La Vallée de Trient
LA VALLÉE DE TRIENT.
Il y a trois ans, je partis un matin de Chamonix pour me rendre à Martigny en Valais. Beaucoup d’autres touristes en firent autant ce jour-là. Tous avaient leurs mulets ; moi seul je partais à pied : mais, dans ce pays montagneux, le piéton a sur les autres voyageurs l’avantage de la vitesse, comme il a déjà celui d’une entière liberté dans ses allures.
La route était donc animée par l’aspect de diverses caravanes cheminant à quelque distance les unes des autres. Je délibérai en moi-même sur l’usage que je voulais faire de mon indépendance. J’avais à choisir entre trois partis : ou former solitairement l’arrière-garde ; ou dépasser tout ce monde et marcher seul en tête ; ou enfin aller d’un groupe à l’autre, lier connaissance, et ajouter au charme de la promenade celui de la conversation. C’est ce dernier parti qui me parut préférable.
J’atteignis la société dont je me trouvais le plus rapproché ; mais peu s’en fallut que je ne m’y fixasse pour toute la journée. Il s’y trouvait en effet une jeune demoiselle aimable, belle, enchanteresse,….. c’est au moins l’impression qu’elle produisit sur moi. Mais j’ai remarqué une chose : c’est qu’en voyage toutes les demoiselles me produisent cette impression ; d’où je conclus que cette demoiselle n’était peut-être ni plus enchanteresse ni plus belle qu’une autre.
En voyage, le cœur prend des allures romanesques et aventureuses, il s’épanouit plus promptement, il est décidément plus tendre ; le sexe ou la beauté, comme dirait un agréable, lui apparaît plus encore qu’en d’autres temps digne de ses hommages ; et comme d’ordinaire, dans ces rencontres fortuites, nul projet sérieux, nul calcul d’hyménée ne retient comme un lest salutaire l’essor du pur sentiment, le sentiment pur prend aussitôt son vol, et s’élève en peu d’instants à une hauteur prodigieuse.
Et non-seulement le cœur se comporte ainsi en voyage, mais il est sûr aussi qu’une jeune personne y contracte certains attraits de circonstance qu’elle ne saurait avoir dans un salon. Elle est isolée d’abord, isolée de ses compagnes plus belles ou aussi aimables ; c’est une fleur plus ou moins rare, plus ou moins brillante : mais cette même fleur, qui ne serait rien perdue dans l’orgueilleux éclat d’un bouquet, plaît, touche, paraît charmante et gracieuse lorsque, solitaire sur une pelouse écartée, elle en anime l’aspect et y répand ses parfums. Au fond, est-il rien de bête comme un bouquet, indigne sérail où un maître stupide entasse beauté sur beauté, et des ruines de chacune se compose un assemblage éclatant mais sans grâce ; des parfums délicats de chacune, une grossière odeur ? Va, va, vil sultan, salis, flétris, immole à tes plaisirs la fraîcheur de mille roses..... Pour moi, j’irai chercher ma fleur aux lieux où elle balance sa tige solitaire, et, jaloux de ses grâces modestes, loin de lui donner des compagnes, je craindrai même de la cueillir.
Ce n’est pas tout : cette jeune personne, en voyage, est plus rapprochée de vous ; ou bien son cœur, qui s’est déjà donné, la porte à fuir la vue des jeunes hommes, ou forcément votre présence l’intéresse, vos attentions lui sont agréables ; l’empire qu’elle exerce sur vous, le bonheur que vous éprouvez à ses côtés ne sauraient ni lui échapper ni lui déplaire, à supposer du moins que, délicat autant que sensible, vos sentiments se trahissent plus qu’ils ne se font voir. Et que d’occasions, à propos d’incidents qui naissent, ou d’objets qui se présentent, de témoigner un empressement flatteur, de se rencontrer dans une commune pensée, de sentir ensemble, de provoquer ou de voir naître cette sympathie à laquelle l’âge, le penchant, un irrésistible attrait convient, deux jeunes cœurs ! Cette sympathie, elle sera de quelques heures, d’une journée peut-être ; mais, si elle est passagère, elle est vive, elle est pure, et il en reste, au lieu de regrets, un souvenir plein de charme.
Et que sera-ce si ces objets qui se présentent à vos yeux sont ces vallons, ces forêts, ces monts sans nombre, ces glaces infinies, en un mot cette nature tantôt riante, tantôt sublime des grandes Alpes ; si à chaque instant un spectacle attachant provoque cette admiration expansive, ce besoin de partager des émotions dont le flot ne peut tenir tout entier dans le cœur, et que leur religieuse pureté affranchit du joug d’une pudique réserve ? que sera-ce si la jeune fille, au milieu de ces transports, oublieuse de sa rustique monture, vous laisse usurper le doux soin d’en diriger la marche et d’en régler les caprices ? Pendant que, la bride au poing, vous mettez entre la mule et l’abîme le rempart de votre corps, elle admire, elle s’émeut ; son visage s’embellit de la vie du sentiment, la brise matinale qui souffle des hauteurs ravive les roses de son teint, et, se jouant dans les plis de sa mante, dessine ou découvre les grâces de son attitude. Ah ! jeune homme, déjà votre cœur, déjà votre regard, infidèle aux montagnes, erre avec amour autour de cette créature charmante ; elle est aimable, n’est-ce pas ? elle est belle, enchanteresse,… c’est tout ce que je voulais prouver.
J’éprouvai ce jour-là tous ces sentiments que je viens de décrire. J’eus la bride au poing. Je fis de mon corps un rempart ; malheureusement il n’y avait pas d’abîme. Près du glacier du Tour nous nous arrêtâmes. Nous venions de découvrir, en avant de nous, cet étroit et sauvage vallon où finit, contre les pentes du Col de Balme, la vallée de Chamonix : l’ombre y planait encore. Mais, en arrière de nous, cette même vallée se montrait déjà dans tout l’éclat de sa splendeur matinale. Le soleil, arrivé à la hauteur des gorges, y lançait ses feux au travers de bleuâtres vapeurs, rasant de leur cime jusqu’à leur base les arêtes dentelées des glaciers, et faisant scintiller au-dessus du sombre rideau des forêts les innombrables aiguilles des Bois, des Bossons, du Taconey ; puis, laissant dans l’ombre l’Arve et ses îles boisées, il venait dorer, au pied des parois du Brévent, les tranquilles pelouses où brillent éparses les cabanes du Prieuré. — Quel spectacle ! dit ma compagne : je veux descendre..... Déjà je l’y aidais, et l’une de mes mains dégageait l’étrier, tandis que l’autre, doucement pressée par la sienne, lui servait d’appui pour sauter légèrement à terre. Alors nous nous assîmes sur un bloc de granit, pendant que la mule, dont je tenais toujours la bride, broutait aux touffes d’herbe qui forment la lisière du chemin.
Il y a des moments où la contemplation est de rigueur, sans en être pour cela plus facile. Il s’agissait d’admirer, nous ne nous étions assis que pour cela ; mais si ma compagne, peu faite aux mœurs pastorales, éprouvait quelque embarras de se trouver ainsi seule avec moi, j’étais de mon côté trop préoccupé par sa présence pour qu’il me fût aisé de parler éloquemment des montagnes. J’essayai toutefois ; mais, après quelques lieux communs dont la niaiserie m’importunait moi-même, je rebroussai comme je pus vers un sujet bien autrement à l’ordre du jour que la splendeur matinale. — Vous remarquez, mademoiselle, lui dis-je, qu’ici la route se bifurque ; oserai-je vous demander si vos parents se sont décidés pour la Tête-Noire ou pour le Col de Balme ?… — Je l’ignore, monsieur, me répondit-elle. Puis, se tournant de l’autre côté pour me dérober la vue de sa rougeur : — Je crois que ce sont eux que l’on aperçoit là-bas…
Effectivement le reste de la caravane, que nous avions laissé en arrière, nous rejoignait insensiblement. Je remarquai que le père et la mère de ma jeune compagne avaient à leur tour pris les devants sur les autres voyageurs, et que, sans nous voir encore, ils pressaient le pas de leurs mulets. Quand ils nous eurent atteints : — Ah ça ! mesdames, dit le père, c’est le moment de nous décider. Puis, se tournant vers moi : — Et vous, monsieur, par où passez-vous ?
Cette insidieuse question ne me surprit pas autant qu’elle me contraria. J’avais dit imprudemment à ce monsieur, la veille déjà, que mon projet était de passer par la Tête-Noire, et j’avais cru procéder habilement ; car ce passage, plus facile que l’autre, est celui que choisit d’ordinaire une société où se trouvent des dames. Mais, la veille aussi, ce monsieur m’avait fort prudemment prévenu que, pour lui, il était encore incertain sur celui des deux passages qu’il choisirait. Il était donc manifeste que ce père prévoyant avait voulu se ménager toutes les éventualités, entre autres celle de faire passer sa fille par le côté où je ne passerais pas. Aussi, comprenant à merveille toute la portée de sa question, et jaloux de sauver au moins ma dignité : — Vous le savez, monsieur, répondis-je, mon projet a été de passer par la Tête-Noire… Il m’interrompit : — Malheureusement nous inclinons, nous, par le Col de Balme. J’en ai du regret, vraiment. Bon voyage, monsieur ; enchanté d’avoir du moins joui pendant cette matinée de l’avantage de votre société. — Je me confondis en civilités tout aussi sincères, et nous nous séparâmes.
Je demeurai fort triste, face à face avec la belle nature, qui ne me sembla plus belle du tout. Le Prieuré me paraissait morne, les Bossons m’importunaient.
Assis sur mon granit, je me livrais à de rancunières réflexions sur l’hypocrite tyrannie des pères, que seconde souvent si mal à propos la soumission par trop angélique des filles. Dans ce moment vint à passer une autre caravane à laquelle je me joignis, faute de mieux, et aussi pour combattre par la distraction les blessures du sentiment.
Cette caravane se composait de trois messieurs à pied et d’un mulet chargé de pierres. Ces messieurs étaient des géologues. C’est une charmante compagnie que les géologues, mais pour les géologues surtout. Leur manière est de s’arrêter à tout caillou, de pronostiquer à chaque couche de terre. Ils cassent les cailloux pour en emporter ; ils égratignent les couches pour faire un système à chaque fois : c’est fort long. Ils ne sont pas sans imagination, mais cette imagination a pour domaine le fond des mers, les entrailles de la terre ; elle s’éteint dès qu’elle arrive à la surface. Montrez-leur une cime superbe : c’est une soufflure ; un ravin rempli de glaces : ils y voient l’action du feu ; une forêt : ce n’est plus leur affaire. À mi-chemin de Valorsine, un mauvais éclat de rocher sur lequel je me reposais mit mes trois géologues en émoi : il fallut me lever bien vite et leur abandonner mon siége. Pendant qu’ils le mettaient en pièces, je m’éloignai tout doucement, et ils me perdirent de vue. Sic me servavit Apollo.
Toutefois, s’il m’arrive d’éviter le géologue, j’aime en tout temps la géologie. L’hiver surtout, au coin du feu, qu’il est charmant d’entendre raisonner sur la formation de ces belles montagnes que l’on a visitées durant les beaux jours, sur le déluge et sur les volcans, sur la grande débâcle et sur les soufflures, sur les fossiles surtout ! Quand on en est aux fossiles, je ne manque jamais d’introduire dans l’entretien le grand Mastodonte de je ne sais qui ; ou le Mégalosaurus de Cuvier : c’est un grand lézard de cent vingt pieds de long, dont nous n’avons plus que les os moins la peau. Mais figurez-vous donc cette bête royale se promenant au travers de l’ancien monde, et nourrissant sa petite famille d’éléphants en guise de moucherons ! Vivent les pittoresques ! ils propagent, ils popularisent la science : c’est là que j’ai appris toute ma géologie.
Au surplus, même sans les pittoresques, qui n’est un peu géologue ? Qui ne se demande, à la vue des accidents ou des merveilles qu’étale une montagneuse contrée, comment se sont ouverts ou creusés ces abîmes, comment ces cimes se sont élancées dans les cieux ; pourquoi ces pentes douces et pourquoi ces rocs tourmentés ; d’où viennent ces colosses de granit qui pèsent sur la plaine, ou ces dépouilles marines enfouies aux montagnes ? Ces questions sont de la géologie pure, à la fois élémentaire et transcendante : les géologues ne s’en adressent pas d’autres ; bien plus, sur la façon de les résoudre, ils ne sont jamais d’accord : c’est l’eau, c’est le feu, c’est l’érosion, c’est la soufflure. Partout des systèmes, et nulle part des vérités ; beaucoup d’ouvriers, point d’experts ; des prêtres, et point de dieu ; en telle sorte que chacun peut approcher son hypothèse de la flamme de l’autel, et dire en la voyant flamber : Fumée pour fumée, la mienne, monsieur, vaut la vôtre.
Et c’est précisément par là que j’aime cette science. Elle est infinie, vague, comme toute poésie. Comme toute poésie, elle sonde des mystères, elle s’y abreuve, elle y flotte sans y périr. Elle ne lève pas les voiles, mais elle les agite, et, par de fortuites trouées, quelques rayons se font jour qui éblouissent le regard. Au lieu d’appeler à son aide les laborieux secours de l’entendement, elle prend l’imagination pour compagne, et elle l’entraîne dans les profondeurs ténébreuses de la terre, ou bien, rebroussant avec elle jusqu’aux premiers jours du monde, elle la promène sur de jeunes et verdoyants continents, tout fraîchement éclos du chaos, tout brillants de leur primitive parure, et que foulent ces races perdues, mais dont les gigantesques débris nous révèlent aujourd’hui l’existence. Si elle n’arrive pas à un terme, en y tendant elle parcourt une route attrayante ; si elle divague ou déraisonne sur les causes secondes, sans cesse et de toutes parts, et en vertu de son impuissance même, elle nous met face à face avec la cause première : et c’est pour cela que, toujours aimée, toujours cultivée, cette science est aussi antique que l’homme. La Genèse en est le plus vieux et le plus sublime traité, et, chez le peuple poëte par excellence, chez les Grecs, les théogonies, les cosmogonies abondent dès le premier âge ; dès lors, comme aujourd’hui, les Vulcaniens, les Neptuniens s’y disputent, non pas, à la vérité, les suffrages du monde savant, mais l’admiration naïve, l’oisive curiosité, le poétique sentiment d’une foule intelligente et crédule.
À Valorsine, je rejoignis trois touristes : c’étaient un Français et deux Anglais, gens sans aucune espèce de rapport entre eux, si ce n’est celui qu’établissent temporairement des manières comme il faut, et cette sorte de sympathie aristocratique en vertu de laquelle des hommes qui s’estiment d’égale condition consentent à frayer ensemble, lorsque d’ailleurs ils ne peuvent frayer avec d’autres.
Les Anglais étaient deux beaux et grands garçons, de ces ci-devant écoliers, pas encore hommes, que milord leur père envoie, à peine échappés de Cambridge, faire leur tour du continent, accompagnés d’une sorte de gouverneur subalterne qui cire leurs bottes et paye leur champagne. Je les avais déjà rencontrés les jours précédents. À l’hôtel, à table, ils m’avaient paru avoir tout le décorum du gentleman anglais ; en route, je les avais aperçus folâtrant entre eux ou avec des passants : aussi me rappelaient-ils ces grands chiens de Terre-Neuve qui, sur le point de devenir graves, se surprennent encore à bondir de gaieté ou à jouer avec les roquets du continent.
Le Français était un élégant jeune homme, carliste d’opinion, de langage et de moustaches ; un de ces politiques de salon qui se flattent d’avoir conspiré, qui estiment avoir combattu en Vendée, et qui se persuadent que, l’Ouest pacifié, ils doivent à la tranquillité de leur famille de faire une tournée en Suisse, pour fournir au gouvernement un prétexte honnête de fermer les yeux sur l’audace de leurs antécédents ; du reste, jovial, le meilleur homme du monde, et des gants blancs.
Les deux Anglais étaient sobres de paroles, gauches de manières, mais très-passablement intelligents des beautés de la contrée. La fraîcheur des herbages, la limpidité des eaux, surtout la hardiesse des cimes, leur causaient une sorte de satisfaction intérieure, dont les exigences de leur dignité ne suffisaient pas toujours à réprimer l’expression. Beautiful ! murmuraient-ils de temps en temps, en échangeant un regard. D’ailleurs, ils étaient accoutrés avec cette simplicité confortable et dispendieuse qui distingue les touristes de leur nation : de beaux chapeaux de paille à larges ailes, parfaitement propres, mais froissés par l’usage, et négligemment posés sur leur tête ; des vestes en toile grise, d’une coupe commode, et recelant dans des poches profondes une longue-vue de Dollond, un porte-cigares en argent, et l’attirail des ingrédients nécessaires ou utiles dans un voyage en pays de montagnes. Même simplicité, même propreté recherchée dans leur linge ; et, au milieu de la gaucherie un peu lourde de leurs mouvements, cette assurance de jeunes lords qui, accoutrés en vue du but qu’ils se proposent, ont compté sur leur tailleur pour être à l’aise, sur leur bonne mine pour se faire distinguer, et comptent en tout temps sur leurs guinées pour se faire respecter et chérir des aubergistes du continent.
Le Français, au contraire, était éminemment communicatif, aisé et vif dans ses manières, hautement enthousiaste des beautés alpestres, dont il n’avait d’ailleurs nul sentiment. Comme les Anglais, il était charmé de la limpidité des ondes, mais c’était pour en avoir comparé la fraîcheur aux eaux tièdes qu’on boit à Paris. Les cimes l’enchantaient, mais c’était en vue des sauts prodigieux qu’ont à faire les chamois pour passer de l’une à l’autre, et surtout dans l’espoir de les y poursuivre bientôt, lorsqu’il aurait reçu de Paris un excellent fusil de chasse de Lepage, qu’il s’était hâté d’y demander. « Le premier que j’abats, disait-il, je l’envoie à Prague ! » D’ailleurs, il était habillé comme le serait Robinson accoutré par une modiste. Un charmant chapeau imperméable, à petites ailes, était coquettement posé sur sa chevelure lustrée ; une cravate, imperméable aussi, lui serrait le cou ; sa lévite en velours, avec les pans également échancrés par-devant pour faciliter la marche, une taille basse et étranglée pour donner de la légèreté, était fournie de poches et de contre-poches remplies de futilités microscopiques, dont la plupart étaient sans usage, soit par leur nature, soit en vertu même de leur ténuité portative. Mais un chef-d’œuvre de l’art, c’était sa canne. Cette canne se déployait en chaise, pour jouir commodément des points de vue ; elle s’ouvrait en parasol, pour préserver des ardeurs du soleil ; elle se refermait en bâton, pour gravir les montagnes. Le bâton était lourd comme un soliveau, le parasol échancré comme une aile de chauve-souris, la chaise confortable comme un tabouret sans paille ; et, néanmoins, le possesseur satisfait, triomphant à cause de la foule d’agréments indispensables dont ce chef-d’œuvre lui assurait la jouissance.
Je trouvai ces messieurs assis non loin des mulets qui prenaient leur ordinaire, et engagés dans une conversation dont le Français faisait les frais pour les dix-neuf vingtièmes au moins. En effet, il venait de traiter à fond toute la question dynastique, celle de la république et celle des doctrinaires ; puis il avait passé à Henri V, et de là aux chamois, à propos d’un coup de carabine qui s’était fait entendre du côté des sommités. Sur ce quadrupède comme sur la politique, son érudition était close, son idée faite, ses axiomes tout formulés ; évidemment il avait étudié son chamois dans les livres d’Alexandre Dumas, de Raoul Rochette et d’autres théoriciens fameux, mais en écolier qui va plus loin que ses maîtres, et pour qui les théories émises ne sont plus bientôt que babioles, tirelires, en comparaison de celle qu’il est venu chercher sur les lieux. Rien n’était plus plaisant que de voir ce pétulant orateur haranguant deux flegmatiques Anglais, trop sensés pour être crédules, trop polis pour contredire, quoique parfaitement assommés d’ailleurs par un babil brisé, rapide, intarissable. Sans se mettre en grands frais d’attention, ils fumaient leur cigare, tout en songeant confortablement en eux-mêmes « combien le nation française été foolish, loquace, et tute habillé comme iune maîter à danser. »
— Messieurs, leur disait le Français, un fait singulier et que vous ne connaissez pas… Je le tiens d’un chasseur qui a tué, en un an, vingt bouquetins et quatre-vingt-dix-neuf chamois, entre autres une fois deux d’un seul coup ; je vous conterai cela après… Un fait qui n’appartient qu’à cette chasse, la seule que je n’aie pas pratiquée : j’ai chassé au chevreuil, au sanglier ; je l’aurais abattu sans le roi, à qui on laisse l’honneur du coup… Un fait curieux, c’est qu’on ne tire pas le chamois en ligne droite, en face de soi, comme une bécasse. Le chamois est fin, défiant ; s’il aperçoit le bout d’une carabine, adieu ! courez-lui après… Mais que font-ils ? Voici le chamois sur la pointe de son roc, eh bien, le chasseur, qui s’est embusqué, ajuste un roc voisin, près, loin, c’est selon : le coup part, la balle ricoche, et le chamois tombe sans savoir d’où lui vient cette prune… Voilà qui est fort, je crois ! — Guide, interrompit en cet instant un des Anglais, faisé diligence. Je craigné que nous avons le pluie ; nous marchons en avant. À ces mots, tous les quatre nous nous levâmes pour nous mettre en route, au moment où les géologues entraient à Valorsine. Au delà de ce hameau, la vallée se resserre ; bientôt après, l’on se trouve engagé dans les sauvages défilés de la Tête-Noire.
Le temps, si radieux le matin, avait effectivement bien changé. De blanches et fines vapeurs, flottant avec rapidité, avaient voilé insensiblement l’azur des cieux, et terni l’éclat du soleil : à cette heure elles se formaient en menaçantes nuées qui s’amoncelaient tumultueusement autour des cimes. Un vent chaud qui soufflait de la vallée du Rhône remontait avec impétuosité cette gorge étroite, en soulevant les sables, en couchant les herbes, et en sifflant dans la chevelure des sapins. Nous cessâmes de causer, et, marchant avec vitesse, nous dépassions de temps en temps de petites croix plantées en terre sur les bords du sentier. Ces croix marquent la place où, durant l’hiver et aux premiers redoux du printemps, des montagnards ont péri, surpris par le froid ou par l’avalanche. Au pied de l’une d’elles, une pauvre femme agenouillée disait des prières pour le trépassé, pendant que sa chèvre, effrayée de notre approche, se mit à sauter de pierre en pierre jusque sur le rebord d’un petit ravin, d’où elle nous considérait curieusement. Bientôt après, l’orage éclata, la pluie survint ; mais nous arrivions à la Pierre des Anglais, où nous cherchâmes un abri.
Cette pierre est une énorme roche qui s’avance en saillie par-dessus le sentier. Une inscription, sculptée dans l’endroit le plus apparent, indique que ladite roche a été bien et dûment achetée de la commune par une dame anglaise. — Tiens ! dit notre Français en apercevant de loin l’inscription, un monument, un tombeau ?… Mais quand il eut lu la légende : — En voici une bonne ! s’écria-t-il en éclatant de rire… Parlez-moi d’un joujou comme celui-là… Je défie les géologues de l’emporter ! Et la commune, dites donc, pas bête… Soit ; nous sommes ici en Angleterre. Bien reconnaissant, messieurs de l’hospitalité, ajouta-t-il en s’adressant aux Anglais ; j’y voudrais seulement un roastbeef et du bordeaux.
Les deux Anglais, qui ne goûtaient nullement ce ton irrévérencieux, appliqué par un Français à un fait dont l’excentricité même leur paraissait au fond « iune chose grand ! » et la bizarrerie « iune chose national beaucoup ! » se renfermèrent dans une taciturnité à la fois dédaigneuse et décontenancée. Il était visible qu’avec très-peu d’effort, et sans autre soin que de flatter adroitement leur secrète pensée pour la faire surgir au dehors, on les eût amenés bien vite à s’exalter au sujet de ce trait « beautiful et enthusiastic, » à déclarer les Anglais et les Anglaises « la prémier péople de la terre, » que sais-je ? à entonner un rauque et solennel God save the King… ce qui aurait été tout autrement amusant que le silence qu’ils gardèrent alors. Toutefois, s’ils s’étaient trouvés offensés, ils eurent une prompte revanche. Notre compagnon, pour jouir de la vue, venait d’établir sa chaise mécanique ; à peine s’y fut-il posé, que, les trois pieds se brisant à la fois, il tomba à la renverse le dos dans la poussière, et la tête dans une flaque… Non, je n’ai jamais vu deux Anglais éclater de rire avec un si parfait ensemble, un timbre plus bruyant, et une plus entière satisfaction. Pour le Français, il se releva en jurant, lança les débris de sa mécanique dans le torrent, et fit ensuite chorus avec nos rires le plus franchement du monde.
Cependant la pluie, au lieu de cesser, tombait avec une violence croissante : — Nous sommes ici en Angleterre, dit bientôt le Français, je ne m’y trouve pas mieux pour cela… Après tout, mieux vaut marcher trempés que de sécher sur place. Qui m’aime me suive ! Et il se mit gaiement en route. Les Anglais en firent autant bientôt après, et je suivis leur exemple.
Lorsqu’on est jeune, en bonne santé, lorsque surtout on a le goût et l’habitude des voyages à pied, ce n’est point une aussi triste condition qu’on le pense que de poursuivre sa route en affrontant la tempête. On est mouillé ; l’eau, comme dit Panurge, entre par le collet et ressort par les talons ; mais ce sont là les arrhes du vif plaisir qui nous attend : celui d’atteindre le gîte, celui de dépouiller ses vêtements humides, celui de présenter à la claire flamme du foyer ses membres roidis, celui enfin de venir asseoir sa fatigue et restaurer ses forces autour d’une table bien servie. D’ailleurs, n’est-ce rien que d’assister à ces grandes scènes ? L’âme n’y goûte-t-elle aucun charme, elle en tout temps avide de mouvement, d’émotion, de pensée ? Après avoir reflété, comme le miroir d’un lac, la fraîche sérénité du matin, les radieuses ardeurs du midi, elle reflète à leur tour les grises nuées, elle se ride sous l’haleine orageuse du vent ; le trouble de la nature y pénètre, et, soulevée alors, elle rencontre au sein même du trouble ces mystérieuses joies qui sont refusées à la torpeur du bien-être.
Pour mieux goûter ces émotions, j’étais demeuré en arrière de mes compagnons. J’aimais à me voir seul dans ce gouffre de la Tête-Noire, battu de la pluie, étourdi par le fracas du torrent, par le bruit des pierres qui descendaient les ravins en s’entre-choquant, par celui de la foudre, dont les éclats saccadés se prolongeaient en grondements majestueux, tantôt lointains, tantôt tout voisins et comme au-dessus de ma tête. La scène était si magnifique, et ma préoccupation si entière, que je fus presque désappointé lorsque je vis près de moi les cabanes de Trient, dont je me croyais encore éloigné. Des rires se firent entendre sur la galerie d’une cabane : c’est le Français qui venait de m’apercevoir. « Il y a du vin ici, me cria-t-il, venez un peu tremper votre eau. » J’entrai dans le chalet.
Les cabanes de Trient sont assises au milieu d’une petite vallée dont l’aspect est frappant et plein de caractère. Cette vallée, qui n’a en aucun sens plus d’un mille de longueur, est si profondément encaissée entre des cimes d’une hauteur immense, que le soleil n’en éclaire le fond que vers le milieu de la journée, et durant un petit nombre d’heures. À l’une des extrémités, le glacier de Trient, pressé entre les parois d’un étroit couloir de granit, fait entendre de sourds craquements, et, ouvert à sa base, il vomit, comme par une gueule azurée, des flots noirs et tourbillonnants, qui fuient bientôt d’un cours plus doux au travers de la prairie. À l’autre extrémité, une montagne fendue perpendiculairement jusqu’à la base donne passage à ce torrent, qui se perd dans de ténébreux abîmes, inconnus au regard de l’homme, pour aller ressortir près de Martigny en Valais, et s’y jeter dans le Rhône. La situation de cette vallée, cette ombre perpétuelle, ce glacier, ces eaux, y entretiennent une ravissante fraîcheur ; et les pelouses qui en tapissent le fond, lorsque du haut de la montagne on les voit pour la première fois, resplendissent de l’éclat d’une verdure incomparable. Il semble qu’on découvre un Éden inaperçu encore, une retraite où vivent cachés depuis des siècles les primitifs habitants de la contrée. L’on descend, l’on entre dans cette ombre limpide, l’on savoure cet air récréateur, l’on écoute cette voix sonore et continue des eaux qui arrivent et qui fuient ; une neuve splendeur émerveille les yeux, et remue doucement le cœur.
C’est dans ce vallon qu’aboutissent les deux passages de la Tête-Noire et du Col de Balme. Les deux sentiers s’y réunissent au pied de la Forclaz, qu’il faut encore gravir et redescendre pour arriver à Martigny. On n’y trouve, en fait de gîte, que le cabaret où je venais d’entrer. C’est, au rez-de-chaussée, l’étable, le fenil, et au-dessus la chambre des buveurs : on y monte par quelques échelons de sapin, aboutissant à la galerie d’où le Français m’avait appelé. Comme il arrive de loin en loin qu’un voyageur, surpris par la nuit et par l’orage, est contraint de s’arrêter à Trient, les gens du cabaret entretiennent dans cette même chambre deux petits lits. Au moment où j’entrai, les deux Anglais, renonçant à pousser jusqu’à Martigny par un temps si affreux, venaient de s’en assurer la possession, et, après avoir changé de linge et d’habits et rallumé leur cigare, ils s’y délassaient par anticipation.
La tempête était devenue si terrible, que j’étais fort inquiet au sujet de la caravane que j’avais quittée le matin, et fort impatient d’apprendre qu’elle avait déjà descendu le Col et dépassé Trient. Comme j’allais questionner l’hôte, un éclair éblouissant, suivi à l’instant même d’un effroyable coup de tonnerre, nous fit tressaillir. L’hôte se signa, et sa femme, accourue vers la fenêtre, cria : « C’est sur le bois Magnin ! » Nous regardâmes. Un homme sorti du bois s’enfuyait à toutes jambes de notre côté. Quand il fut plus près, nous l’appelâmes. Je le reconnus aussitôt pour l’avoir vu le matin auprès des parents de ma jeune compagne, et, rempli d’anxiété, je le questionnai. Il ne m’apprit rien. Vers le sommet, on lui avait fait prendre les devants, avec ordre de pousser jusqu’à Martigny pour y retenir des logements. Une heure après, la pluie était venue, puis l’orage, puis la foudre. — Elle est tombée, ajoutait-il, sur le chalet de Privaz, qui brûle à cette heure, et les bestiaux sont épars, notamment une génisse que j’ai dépassée, qui beuglait à fendre le cœur… Elle m’a suivi jusqu’à ce coup de tonnerre qui a frappé entre elle et moi, que j’ai cru que c’étions la fin du monde ! Tout à coup le Français, qui avait écouté ce colloque : — Des dames dans ce bois !… des dames parmi cette tempête ! Parbleu ! il ne sera pas dit que je ne les en aie pas tirées. Qui vient avec moi ? — Je suis votre homme, et vous êtes le mien, lui dis-je. En route ! Je prends ces deux peaux de mouton suspendues à la muraille. — Et moi ce cordial, dit le Français en versant le vin de notre chopine dans sa gourde. Sans autres apprêts, nous partîmes. En ce moment arrivaient les trois géologues… dans quel état, bon Dieu ! ruisselants par les coudes, par les poches, par le nez, par les cinq doigts ; des hannetons flottants dans le cataclysme d’une ornière, des noyés du déluge nageant vers l’arche !… et néanmoins attentifs encore aux cailloux, regardant du coin de l’œil aux stratifications. Ils entrèrent dans la cabane.
Nous fûmes bientôt engagés dans la montée du Col de Balme. — Ces marchands, disait le Français, sont des voleurs, avec leur imperméable ; toute l’eau du ciel est dans mon chapeau !… À propos, sont-elles jolies vos dames ? Un nouveau coup de tonnerre, suivi de roulements effroyables, me dispensa de répondre ; d’ailleurs on avait une peine infinie à s’entendre. Le sentier était devenu le lit d’un ruisseau furieux ; de toutes parts l’eau tombait en cascades, et, à mesure que nous nous élevions, le froid devenait de plus en plus vif. Au-dessus du bois Magnin, la pluie était glacée et mêlée de grésil. Une heure après, nous nous trouvâmes au milieu de la neige. Alors le silence succéda tout à coup au fracas des eaux et au sifflement du vent dans la forêt.
On ne distinguait plus le sentier, et personne ne répondait aux cris que nous poussions de temps en temps ; aussi nous désespérions déjà du succès de notre tentative, lorsque nous aperçûmes au-dessus de nous une mule qui descendait le Col. Elle était seule, toute sellée ; la bride traînait à terre. Pour ne pas l’épouvanter, nous nous cachâmes derrière la saillie d’un rocher, et, lorsqu’elle passa près de nous, mon compagnon lui barra le chemin, pendant que je sautais sur la bride. J’y reconnus celle que j’avais tenue le matin ; c’était la mule d’Émilie ! Alors nous commençâmes à présager les plus sinistres choses. Sans perdre de temps, le Français sauta sur l’animal, tandis que, demeuré derrière, je le fouettais pour le contraindre à marcher et à nous guider en même temps. Mais, quand nous fûmes arrivés au-dessus d’un plateau ouvert de tous côtés, la mule, se jetant brusquement sur la gauche, se mit à fuir de toute sa vitesse, en tâchant de se débarrasser de son homme. Le Français, bon cavalier, se piqua d’honneur, tint bon, et, au bout de quelques instants, je le perdis de vue. Je demeurai ainsi seul, agité par la plus vive inquiétude, et ne sachant de quel côté me diriger. Après avoir erré quelque temps, je retrouvai les traces que la mule, en descendant, avait laissées empreintes sur la neige, et je pris le parti de les suivre. Ce fut une heureuse idée, car au bout d’un quart d’heure je me trouvai face à face avec un homme qui descendait en suivant ces mêmes traces.
C’était le guide qui courait après sa bête. — Nous avons votre mule, lui criai-je ; mais où est votre monde ? — Où ils sont, où ils sont ? Que sais-je ? Cette neige d’à présent, c’est le soleil après les tempêtes d’il y a une heure. Plus de sentier, plus de vue ; un vent à balayer les sapins, et la foudre aux quatre coins du temps. Nous étions chacun à notre bête, moi pendu à la bouche de la mienne ; on ne s’est plus revu. Par bonheur, j’ai pu tirer vers une caverne, pas bien loin, où j’ai mis leur demoiselle à l’abri, mais bien en peine qu’elle est, la pauvre fille, et encore que sans ma bête je ne l’en peux tirer.
Ces dernières paroles, qui s’étaient fait attendre, me firent passer d’une affreuse inquiétude aux transports de la joie. Non-seulement Émilie était en sûreté, mais j’arrivais merveilleusement à propos. — Bonhomme, lui dis-je, vous allez battre le pays jusqu’à ce que vous les ayez tous retrouvés, et moi je ne bouge pas de la caverne que vous n’ayez reparu. Où est-elle ? Il m’indiqua à quelque distance un rocher noirâtre : — C’est droit en dessous, dit-il ; le chemin ne peut pas vous manquer. Et il partit.
Je m’acheminai vers le rocher. Mais que dites-vous, lecteur, de la situation ? Et si la vie de voyage, en isolant une jeune personne de ses compagnes, en l’approchant de vous, ou seulement en faisant naître l’occasion de quelques entretiens, rehausse à vos yeux ses attraits, double sa grâce, embellit sa beauté, que sera-ce, si, accouru en libérateur, vous la surprenez dans l’ombre d’une grotte, seule, tremblante, et néanmoins se rassurant à votre approche, accueillant d’un sourire de gratitude votre empressement à voler à son aide ! Il est vraiment à craindre que, troublé vous-même par le plaisir, enhardi par vos avantages, vous ne laissiez trop voir un empressement que la conjoncture rendrait vite importun. C’est ce que j’avais grand soin de me dire à moi-même en montant vers le rocher.
Mais, quoi qu’il puisse faire pour se maintenir dans les termes d’une respectueuse civilité, un jeune homme n’apparaît point ainsi à l’entrée d’une grotte, que la jeune fille qui s’y est réfugiée n’éprouve ce pudique embarras dont déjà le sentiment de sa solitude la préservait à peine. À ma vue une vive rougeur colora les joues d’Émilie, et, quittant aussitôt la place reculée où elle était assise, elle accourut sur le seuil, comme pour se mettre sous la protection du jour et des cieux. Ce mouvement, tout naturel qu’il fût, ne pouvait m’être agréable, car l’alarme, même la plus passagère, outrage un sentiment délicat et honnête. Toutefois le déplaisir que j’en ressentis me fut de quelque secours pour donner à mon apparition le tour prosaïque que réclamaient les convenances. Je racontai à Émilie à quelle suite de circonstances je devais le bonheur d’être conduit auprès d’elle. Je lui fis part des mesures que je venais de prendre pour hâter sa réunion avec ses parents, sans aucun doute déjà rassurés à cette heure par l’arrivée de mon ami auprès d’eux ; puis, encouragé par le plaisir visible que causaient ces bonnes nouvelles, j’arrangeai mes discours de manière à ramener assez de sécurité pour que ces courts moments d’un tête-à-tête si inespéré ne fussent pas troublés par les poisons de l’inquiétude et de l’effroi. Émilie sourit alors, des larmes d’attendrissement mouillèrent ses yeux ; et si, à la vérité, elle conserva quelque embarras, il n’avait cette fois d’autre cause que la décente réserve qui l’empêchait d’oser me témoigner assez une reconnaissance qu’elle ressentait vivement.
En ce moment, la neige avait cessé de tomber, et le vent, maître du Col et des hauteurs, tenait les lourdes nuées suspendues au haut des airs. Un jour triste et blafard éclairait la surface des plateaux, tandis qu’une nuit humide régnait dans les gorges, du fond desquelles s’élevaient par lambeaux déchirés de grises et incertaines vapeurs. Nous nous assîmes à la place où nous nous trouvions, et, les yeux fixés sur ce spectacle, nous commençâmes à nous entretenir des aventures de la journée, des fureurs de l’orage, de ces magnifiques contrastes offerts à nos regards dans l’espace de quelques heures, jusqu’à ce que, nous étant doucement rencontrés sur mille impressions que nous avions ressenties ensemble, bien que séparés, il s’ensuivit des paroles moins réservées et un abandon plus intime. Émilie m’avoua qu’une fois réunie à ses parents, elle compterait cette journée, où elle avait éprouvé tant d’émotions, de terreurs et de joies, parmi les plus belles de sa vie… Je me hasardai alors à lui répondre que ce moment, où j’avais le bonheur de la rencontrer seule et de pouvoir lui faire l’aveu des sentiments dont mon cœur était plein, était un moment auquel je n’en pouvais comparer aucun dans ma vie passée, et dont je ne saurais jamais retrouver le pareil loin de sa présence. Ces paroles lui causèrent un trouble extrême. Pour faire diversion, et comme elle était transie par le froid de ces hauteurs, je la pressai de revêtir cette peau de mouton que j’avais apportée de Trient. C’est une sorte de manteau grossier, dont s’affublent les pâtres du pays. Elle se prêta à mon envie en souriant, et tandis que d’une main je tenais suspendu l’habit du pâtre, de l’autre j’allais, par l’ouverture des manches, à la rencontre de la sienne. Mais voici que, sous cet agreste accoutrement, les grâces délicates de son visage brillèrent d’un éclat si vif et si nouveau, que, transporté d’amour, mes lèvres s’égarèrent sur cette main que je tenais encore, et elles y imprimèrent un baiser. Confuse et tremblante, Émilie retirait sa main, lorsque des voix se firent entendre. Nous nous levâmes en sursaut. C’était le guide… et derrière lui le père !
Je n’ai jamais vu chez un père la joie de retrouver sa fille aussi expressivement mélangée du dépit de ne la pas trouver seule. Émilie, pour lui cacher sa rougeur, s’était élancée dans ses bras ; moi-même je m’empressai de lui témoigner combien je prenais de part à cette heureuse réunion ; et néanmoins ni ses paroles ni ses manières ne pouvaient en aucune façon se mettre à l’unisson des nôtres, bien que la situation lui commandât de se montrer tendre envers sa fille, et surtout reconnaissant envers moi. Aussi son embarras, presque trop marqué, se communiquait déjà à nous-mêmes, lorsque, pour trouver une contenance, il se prit à rire de l’accoutrement pastoral d’Émilie. Ce fut une issue admirablement trouvée, par laquelle nous sortîmes tous de peine, riant à qui mieux mieux, sans avoir, ni les uns ni les autres, la moindre envie de rire. Vinrent ensuite les explications mutuelles sur les incidents de la journée. Mon ami le Français avait fait merveille. Il avait rencontré le guide, il avait trouvé le père, retrouvé la mère, et rassuré tous les deux en leur apprenant que leur fille était depuis une heure sous ma garde, au fond d’une grotte. C’est sur ce mot que M. Desalle (le père d’Émilie), au lieu de manifester une grande allégresse, s’était levé brusquement pour nous rejoindre en toute hâte.
Une chose que j’ai oublié de dire, lecteur, c’est que cette jeune personne, je l’avais remarquée dès longtemps à Genève déjà, au milieu des réunions de l’hiver ; je l’avais remarquée aussi aux premiers beaux jours, alors que les jeunes filles, échangeant les laines et les pelisses de la saison froide contre les robes légères et les écharpes flottantes, semblent comme des fleurs fraîchement écloses de l’enveloppe jalouse qui voilait leur éclat. Je l’avais remarquée encore lorsqu’au mois d’août elle était partie pour visiter les glaciers, et que j’étais parti sur ses traces. Demanderez-vous si elle m’avait remarqué à son tour ? Ce n’est pas à moi de le dire ; mais ce que je puis affirmer, c’est que ses parents m’avaient, eux, infiniment remarqué. Mes assiduités, qui troublaient leur repos et qui contrariaient leurs vues, les avaient seules portés à se déplacer pour venir voir une belle nature dont ils n’avaient que faire, et, comme on l’a vu plus haut, à préférer le passage pénible du Col de Balme au trajet facile de la Tête-Noire. Cette courte information explique bien des choses ; je pourrais la rendre plus complète en anticipant sur un avenir peu éloigné, si je ne craignais de nuire à l’intérêt de mon récit en approchant de ces poétiques aventures le dénoûment, heureux à la vérité, mais prosaïque, auquel elles aboutirent à six mois de là. Je reprends mon récit.
Le temps, sans cesser d’être sombre, n’était plus orageux ; le peu de neige qui était tombée commençait à disparaître, et tout promettait une soirée tranquille. Nous quittâmes la grotte, et nous nous dirigeâmes vers un tourbillon de fumée qui, s’élevant de derrière un bois de mélèzes, marquait la place où nous étions attendus. Le Français était absent pour l’heure, mais nous y trouvâmes madame Desalle confortablement établie dans le plus joli bivouac possible. « Votre ami, monsieur, est un homme charmant ! » me dit-elle dès qu’elle m’aperçut. En effet, avec cette activité secourable et galante que développe si vite chez les Français la vue du sexe en détresse, mon compagnon avait en quelques instants dressé une sorte de chaise longue, au moyen de quelques pierres juxtaposées et recouvertes d’un lit de mousses sèches ; au-dessus, il avait entrelacé les branchages des mélèzes, de manière à former un abri impénétrable à la neige ; puis, allumant un petit feu à l’usage de madame Desalle, il avait entassé plus loin de gros branchages de façon à produire un brasier ardent, autour duquel des baguettes, portées sur des coches faites aux mélèzes voisins, attendaient qu’on y suspendît, pour y être séchés, les effets de la caravane. Ces égards pour une dame qui n’était plus jeune, et ces soins prévoyants pour assurer le bien-être de notre petite colonie, provoquèrent chez nous tous ce sentiment de gratitude qui est si merveilleux pour changer les situations les plus ingrates en moments pleins d’agrément. Mais, à la vue d’un petit ustensile d’argent, formé de trois ou quatre pièces artistement ajustées, et rempli d’un liquide en ébullition, je ne pus m’empêcher de rire. J’y reconnus une cafetière mécanique à deux ou trois fins, dont mon compagnon nous avait démontré les propriétés à Valorsine, et dans laquelle il venait de verser quelques gouttes d’essence de café achetée à Paris sur une poignée de neige ramassée au Col de Balme.
En cet instant, nous l’aperçûmes lui-même qui remontait le mamelon sur lequel nous étions, en tirant après lui une mère vache qui le suivait sans trop de peine… « Bravo ! s’écria-t-il en nous voyant tous réunis, j’en amène pour tout le monde ; mais du café seulement pour ces dames. Je vous salue, mademoiselle. Veuillez, messieurs, déposer sur les baguettes ce châle, ces manteaux. Je me charge du reste. » Aussitôt, après avoir ouvert et déposé auprès de ces dames un petit sucrier de poche, il se mit à traire la vache dans deux de ces tasses en bois de coco qui servent à boire aux sources ; puis, y ayant versé le café, il présenta le breuvage d’un air à la fois empressé et glorieux qui était à mourir de rire. Je riais donc, mais cette fois de gaieté, de contentement, et sans mélange aucun de malice, comme j’avais pu faire à Valorsine. En effet, je venais de comprendre seulement alors une chose bien simple pourtant, c’est qu’en voyage, comme ailleurs, il n’est de vilain accoutrement que celui qui, ne convenant qu’à son maître, est sans emploi pour autrui.
Au sortir de l’angoisse, les cœurs s’ouvrent aisément à l’indulgence, au bonheur, à une cordialité expansive qui en chasse tout sentiment rancunier. Déjà M. et madame Desalle semblaient ne se souvenir ni de la grotte, ni d’autres contrariétés plus anciennes ; et moi-même, reconnaissant de l’accueil amical qu’ils me faisaient, j’évitais de leur donner de l’ombrage en me montrant trop empressé auprès de leur fille. Pour celle-ci, revenue de son trouble, mais intérieurement agitée, elle s’efforçait de cacher ses préoccupations sous un air d’enjouement, tandis que mon nouvel ami, le Français, ayant remis en poche sa batterie de cuisine, s’occupait avec les guides des préparatifs du départ.
Au moment où nous partîmes, le soleil venait de reparaître à l’horizon, et le dais de grises nuées qui avait plané jusqu’alors sur nos têtes, empourpré tout à coup par les feux du couchant, s’était changé en un dôme d’une sublime splendeur. Insensiblement cet éclat s’effaça, les pâles feux des étoiles brillèrent çà et là dans le ciel, et la nuit nous surprit au milieu de la descente. Il ne pouvait plus être question de pousser jusqu’à Martigny, et, d’un autre côté, coucher à Trient semblait un parti désespéré. Les guides eux-mêmes ne nous y engageaient pas. « Rien pour coucher, disaient-ils ; et pour vivres, des œufs… — Des œufs ? interrompit le Français ; écoutez, je me charge du souper (il réfléchit un instant)…. et de la couchée ! ajouta-t-il ; j’ai des lits pour ces dames. Mais il faut que je prenne les devants ; ainsi, bon voyage, et au revoir ! » Nous voulûmes le retenir, le remercier du moins ; mais il était déjà hors de vue. Au bout d’une heure et demie, nous sortîmes du bois de Magnin. À la vive lumière qui brillait aux fenêtres d’une maison, nous reconnûmes de loin les cabanes de Trient, et nous jugeâmes que notre compagnon était à l’œuvre. En approchant, nous croisâmes deux voyageurs que nous vîmes avec surprise s’engager, à cette heure avancée, dans le sentier de la Forclaz. C’étaient nos deux Anglais. À son arrivée, le Français n’avait rien eu de plus pressé que de les réveiller pour leur annoncer l’agréable nouvelle que, comptant sur leur politesse, il avait promis leurs lits à deux dames qui allaient arriver. Les deux Anglais, visiblement contrariés, étaient sortis du lit silencieusement, et, après s’être irrités contre l’hôtesse, qui leur proposait de coucher dans le fenil, ils s’étaient décidés à partir.
J’ai décrit plus haut l’hôtel du lieu. Nous y arrivâmes vers dix heures. En passant devant la porte de la cuisine, nous aperçûmes un grand mouvement de gens allant, venant, et, au milieu, notre Français qui, illuminé par le flamboyant éclat du foyer, donnait ses ordres, tout en veillant sur une sorte de casserole où bouillonnait un mets écumeux. « Montez ! montez ! nous cria-t-il. Impossible que je quitte mon sambayon ; il y va de ma gloire et de votre entremets. » Nous montâmes dans la salle d’en haut, où les trois géologues, conviés au festin, nous accueillirent avec une cordiale bonhomie. Je trouvai cette salle bien changée. Les deux lits n’avaient pu être enlevés, mais ils étaient disposés avec décence, et le Français, s’étant fait livrer toutes les nappes de la maison, les avait suspendues aux fenêtres en façon de rideau, profitant de l’ampleur de ces blanches toiles pour les relever en festons sur les côtés. Cette seule disposition, en ôtant de cette salle de cabaret le souvenir de sa destination, lui donnait un aspect de convenance et de propreté qui rehaussait le plaisir de tous, et de nos dames surtout. Mais ce qu’il fallait admirer, c’était la table. Six chandelles proprement ajustées dans des bouteilles illuminaient une nappe chargée de mets rustiques et d’ustensiles pittoresques ; au milieu, un potage fumant ; sur les ailes, trois ou quatre variétés d’omelettes ; autour, et symétriquement disposées, des chopines d’étain remplies, les unes d’un petit muscat du Valais, les autres de l’eau du glacier. Nous nous assîmes avec délices. Le plaisir d’arriver, la surprise de rencontrer tant de ressources, et, plus que tout cela, le sentiment que toutes ces choses étaient sorties de terre au coup de baguette du plus aimable empressement, portèrent à son comble un contentement auquel se mêlait, dans ces premiers moments, le charme plus sérieux de la reconnaissance.
Le Français ne tarda pas à paraître. Derrière lui, l’hôtesse, toute grave d’obéissance et de bon vouloir, portait le sambayon. Nous nous récriâmes sur le plaisir de la surprise et sur l’habile ordonnance du festin. « N’est-ce pas ? Et voilà ce que c’est, ajouta-t-il en se tournant vers la pauvre femme, que de rencontrer de braves gens qui ouvrent leur cave, livrent leurs œufs, donnent leurs nappes. Allez, bonne femme, envoyez coucher vos hommes, et quand le vin sera bouillant, appelez-moi. C’est un négus, nous dit-il. À table maintenant ? Ici madame Desalle, là mademoiselle Émilie, M. Desalle en haut, moi en bas, vous, et ces messieurs dans les intervalles ; et vive l’auberge de Trient ! » Nous fîmes un chorus général, moi surtout, qui venais d’assurer à ma chaise une place entre celle d’Émilie et celle de sa mère.
Le souper, comme on peut croire, fut charmant. Dès la soupe, qui était bonne, mais claire, ce furent des exclamations qui se renouvelèrent à chacun des mets ; et, sans parler de ce que le cœur y mettait du sien, tous ceux qui ont passé dans les montagnes une journée de fatigues et de privations savent ce que vaut un médiocre potage, et avec quelle facile complaisance on trouve exquis les plus simples aliments. Mais, quand vint le tour du sambayon, les acclamations redoublèrent. Le Français, plus joyeux que nous tous, y répondait par des saillies de pétillante gaieté, en telle sorte que le tumulte, commencé par des propos de félicitations, se prolongeait par des éclats de rire. L’arrivée du négus suspendit ce tumulte. Dès qu’il fut servi, tout le monde à la fois, et le Français aussi, réclama la faveur de porter un toast ; mais M. Desalle s’adjugeant la parole à raison de son âge : « Je porte, dit-il, la santé de notre amphitryon ! Qu’il m’excuse si je le désigne ainsi, en attendant que je sache un nom qui nous demeurera cher à tous, et à ma famille en particulier. Monsieur a fait, d’une journée de fatigues et d’alarmes, une journée de plaisirs et de délassements ; je lui en exprime notre affectueuse et vive gratitude. » Nous nous levâmes tous pour choquer nos verres contre celui du Français, qui répliqua incontinent : « La modestie m’empêche de me nommer, mais voici mon nom écrit au fond de mon chapeau. Qu’il me soit permis de dire à mon tour que, depuis que je voyage, je n’ai pas pris encore autant de plaisir qu’aujourd’hui, et d’en conclure que je ne m’étais pas trouvé encore en si aimable compagnie. Je bois à la vôtre, mesdames et messieurs ! »
Bientôt après, nous prîmes congé des dames, et nous gagnâmes notre couche rustique, où, grâce aux fatigues de la journée, nous ne fîmes qu’un somme jusqu’à l’aurore.