La Vallée de la peur/II/2
II
LE MAÎTRE.
Mac Murdo était un de ces hommes qui s’imposent. Où qu’il fût, on le connaissait vite. Il lui suffit d’une semaine pour prendre chez Schafter une importance incontestée. Shafter hébergeait à ce moment dix ou douze pensionnaires, braves contremaîtres d’usines ou vagues commis ; et notre jeune Irlandais avait une autre envergure. Quand ils se réunissaient le soir, c’était lui qui plaisantait avec le plus de verve, causait avec le plus d’agrément, chantait avec le plus de goût. Il respirait la camaraderie, il dégageait un magnétisme de bonne humeur. Néanmoins, de temps en temps, il se montrait, comme il l’avait fait dans le wagon, sujet à des colères brusques et violentes, qui commandaient non seulement le respect, mais la crainte. Bien plus, il affectait, vis-à-vis de la loi et de tout ce qui touchait à la loi, un mépris qui ravissait d’aise certains de ses co-pensionnaires, mais ne laissait pas d’inquiéter les autres.
On sentait, de prime abord, à son admiration déclarée, que la fille de la maison avait gagné son cœur à l’instant où elle s’était révélée à lui dans sa beauté et dans sa grâce. Il n’était pas un soupirant timide. Il lui dit, dès le second jour, qu’il l’aimait, et il ne cessa plus de le lui redire, sans tenir compte de ce qu’elle pouvait répondre pour le décourager.
« Alors, c’est vrai, j’arrive deuxième ? s’écriait-il. Ma foi, je me moque bien du premier ! Qu’il prenne garde ! Moi, sacrifier à un rival le bonheur de ma vie, le désir de mon cœur ? Vous avez beau repousser mes offres, Ettie, le jour viendra où vous changerez de langage. Je suis assez jeune pour attendre. »
Et c’était un soupirant dangereux, avec ses façons gentilles, enveloppantes, avec cette facilité d’élocution qui lui venait de son origine irlandaise. Il avait, en outre, ce charme que l’aventure et le mystère donnent à un homme, et qui éveillent d’emblée la curiosité d’une femme. Il pouvait évoquer les douces vallées du comté de Monagham où il était né, l’île charmante qu’il avait laissée si loin, ses collines basses, ses vertes prairies, plus belles quand il les revoyait en imagination dans ce séjour de neige et de boue. Puis il connaissait à fond les cités du Nord, Détroit et les campements forestiers du Michigan, Buffalo, enfin Chicago, où il avait travaillé dans une scierie. Et cela devenait romanesque. On devinait qu’il lui était arrivé, dans cette grande ville, des choses étranges, si secrètes qu’on n’avait pas le droit d’y toucher. Il parlait, rêveusement, d’un départ subit, de vieux liens tout à coup rompus, d’une fuite vers l’inconnu qui l’avait mené jusque dans cette vallée maussade. Cependant Ettie l’écoutait, et ses yeux noirs brillaient de pitié et de sympathie : deux sentiments qui, chez une femme, prennent si vite un tour plus tendre !
Ayant de l’instruction, il s’était procuré un emploi provisoire de comptable. Son travail l’occupait une grande partie de la journée, et il n’avait pas encore trouvé l’occasion de se présenter au chef de la loge de l’Ancien Ordre des Hommes Libres. Mike Scanlan, le « frère » dont il avait fait la connaissance dans le train, vint un soir lui remontrer sa négligence. Petit, nerveux, figure en lame de couteau, des yeux sombres, Scanlan parut heureux de le revoir. Après un ou deux verres de whisky :
« Je me suis rappelé votre adresse, dit-il, et j’ai pris la liberté de venir. Je suis surpris que vous n’ayez pas encore rendu vos devoirs au Maître. Comment ne passez-vous point chez Mac Ginty ?
— J’ai dû chercher du travail, j’ai eu fort à faire.
— Il faut que vous ayez un moment pour lui, si vous en avez pour personne. Pardieu ! vous êtes fou de n’être pas allé, dès votre arrivée, vous inscrire au siège de l’Union. Si vous aviez le malheur de vous mettre le patron à dos… Mais cela ne doit pas être. »
Mac Murdo se montra surpris.
« J’ai appartenu deux ans à une loge, Scanlan ; jamais je ne me suis cru astreint à des obligations si urgentes.
— À Chicago, possible !
— C’est pourtant ici la même société.
— Oh ! la même… »
Scanlan attacha sur lui un long regard, d’une expression sinistre.
« Que voulez-vous dire ?
— Nous en recauserons dans un mois. Il paraît que vous avez échangé des mots avec les deux cognes après ma descente du train ?
— Comment le savez-vous ?
— Par la rumeur publique. Qu’il s’agisse de bien ou de mal, la rumeur publique, dans ce pays, ne laisse rien perdre.
— On ne vous a pas trompé. J’ai dit à ces chiens-là ce que j’en pense.
— Eh bien ! vous vous entendrez avec Mac Ginty. Vous êtes son homme.
— Lui aussi déteste la police ? »
Scanlan éclata de rire.
« Allez le voir, dit-il en se retirant. Si vous tardez davantage, ce n’est pas la police qu’il détestera, c’est vous. Écoutez le conseil d’un ami, et dépêchez-vous de le suivre. »
Le hasard fit que, le même soir, le même conseil fut donné d’autre part à Mac Murdo, et de façon encore plus pressante. Peut-être avait-il eu pour Ettie des soins spécialement marqués ; peut-être ses attentions avaient-elles fini par impressionner l’esprit de son hôte ; quoi qu’il en soit, le Suédois le manda dans sa chambre ; et sans aucun préambule :
« Il me semble, jeune homme, fit-il, que vous tournez autour de mon Ettie. Est-ce que je me trompe ?
— Pas du tout, répondit Mac Murdo.
— Alors, je vous avertis que vous perdez vos peines. Un autre est venu avant vous.
— Elle me l’a dit.
— Elle ne vous mentait pas. Vous a-t-elle nommé cet autre ?
— Je le lui ai demandé, mais en vain.
— Parbleu ! Elle ne voulait pas vous faire peur, la brave petite !
— Peur ?
Déjà Mac Murdo jetait feu et flamme.
— Oui, mon ami. Et il n’y a pas de honte à ça quand il s’agit de Teddy Baldwin.
— Qu’est-ce que c’est que ce Teddy ?
— Un des principaux Écumeurs.
— Les Écumeurs ! Vous n’êtes pas le premier qui m’en parliez. Les Écumeurs par-ci, les Écumeurs par-là… On ne s’entretient ici que des Écumeurs, et toujours du bout des lèvres. Ah çà ! de quoi tremblez-vous tous ? Et qui sont-ils, donc, vos Écumeurs ? »
Instinctivement, le Suédois baissa la voix, comme tout le monde quand il était question de la terrible bande.
« Les Écumeurs, dit-il, c’est l’Ancien Ordre des Hommes Libres.
Le jeune homme fit un sursaut.
— Mais cet Ordre-là, j’en suis membre !
— Vous ? Je me serais douté de ça que jamais je ne vous aurais reçu dans ma maison, fût-ce au prix de cent dollars par semaine.
— Que reprochez-vous à l’ordre ? ce n’est, d’après sa règle, qu’une association de bonne camaraderie et de bienfaisance.
— En certains endroits, peut-être. Ici, non.
— Qu’est-il donc ici ?
— Une société de meurtre, voilà tout.
Mac Murdo eut un rire incrédule.
— La preuve ? demanda-t-il.
— La preuve ? Mais cinquante meurtres ne sont-ils pas une preuve suffisante ? Cela ne vous dit rien, les assassinats de Milman et Van Short, de la famille Nicholson, du vieux Mr. Hyam, du petit Billy James, de tant d’autres ? La preuve ? Mais dans toute cette vallée il n’y a pas un homme ni une femme qui ne sache à quoi s’en tenir là-dessus !
— Voyons, dit Mac Murdo d’un ton animé, j’entends que vous retiriez ou que vous justifiiez vos allégations. Ce sera l’un ou l’autre avant que je sorte. Mettez-vous à ma place. J’arrive à peine dans cette ville. J’appartiens à une société que je sais irréprochable. Parcourez les États, vous la verrez partout poursuivant un but avoué. Et quand je m’apprête à la rejoindre ici, vous prétendez la confondre avec cette société criminelle des Écumeurs ! Je présume, monsieur Shafter, que vous me devez des éclaircissements ou des excuses.
— Je ne puis que vous dire ce que personne n’ignore, jeune homme. Les chefs de l’une sont les chefs de l’autre, et qui offense celle-ci est frappé par celle-là. On n’en a eu que trop d’exemples.
— Bavardages ! Il me faut une preuve.
— Vous n’aurez pas longtemps à l’attendre si vous continuez à vivre ici. Mais j’oublie que vous êtes l’un d’entre eux. Bientôt vous ne vaudrez pas mieux que le reste. Cherchez ailleurs un logement. Je ne peux vous garder. Qu’un de ces individus courtise mon Ettie sans que j’ose l’inviter à tourner les talons, c’est déjà une malchance suffisante pour que je refuse d’en subir un deuxième comme pensionnaire. Je vous le déclare tout net : vous ne dormirez pas chez moi demain ! »
Ainsi, Mac Murdo se voyait ensemble exilé d’un bon logis et d’une chère présence. Un peu plus tard dans la soirée, se trouvant seul au salon avec Ettie, il lui confia ses peines. « Votre père me renvoie, dit-il. Peu m’importerait s’il ne s’agissait que de ma chambre ; mais il y a vous, Ettie. Je ne vous connais que depuis une semaine, et je ne respire plus que par vous, je ne saurais vivre sans vous.
— Ah ! de grâce, ne parlez pas ainsi, monsieur Mac Murdo ! répondit la jeune fille. Ne vous ai-je pas dit que vous veniez trop tard ? Un autre vous a devancé. Sans doute je ne lui ai pas promis de l’épouser tout de suite, mais enfin je ne puis plus le promettre à personne.
— Supposé que je fusse venu le premier, aurais-je eu quelque chance, Ettie ? »
Elle enfouit son visage dans ses mains.
« Plût au ciel que vous fussiez venu le premier ! s’écria-t-elle dans un sanglot.
Alors, Mac Murdo, s’agenouillant :
« Pour l’amour de Dieu, Ettie, tenons-nous-en là ! Ruinerez-vous deux existences, la vôtre et la mienne, à cause d’une promesse imprudente ? Écoutez votre cœur ! C’est un guide plus sûr qu’une parole donnée par vous à la légère, avant de savoir à quoi vous vous engagiez. »
Il avait saisi la blanche main d’Ettie entre ses deux mains brunes.
« Dites-moi que vous n’appartiendrez qu’à moi. Nous serons deux pour en affronter les conséquences.
— Dans ce pays même ?
— Dans ce pays même. »
Il l’entourait de ses bras.
« Non, non, John ! Pas dans ce pays. C’est impossible. Pourquoi ne m’emmèneriez-vous pas très loin ? »
La figure de Mac Murdo trahit un instant l’émotion du combat qui se livrait en lui. Puis ses traits se durcirent.
« Je ne m’en irai pas de ce pays, dit-il. C’est ici que j’entends vous avoir, dussé-je vous disputer au monde entier !
— Nous partirions ensemble.
— Ettie, je ne puis partir.
— Pourquoi ?
— Parce que je ne saurais plus lever la tête le jour où j’aurais le sentiment de m’être laissé chasser. D’ailleurs, que craignez-vous ? Ne sommes-nous pas deux êtres libres dans un pays libre ? Qui osera se mettre entre nous si nous nous aimons ?
— Vous ne savez pas, Jack. Vous n’avez pas assez vécu. Vous ne connaissez pas ce Baldwin. Ni Mac Ginty et ses Écumeurs.
— Non, je ne les connais pas, et je ne les crains pas, et je n’y crois pas ! J’ai vécu parmi des hommes rudes, ma chérie, et non seulement je ne les ai pas craints, mais j’ai toujours fini par m’en faire craindre. Toujours. Quelle folie que cette histoire, quand j’y pense ! Si ces hommes, comme le dit votre père, désolent cette vallée, s’ils ont commis forfait sur forfait, si chacun les désigne par leurs noms, comment se peut-il que, tous, ils échappent à la justice ? Répondez à cela, Ettie !
— C’est que personne n’ose les accuser ; qui l’oserait n’attendrait pas un mois son châtiment. C’est aussi qu’ils ont des témoins toujours prêts à jurer que celui qu’on accuse était loin de la scène du crime. Voyons, Jack, vous avez dû lire tout cela ; il en a été question dans tous les journaux d’Amérique.
— Il est vrai que j’en ai lu quelque chose. Mais je croyais à des fables. Peut-être ces gens ont-ils leurs raisons pour agir de la sorte… Peut-être a-t-on eu des torts envers eux et n’ont-ils que ce moyen de se défendre.
— Oh ! Jack, ne dites pas cela ! C’est ce qu’il dit, lui… l’autre !
— Ah ! c’est ce que dit Baldwin ?
— Oui… et c’est pourquoi il me fait horreur. Et non seulement horreur, mais peur. Peur pour moi, et plus encore pour mon père. Un malheur nous frapperait si je manifestais ce que j’éprouve. Je me défais de Baldwin avec des demi-promesses. Nous n’avons contre lui aucun recours. Ah ! si vous vouliez fuir avec moi, Jack, nous emmènerions le père. Nous vivrions hors d’atteinte, loin de ces méchants. »
Il sembla qu’une nouvelle lutte s’engageait au fond de Mac Murdo, puis il reprit un visage de pierre.
« Rassurez-vous, il ne vous arrivera point malheur, Ettie, ni à vous, ni à votre père. Et quant à ces méchants, vous vous apercevrez, peut-être assez vite, que j’égale en méchanceté les pires d’entre eux.
— Non, non, partons ! je me fierai à vous. »
Mac Murdo eut un rire plein d’amertume.
« Dieu ! que c’est mal me connaître ! Votre âme innocente, ma chérie, ne pourrait même pas soupçonner les passions qui agitent la mienne. »
Il s’interrompit tout d’un coup pour demander :
« Quel est ce visiteur ? »
La porte venait de s’ouvrir. Un jeune homme entra, de l’air important de quelqu’un qui se sent chez lui. C’était un beau garçon à la mise recherchée, bâti comme Mac Murdo et pouvant avoir à peu près le même âge. Sous son feutre noir à grands bords, qu’il n’avait pas daigné soulever, ses yeux brillaient d’un éclat autoritaire, son nez dessinait un bec de faucon. Il regardait avec férocité Ettie et Mac Murdo assis près du poêle.
Ettie s’était dressée, confuse et tremblante.
« Je suis heureuse de vous voir, monsieur Baldwin, dit-elle. Vous venez plus tôt que je ne pensais. Asseyez-vous. »
Mais Baldwin, campé de toute sa hauteur, les mains sur les hanches, continuait de regarder Mac Murdo.
« Qui est-ce ? interrogea-t-il d’une voix brève.
— Un de nos amis, monsieur Baldwin, un de nos nouveaux pensionnaires. Monsieur Mac Murdo, puis-je vous présenter à Mr. Baldwin ? »
Les deux jeunes gens échangèrent un salut contraint.
« Miss Ettie vous aura peut-être mis au courant de nos relations ? demanda Baldwin à Mac Murdo.
— je ne savais pas, répondit Mac Murdo, qu’il y eût des relations entre vous.
— Eh bien ! je vous en avertis, cette jeune fille m’appartient. Et j’ajoute qu’il fait ce soir un très beau temps pour la promenade.
— Merci, je ne suis pas en goût de me promener.
— Vraiment ? »
Les yeux de Baldwin flambaient de colère.
« Peut-être seriez-vous en goût de vous battre, monsieur le pensionnaire ?
— Précisément, cria Mac Murdo, qui, d’un bond, fut sur pied. Vous n’avez jamais rien dit plus à propos.
— Au nom du ciel, Jack ! au nom du ciel ! s’écria la pauvre Ettie, déchirée. Oh ! Jack ! Jack ! il vous fera du mal !
— Ah ! c’est Jack qu’il s’appelle ? s’écria Baldwin dans un blasphème. Vous en êtes déjà au petit nom ?
— Ted, je vous en prie, soyez raisonnable. Pour l’amour de moi, si jamais vous m’avez aimée, soyez généreux, pardonnez !
— Je crois, Ettie, dit tranquillement Mac Murdo, que vous devriez nous laisser vider tout seuls cette affaire. À moins, monsieur Baldwin, que vous ne préfériez faire un tour dans la rue avec moi. Vous avez raison : il fait une très belle soirée, et derrière le prochain pâté de maisons il y a un terrain libre.
— Je réglerai ce compte avec vous sans me salir les mains, répondit Baldwin. Il vous en cuira d’être entré dans cette maison. Et vous le regretterez avant peu.
— Nous ne trouverons pas d’occasion plus favorable.
— Je choisirai la mienne. Vous pouvez compter sur moi. Voyez plutôt. »
Retroussant tout d’un coup sa manche, Baldwin montra sur son avant-bras un signe qui semblait y avoir été marqué au fer rouge.
C’était un cercle enfermant un triangle.
« Savez-vous ce que cela signifie ?
— Je l’ignore, et je m’en moque.
— Vous le saurez tout de même, et bientôt, je vous le promets. Car vous ne ferez pas de vieux os. Miss Ettie pourrait, là-dessus, avoir des choses à vous dire. Quant à vous, Ettie, vous me reviendrez sur les genoux. Et vous connaîtrez ma sentence. Vous avez semé… eh bien, par le Seigneur ! vous récolterez ! »
Ivre de fureur, les prunelles étincelantes, il tourna sur ses talons ; et bientôt après la porte du dehors claquait derrière lui.
Pendant une minute, Ettie et Mac Murdo se regardèrent en silence. Puis elle l’enveloppa de ses bras.
« Oh ! Jack, comme vous avez été brave ! dit-elle. Mais à quoi bon ? Il faut que vous disparaissiez. Cette nuit, Jack, cette nuit même ! C’est votre seule chance. Il en veut à votre vie. Je l’ai lu dans ses yeux féroces. Que vous servirait de lutter contre une douzaine de ces hommes qui ont derrière eux le patron Mac Ginty et la toute-puissance de la loge ?
Mac Murdo dégagea ses mains, embrassa Ettie, et, doucement, la força de s’asseoir.
« Voyons, ma chérie, voyons… ne craignez pas pour moi. Moi aussi, je suis un Homme Libre : je le disais tout à l’heure à votre père. Et ne me prenez pas pour un saint, je ne vaux sans doute pas mieux que les autres. Peut-être maintenant, allez-vous me haïr, sachant cela ?
— Vous haïr, Jack ? De ma vie je ne pourrais vous haïr. Partout ailleurs il n’y a aucun mal à être un Homme Libre ; alors, pourquoi vous en ferais-je un grief ? Mais si vous êtes un Homme Libre, vous devriez tout de suite aller voir le patron Mac Ginty et tâcher de vous mettre dans ses bonnes grâces.
— J’y pensais, dit Mac Murdo. J’y vais de ce pas. Vous pouvez prévenir votre père que je dormirai ici ce soir, et que, demain matin, j’aurai trouvé un autre gîte. »
Le bar de l’établissement tenu par Mac Ginty regorgeait de monde, comme de coutume ; car c’était le rendez-vous favori de tout ce qu’il y avait de plus grossier dans la ville. Mac Ginty jouissait d’une grande popularité, due à une sorte de bonhomie rude et enjouée dont il se couvrait comme d’un masque. En plus de cette popularité, la crainte qu’il inspirait non seulement dans la ville, mais à trente milles dans la vallée et jusque sur les deux versants de la montagne, était plus que suffisante pour remplir le bar, car nul ne se dispensait impunément de sa bienveillance.
Aux occultes pouvoirs qu’on lui attribuait universellement, et qu’il exerçait de façon impitoyable, il ajoutait, les fonctions de conseiller municipal et de commissaire des routes. Une clientèle de chenapans avides de ses faveurs l’avait porté à cette charge élective. Les taxes et contributions étaient énormes, les travaux publics notoirement négligés, les comptes sommairement examinés par des vérificateurs à gages. Les honnêtes citoyens, terrorisés par un régime de chantage, étaient réduits à se taire, crainte des pires extrémités. Ainsi Mac Ginty arborait des épingles de diamant qui, d’année en année, devenaient plus indiscrètes, des chaînes d’or toujours plus massives en travers de gilets toujours plus fastueux ; et son établissement ne cessait de croître au point qu’il menaçait d’absorber tout un côté de la place du Marché.
Mac Murdo, poussant la porte, se fraya un chemin au milieu de la cohue, dans une atmosphère de tabac et d’alcool. Les panneaux de glace, lourdement encadrés d’or, multipliaient à l’infini les lumières. Des garçons de bar aux manches retroussées composaient de laborieuses mixtures pour les consommateurs rangés devant le comptoir de zinc. À l’autre extrémité se tenait un homme de haute taille, carré, vigoureux, une sorte de géant à crinière noire, barbu jusqu’aux pommettes, chevelu jusque dans le dos. Ce ne pouvait être que le fameux Mac Ginty. Il s’appuyait de tout son corps sur le bar ; un cigare était planté en angle aigu au coin de sa bouche. Basané de peau comme un Italien, il avait des yeux d’une étrange noirceur mate, qui se combinait avec un léger strabisme pour faire quelque chose de sinistre. À cela près, tout, chez lui, – la noblesse des proportions, la finesse des traits, la franchise des allures, – s’accordait avec cette simplicité joviale qu’il affectait. À le voir, on eût dit un bon gros garçon, un brave cœur, en dépit de son rude langage. Mais quand il arrêtait sur un homme le regard profond, implacable, de ses noires prunelles sans éclat, l’homme rentrait en lui-même ; car il se sentait face à face avec une puissance de mal secrète et illimitée, rendue mille fois plus redoutable par tout ce qu’elle cachait de force, de courage et de ruse.
Ayant bien examiné le personnage, Mac Murdo, avec son insouciante audace, écarta, en jouant des coudes, le petit groupe des courtisans qui entouraient le patron et s’esclaffaient à ses moindres saillies. Et les terribles yeux noirs s’étant brusquement tournés vers lui, ses intrépides yeux gris en soutinrent fermement le choc derrière leurs verres.
« Jeune homme, je ne vous remets pas.
— Je suis nouveau venu dans ce pays, monsieur Mac Ginty.
— Pas si nouveau venu que vous ne puissiez appeler un gentleman par son titre.
— On dit : « Le conseiller Mac Ginty », jeune homme, fit une voix dans le groupe.
— Excusez-moi, conseiller, j’ignore les coutumes locales. Mais on m’a recommandé de venir vous voir.
— Eh bien, regardez. Me voilà de pied en cap. Que pensez-vous de moi ?
— Pour le moment, j’en pense que si le cœur, chez vous, est à la taille du corps, et l’âme aussi belle que la figure, je n’en demande pas davantage.
— Langue bien pendue, langue d’Irlandais, parbleu ! s’écria Mac Ginty, ne sachant s’il devait sourire à tant de hardiesse ou se retrancher dans sa dignité. Alors, vous voulez bien faire grâce à ma mine ?
— Assurément, répliqua Mac Murdo.
— Et quelqu’un vous a, dites-vous, engagé à venir me voir ?
— Oui.
— Le nom de ce quelqu’un ?
— Frère Scanlan, de la loge 341, à Vermissa. Je bois à votre santé, conseiller, et à notre plus ample connaissance. »
Portant à ses lèvres le verre qu’on venait de lui servir, Mac Murdo élevait en même temps le petit doigt.
Mac Ginty, qui l’observait, fronça les sourcils.
« Ah ! c’est donc ça ? fit-il. J’ai besoin de vous regarder de plus près, monsieur… monsieur ?…
— Mac Murdo.
— Monsieur Mac Murdo… Car on ne peut, dans ce pays, se lier aveuglément aux gens et les croire sur parole. Venez donc un instant de ce côté, derrière le bar. »
Il y avait là une petite pièce ou des tonneaux s’alignaient contre la muraille. Mac Ginty referma soigneusement la porte et s’assit sur l’un des tonneaux, en mâchonnant son cigare. Ses yeux inquiétants parcouraient Mac Murdo. Il fut deux minutes sans prononcer une parole.
Mac Murdo supporta gaîment l’inspection, une main dans la poche de sa veste et tortillant de l’autre sa moustache. Soudain, Mac Ginty, se baissant, exhibe un revolver du plus dangereux aspect.
« Monsieur le plaisantin, dit-il, si je pouvais croire que vous vous jouez de nous, je vous aurais vite réglé votre compte.
— Pour un Maître de loge, répliqua Mac Murdo avec une certaine hauteur, c’est là une façon bizarre de souhaiter la bienvenue à un frère étranger de l’ordre des Hommes Libres.
— D’abord, il s’agit de prouver que vous êtes un frère, et Dieu vous assiste si vous y manquez ! Le lieu de votre affiliation ?
— Loge 29, Chicago.
— La date ?
— 24 juin 1872.
— Le Maître de loge ?
— James Scott.
— Le chef de district ?
— Barthélémy Wilson.
— Tout cela paraît assez plausible. Que faites-vous à Vermissa ?
— Je travaille, tout comme vous, mais sur une plus humble échelle.
— Vous avez la repartie prompte.
— Oui, j’ai toujours été prompt à la parole.
— Et à l’action ?
— Ceux qui me connaissent le prétendent.
— Nous pourrons vous mettre à l’épreuve plus tôt que vous ne pensez. Avez-vous, depuis votre arrivée, entendu parler de la loge ?
— J’ai entendu dire que pour être un frère il fallait être un homme.
— Cela se vérifie pour vous, monsieur Mac Murdo. Pourquoi avez-vous quitté Chicago ?
— Que je sois pendu si je vous le raconte ! »
Mac Ginty ouvrit de grands yeux. On ne lui tenait pas souvent un pareil langage. Cette nouveauté l’amusait.
« Pourquoi ne me le raconteriez-vous pas ?
— Parce qu’on ne doit pas mentir à un frère.
— La vérité vous semble mauvaise à dire ?
— Prenez-le comme il vous plaira.
— Vous n’attendez pourtant pas, cher monsieur, qu’en ma qualité de Maître je reçoive dans la loge un homme qui ne peut répondre quand on l’interroge sur son passé ? »
Mac Murdo parut hésiter. Puis, tirant de la poche intérieure de son veston une coupure de journal très défraîchie :
« Vous n’allez pas, dit-il, gueuler contre un camarade ?
— Je vous plaque ma main sur la figure si vous me parlez de la sorte ! s’écria Mac Ginty avec violence.
— Vous avez raison, conseiller, dit humblement le jeune homme. Excusez-moi, je parlais à la légère. Je sais qu’entre vos mains je ne cours pas de risque. Lisez ce papier. »
Mac Ginty lut : c’était le récit du meurtre d’un certain Jonas Pinto, tué d’un coup de feu en plein Café du Lac, rue du Marché, à Chicago, dans la première semaine de 1874.
« Vous avez tué cet homme ? » demanda-t-il en rendant le morceau de journal.
Mac Murdo inclina la tête.
« Quelles raisons aviez-vous pour cela ?
— J’aidais l’Oncle Sam à fabriquer des dollars. Sans doute les miens n’étaient pas d’aussi bon aloi, mais ils avaient aussi bonne apparence et revenaient moins cher. Je me servais de ce Pinto pour les mettre en circulation. Il me menaça un jour de vendre la mèche. J’ignore s’il exécuta sa menace. Je me débarrassai de lui et je gagnai en toute hâte le pays du charbon.
— Pourquoi le pays du charbon ?
— J’avais vu dans la presse qu’on n’y regardait pas trop à la qualité des gens. »
Mac Ginty se mit à rire :
« Faux monnayeur, puis assassin, vous venez chez nous dans l’espoir d’un accueil favorable ?
— C’est cela… ou tout comme.
— Vous irez loin. Mais dites-moi, vous pouvez toujours en fabriquer, de ces dollars ? »
Mac Murdo prit dans sa poche une demi-douzaine de pièces.
« En voilà, dit-il, qui n’ont jamais passé par la Monnaie de Washington.
— Est-il possible ? »
Et tenant les dollars bien étalés dans sa main énorme, velue comme celle d’un gorille :
« Je ne vois aucune différence ! fit Mac Ginty. Pardieu ! vous nous serez un frère des plus utiles, je suppose. Nous pouvons bien avoir parmi nous un ou deux sujets de votre espèce, ami Mac Murdo. Il faut parfois se défendre. Où en serions-nous si, quand on veut nous acculer au mur, nous ne répondions pas à une bourrade par une autre ?
— Je bourrerai avec les camarades.
— Vous semblez avoir du nerf. Vous n’avez pas flanché quand j’ai braqué sur vous ce revolver.
— Le danger n’était pas pour moi.
— Et pour qui donc ?
— Pour vous, conseiller. »
Ce disant, Mac Murdo retirait d’une poche de sa vareuse un pistolet tout armé. Il ajouta :
« Je vous surveillais tout le temps. Ma balle eût été aussi rapide que la vôtre. »
Mac Ginty s’empourpra de colère. Puis, tout à coup, partant d’un grand rire :
« Pardieu ! voilà des années, s’écria-t-il, que nous n’avons eu un gaillard si résolu. Je compte que la loge sera fière de vous. »
À ce moment, un garçon de bar ouvrait la porte :
« Eh bien, quoi ! que me voulez-vous ? demanda le patron d’une voix brutale. Ne puis-je causer cinq minutes avec un gentleman sans qu’on nous embête ? »
Le garçon demeura un instant abasourdi.
« Pardon, conseiller, dit-il enfin, c’est Mr. Baldwin. Il voudrait vous voir tout de suite. »
Cette annonce était d’autant moins nécessaire que déjà, par-dessus l’épaule du garçon, le visage cruel de Baldwin venait d’apparaître. Baldwin écarta l’homme, le jeta dehors et referma la porte.
« Ainsi, dit-il en assénant à Mac Murdo un coup d’œil furieux, vous m’avez devancé ? Conseiller, j’ai deux mots à vous dire à propos de cet individu.
— Eh bien, s’écria Mac Murdo, dites-les devant moi, ici même.
— Je parlerai à mon lieu et à mon heure. »
Mac Ginty se leva :
« Ceci n’est pas de règle. Nous avons un nouveau frère, Baldwin, nous devons lui faire bon visage. Tendez votre main.
— Jamais ! hurla Baldwin.
— Je lui ai offert de se battre avec moi s’il pense que je l’ai offensé, expliqua Mac Murdo. Nous avons chacun deux poings. Préfère-t-il d’autres armes ? Conseiller, vous êtes dans votre rôle de Maître : jugez entre nous.
— De quoi s’agit-il ?
— D’une jeune personne, libre de son choix.
— Je conteste qu’elle soit libre.
— Elle l’est, dit Mac Ginty, du moment que tous les deux vous appartenez à la loge.
— Alors, c’est ça, votre règle ? C’est ça ?
— C’est ça, Ted Baldwin, répliqua Mac Ginty, avec un regard de travers. Y trouveriez-vous à redire ?
— Voilà cinq ans que je suis à vos côtés, et vous me donnez tort en faveur d’un homme que vous n’avez vu de votre vie ! Vous n’êtes pas Maître à perpétuité, Jack Mac Ginty, et le jour du prochain vote… »
Le conseiller bondit comme un tigre ; empoignant Baldwin à la gorge, il le renversa sur l’un des tonneaux, et, dans sa rage, il l’eût étranglé si Mac Murdo ne fût intervenu.
« Doucement, conseiller, doucement, pour l’amour du Ciel ! » cria-t-il en tirant à lui Mac Ginty, qui finit par lâcher prise.
Maté, brisé, soufflant avec force, tremblant de tous ses membres, comme un homme qui a vu la mort de près, Baldwin se redressa sur le tonneau.
« Vous me cherchiez depuis longtemps, Ted Baldwin, vous m’avez trouvé, s’écria Mac Ginty, dont la respiration soulevait à coups pressés la vaste poitrine. Vous pensez peut-être que, si l’on me blackboule, c’est vous qui chausserez mes souliers ? La loge en décidera. Mais aussi longtemps que je serai le Maître, je ne souffrirai pas qu’on me nargue, ni qu’on discute les règlements que j’ai établis.
— Je n’ai rien contre vous, » bredouilla Baldwin, en se tâtant la gorge. »
Mac Ginty reprit son gros air bonhomme.
« En ce cas, l’affaire est vidée : nous revoilà une paire d’amis. »
Il alla chercher sur l’étagère une bouteille de champagne.
« Et maintenant, continua-t-il, nous allons porter le toast de la réconciliation, suivant le rite de la loge. Vous savez qu’après cela il ne peut plus y avoir entre nous de rancune. Donc, la main gauche sur la poitrine d’Adam, je vous dis ceci, Baldwin : de quoi, monsieur, avez-vous à vous plaindre ?
— Les nuages sont noirs, répondit Baldwin.
— Mais ils vont s’éclaircir à jamais.
— Je le jure. »
Les deux hommes vidèrent leurs verres ; puis le même cérémonial s’accomplit entre Baldwin et Mac Murdo.
« Là ! cria Mac Ginty en se frottant les mains ; finie, cette histoire ! Elle ne pourrait aller plus loin sans vous exposer aux rigueurs de notre code. Il a, dans ce pays, la main lourde. Frère Baldwin le sait, et, le cas échéant, vous vous en apercevriez vite, frère Mac Murdo.
— Sur ma parole, dit Mac Murdo, je ne m’y exposerai pas. »
Il tendit la main à Baldwin.
« Je suis prompt à m’emballer, prompt à pardonner. C’est, paraît-il, la faute de mon sang irlandais, trop bouillant. Mais je n’ai point de ressentiment, et, pour moi, il ne reste rien de cette querelle. »
Baldwin ne pouvait refuser la main offerte, car les yeux du Maître étaient sur lui ; mais on voyait, et son air lugubre, combien peu l’avaient touché les paroles de son rival.
Mac Ginty leur tapa sur les épaules.
« Ah ! les fillettes ! s’exclama-t-il, les fillettes ! Penser qu’un tendron peut se mettre entre deux de nos frères ! C’est pour le coup que le diable reprend ses droits ! Laissons-les donc trancher elles-mêmes ces différends, car, Dieu merci, ils échappent à la juridiction d’un Maître. Nous avons assez de travail sans avoir à nous occuper des femmes ! Il faut que vous vous fassiez affilier à la loge 341, frère Mac Murdo. Nos usages et nos méthodes ne sont pas ceux de Chicago. Venez samedi soir à notre séance ; nous vous investirons de la franchise perpétuelle pour la Vallée de Vermissa. »