La Vampire/10

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La Vampire (1865 dans le recueil Les Drames de la mort)
E. Dentu (p. 85-94).

X

TÊTE-A-TÊTE

Les heures passèrent, mesurées par la cloche enrouée de Saint-Louis-en-l’Ile. — Le dernier bruit de la rue fut le passage de ces hommes qui emportèrent Angèle au cabaret de la Pêche miraculeuse.

Nous retrouvons Lila et René où nous les avons laissés, assis l’un près de l’autre sur l’ottomane du boudoir, les mains dans les mains, les yeux dans les yeux.

Et nous disons encore une fois qu’il eût été difficile de trouver un couple plus jeune, plus beau, plus gracieux.

Lila venait de prononcer ces mots qui avaient mis un nuage sur le front de René : « Mon nom est doux dans votre bouche. »

Ces mots nous ont servi de point de départ pour raconter un long et bizarre épisode. Ils attaquaient dans le cœur de René une fibre qui restait douloureuse.

Par hasard, autrefois, un soir dont le souvenir vivait comme un cruel remords, Angèle avait prononcé les mêmes paroles et presque du même accent.

— Lila, dit René après un silence que la jeune femme n’avait point interrompu, l’ignorance où je suis me pèse. Je suis dans un état d’angoisse et de fièvre. À d’autres il faudrait expliquer ma peine, mais vous connaissez mon histoire… l’histoire de ces vingt-quatre heures dont les souvenirs imparfaits restent en moi comme une douloureuse énigme… vous la connaissez bien mieux que moi-même. Je voudrais savoir.

— Vous saurez tout, répliqua la charmante créature, dont les grands yeux eurent une expression de reproche, tout ce que je sais, du moins… Mais j’espérais qu’entre nous deux la curiosité n’aurait pas eu tant de place.

— Ne vous méprenez pas : s’écria Kervoz. Ma curiosité est de l’amour, un profond, un ardent amour…

Elle secoua la tête lentement, et son beau sourire se teignit d’amertume.

— Peut-être ai-je mérité cela, dit-elle. Il ne faut jamais jouer avec le cœur, c’est le proverbe de mon pays. Or, j’ai joué d’abord avec votre cœur. La première fois que mon regard vous a appelé, je ne vous aimais pas…

Elle prit sa main malgré lui et la porta d’un brusque mouvement jusqu’à ses lèvres.

— L’amour est venu, poursuivit-elle. Ne me punissez pas ! Je suis maîtresse, mais esclave. Aimez-moi bien, car je mourrais, si je ne me sentais aimée… Et surtout, ô René, je vous en prie, ne me jugez jamais avec votre raison, moi qui ai fait le sacrifice de mon libre arbitre à une sainte cause… Ne me jugez qu’avec votre âme !

Elle mit sa tête sur le sein de René, qui baisa ses cheveux.

L’ivresse le prenait de la sentir ainsi palpitante entre ses bras.

Il combattait, sans savoir pourquoi, la joie de cette heure tant souhaitée et appelait Angèle à son secours.

Mais elles ont, comme les fleurs, ces parfums qui montent au cerveau, plus pénétrants et plus puissants que les esprits du vin. Elles enivrent.

— Me connaissiez-vous donc la première fois ?… murmura René.

— Oui, répliqua-t-elle, je vous connaissais… et j’étais là pour vous.

— À Saint-Germain-l’Auxerrois ?

— J’y étais déjà venue pour vous, et vous ne m’aviez point remarquée… Je savais que ; vous n’étiez pas encore le mari de cette belle enfant qui vous accompagnait toujours…

La main de René pesa sur ses lèvres.

— Vous ne voulez pas que je vous parle d’elle, prononçant Lila d’un ton docile et triste. Oh ! je n’aurais rien dit contre elle… Vous avez des larmes dans les yeux, René… Vous l’aimez encore…

— Je donnerais la meilleure moitié de mon existence répondit le jeune Breton, pour l’aimer toujours.

Lila le serra passionnément contre son cœur.

— Ne parlons donc jamais d’elle, en effet, poursuivit-elle d’une voix si douce qu’on eût dit un chant. Depuis que j’espère être aimée, je prie pour elle bien souvent…

Elle s’arrêta et reprit :

— Parlons de nous… J’ai été envoyée vers vous.

— Envoyée ! Par qui ?

— Par ceux qui ont le droit de me commander.

— Les Frères de la Vertu ?

Elle abaissa la tête en signe d’affirmation.

— Et que voulaient-ils de moi ? demanda René.

— Rien de vous… tout d’un autre…

Il voulut interroger encore, elle lui ferma la bouche d’un rapide baiser.

— Vous n’étiez rien pour nous, continua-t-elle, vous qui êtes désormais tout pour moi… Avez-vous lu cet étrange livre où Cazotte raconte comment le démon devint amoureux d’une belle, d’une bonne âme ? Je ne suis pas un démon… Oh ! que je voudrais être un ange pour vous, René, mon René bien-aimé !… Mais il y a peut-être un démon parmi nous…

— La blonde ?… s’écria Kervoz malgré lui.

Lila eut un étrange sourire.

— Ma sœur ? fit-elle. N’est ce pas qu’elle est bien jolie ?… Mais qu’avez-vous donc, René ?…

La main de René avait saisi la sienne presque convulsivement. Il était très pâle.

— Ceci est une explication que je veux avoir, prononça-t-il avec fermeté, je l’exige… Il y avait du sang, n’est-ce pas, sous ces mots en apparence si simples : « Le comte Wenzel est reparti pour l’Allemagne ! »

— Ah !… fit Lila, qui pâlit à son tour, vous ne dormiez donc pas ?…

— Vous espériez que je dormais ? dit vivement René.

— Pas moi, répondit-elle d’un accent mélancolique et si persuasif que les soupçons de Kervoz se détournèrent d’elle comme par enchantement.

Elle ajouta en fixant sur lui la candeur de ses beaux yeux :

— Ne me soupçonnez jamais, je suis à vous comme si mon cœur battait dans votre poitrine !

Pais elle répéta :

— Pas moi… moi, je ne songeais qu’à votre guérison… mais les autres… Écoutez. René, une responsabilité grave et haute pèse sur eux… J’aurais eu de la peine à vous sauver si les autres avaient su que vous ne dormiez pas.

— Et pourquoi étiez-vous dans cette caverne, vous, Lila ? demanda René d’un ton où il y avait du mépris et de la pitié.

Elle se redressa si altière que le jeune Breton baissa les yeux malgré lui.

— Vous ai-je offensée ? balbutia-t-il.

— Non, répliqua-t-elle avec toute sa douceur revenue, vous ne pouvez pas m’offenser… Seulement, laissez-moi vous dire ceci, René, il est des choses dont le neveu de Georges Cadoudal ne doit parler qu’avec réserve.

René se recula sur l’ottomane un trait de lumière le frappait.

— Ah ! fit-il, c’est le neveu de Georges Cadoudal qu’on vous avait donné mission de chercher ?

— Et de trouver, acheva Lila en souriant, et d’attirer à moi par tous les moyens possibles.

— Alors pourquoi tant de mystères ?

— Par ce que j’ai fait comme le pauvre démon de Cazotte, je me suis laissé prendre. Je n’agis plus pour eux que si vous êtes avec eux. Je vous tiens libre et en dehors de tout engagement. Je vous aime, et il n’y a plus rien en moi que cet amour.

— Je n’ai peut-être, dit René qui hésitait, ni les mêmes sentiments ni les mêmes opinions que mon oncle Georges Cadoudal.

— Cela m’importe peu, repartit Lila, j’aurai vos opinions, j’aurai vos sentiments… Je sais que vous chérissez votre oncle ; je suis sûre que vous ne le trahirez pas…

— Trahir !… l’interrompit Kervoz avec indignation.

Puis, comme elle ouvrait la bouche, il reprit :

— Vous ne m’avez encore rien répondu par rapport au comte Wenzel.

Lila prononça très bas :

— Je voudrais ne point vous répondre à ce sujet.

— J’exige la vérité ! insista Kervoz.

— Vous ordonnez, j’obéis… Les sociétés secrètes d’Allemagne sont vieilles comme le christianisme, et leurs lois rigoureuses se sont perpétuées à travers les âges… Ce sont toujours les hommes de fer qui signifiaient à Charles de Bourgogne, entouré de cent mille soldats, la mystérieuse sentence de la corde et du poignard… La ligue de la Vertu vient d’Allemagne. Les traîtres y sont punis de mort.

— Et le comte Wenzel était un traître ? demanda Kervoz.

Lila répondit :

— Je ne sais pas tout.

— Votre sœur en sait-elle plus long que vous ?

— Ma sœur est rose-croix du trente-troisième palais, repartit Lila, non sans une certaine emphase. Elle a gouverné le royaume de Bude. Il n’est rien qu’elle ne doive connaître.

— Et vous, Lila, qu’êtes-vous ?

Elle l’enveloppa d’un regard charmant, et, se laissant glisser à ses genoux, elle murmura :

— Moi, je suis votre esclave ! je vous aime ! Oh ! je vous aime !

L’être entier de René s’élançait vers elle. Dans ses yeux on devinait la parole d’amour qui voulait jaillir, et cependant il dit :

— Lila, que signifient ces mots : « Le baron de Ramberg va partir aussi pour l’Allemagne ? » Est-ce encore un meurtre ? Est-il temps de le prévenir ?

Les paupières de la jeune femme se baissèrent, tandis que l’arc délicat de ses sourcils éprouvait une légère contraction

— Je ne sais pas tout, répéta-t-elle. Vous êtes cruel !…

Puis elle reprit, attirant les deux mains de René vers son cœur.

— Ne me demandez pas ce que j’ignore ; ne me demandez pas ce qui regarde des étrangers, des ennemis… Georges Cadoudal aussi va mourir, et je ne peux penser qu’à Georges Cadoudal, qui est le frère de votre mère.

René s’était levé tout droit avant la fin de la phrase.

— Mon oncle serait-il au pouvoir du premier consul balbutia-t-il.

— Votre oncle avait deux compagnons, répondit Lila ; hier encore, il se dressait fier et menaçant devant Napoléon Bonaparte. Aujourd’hui votre oncle est seul : Pichegru et Moreau sont prisonniers.

— Que Dieu les sauve ! pensa tout haut René. C’étaient deux glorieux hommes de guerre, et nul ne sait le secret de leur conscience… Mais c’est peut-être le salut de mon oncle Georges, car il comprendra désormais la folie de son entreprise…

— Son entreprise n’est pas folie, l’interrompit Lila d’un ton résolu et ferme. Fût-elle plus insensée encore que vous ne le croyez. Georges n’en confessera jamais la folie. Ne protestez pas : à quoi bon ? Vous le connaissez et vous sentez la vérité de mon dire. Si Georges Cadoudal pouvait fuir aussi facilement que j’élève ce doigt pour vous imposer silence, car il faut que je parle et que vous m’écoutiez, Georges Cadoudal ne fuirait pas. Son entreprise peut être sévèrement jugée au point de vue de l’honneur, et pourtant, ce qui le soutient, c’est le point d’honneur lui-même. Il mourra la menace à la bouche et le sang aux yeux ; comme le sanglier acculé par la meute… Mais, voulût-il fuir, entendez bien ceci, la fuite lui serait désormais impossible. Paris est gardé comme une geôle, et c’est en fuyant, précisément, qu’il serait pris… Le salut de votre oncle est entre les mains d’un homme…

— Nommez cet homme ! s’écria le jeune Breton.

— Cet homme s’appelle René de Kervoz.

Celui-ci se prit à parcourir la chambre à grands pas. Lila le suivait d’un regard souriant

— Il faut que je vous aime bien, dit-elle, comme si la pensée eût glissé à son insu hors de ses lèvres ; il semble que chaque minute écoulée me livre à vous plus complètement. J’ai hâte d’en finir avec ce qui n’est pas vous. Ce n’est plus pour ceux qui m’ont envoyée que je suis ici, et ce n’est plus pour Georges Cadoudal, c’est pour vous… Venez.

Son geste caressant le rappela. Il revint soucieux. Elle lui dit :

— Voilà que vous ne m’aimez déjà plus !

Le regard brûlant de Kervoz lui répondit. Elle prit sa tête à pleines mains et colla sa bouche sur ses lèvres, murmurant :

— Quand donc allons-nous parler d’amour ?

René tremblait, et ses yeux se noyaient. Elle était belle ; c’était le charme vivant, la volupté incarnée.

— Aurons-nous le temps de le sauver ? demanda-t-il.

— On veille déjà sur lui, répondit-elle, ou du moins on traque ceux qui le poursuivent.

— Mais qui sont-ils donc, à la fin, ces hommes ?…

— Les Frères de la Vertu, répliqua la jeune femme, dont le sourire s’éteignit et dont la voix devint grave, sont ceux qui rendront à Georges Cadoudal sa force perdue. Deux alliés puissants viennent de lui être enlevés, il en retrouvera mille… On ne m’a pas autorisée, monsieur de Kervoz, à vous révéler le secret de l’association… Mais tu vas voir si je t’aime, René, mon René ! je vais lever le voile pour toi, au risque du châtiment terrible…

Kervoz voulut l’arrêter, mais elle lui saisit les deux mains et continua malgré lui :

— Ceux qui creusent leur sillon à travers la foule laissent derrière eux du sang et de la haine. Pour montrer très haut, il faut mettre le pied sur beaucoup de têtes. Depuis le parvis de Saint-Roch jusqu’à Aboukir, le général Bonaparte a franchi bien des degrés. Chaque marche de l’escalier qu’il a gravi est faite de chair humaine…

Ne discutez pas avec moi, René ; si vous l’aimez, je l’aimerai : j’aimerais Satan si vous me l’ordonniez. D’ailleurs, moi, je ne hais pas le premier consul : je le crains et je l’admire.

Mais ceux qui sont mes maîtres, — ceux qui étaient mes maîtres avant cette heure où je me donne à vous le haïssent jusqu’à la mort.

Ce sont tous ceux qu’il a écartés violemment pour passer, tous ceux qu’il a impitoyablement écrasés pour monter.

Vous en avez vu quelques-uns à travers la brume des heures de fièvre ; vous vous souvenez vaguement : je vais éclaircir vos souvenirs.

Et ce que vous n’avez pas vu, je vais vous le montrer.

Notre chef est une femme. Je vous parlerai d’elle la dernière.

Celui qui vient après la comtesse Marcian Gregoryi, ma sœur, est un jeune homme au front livide, couronné de cheveux blancs. Quand Dieu fait deux jumeaux, la mort de l’un emporte la vie de l’autre : Joseph et Andréa Ceracchi étaient jumeaux. L’un des deux a payé de son sang une audacieuse attaque ; l’autre est un mort vivant qui ne respire plus que par la vengeance.

Toussaint-Louverture, le Christ de la race noire, avait une âme satellite, comme Mahomet menait Seïd. Vous avez vu Taïeh, le géant d’ébène qui dévorera le cœur de l’assassin de son maître.

Vous avez vu le Gallois Kaërnarvon, qui résume en lui toutes les rancunes de l’Angleterre vaincue, et Osman, le mameluk de Mourad-Bey, qui suit le vainqueur des Pyramides à la piste depuis Jaffa. Osman est comme Taïeh : un tigre qu’il faut enchaîner.

Ceux que vous n’avez pas vus sont nombreux. La gloire blesse les envieux tout au fond de leur obscurité, comme les rayons du soleil font saigner les yeux des myopes. Les vengeurs se multiplient par les jaloux. Nous avons, derrière le bataillon sacré de la haine, cette immortelle multitude qui vivait déjà quand Athènes florissait et qui votait l’exil d’Aristide, parce qu’Aristide heureux éblouissait trop de regards.

Nous avons Lucullus du Directoire, regrettant amèrement sa chute et les diamants qui ornaient les doigts de pied de la muse demi-nue, honte orgueilleuse de sa loge à la comédie ; nous avons la menue monnaie de Mirabeau bâillonné, la chevalerie ruinée de Coblentz, des épées vendéennes, des couteaux de septembre…

Nous avons tout : le passé en colère, le présent jaloux, l’avenir épouvanté.

La république et la monarchie, la France et l’Europe. Il nous arrive des poignards du nouveau monde et de l’or pour pénétrer jusque dans la maison de Tarquin, où l’on marchande les dévouements qui chancellent.

Ce n’est pas Tarquin, Tarquin était roi : c’est César qui toujours se découvre en mettant le pied sur la première marche du trône.

Le général Bonaparte était peut-être invulnérable, mais c’est sur une tête nue que se pose la couronne, et il n’a point de cuirasse sous son manteau impérial.

La meilleure cuirasse, d’ailleurs, c’était son titre de simple citoyen. Il la dépouille de lui-même. Jupiter trouble l’esprit de ceux qu’il veut tuer : le voilà sans armure !

Elle s’arrêta et passa les doigts de sa belle main sur son front, où ruisselait le jais de sa chevelure. À mesure qu’elle parlait, sa voix avait pris des sonorités étranges, et l’éclair de ses grands yeux ponctuait si puissamment sa parole que René restait tout interdit.

Pour la seconde fois il demanda :

— Lila, qui êtes-vous donc ?

Elle sourit tristement.

— Peut-être, murmura-t-elle au lieu de répondre, peut-être que Jupiter veut tuer le dernier demi-dieu que puisse produire encore la vieillesse fatiguée du monde. Cet homme est-il trop grand pour nous ?… Vous pensez que j’exagère, René ; et en effet, celles de mon pays rêvent souvent, mais je reste au-dessous de la vérité… Je suis Lila, une pauvre fille du Danube, éprouvée déjà par bien des douleurs, mais à qui le destin semble enfin sourire, puisqu’elle vous a rencontré sur sa route. Je vous dis ce qui est.

Il serait aussi insensé de compter ceux qui sont avec nous que de chercher vestige de ceux qui nous ont trahis.

Nous sommes les francs-juges de la vieille Allemagne, ressuscités et recrutant dans l’univers entier les magistrats du mystérieux tribunal.

Ce tribunal se compose de tous les ennemis du héros et d’une partie de ses amis.

Nous n’avons pas voulu de Pichegru et de Moreau : ils sont tombés uniquement parce que notre main ne les a pas soutenus… La comtesse Marcian Gregoryi a jeté un regard favorable sur Georges Cadoudal… C’est grâce à elle qu’il a évité aujourd’hui le sort de ses complices… un sort plus cruel, René, car on a quelques mesures à garder vis-à-vis de deux généraux illustres, ayant conduit si souvent les armées républicaines à la victoire ; tandis que le paysan révolté, le chouan le brigand devrait être assommé dans un coin, comme on abat un chien enragé.

René courba la tête. Sa raison, prise comme ses sens, se révoltait de même. Lila ne lui laissa pas le temps d’interroger ses pensées.

— Il me reste à vous parler de ma sœur, dit-elle brusquement, sachant bien qu’elle allait réveiller sa curiosité assoupie, de ma sœur et de moi, car son destin supérieur m’entraîne à sa suite, et je ne suis que l’ombre de ma sœur.

Nous sommes les deux filles du magnat de Bangkeli, et notre mère, à seize ans qu’elle avait, périt victime de la vampire d’Uszel, dont le tombeau, grand comme une église, fut trouvé plein de crânes ayant appartenu à des jeunes filles ou à des jeunes femmes.

Vous ne croyez pas à cela, vous autres Français. L’histoire est ainsi, et je vous la dis telle que la contait mon père, colonel des hussards noirs de Bangkeli, dans la cavalerie du prince Charles de Lorraine, archiduc d’Autriche. La vampire d’Uszel, que les riverains de la Save appelaient « la belle aux cheveux changeants, » parce qu’elle apparaissait tantôt brune, tantôt blonde aux jeunes gens aussitôt subjugués par ses charmes, était, durant sa vie mortelle, une noble Bulgare qui partagea les crimes et les débauches du ban de Szandor, sous Louis II, le dernier des Jagellons de Bohême qui ait régné en Hongrie. Elle resta un siècle entier paisible dans sa bière, puis elle s’éveilla, ouvrit et creusa de ses propres mains un passage souterrain qui conduisait des profondeurs de sa tombe fermée aux bords de la Save.

Dans ces pays lointains qui ont déjà les splendeurs de l’Orient, mais où règnent ces mystérieux fléaux, relégués par vous au rang des fables, chacun sait bien que tout vampire, quel que soit son sexe, a un don particulier de mal faire, qu’il exerce sous une condition, loi rigoureuse dont l’infraction coûte au monstre d’abominables tortures.

Le don d’Addhéma, ainsi se nommait la Bulgare, était de renaître belle et jeune comme l’Amour chaque fois qu’elle pouvait appliquer sur la hideuse nudité de son crâne une chevelure vivante : j’entends une chevelure arrachée à la tête d’un vivant.

Et voilà pourquoi sa tombe était pleine de crânes de jeunes femmes et de jeunes filles. Semblable aux sauvages de l’Amérique du Nord qui scalpent leurs ennemis vaincus et emportent leurs chevelures comme des trophées, Addhéma choisissait aux environs de sa sépulture les fronts les plus beaux et les plus heureux pour leur arracher cette proie qui lui rendait quelques jours de jeunesse.

Car le charme ne durait que peu de jours.

Autant de jours que la victime avait d’années à vivre sa vie naturelle.

Au bout de ce temps, il fallait un forfait nouveau et une autre victime.

Les rives de la Save ne sont pas peuplées comme celles de de Seine. Je n’ai pas besoin de vous dire que bientôt jeunes filles et jeunes femmes devinrent rares autour d’Uszel… Vous souriez, René, au lieu de frémir…

Elle souriait elle-même, mais dans cette gaieté, qui était comme une obéissante concession au scepticisme du jeune homme, il y avait d’adorables mélancolies.

— J’écoute, répondit René, et je m’émerveille du chemin que nous avons fait, sous prétexte de parler d’amour.

— Vous ne souhaitez plus parler d’amour, monsieur de Kervoz ! murmura Lila, dont le sourire eut une pointe de moquerie.

René ne protesta point, il dit seulement :

— Les rives de la Seine n’ont rien à envier aux bords de la Save. Nous avons aussi une vampire.

— Y croyez-vous ? demanda Lila, qui ajouta aussitôt : Vous auriez honte d’y croire, bel esprit fort !

— D’où vous vient cette étrange devise, murmura René au lieu de répliquer : « In vita mors, in morte vita. »

— La mort dans la vie, prononça lentement Lila, la vie dans la mort : c’est la devise du genre humain… Elle nous vient d’un de nos aïeux, le ban de Szandor, qu’on accusa aussi d’être vampire… Nous sommes une étrange famille vous allez voir…

René, mon René, s’interrompit-elle tout à coup en se redressant orgueilleuse et si belle que l’œil du jeune Breton étincela, c’est moi qui ai écarté l’amour, c’est moi qui le ramènerai : je ne suis pas effrayée de votre froideur ; dans un instant, vous serez à mes pieds !