux avec les vaches, les dindons en tas noir, les poules picorant en tirailleurs.

Les animaux, dans les herbages, mènent une existence harmonieuse et simple. Quand elles ont tondu un petit espace, les sages jumens, pour l’exemple, s’ébrouent et partent, au galop, vers un autre bout du champ, et les poulains s’élancent, sur leurs pattes raides, à la poursuite des tétines maternelles. Au bruit de cette brusque cavalcade, les dindons gloussent, quelques poulets s’effarent, mais c’est à peine si la gent bovine daigne tourner la tête. Vautrés dans la verdure, le poitrail un peu soulevé, les grands bœufs blancs du Nivernais émergent comme des rochers hors de la mer. Ils ruminent, lentement, religieusement. Les veaux blonds ont de gros mufles roses et des yeux de poupées. L’un d’eux, au moment où arrivait Gabriel Baroney et ses neveux, s’agenouilla et tira une énorme langue dont il caressa le cou de sa mère qui ferma les yeux de plaisir.

— Où est-il ? demanda Rolande, penchée sur la barrière et que le taureau seul intéressait.

L’oncle Gabriel étendit le bras.

Bastien, le cou dans les épaules, se promenait, le long de la haie, le long du bois, vers la mare, vers le vieux chêne. Il regardait partout, il écoutait chaque bruit, il surveillait le champ. Ses sabots s’enfonçaient dans le sol, autoritaires : il était chez lui. Tout à coup, se trouvant un peu loin des siens, il s’arrêta, tendit le cou et poussa un bref mugissement pour qu’on vit où il était et pour qu’on sût qu’il n’y avait rien à craindre. Puis il reprit sa tournée.

Les poulains n’aimaient pas beaucoup ces promenades du taureau aux yeux brusques, et les jumens, à son approche, battirent en retraite, d’un mouvement tournant, pour ne pas offusquer leur rageur compagnon. Et cependant, ils le savaient, Bastien n’attaquait jamais les hôtes du champ : il leur demandait seulement de lui laisser la place libre lorsqu’il faisait sa ronde. On le craignait, mais on l’admirait. Il était la force, la décision, l’audace.

— A quelle heure le rentre-t-on ? demanda Rolande inquiète. Quel chemin prend-il ?

Mais l’oncle Gabriel rassura sa nièce. En été, les bêtes vivent aux champs. On ne les rentre pas. D’ailleurs, ni le vent, ni la pluie n’inquiètent Bastien. Lui et les siens supportent très bien les intempéries. Si l’orage augmente, le « maître du champ » marche, digne, vers les peupliers ou vers le vieux chêne, selon que les nuages viennent du Nord ou de l’Ouest, — et son troupeau le suit. Et dès que le soleil perce la brume, il mugit de reconnaissance et sort de son refuge.

— Voulez-vous entrer ? demanda Gabriel Baroney.

— Peuh ! répondit Maxime sans enthousiasme, vous savez, moi, les taureaux…

— Avec moi, il n’y a aucun danger. Bastien ne plaisante pas avec le protocole, mais ma présence vous accrédite.

— Entrons, dit Rolande qui s’amusait à être brave.

Tout de suite, Bastien aperçut le petit groupe et fit lentement quelques pas dans sa direction pour se rendre compte.

— Bonjour, Bastien ! s’écria l’oncle Gabriel.

Le taureau tendit le cou, s’arrêta, puis, indifférent, se mit à brouter l’herbe, à ses pieds. Et la traversée s’acheva sans incident.

Sur le chemin qui les ramenait vers la ferme, Gabriel Baroney raconta à Rolande, car Maxime décidément était bien distrait, une histoire de chasse dont Bastien avait été le héros.

Un jour, après avoir ouvert sans bruit la barrière, un homme tout ramassé sur lui-même et une corde entre les doigts, se glissa vers les poulains. Bastien d’abord laissa faire la blouse suspecte ; il continua de brouter en marchant vers la barrière comme s’il n’avait rien vu. Tout était calme dans le champ. Bastien seul se méfiait. Il avança en retenant son souffle. Les jumens, le col allongé, tiraient à elles, par-dessus la palissade, les branches d’un chêne, régal interdit. Les poulains, les quatre fers en l’air, se roulaient en découvrant le ciel, avec ses nuages, et le soleil qui fait fermer les yeux. Adroitement lancé, le lasso s’enroula autour d’une patte qui gigotait. D’un coup de reins, le petit fut debout. Mais déjà l’homme le saisissait aux naseaux, l’immobilisait. Les jumens continuaient, confiantes, leur dinette. Mais le taureau, en quelques bonds, gagna cent mètres. Il était maintenant à quelques pas de la barrière. Il savait que l’homme allait revenir de ce côté : les voleurs de chevaux arrivaient toujours par le chemin creux. Ce n’était pas la première fois qu’il avait affaire à eux… Tout à sa victoire, l’homme n’avait rien vu. Il tira le poulain, le cingla d’un coup de trique qui réveilla les mères. Mais il n’était plus temps ; le poulain trottait vers la barrière, malgré les appels désespérés des jumens, des autres poulains, malgré les sifflemens des dindons, malgré les meuglemens de tout le troupeau blanc qui galopait en désordre vers la haie que côtoyaient le voleur et sa proie. Ce fut un grand drame. Tout le champ se révolta, s’apitoya. Les animaux, entre eux, ont d’obscures amitiés et le poulain que le pâturage allait perdre était un bon petit galopin que les vaches regardaient avec étonnement, mais qui, par ses gambades imprévues, amusait les jeunes veaux un peu lourdauds de leur naturel… A dix pas du barreau entr’ouvert le voleur aperçut le taureau à l’affût et qui, tête baissée, fondit sur lui. Il n’y avait pas de lutte possible. Il essaya bien d’interposer le poulain, mais celui-ci ne voulut pas se prêter à la manœuvre, et déjà Bastien jouait des cornes. L’homme lâcha sa conquête, puis, par un saut de côté, tenta de gagner, seul, la porte du champ. Le taureau ne l’entendait pas ainsi. Il barra le chemin à l’intrus et le poursuivit le long de la haie. L’homme tout à coup sentit le souffle de la bête furieuse et, sans réfléchir, sauta au milieu de la broussaille. Le taureau entra derrière lui parmi les ronces. Alors l’homme, épouvanté, cria au secours. C’était ce qu’attendait sans doute Bastien, car, tout de suite, il s’arrêta. Ce hurlement de l’homme avait dû s’entendre à la ferme. On allait accourir. Son rôle de gardien était terminé.

— Quand, aidé par le père Clément, dit l’oncle Gabriel, j’ai fait sortir l’homme, tout ensanglanté et penaud, de sa cachette, Bastien, à petits pas, a regagné le haut du pâturage et tout le champ a repris son grand calme quotidien. Car c’est le propre des animaux, mes enfans, d’oublier vite leurs peines, leurs joies et de ne point tirer vanité de leurs victoires.

Maxime avait rallumé un nouveau cigare et, les mains dans les poches, il suivait Rolande et leur oncle. La jeune fille était enchantée de son excursion au pays des bêtes à cornes et puis elle aimait les récits pittoresques de son oncle. Aux haies du chemin, des chèvrefeuilles en fleurs embaumaient. Mais, au fond, elle poursuivait son « idée » de la veille. La promenade avait un but. Rolande brûlait de parler du baron :

— Est-ce que M. Malard fait de l’élevage ?

— Mais certainement, répondit Gabriel Baroney.

— Il n’est donc pas aussi excentrique qu’on se plaît à le répéter ?

— Il aime à faire ce qui lui convient, voilà tout. N’est-ce pas un peu ta propre manière de te conduire dans la vie ?

Rolande sourit du rapprochement ingénu de l’oncle Gabriel. Ils arrivaient en vue de la ferme. Au milieu de la cour, on apercevait Étienne et son frère Philippe, sa bicyclette en main, examinant un cheval, en compagnie du père Clément.

— Eh bien ! mon oncle, dit tout à coup Maxime, il nous reste à vous remercier. Nous avons promis à mère de prendre le thé avec elle et…

— Tu nous lâches, acheva Gabriel Haroney en se caressant une moustache et en examinant son neveu. D’ailleurs, tu n’as pas l’air dans ton assiette. Tu m’as laissé causer tout le temps ; ça n’est pas naturel.

Maxime se contenta de hausser les épaules. Gabriel Baroney n’insista pas et quitta sa nièce et son neveu pour rejoindre ses enfans.

Le père Clément montrait le gros percheron qu’il avait acheté a la foire du Magnet, une occasion, et qui allait être fort utile, les deux jumens du domaine n’étant guère en état de fournir du travail, pour l’instant. Étienne regardait sans parler. Il fut tout de suite évident pour son père qu’il pensait à autre chose. Et dès que la conversation eut pris fin, Gabriel interrogea son fils aîné.

— Qu’est-ce qu’il y a qui ne va pas ?

Philippe avait enfourché sa bicyclette et ils le virent bientôt descendre vers le village. Étienne eut un geste brusque de la main.

— Oui, je suis préoccupé, agacé. Ce Maxime est un chenapan.

— Maxime ?

— Oui, mon père. A vous, on n’ose rien raconter, mais à moi, à La Châtre, on me dit tout. Maxime se compromet publiquement. Ferdinand m’a cité plusieurs noms, et moi-même, samedi dernier, j’ai vu descendre de sa voiture une employée du bazar, vous savez cette grande effrontée qui s’affiche le dimanche au bras de son patron Cohen. Tout cela ne serait rien ou du moins ne me regarderait pas s’il se contentait de suborner les filles de La Châtre, mais il tourne autour de Marthe et Marthe en est tout impressionnée…

— Qu’est-ce que tu me dis là ? Voyons, moi je tombe des nues. As-tu vraiment quelque indice précis ?

Gabriel Baroney ne tombait pas d’aussi haut qu’il voulait bien le dire. Et il n’était pas fâché de voir Étienne prendre un peu la mouche.

— Mon père, je vous serais bien obligé de nous priver pendant quelque temps de la présence de ce godelureau, ou bien je le calotterai devant tout le monde.

— Ce ne serait pas une solution. Aux inconséquences de cet enfant mal élevé n’ajoute pas des brutalités. Mais, tu as raison, nous allons espacer un peu nos réunions. D’autant plus que les petits commencent à trop l’admirer, à trop parler de lui. J’ai déjà eu un entretien avec Maxime…

— Il a dû vous mettre dans sa poche, selon son expression.

— Il a été suffisamment impertinent.

— Est-ce qu’ils ne vont pas bientôt s’en aller ? murmura Étienne.

— Allons, allons ! mon petit, pas de découragement. De l’énergie, que diable ! Montre-toi capable de lutter ! Tiens, la tante Anna est chez nous.

Ils gravissaient l’allée qui mène du domaine à la maison et ils venaient d’apercevoir au pied de la terrasse la grosse jument grise et la victoria du Château-Neuf. La grise fumait des pieds à la tête. On avait dû lui faire gravir la côte au trot, ce qui n’était guère dans les habitudes de la tante Anna.

« Qu’est-ce qu’il y a encore de ce côté ? se demanda Gabriel Baroney qui, tout confiant qu’il fût dans la vie, savait cependant que les ennuis viennent d’ordinaire par troupe. Est-ce que cette bonne maman Malvina serait souffrante ? »

Étienne et son père allaient pénétrer dans la grande salle : les éclats de la voix perçante de la tante Anna les arrêtèrent sur le seuil. Pour la dixième fois, sans doute, la grosse dame racontait son histoire.

— Qui est-ce qui aurait cru cela d’Artémise ? Une petite si rangée, si timide. « Ah bien ! par exemple, que je lui ai dit, tu m’étonnes… » Alors, elle s’est mise à pleurer : « M. Maxime m’a dit que personne ne le saurait. Et puis il est si gentil, si drôle ! » Ah ! bien par exemple, oui, il est drôle. Mais pas toujours, pas toujours ! C’est même vilain, bien vilain ! Oh ! oui, bien vilain. Mais je ne veux pas croire qu’il ait osé embrasser Marthe…

À ce nom, Étienne bondit dans la pièce. Tante Anna poussa un cri, puis se mit à rire :

— Ah bien ! par exemple, tu m’as fait peur, Étienne. Est-ce que tu nous écoutais ?

Gabriel était entré à son tour et interrogeait sa femme des yeux. Mais la tante Anna était remontée. Personne n’aurait pu l’arrêter. Elle reprit son récit :

— Je ne sais pas ce qu’il y a de vrai là dedans, mais Artémise, la fille à Biard, le cafetier, a demandé à me parler après déjeuner et, c’est tout de même trop fort, je ne peux encore le croire, elle dit qu’elle est la bonne amie de Maxime. « Ah ! par exemple, que je lui ai dit, tu m’étonnes… » Alors, elle s’est mise à pleurer…

— Oui, ma tante, interrompit Étienne, vous l’avez déjà dit. Mais vous parliez de Marthe…

— De Marthe… oui… mais attends. Artémise avait, à ce qu’elle dit, rendez-vous avec Maxime, hier soir, dans mon potager et elle l’attendait sur le chemin, lorsque tout à coup, ah ! par exemple, c’est trop fort, elle a vu, à ce qu’elle dit, notre Maxime avec Marthe Bourin à son bras. « Laissez-moi, monsieur Maxime, disait Marthe. — Non, non, je veux vous reconduire jusque chez vous. » Artémise les a suivis par jalousie et, à un moment, ils se sont arrêtés et Maxime a embrassé Marthe. Moi, je ne peux pas croire cela. Ce serait trop, trop vilain. Mais, j’ai voulu tout de même vous avertir… Ah bien ! par exemple, ce serait fort… Dans mon jardin, mon jardin ! Je ne peux pas croire cela !

Étienne était atterré. Il s’était assis près de la tante Anna et il la regardait fixement comme pour mieux entendre, pour mieux comprendre.

Madeleine Baroney avait des larmes dans les yeux. Gabriel, debout près de la table, fixait son fils. Quand la tante Anna eut fini d’égoutter ses exclamations, Gabriel s’approcha d’Étienne :

— Ce n’est pas toi qui as reconduit Marthe chez elle hier soir ?

— Non.

— Comment, non ? et qui est-ce qui l’a reconduite ?

— Je n’en sais rien. Elle m’a quitté brusquement en me suppliant de la laisser partir seule…

— Mais pourquoi ?

— Nous avons eu une scène stupide.

Étienne, la gorge serrée, raconta en quelques mots, à son père et à sa mère, le drame du kiosque. La tante Anna, les yeux hors du visage, avait de la peine à ne pas pousser ses clameur favorites. Lorsque Étienne se tut, sa mère parla d’abord :

— Mon pauvre garçon, comment tout cela va-t-il finir ?

— Cela finira, répondit son mari, à l’honneur d’Étienne.

— Honneur, je ne sais pas, dit Étienne ; malheur, sûrement.

— Les deux peuvent très bien aller ensemble, mais nous n’en sommes pas là. Ma chère Anna, je n’ai pas besoin, n’est-ce pas ? de te recommander le secret le plus absolu sur tout ce que nous venons de raconter devant toi. Il ne serait même pas mauvais que la petite Biarde fût chapitrée à ce sujet. Tâche donc de la revoir et de lui promettre quelque chose.

— Ah ! par exemple, oui, je vais la chapitrer. Je lui dirai…

— Oui, ma bonne Anna, tu lui diras tout ce que ton bon cœur te dictera. Nous te sommes bien reconnaissans de nous avoir mis au courant.

La tante Anna, encore émue, ne songeait pas à se lever. Il fallut que Gabriel Baroney lui conseillât d’aller voir tout de suite Artémise Biard, afin d’éviter les commérages.

— Elle est maligne, dit la tante Anna, elle ne parlera pas. Elle n’a rien à y gagner…

Ce qui n’était pas si mal raisonné pour une tante Anna, toute rouge de cette énergie qu’elle avait déployée depuis quelques heures…

Gabriel Baroney, sa femme et leur fils n’étaient pas fâchés de se retrouver tous les trois sans témoin.

— Avant tout, dit Étienne, il faut que je voie Marthe.

— Certainement, approuva son père. De mon côté, j’irai parler à Jérôme.

Madeleine Baroney ne voulut pas dire tout haut sa pensée, de peur de faire souffrir son grand fils qu’elle ne sentait pas de force à entrer en lutte avec Maxime. Une autre chose la tourmentait, l’« inconséquence » de Marthe Bourin. « Il se passe en cette petite quelque chose de singulier, se disait Madeleine Baroney ; ce n’est peut-être qu’un enfantillage dont elle se repent déjà. C’est peut-être plus sérieux et alors, elle est bien à plaindre. » Et Madeleine songea qu’il avait manqué à Marthe, en ces années si délicates de la formation de la jeune fille, la présence d’une mère. Mais il fallait qu’elle parlât à son tour et elle proposa d’aller rendre visite à M. Bourin, « puisque cette pauvre Florence n’était plus là pour conseiller sa fille. »

Il fut convenu qu’on en reparlerait le lendemain, et Étienne, qui souffrait de cette situation équivoque, se disposa à descendre à Saint-Chartier.

— N’aie pas l’air trop méchant, mon bon Étienne. Cela n’est pas dans ton caractère, recommanda Madeleine, et si tu te reconnais le moindre tort, avoue-le gentiment. Arrange un peu tes cheveux, ta cravate.

— Ma toilette, je le crains bien, ne fera rien à l’affaire. Nous n’en sommes plus à ces petits détails. Et puis d’ailleurs, de ce côté, ne suis-je pas vaincu d’avance ? Je ne suis qu’un rustre, on ne me l’a pas caché.

— Allons donc ! toi un rustre, Étienne. Tu n’es pas plus un rustre que Maxime n’est un « homme du monde. » Et si vraiment Marthe vous juge ainsi l’un et l’autre, elle est doublement aveugle…

— A tout à l’heure, dit Étienne, sur le seuil de la grande salle. Mon avenir va se décider dans un moment.

Et il sortit, le regard anxieux, tourné vers les toits de Saint-Chartier qu’on apercevait au fond de la vallée, mêlés aux arbres, dans une confusion qui frappa Étienne.

— Cette Marthe est folle, dit Madeleine Baroney. Ce n’est pas de l’étourderie, cela ! Est-ce de la naïveté ou de l’inconscience ? Je l’avais dit que ce n’était pas la femme qui lui fallait.

— Eh ! c’était mon avis aussi, tu le sais bien, et si nous avons cédé, c’est uniquement parce que nous avons jugé qu’Étienne était un garçon assez sérieux pour ne pas s’engager à la légère… Bourin est seul coupable : il a toujours été trop absolu, trop autoritaire ; livrée tout à coup à elle-même, cette petite a perdu l’équilibre. Elle n’était pas armée contre les entreprises de ce beau parleur.

— Quel bonheur que les bans ne soient pas encore publiés, soupira Madeleine.

— Les bans, passe encore ! mais vois-tu ce qui serait arrivé si le mariage…

— Oh ! pour cela, Gabriel, on ne peut pas avoir de doute : Marthe Bourin est d’une famille honorable et elle saura se tenir en honnête femme.

— Espérons-le pour elle, mais je n’ai plus confiance…

Gabriel Baroney, les bras croisés, regardait par la fenêtre sa chère vallée :

— A la rigueur, je comprends qu’à la ville, parmi le heurt des intérêts, des tentations du luxe, des appétits, au milieu des bruits discordans, on aille de-ci, de-là, pauvre détenu privé d’horizon, mal guidé par l’instinct, mal retenu par les traditions ; mais quand on a devant les yeux ce spectacle-ci, cette grandiose simplicité, cette divine harmonie, cet espace et toute cette charmante intimité, comment peut-on ne pas voir clair en soi, comment peut-on ne pas marcher tout droit, le front haut, comment peut-on dissimuler et trahir ?

— Elle n’est peut-être pas coupable ! prononça lentement Mme Baroney, Nous la jugerons mieux ce soir…

Marthe Bourin n’était pas beaucoup mieux renseignée sur elle-même que les Baroney de Filaine. Quand elle put enfin quitter le bras de Maxime et rentrer chez elle, elle monta tout droit dans sa chambre et s’y enferma pour pleurer à son aise. Tapie dans un grand fauteuil, témoin de toutes ses bouderies, de toutes ses colères enfantines, elle laissa échapper le flot contenu de son désespoir. Il lui était impossible d’enchaîner ses pensées qui s’entre-choquaient dans son pauvre cerveau fatigué. Une image se présentait obstinément à son souvenir : deux hommes, deux ombres, les poings menaçans, et, entre eux, une autre ombre toute vacillante et qui était elle-même, Marthe Bourin, fiancée déloyale. Du reste de la soirée elle ne se rappelait que la brûlure d’un baiser. Comment avait-on osé profiter de son émoi ? Pourquoi n’avait-elle pas crié ? Pourquoi s’était-elle laissé reconduire dans cette nuit fiévreuse, magnifique et méchante tout à la fois ? A aucune de ses questions, elle ne trouvait de réponse. Elle, elle, avoir laissé cette énormité s’accomplir, elle, Marthe Bourin, à jamais compromise, humiliée. A quoi lui avait servi de tant s’appliquer en face de Rolande, de se figer dans cette réserve dont l’excès la gênait elle-même ? Elle était la plus malheureuse des créatures. Elle n’était plus bonne qu’à pleurer, à pleurer, jusqu’à ce que fût tarie à jamais la source des larmes.

Elle passa la nuit ainsi et, quand elle s’endormit de fatigue au petit jour, elle laissa échapper des soupirs et des gémissemens tout le long de ses rêves. Lorsqu’elle s’éveilla, la réalité lui parut si affreuse qu’elle se jeta sur son lit pour essayer de dormir encore. Mais elle s’aperçut qu’elle n’y parviendrait pas. Il fallait coûte que coûte qu’elle réfléchit à sa situation nouvelle.

Ce qui l’effrayait par-dessus tout, c’était d’affronter la présence de son père. Maitre Bourin ne parlait guère et n’avait pas pour habitude d’interroger ; mais, sur toutes choses, il avait, immédiatement, une opinion qu’il exprimait avec une netteté sans réplique. Qu’allait-il lire sur le visage ravagé de sa fille ? Qu’allait-il deviner ? Qu’allait-il décréter ? Que pourrait-elle imaginer pour sa défense ?

Elle voyait bien passer devant ses yeux le visage satisfait de Maxime, le visage anxieux d’Étienne et, puis, comme une ronde macabre, tourner autour d’elle, étonnés, courroucés, moqueurs, tous les Baroney de Filaine et Mme Anna Bouquet et la femme du docteur et M. l’abbé, si bon d’habitude. — Quelle honte ! Quelle honte ! — Mais des heures, des jours peut-être les séparaient d’elle tandis qu’il allait falloir descendre déjeuner en face de son père, et c’était cela surtout qui la faisait trembler de tous ses membres…

Maitre Bourin déjeunait à dix heures et demie, selon un usage qui persiste dans les petites villes du Bas-Berry. Les plus hésitans et les plus bavards de ses cliens n’ignoraient point ce détail et, de peur de mécontenter leur grave conseiller, ils n’avaient garde de le retenir dans son cabinet après l’aigre carillon qui tintait au fond du corridor quelques secondes avant la demie de dix heures. Maitre Bourin était redouté et admiré de tout le monde. Grand, mince, invariablement vêtu d’une redingote noire, il était cravaté d’un non moins inamovible nœud de reps noir, dont les pans et les boucles, également minces, formaient le signe de la multiplication. Une vie méthodique avait sauvé ses cheveux qu’il portait noirs, longs et rejetés en arrière, mais maitrisés et aplatis par un cosmétique qui n’était peut-être pas étranger à leur couleur uniforme. Ses courtes moustaches aussi étaient noires. Un teint un peu bistré accentuait encore sa gravité coutumière.

Il portait les secrets des familles du canton à la façon des jeunes prêtres qui, avant leur sermon, restent enfermés en eux-mêmes et n’osent sourire par crainte de laisser échapper quelque bribe de ce dont leur mémoire est chargée. Il avait le respect de sa mission de confiance. C’était un notaire à l’ancienne mode, qui s’occupait beaucoup moins d’échafauder sa propre fortune que de veiller aux intérêts de sa clientèle. Ses jeunes confrères souriaient de lui entre eux, puis l’élisaient président de leur Chambre à l’unanimité.

Il avait été, deux fois, maire de Saint-Chartier et avait déployé pendant ces huit années un tel zèle d’administrateur qu’une cabale s’organisa entre gens que cette paix contrariait. Un cafetier braillard lui avait succédé à la mairie, mais on continuait de venir consulter M. Bourin à la moindre difficulté. Sa vanité, certes, était flattée ; son désir d’être utile et sa passion de « tirer les choses au clair » y trouvaient surtout leur compte.

Ce matin-là, Maître Bourin fut, comme à l’ordinaire, ponctuel, il salua sa fille de son mot habituel : « Bonjour, petite, » il dénoua et déplia sa serviette avec ses gestes de tous les jours, il apetissa ses yeux pour son regard circulaire de vérification ; la jeune fille remarqua tout de suite le sourcil froncé de son père. Maître Bourin était préoccupé. Le trouble de Marthe s’en accrut. Le repas fut silencieux. Maitre Bourin n’était pas un très gros mangeur. Sans considérer les repas comme une corvée, — il était d’avis qu’on devait s’appliquer dans les moindres actes de la vie, — il n’aimait pas « les entr’actes entre les plats, » ni les conversations oiseuses qui « retardent la mastication. » Aussi répondait-il volontiers par des monosyllabes et réclamait-il les objets par leur nom sans se donner la peine inutile de construire une phrase : « Sel… Fourchette… Cornichons… »

Marthe avait l’appétit de ses vingt ans ; mais, aujourd’hui, sa gorge serrée, la fièvre qui martelle ses tempes l’empêchent de manger. Elle attend le regard de son juge, l’éclat, la scène, le verdict. Rien ne vient. Ce sera pour le dessert.

M. Bourin frappe sur son assiette tandis qu’il pèle un fruit :

— Café !

Comme il est pressé ! Il porte à ses lèvres sa tasse fumante, noue sa serviette rapidement. Le voici debout. Marthe toute blanche est reprise de son tremblement de la nuit.

— M. Darmond m’a fait demander d’être à midi chez lui ; je pense être rentré à une heure. Si l’on me demande, que l’on fasse attendre. Adieu, petite.

M. Bourin en trois enjambées fut à la porte. Il la tira derrière lui bruyamment. Il était parti. Marthe respira profondément, et ses yeux en même temps s’emplirent de larmes. Elle était soulagée et vexée. Son père n’avait rien vu, rien deviné. Il n’était préoccupé que de l’acte que M. Darmond, un gros propriétaire des environs, allait lui faire rédiger.

Tout à coup débarrassée de ce souci qui l’avait tourmentée toute la matinée, elle feignit d’être souffrante, demanda qu’on lui fit une tasse de tilleul et alla s’enfermer dans sa chambre. Là, les plus folles pensées se mirent à tourbillonner dans son cerveau. Tantôt elle se voyait devenir la risée du bourg, puis sans transition, elle s’avançait au bras de Maxime, plein d’attentions pour elle ; il l’avait épousée, et ils partaient pour Paris, en auto. Mais son père entrait en coup de vent et dissipait ce beau rêve. Elle n’était plus maintenant qu’une loque qu’on regarde avec dégoût.

Vers quatre heures, la domestique vint lui annoncer que « M. Étienne était en bas. » Il fallait feindre et gagner du temps.

— J’ai trop mal à la tête. Dites-lui que je le prie de m’excuser.

La porte refermée, son regard se durcit et elle haussa les épaules : « Que lui voulait-on si tôt ? » puis tout de suite une bouffée de stupeur embruma ses yeux. Elle cacha son visage dans ses deux pauvres mains impuissantes à retenir les larmes.

« S’il savait ! s’il savait ! » murmurait-elle en songeant à Étienne qui s’en retournait, tête basse, vers Filaine. Elle se demanda comment elle pourrait jamais aborder son fiancé, lui parler. Dans son ingénuité, elle n’arrivait pas à se faire une idée exacte de l’importance de l’événement qui la bouleversait. Ce baiser reçu, subi, prenait tour à tour, dans sa mémoire, la figure d’une horrible blessure dont elle porterait la cicatrice sa vie durant, et la forme d’une fleur épanouie dont le parfum continuait de l’enivrer.

Le marteau de l’entrée retentit à nouveau et, dans son désarroi, l’abandonnée fit les souhaits les plus insensés et les plus contradictoires : elle eût voulu voir arriver son frère, qui était aux Colonies, ou Rolande, ou sa tante Lucienne, de Châteauroux. Elle eût voulu voir entrer quelqu’un à qui elle aurait pu tout dire ou tout cacher… C’était tout simplement Gabriel Baroney.

La bonne lui avait répété la phrase qui avait déjà servi pour Étienne, mais Gabriel Baroney avait passé outre et grimpé l’escalier sans façon. Il connaissait le chemin. Il savait que le salon et la chambre de Marthe étaient au premier, séparés par une porte à travers laquelle il allait pouvoir obtenir des nouvelles toutes fraîches.

Du revers de sa main, il frappa deux fois, légèrement, la boiserie. Marthe, sans plus réfléchir, s’élança et ouvrit. A la vue de Gabriel Baroney, son visage, un instant détendu, se ferma.

— Bonjour, Marthe, dit le visiteur inattendu ; où voulez-vous que nous causions ? Chez vous, ou dans le salon ?

Il y avait une telle assurance dans son accent que la jeune fille comprit qu’il savait quelque chose. Elle n’osait le regarder en face et ne pensa pas un instant à parler de « sa migraine. » Elle répondit dans un souffle :

— Où vous voudrez, père…

Cependant Gabriel Baroney entendit, et cette confusion augmenta son courage… Ils s’installèrent tout près l’un de l’autre, dans le salon, dont les volets étaient à demi tirés, mais cette pénombre ne déplaisait ni à l’un ni à l’autre.

— Voyons, ma petite Marthe, parlez-moi franchement… Qu’est-ce qui se passe ?

— Mais rien.

— Si, mon enfant. Vous ne vous en rendez peut-être pas bien compte, mais il y a quelque chose. Interrogez-vous loyalement. Pourquoi n’avez-vous pas voulu recevoir Étienne ? Il rentrait chez nous la figure décomposée quand je l’ai rencontré. Je sais qu’il y a eu, hier soir, entre vous, une petite querelle. Mais cela justifie-t-il l’affront que vous venez de lui faire ? Profitant de l’occasion qu’il vous offrait, vous auriez dû lui tendre la main, et, au contraire, vous avez défendu votre porte… Vous avez donc une autre raison de vous tenir enfermée. Dites-la-moi. J’ai habitué mes enfans à tout me raconter de ce qui se passe en eux. Je crois qu’ils s’en trouvent bien. Quand je suis entré, vous m’avez appelé « père. » Prouvez-moi que vous êtes encore ma fille… ma petite Marthe. Un peu de courage. Vous verrez comme cela vous fera du bien.

Marthe Bourin écoutait de tout son être les paroles à la fois fermes et conciliantes de Gabriel Baroney. Son mutisme se détendait peu à peu ; sa mauvaise humeur se dissolvait ; cependant les mots ne venaient pas : tout à coup, des larmes emplirent ses yeux, roulèrent sur ses joues.

— Mais vous avez peut-être déjà tout dit à votre père ?

— Oh ! papa, dit la jeune fille à travers ses sanglots, papa ne s’inquiète pas de moi. Il est trop occupé. Il est content de mon mariage. Mais il ne m’en parle guère… Je suis toute seule, ici, toute seule.

— Oui, je vois, ma pauvre enfant… C’est votre mère qui vous manque… Aussi puis-je vous conseiller ? Venez ici, plus près de moi. Il n’est rien de mieux pour dire la vérité. Qu’est-ce qui se passe ? Ma question est-elle trop vague ? Précisons. Si je vais trop loin, vous m’arrêterez…

— Comme vous êtes bon ! J’ai tant, tant besoin qu’on m’écoute, qu’on me guide. Je ne sais ce qui se passe en moi. Je ne me reconnais plus moi-même. Je suis troublée, troublée…

— Oui, je le sais. Et cela date déjà de quelque temps. Je l’avais remarqué…

— Vous l’aviez remarqué ?

— Oui, mon enfant. Vous n’aviez plus la même façon d’écouter, de rire, de répondre. Vous n’étiez pas naturelle. Ce bon Étienne vous aime trop pour saisir ces nuances. Il a fallu cette altercation pour lui ouvrir les yeux. Et peut-être était-il trop tard ?

— Croyez-vous, père ?

— Nous allons nous en rendre compte, tous deux.

Gabriel Baroney regardait Marthe affectueusement, il l’écoutait, mais il avait encore d’autres témoins de son émotion : ces mains si vivantes, si frémissantes, et qui s’abandonnaient entre les siennes. Gabriel Baroney savait tout avant le brusque aveu qui jaillit des lèvres de la jeune fille :

— J’ai peur de ne pas aimer M. Étienne… comme il faudrait.

— Tout est là, ma chère Marthe, et si vous croyez cela, c’est que vous en aimez déjà un autre. Ne dites pas non. Je ne serai pas indiscret. Votre secret vous appartient. A mesure que vous vous éloignez de mon fils, vous m’échappez davantage.

— Oh ! père, soyez bon jusqu’au bout. Ne m’abandonnez pas. Je voudrais pouvoir vous dire ce qui s’est passé hier soir, après que j’ai fui, pour ma perte, peut-être, M. Étienne…

— Je sais qui vous a reconduit jusque chez vous…

— Vous savez ?

— Oui. Quelqu’un vous a suivi. Oh ! n’ayez crainte. Quelqu’un qui ne nous est rien ni à l’un ni à l’autre… Alors, maintenant, que pensez-vous faire ?

— Je ne sais pas, moi, je ne sais rien…

Les larmes étaient prêtes à revenir. Gabriel Baroney sentit que la pauvre fille était sincère et aussi qu’elle n’était pas coupable ou, du moins, pas responsable de ce qui était arrivé. Il était venu en père offensé et, peu à peu, il se transformait en protecteur. Son grand front blanc était comme un miroir sur lequel Marthe Bourin attachait ses regards…

— Je ne sais pas, répéta-t-elle, mais vous allez me le dire. Ah ! si mon père m’avait parlé comme cela. Je n’en serais pas où j’en suis. Je saurais ce que j’ai fait. Je saurais à quoi cela m’engage.

— Ma chère enfant, prononça Gabriel Baroney après un instant de réflexion, l’importance d’un acte est en rapport avec le plus ou moins grand don de soi qui s’y trouve mêlé… Je devine de quoi vous voulez parler… On n’est pas maitre des actions des autres… Mais il n’y a pas que ce… baiser subi. Il y a une situation nouvelle. Vous ne vous êtes pas assez… révoltée pour être considérée comme une victime. A mesure que vous me parlez et malgré vos réticences, je me persuade davantage que vous avez pris une voie autre et que vous ne pouvez plus retourner en arrière… Je vois qu’il ne peut plus être question d’Étienne, et cela, je le déplore et pour lui et pour vous. Vous auriez eu un bon mari ! L’espèce est assez rare… Vous aviez la sécurité, vous allez vers l’inconnu. Je fais des vœux pour que vous ne rencontriez pas trop de ronces sur votre chemin…

— Si l’on ne veut pas de moi, je resterai fille, voilà tout.

— Ce n’est pas si simple, même de rester fille. Et puis, qui sait si l’on se dérobera ? Les Baroney sont tous des honnêtes gens.

— Oui, je le sais… et c’est peut-être pour cela que j’ai été si faible.

— Non, ça n’est pas pour cela, ne vous faites pas d’illusion. Vous n’avez rien calculé ; aussi je vous conserve mon amitié…

— Vous ne m’en voulez pas trop ? Je suis pourtant bien coupable après l’accueil qui m’avait été fait par tous les vôtres.

— Je ne vous garde pas rancune parce que je sens que, si vous faites souffrir mon garçon, vous allez bientôt avoir à souffrir. C’est certain.

— Ce sera ma punition. Je l’accepte d’avance.

— Vous avez raison. Si vous obtenez un peu de bonheur, il sera centuplé par ces bonnes dispositions. Et voyez comme la vie est logique ; elle vous apporte l’amour peut-être ? et tout un cortège de tracas ; puis, tout de suite, elle vous mûrit, elle vous arme pour que vous sachiez, à l’avenir, prendre mieux vos précautions.

La voix de Gabriel Baroney s’était faite plus grave pour prononcer ces derniers mots. Il y eut ensuite un silence ; il se leva, passa la main sur son grand front, saisit son chapeau qu’il avait posé sur un meuble en entrant, et se dirigea vers le vestibule. Avant de quitter Marthe, il se tourna vers elle, considéra un instant son visage que l’émoi embellissait et lui dit :

— Mon pauvre Étienne, lui aussi, va beaucoup souffrir… et il n’a rien à se reprocher… Mais je ne suis pas fâché d’avoir eu cet entretien avec vous. Nous avons remis les choses au point et, grâce à votre franchise, gagné du temps. C’est très bien d’être franc dans tous les momens dramatiques de l’existence, surtout lorsque cette sincérité peut réparer, — ça n’est pas toujours possible, — les désordres qu’entraîne l’orgueil mal dompté… Ah ! mon enfant ! méfiez-vous de l’orgueil… De ce pas, je vais voir mon frère Jérôme. Et peut-être lui parlerai-je de vous.

Marthe Bourin rentra à petits pas dans sa chambre. Ses yeux pétillaient presque, à son insu. Tout son jeune corps flexible se redressait comme l’arbuste après l’orage. Elle n’avait point quitté de la journée le petit tablier écossais à bavette qu’aimait son père et qu’elle avait revêtu pour le déjeuner. Ses poings se caressaient aux poches comme des oiselets dans leur nid. Elle s’arrêta devant l’armoire à glace et se sourit. Pourquoi se sentait-elle comme délivrée de tout remords ? Et même ce n’était pas le passé seul qui lui apparaissait sous un jour favorable, l’avenir aussi s’ouvrait, pour elle, tout illuminé.

Elle se permit alors de songer plus ouvertement à Maxime. Elle se souvenait de toutes ses paroles : « Laissez-moi vous reconduire… J’ai, du reste, beaucoup de choses à vous dire… Ce que vous avez fait est très brave et je vous en félicite d’autant plus que votre geste a été tout spontané… Vous ne pouvez pas aimer ce rustaud d’Étienne. Vous êtes trop fine pour lui. Il ne vous comprendra jamais. Il lui faut une fermière. Et, pour vous, je vois un jeune homme d’aujourd’hui qui sache s’habiller, causer, rire et surtout s’apercevoir que vous êtes charmante… » Elle répétait tout bas les mots, avec les inflexions câlines et elle revoyait, tourné vers elle, dans la clarté lunaire, le regard enjôleur et les lèvres, si nettement, si joliment dessinées.

Et parbleu, oui ! C’était Maxime qu’elle aimait. Il la ferait souffrir ? Pourquoi ? et puis qu’importe ! Qui est-ce qui ne souffrait pas, ici-bas, par quelqu’un ?… Mais souffrir près de Maxime, souffrir par Maxime, quelle délicieuse perspective !… D’ailleurs Maxime saurait vite reconnaître qu’elle lui serait utile. Comme contrepoids à sa désinvolture, à son égoïsme libéré de toute contrainte, elle apporterait toute la modération et la prudence héritée de son père et toute la sagesse ménagère que l’absente lui avait léguée. Ils feront un « parfait » ménage.

Comme Gabriel Baroney avait été bon pour elle, comme il avait su la confesser sans la froisser ! Quel excellent homme ! « Comme c’est dommage, se dit-elle ingénument à mi-voix, qu’il ne soit pas le père de Maxime ! »

Gabriel Baroney n’était pas le père de Maxime, mais il en tenait l’emploi.

Il était en face de son frère, dans son atelier d’Épirange, et cherchait à engrener une conversation : ce n’était point aisé. Jérôme, grimpé sur une haute chaise et à moitié couché sur les larges planches qui servaient de table, vérifiait des dessins :

— Alors tu ne t’aperçois de rien ? disait Gabriel.

— Est-ce qu’il y a quelque chose à voir ? demandait sans enthousiasme Jérôme. Laisse-moi le temps de finir, nous causerons après tant que tu voudras…

Et l’on n’aurait pas su dire s’il parlait de terminer quelque menu travail ou le château lui-même dont il avait entrepris la restauration.

— Alors, je m’en vais.

— Mais non, reste donc. Parle, je t’écoute. Je puis très bien entendre tout en calculant. Il y a entre les deux corps de bâtiment de l’Ouest et du Midi un changement de niveau presque insignifiant, mais qui me tracasse. Il devait y avoir à cette anomalie une raison que je ne saisis pas. Ces diables d’hommes ne faisaient rien à la légère. Figure-toi…

Gabriel Baroney poussait de gros soupirs, et, les bras dans le dos, se torturait les mains d’impatience. Il laissa son frère aller jusqu’au bout de son éloge des architectes de la Renaissance, puis, suivant son idée, lui aussi, et jugeant qu’il fallait frapper un grand coup pour se faire entendre, il mit la main sur les papiers étalés devant Jérôme et, le regardant en face, il prononça ces mots :

— Mon cher Jérôme, je ne veux pas te déranger davantage, mon temps à moi aussi est précieux. J’étais venu simplement te dire que Maxime te prépare une surprise de sa façon et pas très jolie.

— Maxime ? il est capable de tout. Je vois plus de choses que l’on ne croit. Et ce que je ne vois pas, je le devine.

Jérôme repoussait peu à peu la main de son frère et alignait avec soin ses papiers, tout en parlant au hasard :

— Je le connais, le gaillard ! Il m’en a déjà fait voir de plusieurs couleurs. Et quelle est sa dernière aventure ? Tu sais, avec lui, ça ne tire jamais à conséquence. Il flirte à la hussarde, puis il esquisse une belle révérence. Ne t’inquiète pas de lui !

— Il n’y a pas que lui dans cette affaire, et sa facilité à disparaître, son méfait commis, ne peut que m’alarmer davantage.

— Ah ! ah ! C’est si sérieux que cela. Alors, tu devrais lui en parler. Il t’écoutera mieux que moi. Le discours d’un père, c’est un peu pompier, aujourd’hui.

— Celui d’un oncle, c’est encore pire. Toutefois, j’ai bien l’intention de lui glisser quelques mots… Auparavant, je voulais te mettre au courant.

— Je te donne carte blanche. J’ai eu assez d’embêtemens avec lui à Paris. Ici, tu es chez toi. Tu es le maître. Mieux que cela, c’est toi qui nous a amenés ici. Tu es responsable de tout ce qui arrive !

Et Jérôme se mit à rire bruyamment, content de son bon mot. Il enleva ses lunettes bleues pour les essuyer, regarda son frère en face pour la première fois, puis les remit vite devant ses yeux. Gabriel écarta les bras en signe d’irrévocable impuissance :

— Sacristi ! tu n’es pas curieux.

— Ma foi, non. Ou plutôt, je suis un peu blasé. Que cela te passionne, rien de plus naturel : c’est nouveau pour toi !

— Mais enfin, c’est ton fils, dit Gabriel qui ne put s’empêcher d’exprimer son étonnement. Le travail, c’est très bien, mais ta famille…

— Ma famille ?… Sans moi, ils n’en mèneraient pas large, tous trois.

Jérôme était déjà recouché sur sa planche à dessin. Tout à coup, il s’écria :

— J’ai trouvé… Parfaitement… C’est ça !… Comment n’y ai-je pas songé plus tôt ? Ah ! les bougres !… Il faudra que j’aille conter cela au baron… Je crois qu’il sera satisfait…

Mais Gabriel à son tour n’écoutait plus. Il venait d’apercevoir Maxime par la fenêtre. Voulant tout de suite achever la mission qu’il s’était donnée, il s’élança dehors.

— Ah ! Maxime ! Viens donc t’asseoir avec moi sur un banc que je connais à l’entrée du bois.

C’était une allée couverte qui menait aux bords de l’Igneraie. Quand ils furent installés, il ajouta :

— J’ai à te parler sans témoins.

— Sans témoins, mon oncle ! Est-ce que vous voudriez m’assassiner ? s’écria Maxime, ennuyé de rencontrer son oncle là où il comptait saluer le baron Malard.

— Non, ni te couvrir de fleurs, — répliqua brusquement Gabriel Baroney. L’indifférence de son frère l’avait impatienté et l’accueil de Maxime achevait de le faire sortir de son caractère. — Je viens, en deux mots, te demander si tu es un honnête homme, ou un paltoquet.

— Oh ! mon oncle, ni l’un ni l’autre, très probablement. En ceci du moins, je suis assez partisan du juste milieu. Je ne mérite ni cet excès d’honneur, ni cette indignité.

— A mon humble avis, tu mériterais des gifles, tout bonnement.

— Pourquoi me dites-vous cela ?

— Parce que je connais, minute par minute, l’emploi de ta soirée d’hier.

— Eh bien ! mais, mon cher oncle, cette soirée n’est pas toute à mon déshonneur.

— Laisse-moi parler. Je ne veux pas te faire de discours ni de morale. Tu as grossièrement agi envers ton cousin Étienne et tu as compromis une jeune fille des plus honorables.

— Compromis ?

— Cinq personnes savent à quoi s’en tenir sur ta conduite « chevaleresque » de Filaine au Château-Neuf. Demain, quoi qu’on fasse, il y en aura vingt.

— En voilà un pays !

Maxime fronça le sourcil. Il sentit tout à coup qu’il n’avait plus le beau rôle. Il n’était pas, depuis le matin, très rassuré sur les conséquences de sa promenade nocturne avec la fiancée d’Étienne. On a beau se croire libéré des traditions, on n’en ressent pas moins quelque malaise à l’examen d’un acte malpropre que l’on vient de commettre. Maxime, heureux d’un côté d’avoir joué un bon tour à Étienne, cherchait maintenant une issue à cette situation où il s’était jeté à l’aveuglette.

— Tu as même fait pis que compromettre cette petite, tu l’as troublée. Je viens de la voir. Tant que tu restais dans la théorie ou dans le simple badinage, je voulais bien prendre plaisir à tes propos. Je sentais même pousser en moi la sotte vanité d’avoir un neveu spirituel… Mais c’est fini de rire. De la théorie tu es descendu aux réalisations. C’est du propre. Je croyais que, pour un jeune homme d’éducation chrétienne, une jeune fille était un être digne de respect et deux fois sacrée, lorsqu’elle était fiancée. On a changé tout cela, probablement. On ne respecte plus le mariage, comment garderait-on des égards pour une personne qui a engagé sa foi sur parole ! Est-ce que cela compte, un serment ?… Moi, je suis resté vieux jeu, et sais-tu le vrai nom qui te convient, depuis hier,… ne ricane pas d’avance ! Tu es un voleur !

Maxime se leva, piqué au vif. Ses lèvres étaient blanches et tremblaient.

Gabriel ne lui laissa pas le temps de réfléchir.

— Tu trouves le mot un peu précis ? Il t’a ouvert les yeux. Puisse-t-il l’obliger à la réflexion et te montrer ton devoir !

Gabriel Baroney se tut. A son tour, il se leva du banc. Il croisa les bras et attendit, comme un juge, la réponse de son neveu. Celui-ci ne semblait plus pressé de parler. Il se livrait en lui un étrange combat. Son orgueil se regimbait, mais à son dépit se mêlait la honte. Il ne savait contre qui il avait le plus de colère, contre son oncle ou contre lui-même. Les mains dans les poches, les sourcils rejoints, il allait de long en large dans l’allée, devant Gabriel immobile. Tout à coup, il regarda son oncle en face et, haussant d’une saccade ses épaules, il dit :

— J’avoue que j’ai agi comme un idiot. Seulement, vrai, cette petite semblait si peu tenir à Étienne, et Étienne avait l’air si godiche en face d’elle que…

— Laisse Étienne tranquille. Est-ce que tu peux le comprendre ? Il est dix fois ton maître, entends-tu ? dix fois, en tout ! sauf dans l’art d’enjôler les filles ! Godiche, si tu veux, mais c’est grâce aux gens de sa sorte que notre pays ne croulera pas de sitôt dans la fange définitive que nous préparent les « gigolos » de ton espèce.

Le visage de Gabriel Baroney, si calme d’ordinaire, était pourpre. Les yeux eux-mêmes étaient injectés de sang. Maxime au contraire reprenait possession de ses moyens. Il songea soudain à la fameuse scène de Musset et, prenant le ton ironique et l’air impertinent de Le Bargy, il s’écria, les mains tendues :

— Mon oncle Van Buck, vous allez vous mettre en colère…

C’était si imprévu, si blessant et si niais tout à la fois que Gabriel Baroney laissa tomber ses mains de découragement. Il n’y avait rien à tirer de cet insolent, de ce grimacier ! Cependant il ne voulait pas encore abandonner la partie :

— Je dois t’avertir, pour ta gouverne, prononça-t-il, épuisé, que le père Bourin n’est pas homme à se laisser jouer.

— Qui vous dit, mon oncle, que je veuille me moquer de lui et de sa fille ?

Gabriel était abasourdi. Avec sa loyauté coutumière, il se refusa à suspecter la sincérité de Maxime. Son visage s’éclaira d’un espoir et il s’écria :

— Tu épouserais Marthe ?

— Pourquoi pas ? répondit son neveu, impassible. Si elle est troublée, c’est qu’elle m’aime, et c’est le principal.

— Ta main, Maxime. Si tu fais cela, je te rends toute mon estime !

Maxime tendit une main un peu molle, — il fallait bien encore jouer la comédie de l’indifférence, — que son oncle serra de toutes ses forces.

— Vous ne m’avez pas laissé le temps de m’expliquer, commenta Maxime.

Cependant, ils n’avaient plus rien à se dire et ils se séparèrent bientôt.

Gabriel Baroney remonta à Filaine par le plus long chemin. Le résultat de sa triple ambassade n’était guère satisfaisant au point de vue d’Étienne. Sans doute, son fils n’était point homme à se livrer à des excentricités. Il supporterait vaillamment sa mauvaise fortune. Mais il n’en souffrirait que plus. Et puis vraiment, c’était injuste…

Et Gabriel Baroney marchait, le front bas, par le petit chemin à ornières et par les larges « traînes » herbues. Il ne regardait ni ses champs, ni les arbres, ni sa chère vallée, ni le ciel. Il évita de passer par le champ de « l’Oreille, » où vingt moissonneurs travaillaient depuis le matin. Il n’existait plus pour lui, en ce moment, que le désordre apporté par Maxime et que la douleur de son enfant.


VI. — LE BEL ARBRE

D’un pas nerveux, serrant dans son poing la canne dont il décapitait sur son passage les fleurs et les pousses fragiles, les lèvres pincées, le feutre en bataille, Maxime Baroney remontait vers le Château-Neuf. Il n’était pas du tout content de ce qu’il avait fait, pas davantage de ce qu’il venait de dire. Il sentait qu’il s’enlizait. Aussi convenait-il de prendre une rapide décision. Rolande était de bon conseil, parfois. Il allait consulter Rolande. Cela ne le ravissait guère. Lui qui ne préparait jamais ses discours, il pesait les phrases par lesquelles il allait mettre sa sœur au courant de la situation. Besogne inutile : Rolande, assez négligée dans ses atours, quelque peu échevelée, était debout sur le perron et l’accueillit par ces mots :

— Eh bien ! tu en fais de belles. Écoute ce « raffût ! » On parle de toi là dedans et dans des termes tout à fait coquets !

Et d’un geste bref, elle indiqua la fenêtre de la cuisine.

— De moi ? à quel propos ?

— Oh ! tu sais, ça ne prend pas, ces airs-là. Si tu ne sais rien, je vais te renseigner : la petite Biard que tu as courtisée, — tu les prendras bientôt au biberon, — fait courir toute sorte de bruits sur ta conduite, et la Louise, la mère d’Ernestine, veut retirer sa fille d’une maison où habite un débauché tel que toi. La tante Anna est « aux cent coups. » La vois-tu perdant, et par ta faute, sa brodeuse de fin ? Nous serions jolis. Avec cela que c’est gai ici, déjà ! Vrai, tu aurais pu braconner plus loin !…

— Je commence à en avoir plein le dos du patelin, et toi ? Qu’est-ce que tu dirais d’une fuite prompte vers des rivages plus hospitaliers ?

— Une fuite ? tu choisis bien le moment !… Et l’héritage de la tante Anna, qu’est-ce que tu en fais ?

— L’héritage de la tante Anna ! Dans cent un ans, merci… Je repasserai…

La voix de la Louise se fit à ce moment-là plus stridente :

— J’vous dis qu’c’est un saligaud, ce’ch’ti fi-là.

— Ça, c’est pour toi, dit Rolande, ses noirs sourcils froncés. Sérieusement, tâche d’arranger ça.

— Arranger ! Tu ignores le principal, ma pauvre vieille. Cette sale gosse d’Artémise, il suffira de quelques louis à sa famille, pour la remettre au pas… Mais il y a autre chose. J’ai soufflé Marthe à la barbe d’Étienne ! Et il parait que cela se sait déjà. Artémise nous a épiés et dénoncés.

— Qu’est-ce que tu dis ? s’écria Rolande, au comble de la surprise. Marthe et toi ! Toi ! toi ! et… et… Marthe Bourin ?

Elle répétait ces mots comme si elle n’arrivait pas à comprendre. Maxime traversait un pénible moment. Rolande était son égale et les exclamations de sa sœur l’atteignaient en plein orgueil. Il y eut un silence pendant lequel Maxime mesura mieux la profondeur de sa sottise et qui permit à Rolande de se sentir supérieure à son frère.

— Marthe Bourin ! C’est à n’y pas croire ! Cette mijaurée qui prenait des airs offusqués en apprenant que j’allais dans tous les théâtres… Mademoiselle choisit ; elle tient, aux champs, l’emploi des Marguerites. Aux jeux de scène elle préfère les réalités. C’est à se tordre ! Ah ! la pureté provinciale !

— Tu sais, interrompit Maxime, elle n’est pas venue toute seule dans mes bras. J’ai joué mon rôle…

— Oui, oui, je m’y attends. Mais ça ne m’empêche pas de trouver qu’elle s’est conduite comme une poupée pleine de son ou comme une roublarde achevée. Ah ! bien, je la retiens, celle-là. Étienne en verra de toutes les couleurs… Qu’est-ce que l’oncle Gabriel va penser de cette aventure si jamais il est mis au courant ?

— Il sait tout déjà… Je le quitte à l’instant… Il a été un peu dur… Et puis il s’est radouci…

— Radouci ?… Alors ?

— Il parait que la petite m’aime !

— Marthe ?… et puis ?

— Et puis… rien… ou tout. Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Attendons les événemens. Ne précipitons rien. Tiens, voilà la cloche du diner. J’ai une faim d’ogre… Les émotions me creusent, comme dirait l’oncle de Filaine…

Rolande tourna le dos à son frère et rentra brusquement, sans ajouter un mot. Elle avait à se recoiffer, puis à préparer ses desserts. Maxime attendit le second coup pour se diriger vers la salle à manger. « Pourvu, se disait-il, que la tante Anna ne me fasse pas une scène ridicule ! Je lui éclaterais au nez et Rolande serait furibonde. »

Ce fut d’abord du désarroi. La vieille tante Malvina était installée à sa place d’honneur et attaquait déjà son potage. En face d’elle, la chaise de Jérôme restait vide. Comme d’habitude, l’architecte était en retard. Maxime s’assit à la droite de l’aïeule silencieuse, puis la tante Anna à la droite du couvert de Jérôme. Mme Jérôme Baroney avait sa migraine, et la scène de la Louise avait achevé de la décider à monter se coucher. Rolande arriva seule, un peu trop poudrée, et tout de suite elle parla pour rompre le mauvais charme qui semblait figer les hôtes du Château-Neuf. Mais personne ne lui répondit. Ernestine servait ; toute rouge d’avoir été ainsi mise sur la sellette et jetant à la dérobée des regards d’envie et d’admiration étonnée vers Maxime qui, contre sa coutume, n’ouvrait la bouche que pour manger et boire.

Au beau milieu du service, Jérôme arriva sur la pointe de ses gros souliers et souriant derrière ses lunettes. Il était heureux. Tout allait bien sur le chantier.

— Bonsoir, tante Malvina, bonsoir Anna. Ah ! Fanny a sa migraine. Ça va, petite ? Bonsoir, toi…

Jérôme n’oubliait personne. Puis il se jeta sur la soupe qu’il avala brûlante. Il renaissait, littéralement, de jour en jour ; même sa vue semblait s’améliorer. Il avait plaisir à manger, plaisir à boire, plaisir aussi à voir davantage sa famille.

— Ah ! bonnes gens, reprit-il à la dernière cuillerée, qu’on est au calme ici et qu’il fait bon ce soir dans la vallée ! Le baron est toujours aimable. Il m’a adopté. Il assure qu’il ne pourra plus se séparer de moi, qu’il vit les plus heureux jours de son existence.

Mais on n’entendait guère le pauvre homme. On avait tellement l’habitude de ne point écouter ses ordinaires propos de bâtisse !… Maxime ruminait une sorte d’amende honorable pour la tante Anna, qui était plus cramoisie que nature et visiblement agitée. Lorsque son père eut terminé son « boniment » (ainsi que Maxime appelait ce plaidoyer pro domo), il se tourna vers elle :

— C’est égal, ma tante, je crois que nous devenons un peu encombrans et que vous seriez ravie de nous voir partir. Cela ne tardera pas, allez.

— Oh bien ! par exemple, commença l’intrépide tante.

— Qu’est-ce que tu dis ? s’écria Jérôme en soulevant ses lunettes bleues, pour mieux voir son fils…

— Je dis que nous n’allons pas nous éterniser à Saint-Chartier. Je ne parle pas pour vous, mon père, bien entendu.

— A la bonne heure ! Moi, je me sens très bien ici. Et je ne me trouve pas encombrant. Qu’est-ce que tu en dis, Anna ?…

— Oh ! moi, Jérôme, tu penses bien…

Les mots ne lui venaient pas. Ses yeux seuls sortaient de sa tête.

— Enfin, tante, reprit Maxime, ayez encore quelques jours de patience. Rolande et moi avons comploté d’emmener mère faire une grande tournée en auto…

La tante Anna, ne sachant que dire, gloussait par contenance…

— En voilà une idée, dit Jérôme en haussant les épaules et en se replongeant dans son assiette.

À ce moment, Ernestine rentra avec une enveloppe qu’elle porta à Maxime. Au dos, il lut : « Étude de Me Bourin, notaire à Saint-Chartier, Indre. » Il l’ouvrit d’un doigt rapide. Deux lignes seulement, d’une toute petite écriture, au milieu de la page. L’encre était à peine sèche, et les mots portaient encore des parcelles de poudre bleue :

« Monsieur,

« Vous êtes prié de vous présenter à mon étude le plus tôt qu’il vous sera possible. Affaire urgente.

« J’ai l’honneur de vous saluer.

« Bourin. »

et en bas, cette indication précise :

« M. Baroney (Maxime), chez Mme Anna Bouquet, au Château-Neuf. »

Maxime froissa brusquement le papier en maugréant :

— Oh ! il m’embête, celui-là !

Rolande interrogeait son frère du regard. Alors Maxime lança le nom de son correspondant, sans détail :

— Bourin.

D’un œil soupçonneux, Jérôme avait suivi tout le manège de son fils. À ce nom, il s’écria :

— Bourin t’écrit. Qu’est-ce qu’il peut bien te vouloir ?

— Je n’en sais rien, répondit Maxime, sèchement ; puis se levant, il mit la lettre dans sa poche et sortit en murmurant :

— Je veux en avoir le cœur net.

La tante Anna était devenue violette : on la devinait près d’éclater ; Rolande jouait nerveusement avec une petite cuiller. Seule la vieille tante Malvina restait absente et mâchonnait les fruits qu’on lui avait servis.

— Enfin, qu’est-ce qu’il y a ? demanda Jérôme. Vous avez l’air d’être au courant, vous deux. Dis-moi, Anna…

La tante Anna n’attendait que le moment de parler, mais elle avait attendu trop longtemps, les mots se précipitèrent au hasard :

— Ah bien ! par exemple, oui, je suis au courant. Mais j’aimerais mieux ne rien savoir, parce que… Ah ! oui, c’est joli. Mon jardin… et puis Artémise tient bien ses promesses. Oui ! par exemple, elle tient bien ses promesses !… Mais Ernestine ne peut pas s’en aller ; non, elle ne peut pas s’en aller.

Devant ce flot incohérent, la tante Malvina leva le front, s’étonna. Jérôme recula sa chaise et se tourna vers sa fille qui agita ses mains pour se récuser.

— Moi ? Oh ! papa, ne compte pas sur moi. Je n’y comprends rien. Et puis, j’ai horreur de ces cancans de petit trou. S’il y a quelque chose d’important à savoir, Maxime nous l’apprendra à son retour.

— Et où va-t-il ?

— Chez M. Bourin. Il l’a dit tout haut.

— Maxime, chez Bourin, c’est du plus haut comique…

— Tu trouves ?

— Est-ce qu’il veut entrer dans son étude ?

— Non, je ne crois pas.

— Enfin, vous ne voulez rien me dire, c’est parfait.

Et tout son corps s’affaissa, ses traits se tirèrent. Il avait suffi de ce nouvel ennui pour le faire rentrer dans la peau du vieil homme des veillées parisiennes.

— Je me demande, reprit-il, pour combien vous me comptez ? Pour un simple zéro. Un fournisseur de pièces de cent sous. Utile au dehors, mais toujours de trop dans les conversations. Eh ! j’y songe. Gabriel est venu me voir cet après-midi et voulait absolument m’entretenir d’une chose grave. Je l’ai envoyé promener. J’ai eu tort. Il m’aurait tout dit… Maxime a commis encore une sottise. Ah ! l’animal, il s’y entend à compliquer l’existence, sous prétexte qu’il ne faut pas se faire de bile… Bourin le demande. Quelque famille qui a à se plaindre de notre cher jeune homme… Un beau jour, on nous le rapportera avec une balle dans la tête…

— Oh ! papa, peux-tu dire des choses pareilles !… Tu n’as pas de cœur !

Et, sur ce beau mot, Rolande sortit. Elle brûlait d’aller au-devant de son frère, de connaître l’avenir. Elle aurait voulu pouvoir accompagner Maxime, combattre à son côté. Elle était dans un jour « Bernstein, » comme elle disait. Elle attendit une grande heure dans le jardin, l’oreille aux aguets, les yeux plongés dans la nuit, toute noire.

Enfin, Maxime parut. Son allure n’était point celle d’un vainqueur.

— Eh bien ? lui lança de loin Rolande.

Maxime hâta le pas, puis à mi-voix :

— Eh bien !… j’épouse.

— Tu épouses ? qui ? quoi ? voyons, explique-toi.

— J’épouse Marthe Bourin.

Rolande partit d’un éclat de rire nerveux.

— J’aurais voulu te voir à ma place, expliqua Maxime en colère. C’est un terrible homme que ce Bourin. Il m’a fait peur, je l’avoue. En voilà un qui ne transige pas sur les affaires d’honneur. Toute la conversation a eu lieu debout, dans son cabinet. Il a la tête de plus que moi et de grandes mains sèches. Si j’avais fait le moindre mouvement pour me dérober, j’ai eu le sentiment très net qu’il m’étranglait.

— Tu auras un beau-père agréable.

— Il aura son bon côté. Pour le dégoûter de moi, je lui ai avoué mes dettes. Il les payera ! Mes défauts. Il m’en corrigera,… à ce qu’il prétend. Il va me faire entrer dans une étude à La Châtre et il l’achètera pour moi… dans quelques années…

— Est-ce que c’est lui qui te couchera ?

— Oui, sur son testament… Et puis, tu sais, en mon honneur, il double la dot.

— Le pauvre homme ! tu vas lui coûter cher… mais ce que fille veut… C’est bien ce que je pensais. Cette petite pensionnaire est une rouée… Elle t’a gentiment pris dans son filet à papillon…

— Mais non, Marthe n’a eu qu’à avouer sous l’empire de la peur. Son père avait été renseigné par la rumeur publique.

— Quel trou ! Et c’est là que tu vas t’enterrer ?

— L’avenir nous dira cela. N’anticipons pas.

— Il est joli, ton grand tour en auto…

— Il colle toujours. Tu penses que je ne tiens pas à faire une cour officielle à Marthe, aux yeux des badauds. Un voyage s’impose plus que jamais. Nous emmenons la petite avec nous, voilà tout…

— Nous emmenons, nous emmenons ! on dirait que tu es le maître. Et Bourin, tu crois qu’il te laissera faire ? Il aurait trop peur que tu ne détériores sa fille avant la lettre.

— Tu es stupide.

— Non, je vois clair… A propos, papa t’attend avec impatience. Tâche de lui dire quelque chose. Il n’est pas content.

— Bon. Rentrons. Du reste, il faut qu’il aille faire dès demain la « demande, » selon les règles en usage dans la contrée… Quelle tête il va faire, à l’annonce de cette corvée !…

— Tu sais, il y a de quoi !

Le jardin de la tante Anna, qui s’étendait en partie derrière les maisons du bourg, était dessiné à la française. Maxime et Rolande s’étaient retrouvés sous un quinconce des tilleuls. La lune se levait et badigeonnait de blanc les murs et le tronc des arbres. Le frère et la sœur marchèrent vers la maison sans parler. Un peu avant d’atteindre le perron, Rolande s’arrêta, et, regardant Maxime, elle haussa à petits coups les épaules, puis :

— Tu me fais rire avec tes Bourin, dit-elle à mi-voix. Sérieusement tu ne vas pas croupir ici ? Et moi, qu’est-ce que je deviens dans toute cette histoire ?

— Toi ? répliqua vivement Maxime, n’as-tu pas le baron ?

Ils se mirent, tout de suite en rentrant, à la recherche de leur père. On leur dit, à la cuisine, qu’il était allé se coucher.

L’ouverture de la chasse se ressentit un peu, à Filaine, de toutes ces secousses. Mais pour Gabriel Baroney, « l’ouverture » était une solennité que, pour rien au monde, il n’eût négligée. Il traîna de force Étienne hors de la maison après avoir rempli ses poches de cartouches et mis en état le fusil de son fils.

— Il n’y a rien de meilleur pour balayer la mauvaise humeur qu’une dizaine de kilomètres de chaumes et de brandes dans les jambes, avec, de temps à autre, un lièvre qui déboule et une compagnie de perdreaux qui monte devant vous à grand bruit peureux… Ah ! mon grand ! nous ne sommes pas les maîtres du destin. Il y a des momens où il faut baisser la tête, accepter,… remercier ! Plus tard, on comprend mieux…

Gabriel, serré dans son veston kaki, avait sur la tête un feutre mou, rond, qui devait avoir reçu pas mal d’averses au long de sa carrière, mais qui était orné de trois plumes prises à l’aile de la première perdrix rouge tuée l’année d’avant. Il parlait à mi-voix : il voulait bien verser de bonnes paroles dans le cœur de son enfant déçu, mais il ne tenait pas à effaroucher le gibier.

Gabriel Baroney chassait religieusement, avec une joie de néophyte, un zèle toujours neuf et une gravité qui n’admettait pas les plaisanteries. « Chasser : c’est une des grandes traditions humaines. » Aussi avait-il du dédain pour ceux qui faisaient de ce devoir une simple distraction, une promenade champêtre, destinée surtout à donner de l’appétit. Il chassait pour tuer, pour apporter des proies au logis ; il chassait, comme les hommes de l’époque des cavernes, pour nourrir sa famille.

Et il avait une telle foi dans la vertu de cette sacro-sainte occupation qu’il cessa bientôt de parler à son compagnon pour se livrer tout entier à sa passion. Rip et Jap étaient de la partie, le jeune Jap obéissant à Étienne, la bonne Rip devant Gabriel.

— Il n’est chasse que de vieux chien ! avait coutume de répéter son maître quand on l’interrogeait sur l’âge de Rip.

Et de fait, Rip, un peu lourde à la maison, amie des paillassons et du coin du feu, se réveillait vers la fin d’août. Elle devinait que la grande fête approchait, qu’elle allait en être, et que son maître, toujours excellent, lui prodiguerait caresses, bons morceaux et complimens. C’était une chienne griffon, d’une couleur indéfinissable, à longs poils jaunâtres, roussâtres, aux yeux dorés capables d’exprimer tour à tour le contentement, la crainte, le doute, la reconnaissance. Parfaite en plaine, d’un arrêt impeccable, elle se surpassait dans la chasse aux buissons, aux « bouchures » comme on dit de ce côté-là du Berry. La minuscule truffe rose de son nez en guise d’éperon, ramassée sur ses pattes, elle entrait dans les ronces qui glissaient tout le long de son corps agile. Mais, Rip disparue, Gabriel Baroney devinait tout ce qui se passait et il s’apprêtait à tirer le lapin qui allait bondir. Au coup de fusil, Rip réapparaissait, contente, puis très vite humble.

Gabriel Baroney ne se faisait jamais suivre d’un porte-carnier. Il tenait à honneur de rapporter lui-même toute sa chasse, trop heureux si, la poche de derrière de son veston étant pleine, il était contraint de rentrer au logis… faire de la place, puis de repartir et de continuer ! Car il y a des heures pour rentrer définitivement de la chasse, onze heures, six heures ! Et les jours où Gabriel Baroney chassait, il chassait. Age quod agis ! Pour inculquer des principes à ses enfans, il prêchait d’exemple.

Étienne, lui, n’était guère attentif. Malgré les brefs encouragemens de son père, il chassait sans conviction. Il marchait d’un pas lourd, « butait » sur les mottes de terre, se trompait de direction, ratait tout ce qu’il tirait. Si distrait qu’il fût, il remarqua cependant plusieurs fois que son père haussait les épaules à ses maladresses, et il en fut sourdement irrité : « Vraiment, que lui importait la chasse, en ce moment ? Est-ce qu’il pouvait avoir sa tête à lui ? Son père se consolait bien vite du chagrin de ses enfans ! La chasse, la chasse ! il ne mettait rien au-dessus de la chasse ! » Il résista à l’envie de rebrousser chemin, de fausser compagnie à ce père dont les travers prenaient vraiment trop d’importance.

Gabriel sentait toutes ces nuances et, rapproché d’Étienne pour franchir une haie ou suivre un chemin creux, il ne manquait pas de lui lancer quelque mot affectueux :

— Et puis, vois-tu, mon pauvre ami, dans cette malheureuse histoire, ce n’est pas toi le plus à plaindre.

Ou bien :

— Tu auras ta revanche ! Car enfin tu ne méritais pas cela.

Étienne n’avait point revu Marthe, ni M. Bourin, ni Maxime. Aux récits de son père, le pauvre garçon était entré dans un violent courroux, menaçant « d’arracher, à Maxime, ses oreilles de polisson. » Mais Gabriel Baroney avait remis les choses au point :

— Laissons, à leur place, les oreilles de ce garnement. Il y a des chances pour que le sort se charge de les lui tirer. Ou il va, d’un coup, racheter toutes ses fautes passées, ou il va commettre la plus grande fourberie de sa carrière… Je me demande comment cette pauvre Marthe a pu songer tour à tour à toi, puis à lui… Vous êtes si loin l’un de l’autre, mon cher Étienne ! Au milieu de son cynique triomphe, il fait bien piteuse figure. Continue à le dominer par ton caractère. Si j’avais le choix entre vos deux situations, je choisirais la tienne qui est nette, propre ! Tu souffres : c’est peut-être une bénédiction. L’avenir nous le dira. L’avenir, mon bon Étienne, l’énorme et généreux avenir ; travaillons à l’avenir. Quant au passé, mon pauvre enfant, avouons qu’il y a un peu de ta faute dans tout ce qui arrive. Tu as mal défendu ton bien. Par le temps qui court, il faut se méfier des enjôleurs et des charlatans. Il ne suffit plus d’être un honnête homme : il faut être malin ! Tu as été un peu bourru, surtout ces jours-ci. Tu as été trop effacé. Ta mère et moi, nous en avons convenu ensemble plusieurs fois…

— Oui, peut-être ! se contenta de répondre Étienne. Il faut bien que vous ayez raison.

Et il résolut, mordant son frein, de se tenir coi.

La chasse fut une heureuse distraction aux soucis des deux hommes, la chasse et les battages.

Les récoltes étaient rentrées, seigles, avoines d’hiver, blés. Les battages commençaient au domaine : quatre batteuses, actionnées par une locomobile, ronflaient à la fois comme des orgues de cathédrale. Une poussière blonde montait, vapeur sèche, dans l’air chaud. Les cheveux et la chemise poudrés, les yeux clignotans, les mains agiles, cinq hommes, tous du pays, aidaient les Delage.

Après les premières heures d’énervement et de pénibles réflexions, Étienne se donnait tout entier à son labeur habituel, comme un jeune veuf qui, son tribut payé à l’adversité, songe à l’avenir. Ses épaules se redressèrent, ses regards s’affermirent, sa voix reprit sa netteté coutumière. Ses fiançailles inattendues avaient développé en lui ses tendances à la timidité. Malgré ses efforts, il n’avait jamais pu parler vraiment d’égal à égal avec Marthe. Il savait bien que la jeune fille deviendrait une bonne épouse, sérieuse et capable de s’intéresser à la vie champêtre, mais il sentait, en même temps, une résistance qui le contrariait. Avec la certitude d’être dans la bonne voie, il souffrait de certains silences un peu railleurs de cette quasi-citadine. Marthe avait beaucoup à apprendre et son orgueil qui la conseillait mal voyait l’ignorance d’autrui. Leur amour en somme n’était pas puissamment étayé, mais le mariage consoliderait tout.

Étienne n’était donc pas absolument préparé au coup de théâtre du kiosque aux jeux, mais il n’était pas non plus parfaitement tranquille. Si bien que son épreuve, deux fois pénible, par elle-même et à cause du rôle joué par Maxime, comportait une atténuation dans un certain sentiment de soulagement. Plus de responsabilités ! Marthe, en manquant à la parole donnée, le dispensait de tout souci… C’était comme un opium bienfaisant et provisoire qui s’imposait à lui.

Et l’attitude courageuse qu’il adopta lui conserva toutes les sympathies. Les paysans, qui sont simplistes, donnèrent tous les torts à Maxime, dont la désinvolture dédaigneuse et les « simagrées » ne leur allaient guère. Quant à Marthe, ils ne l’accablèrent qu’à demi, car l’opinion générale fut qu’elle se repentirait de son coup de tête « avant les semailles de l’an prochain. »

Personne ne s’avisa de trouver Étienne ridicule. Le pauvre garçon en eut l’impression immédiate et, au lieu d’être satisfait, il en souffrit : il eût préféré que ce fût lui la victime, et non celle qu’il avait appelée quelques jours sa fiancée. Et ainsi, la douleur, dominant la surprise, affina sa sensibilité.

Il put donc affronter sans trop d’appréhension la curiosité de son frère Paul qui allait débarquer d’Épinal.

La nouvelle du séjour prolongé des Jérôme à Saint-Chartier avait beaucoup ému Paul Baroney, et comme il n’avait pas encore « fêté ses galons, » il obtint une permission de quinze jours avant les grandes manœuvres. Il arriva à Filaine le surlendemain du drame. Il en voulut d’abord à Étienne de s’être laissé « souffler » sa fiancée : il lui semblait que le déshonneur rejaillissait sur lui. Puis il se débarrassa de ce « préjugé » et se moqua de son frère maladroit. D’ailleurs, il ne dit mot à personne de ces réflexions contradictoires. C’était un homme à la volonté froide, ennemi du sentiment et qui ne supportait aucune contrainte. Il avait pris son congé pour le passer auprès de Maxime et de Rolande. Aucune considération ni personne ne l’eût empêché de se rendre au Château-Neuf dès le lendemain de son arrivée.

Il était grand, mince, brun, avec des moustaches coupées court, et portait avec aisance l’uniforme bleu clair de sous-officier de chasseurs à cheval. Il venait d’être nommé maréchal des logis. Sa garnison d’Épinal ne lui permettait pas de venir souvent dans sa famille, mais il était bien noté et obtenait aisément de plus longues permissions.

Au Château-Neuf, où l’on avait besoin de petits incidens extérieurs, son apparition eut un vrai succès. Rolande, qui n’avait conservé de lui qu’un très vague souvenir, poussa une exclamation dépouillée d’artifice.

— Quelle surprise, Paul ! Vous êtes un homme, et un fort bel homme !

— Ma cousine, vous allez me faire rougir. Et que vais-je dire de vous, moi ?

— C’est bien simple. L’expression est courante. Dites-moi : Vous en êtes un autre !

La glace ainsi rompue, les deux jeunes gens se serrèrent la main à la bonne franquette. Ils étaient de la même espèce et, tout de suite, s’accordèrent très bien. Maxime qui s’était fait réformer et fréquentait à Paris un monde cosmopolite, antimilitariste, était un peu gêné par cet uniforme « tapageur. » Mais l’esprit indépendant de Paul lui plut vite, et Maxime, toujours superficiel, eût été bien en peine d’expliquer les raisons de ses haines passagères et de ses emballemens. Et puis, il lui avait paru « très chic » de se poser en amoureux fou de Marthe et, pour le moment, il ne pensait guère à autre chose.

Les deux familles ne tenant plus à se voir quotidiennement comme les mois précédens, Paul et Rolande devinrent, entre elles, les intermédiaires tout naturels. Paul ne parlait pas volontiers. Gabriel, curieux, l’interrogeait.

— Ma présence les gêne un peu, disait Paul des fiancés du Château-Neuf ; cependant ils ont l’air de s’entendre. Marthe rit. Rolande l’instruit. Maxime fait la roue et raconte des histoires dont les trois quarts ont du arriver à ses amis et aux amis de ses amis, mais dont il fait parure sans vergogne.

— Et Fanny ?

— Tante, elle bâille.

— Et Jérôme ?

— Il est enchanté. Maxime lui a suggéré une idée qui ne pouvait que le flatter et qui a vite pris corps. Il s’agit tout bonnement de construire à La Châtre, dans le quartier neuf, un petit hôtel moderne pour notre futur notaire. Maxime notaire à La Châtre ! Il faut que Bourrin soit complètement fou pour avoir songé à cela ! Mais pour l’oncle Jérôme, il ne voit que son cottage « modern style, » avec panonceaux formant aigrette à l’auvent de l’entrée. Le plan est déjà esquissé !

— Tu l’as vu ?

— Bien entendu. Le baron a été appelé en consultation. Il est ravi de voir les Jérôme s’installer dans le pays.

— Les Jérôme ?

— Mais oui, tous.

— Alors, cette maison ?

— Énorme. Conçue pour deux ménages… au moins… Tout le monde a l’air d’oublier Paris…

— On voit qu’il fait beau. Vienne l’automne, et nos oiseaux trop vite apprivoisés s’envoleront vers d’autres rivages.

Gabriel Baroney ne savait plus trop que penser de son œuvre de transplantation. Lorsqu’il avait engagé son frère à venir se reposer à Saint-Chartier de tous ses travaux parisiens, il s’était dit naïvement que Jérôme, libéré de ses multiples besognes, reprendrait la direction de son foyer. Mais il n’en devait rien être. On ne se fait pas impunément, pendant vingt ans, l’esclave de son métier. Jérôme ne voyait qu’à travers l’architecture, ce qui changeait la couleur du monde plus encore que ses lunettes bleues. Que lui importait l’avenir précis de sa famille ? Il avait une maison à construire, et pour lui-même !

— Mais enfin, dit Gabriel à son fils Paul, Rolande ne doit pas, elle, être fort enthousiasmée de cette décision.

Paul sourit. Il avait peur de trahir sa belle cousine. Il eut un geste vague :

— Rolande n’en fait qu’à sa tète. Si elle veut bien rester provisoirement dans le pays, c’est qu’elle y trouve son compte.

Le jeune sous-officier gardait pour lui certain épisode lyrico-comique qui l’avait bien renseigné sur les intentions de sa brillante cousine. C’était sur le chemin d’Épirange, au retour d’une amusante et fructueuse chasse au rabat. Paul Baroney, bon tireur, avait reçu des complimens. Tout émoustillé, il marchait aux côtés de Rolande, et ses propos cavaliers prirent peu à peu la forme d’une véritable déclaration. La jeune fille, le fusil en bandoulière, un doigt passé dans la ceinture de son costume trotteur, le laissa parler quelques instans, flattée de cette impétuosité militaire, puis, quand il eut terminé, elle s’arrêta, et, les yeux fixés sur les yeux du jeune homme, elle répondit :

— Mon cher Paul, vous perdez votre temps. Nous ne sommes plus des collégiens pour cousiner de la sorte ! Je vous ai trouvé joli garçon et je vous l’ai dit ; vous me trouvez à votre goût et vous ne me le cachez pas. C’est parfait. Mais, halte-là ! J’ai vingt et un ans bien sonnés et je songe à m’établir. Vous, mon pauvre Paul, il vous faut encore attendre quelques années. Si je ne m’abuse, un maréchal des logis touche soixante-cinq francs par mois. Nous ne pourrions pas entrer en ménage dans ces conditions-là. Ne froncez pas vos beaux sourcils. Je ne veux point me moquer de vous. Restons bons amis. La, donnez-moi votre main, et maintenant, marchons et écoutez-moi. J’ai encore quelque chose à vous dire et qui vous prouvera que vous vous étiez fourvoyé… J’ai des projets…

— A Paris ?

— Non. Ici.

— Aux environs.

— Non. Ici.

— Qu’est-ce que vous appelez « ici ? »

— Et vous ? Sur quelles terres sommes-nous ?

— Sur les terres de Malard… Vous voulez épouser Malard ?

— Oui. Qu’est-ce que vous en dites ?

— Je dis qu’il aura rudement de la veine.

— Bon. Mais je parle à mon point de vue ?

— Eh ! eh ! Malard est un original ; c’est aussi un homme de ressource.

— Il est riche. Mais je le crois un homme de premier ordre. Il a un culte modéré pour l’élégance, c’est entendu : il est fort intelligent, ce qui vaut mieux.

— Est-ce que vous savez que ?…

— Oui, je sais que… comme vous dites. Je sais tout. Je ne crois pas l’obstacle insurmontable. Tout homme traverse sa période d’amourettes. Celle du baron a été plus longue par veulerie provinciale. J’en augure un avenir de tout repos.

— Bravo ! bravo !

— Ça n’est pas le grand enthousiasme.

— Ah ! ma chère Rolande, donnez-moi le temps de me faire à cette idée. Il se passe tant d’événemens dans notre calme coin depuis quelques semaines que je m’y perds un peu. Étienne blackboulé : ça, c’est dans l’ordre. Maxime se fixant à La Châtre et épousant la petite Bourin : c’est tout de même digne de remarque. L’oncle Jérôme quittant Paris pour réparer des châteaux : cela reste logique. Rolande Baroney, Parisienne, épousant le baron Louis-Napoléon Malard dit Bric-à-Brac, c’est le bouquet inattendu de cet invraisemblable feu d’artifice.

— C’est un mariage comme on en bâtit couramment.

— Oh ! on a vu pire…

— Mais il y a mieux, direz-vous ; cela se peut très bien. Je suis avant tout une fille pratique, mais pas à la manière antique qui consistait à se garder de l’argent pour ses vieux jours. Mon avis est qu’en fait d’argent, il faut en avoir dès qu’on entre en ménage…

— Vous avez parfaitement raison, ma chère Rolande, et je souhaite que tous vos désirs soient satisfaits. Est-ce qu’il y aurait indiscrétion à vous demander où vous en êtes ?

— Aux préliminaires, tout au plus. Et si je vous en ai parlé, c’est qu’il me semble que vous pourriez… m’aider.

— Vous aider ? Je ne vois pas bien…

— N’ayez crainte : je ne vous demande pas d’aller offrir ma main au baron. Soyez mon allié. C’est très important. Un mot placé à propos vaut mieux, parfois, qu’un long discours…

Et ils scellèrent d’une poignée de main fraternelle un pacte d’alliance. Paul Baroney, grâce à son uniforme et une certaine gravité élégante, était le plus brillant des Baroney de Filaine. Et cela plaisait à Rolande. Il était donc assez adroit de la part de Rolande de l’avoir choisi pour servir en quelque sorte de trait d’union entre la Parisienne et le célibataire campagnard.

Il se tira très bien de sa première négociation.

— Monsieur Malard, dit-il un jour au baron, vous allez peut-être me faire observer que je me mêle de ce qui ne me regarde pas. Cependant, voici : est-ce qu’il vous serait agréable de faire plaisir à l’oncle Jérôme ?

— J’en serais enchanté.

— Eh bien ! je crois que si vous consentiez à être garçon d’honneur de Maxime, ils seraient tous…

— Moi, garçon d’honneur ! grands dieux ! quelle idée saugrenue !

— Pourquoi ?

— D’ailleurs, l’on ne m’a rien demandé !

— Par discrétion sans doute. J’ai cru saisir que ma cousine serait ravie de vous avoir pour cavalier.

— Mlle Rolande ? Un gros pataud tel que moi ? Allons donc ! Vous voulez vous moquer ?

— Pas du tout. D’ailleurs vous avez fait sa conquête.

Et, à l’étonnement de tous, le baron accepta de remplir le rôle qu’il avait toujours regardé comme une corvée ridicule…

A quelque temps de là, on sut même à Filaine que la cérémonie aurait lieu dans la petite chapelle d’Épirange, fermée à la mort de la baronne.

Depuis la rupture des fiançailles d’Étienne, l’auto ne venait plus que très rarement à Filaine. Une après-midi cependant, Rolande s’y fit conduire. C’était un samedi et, les samedis, Rolande ne tenait pas en place à cause des « absences » du jeune baron. Étienne était au marché de La Châtre et Gabriel était à la chasse. Elle joua avec les fillettes dans le jardin. Vers cinq heures et demie, Gabriel rentra, la tête basse, le sourcil froncé, l’air de porter le diable en terre. Il était bredouille. Les enfans le devinèrent et prirent tous des mines soucieuses.

— Pauvre papa, murmura la petite Gabrielle.

Rolande ne comprenait rien à ce changement de tableau.

— Bonsoir, mon oncle, combien de pièces ? s’écria-t-elle.

Gabriel leva la tête ; ses yeux bleus parurent plus foncés :

— Bonsoir, prononça-t-il lentement. Tu permets que j’aille me changer ?

— Oh ! mais je veux savoir, insista la jeune fille, et elle s’avança pour tâter le veston-carnier de son oncle qui se défendit les deux mains en avant :

— Laisse, je te prie. Je n’ai rien tué ! Es-tu satisfaite ?

— Rien, mais alors vous n’êtes plus mon oncle et vous avez raison de prendre le deuil. Très réussie, la comédie. Vous me rappelez Footit à qui Chocolat, sans le faire exprès, a joué un méchant tour…

— Merci, Rolande, tu es vraiment trop bonne.

L’oncle Gabriel continua son chemin, d’un pas plus nerveux, mais sans se dérider. Sa vieille chienne le suivait, penaude, à l’unisson.

Rolande ouvrait de grands yeux et faillit éclater de rire.

— Cousine Rolande, dit Solange, il ne faut pas se moquer de papa. Il a du chagrin.

— Comment ! il a du chagrin ?

— Oui, quand papa ne tue rien à la chasse, il a beaucoup de chagrin, répéta Gabrielle.

Et les deux petites hochaient la tête ensemble, en regardant s’éloigner le chasseur malheureux. Rolande n’arrivait pas à bien saisir la portée exacte de ces propos et de la conduite de son oncle. Elle se demandait si c’était touchant ou ridicule.

Et tout en regagnant Saint-Chartier par les petits chemins verts, — elle avait renvoyé l’auto, — elle sentit en elle toute une floraison d’idées noires : « Non, décidément, ce pauvre oncle Gabriel était grotesque ; on ne se met pas dans des états pareils parce qu’on rentre le carnier vide ! Mais, dans ce trou-ci, c’est bien simple, on ne sait rien mettre à son plan : on ignore, on dédaigne les grands événemens, — politique, art et littérature, — et on fait un sort au moindre incident journalier. Quelle petitesse ! Et je suis sûr que tante va avoir le cœur gros de la désolation de son pauvre mari. Quelle vie ! Et la solennité inlassable de Môssieur Bourin, de « maître Bourin, notaire, » un personnage d’Émile Augier. Et cette petite Marthe, — notre Marthe, — qui se déniaise, qui s’avise d’être heureuse. Heureuse. Ah ! la pauvre ! Mon Dieu ! que tout le monde est sot ! Et tante Anna, le bouquet, c’est le cas de le dire. C’est la fleur même de notre sainte province, l’aboutissement logique, nécessaire. Est-ce que Maxime va se laisser enlizer ? Cela me paraît tout de même impossible. Dieu ! quel avenir, ces gens sont bouchés, vraiment tous, le Bourin, l’oncle Gabriel, sa femme, tante Anna. Étienne, lui, bien entendu, ne peut rien faire, il est disqualifié. Mais vraiment les autres ne voient donc rien… que les convenances ? Les convenances ! parlons-en ! Il est convenable de marier ensemble le jour et la nuit sous prétexte qu’un soir, ils se sont rencontrés à la croisée d’un chemin. Il est pourtant fatal que, dès qu’ils seront libres, ils tireront chacun de son côté. Si bien que les convenances auront été satisfaites l’espace d’un crépuscule. Mais, advienne que pourra, n’est-ce pas ? ô cher oncle. Maxime aura épousé, l’honneur est sauf. Et moi, qui juge tout le monde, qu’est-ce que j’ambitionne ? Lier mon existence à un original qui, pendant que je lui fais la cour, s’en va… dîner chez sa belle, chez son horreur ! Tout cela n’est pas fort ragoûtant. C’est la vie. Il faut l’aider à s’arranger et non pas, comme a fait Maxime, se faire accommoder par elle. Louis-Napoléon, qui, j’espère, voudra bien se laisser appeler Louis tout court, n’est pas sot. Dieu merci. Il y a de la ressource en lui, comme dit le cousin Paul, sans parler d’un certain bas de laine qui ne doit rien à personne… Et puis, vraiment, s’il m’épouse, je ne le plains pas ! »

Ainsi Rolande se donnait à elle-même l’absolution qu’elle refusait à tout le monde. Sa démarche se fit plus ferme, plus souple. Sa taille se cambra. Faute de public, elle se donnait en spectacle aux haies lourdes de mûres noires, aux chaumes rugueux, aux prairies qui la regardaient à travers les barreaux des clôtures, à la rivière fureteuse. Lorsqu’elle parvint à Saint-Chartier, elle continua de faire la roue pour un groupe de gamins, casquette au front, déjà bons appréciateurs de jolies filles ; pour le charron, qui resta un instant le marteau levé, tandis que le cheval qu’il avait à ferrer hennissait d’impatience ; pour la mercière, qui sans gêne ôta ses lunettes, pour mieux juger la coupe de sa robe et sa façon de marcher.

Elle était au beau milieu de la rue quand elle vit s’avancer, à sa rencontre, Étienne, à bicyclette. Sous le regard des gens du bourg, ils ne pouvaient pas s’éviter. Étienne, dès qu’il l’aperçut, à quelques pas de lui, « freina » et descendit pour lui serrer la main.

Ils ne trouvaient rien à se dire, pas même de ces paroles banales qui partent toutes seules quand on a peur du silence. Étienne avait eu, vers sa cousine, un regard si ouvert et si grave ! Rolande avait serré la main d’Étienne avec une sympathie si spontanée que tous les deux restaient étonnés de se comprendre ainsi, tout à coup. Parce qu’ils s’étaient ignorés jusqu’à ce jour, ils avaient été plusieurs fois injustes l’un vis-à-vis de l’autre. Rolande n’était pas la simple poupée frivole qu’Étienne imaginait. Étienne n’était pas non plus tout d’une pièce, et la faculté de souffrir discrètement, que Rolande lui reconnaissait, à cet instant, le mettait en marge de la catégorie des rustres où elle l’avait rangé trop vite. Ce ne fut sans doute qu’une lueur, qu’un moment lucide, ils se sentirent très loin l’un de l’autre, sans doute, avec des aspirations presque opposées, mais malgré tout, de la même race honnête et saine. Il suffit parfois d’un regard et d’une poignée de main pour éclairer deux consciences. Rolande et Étienne n’eurent pas besoin de s’interroger ; ils se chargèrent mutuellement d’amitiés pour leurs parens et ils se séparèrent, réconfortés tous deux par cette rencontre fortuite.

La petite crise de pessimisme que venait de traverser Rolande s’évanouit à la vue d’Étienne et de sa vraie souffrance, noblement portée. Et son cousin sourit en songeant que si Maxime était un paltoquet, Marthe aurait au moins près d’elle une femme de cœur et qui saurait panser ses blessures.

Rolande avait raison de prévoir que Mme Baroney compatirait à la contrariété de son mari. Dans ces circonstances, très rares du reste, — Gabriel Baroney était le meilleur fusil du canton, — l’unique règle de conduite était le respect du mutisme du maître de la maison. Personne ne riait, on parlait à mi-voix. Les domestiques et les enfans avaient des prévenances inaccoutumées. Cependant rien ne fut changé au programme de la soirée. Après la double lecture, les enfans montèrent se coucher, Étienne sortit dans le jardin, puis le père et la mère. Gabriel Baroney continuait d’être triste, mais la tristesse, si elle est le plus souvent un résultat, peut parfois devenir une cause. Gabriel Baroney savait se servir de ses chagrins.

Il passa doucement sa main dans le bras de sa femme et ils marchèrent quelques instans sans prononcer une parole. Madeleine Baroney se laissait guider par son mari, mais elle savait d’avance où il la conduisait. Ils prirent une allée tournante qui dévalait vers un taillis de noisetiers et de coudriers. On traversait un court tunnel d’ombre glauque et l’on débouchait dans un endroit découvert, large pelouse d’où s’élançait, à quelque distance et un peu en contre-bas, le haut fût d’un peuplier argenté, de cette espèce qu’on nomme couramment « blanc de Hollande. »

C’était un bel arbre. Non pas qu’il fût bien droit, ni régulièrement bâti : il avait ses défauts, mais il était harmonieux. Tout d’une venue jusqu’à cinq ou six mètres du sol, il se divisait à cet endroit en deux maîtresses branches, dont l’une se courbait presque horizontalement pour se relever en une fourche hardie et d’où naissaient plus loin vingt rameaux. L’autre branche-mère restait unique et ne donnait naissance qu’à de plus modestes ramures, mais variées à l’infini… Les feuilles de ce peuplier sont toutes petites, vert tendre et luisant d’un côté, elles présentent de l’autre un velours léger, blanc, qui s’argente par moment. On dirait des coquettes qui au moindre souffle s’agiteraient pour être vues à leur avantage. L’ensemble du feuillage est somptueux, le détail est familier et charmant. Ce géant a une figure de bon génie.

Gabriel Baroney avait un culte véritable pour ce bel arbre. Et lorsque le cultivateur ou le chasseur avait mérité sa récompense, il allait, au moment de l’exode de ses enfans, passer quelques minutes en sa compagnie. Sous un tilleul, à la lisière du taillis, un banc avait été planté, un banc de bois cintré, peint en vert et sur lequel le tabac, à en croire le maitre du logis, devient un régal divin. En été, Gabriel apportait à cet endroit un seau d’eau fraîche, une bouteille de cidre, un verre et sa pipe. Quelles soirées ! Après les travaux du jour, et ses fatigues, il buvait de longues gorgées, posait son verre doucement à ses côtés, puis tirant quelques bouffées, il songeait, en regardant son arbre, son ami fidèle, devenu comme le gardien de ses pensées les plus secrètes, de ses projets les plus élevés. Les soirs moroses, quand il retrouvait la parole, Gabriel Baroney employait volontiers des paraboles. Ses méditations solitaires, s’il avait quelqu’un avec lui, se changeaient en homélies.

Arrivés au carrefour du banc, il fit asseoir sa femme, et tout de suite, après avoir jeté un coup d’œil vers son silencieux confident, comme pour en recevoir un encouragement, il dit :

— Te souviens-tu, Madeleine, de cette année pluvieuse où toutes nos récoltes furent gâtées. L’Igneraie avait débordé sept fois et les ruisseaux du coteau, devenus torrens, avaient emporté notre terre. Nous ne pûmes pas même rentrer en foin de quoi nourrir nos bêtes l’hiver suivant. Le blé, maigre et rare, ne put être vendu. Il n’y eut pas de fruits, et les pommes de terre elles-mêmes pourrissaient avant d’arriver à maturité. Une épidémie se déclara dans nos étables. Et chez nous, notre Lucien, aujourd’hui le plus gai de nos enfans, faillit mourir. Lucien ne fut pas le seul qui guérit ; notre terre, nos bêtes, nos arbres, tout oublia, l’an d’après, la saison meurtrière. Et cependant, tu te rappelles nos transes et ces longues journées de découragement. Il faut savoir regarder plus loin que l’heure qui sonne, plus haut que l’orage qui passe.

Il se tut. Dans l’arbre, on n’eût pas su dire sur quelle branche, le rossignol commença son concert nocturne. Madeleine remuait la tête doucement, et elle sentit que ses yeux se remplissaient de larmes. Gabriel fumait silencieusement, les regards fixés sur le grand peuplier de Hollande. Puis il reprit :

— Regarde. Là-haut, entre les deux maîtresses branches, une autre branche avait voulu pousser. Que lui est-il arrivé ? Je ne sais. Brisée par le milieu, il n’en reste plus là-haut qu’un tronçon. La branche, pourrie, sert aujourd’hui de nid à toute une colonie de geais. L’arbre ne doit pas s’inquiéter de son rameau meurtri. La sève monte, de nouveaux rameaux poussent et, de printemps en printemps, tout l’arbre prospère. Même on dirait qu’il veut cacher sa blessure à laquelle le feuillage fait un habit décent. Je suis peut-être le seul être vivant qui connaisse ce défaut de mon cher arbre.

Madeleine devinait que son mari voulait faire allusion aux ennuis d’Étienne qui passeraient ; aux sottises de Maxime qu’on avait cachées le mieux possible aux regards des curieux et à cette tache familiale qui n’empêcherait pas les Baroney de continuer d’être de parfaits honnêtes gens… Quand elle parla à son tour, ce fut dans un langage plus direct, mais qui ne choqua point Gabriel. Car, au fond, tous les deux avaient les mêmes pensées.

— Qu’allons-nous faire des enfans pendant les noces ? Ne serait-il pas bon de les conduire chez nos cousins de Valençay ? Ils y passeraient huit jours excellens. Nos cousins seraient ravis, et les enfans aussi, très probablement.

— Oui, ma chère Madeleine, tu as raison. Protégeons nos petits. Nous ne sommes point les maîtres de l’avenir, et les desseins de la Providence sont parfois incompréhensibles ; mais notre devoir est d’agir dans le sens que nous croyons le bon. J’écrirai demain. Ils partiront lundi. Philippe seul restera avec nous ; il est assez grand pour comprendre et il convient que les enfans soient représentés au mariage de notre neveu.

Ils rentrèrent à pas lents, dans la nuit claire. Parfois d’un même mouvement, ils se retournaient pour voir la vallée dont le recueillement silencieux est si émouvant. Puis ils reprenaient leur marche, serrés l’un près de l’autre, réconfortés et sourians.

Dans le bel arbre argenté par la lune, le rossignol continuait son concert.


Jacques des Gachons.


(La dernière partie au prochain numéro.)
  1. Copyright by Jacques des Gachons, 1912.
  2. Voyez la Revue du 1er et 15 août 1912.