La Verdure dorée/Terrible passion, voici que tu m’exiles

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La Verdure doréeÉditions Émile-Paul frères (p. 95-96).

LXIII

À Stuart Merrill.


Terrible passion, voici que tu m’exiles ;
Et des flots inouïs viennent battre les îles,
Où je mène parmi le feuillage tremblant
Vers les sources d’azur le troupeau noir et blanc.
Car j’ai quitté les toits, les hommes, les musées,
Pour la mer et les prés où fument les rosées.
Ô livres du futur, ô chèvres, ô brebis,
Qui paissez sous le ciel étoilé de rubis,
Loin des cours où l’ennui tourne sa manivelle,
Imprégnez votre chair de cette herbe nouvelle
Afin qu’au jour affreux où je ne serai plus
Lorsque vous quitterez ces agrestes talus
Pour les jardins publics où le buis en bordure
Encadre les palmiers d’une maigre verdure
Et pour la ville amère où la foule aux tambours
Écorche le poète et pâme aux calembours,
Sur les trottoirs et dans les sombres avenues,
Poèmes, vous portiez des odeurs inconnues !
Alors, troupeau mordu des caniches galeux,
Encore émerveillé des paysages bleus,
Strophes, vous buterez, secouant vos clarines,
Des cornes et des pieds au cristal des vitrines ;

Brebis graves, chevreaux, ma joie et mon tourment,
Vous gonflerez le soir de votre bêlement
En broutant des lilas aux rouilles des grillages,
Et la rue entendra bruire des feuillages.
Vous bondirez sur les pavés, vous sauterez
Dans les rigoles, boucs de lumière enivrés ;
Et le droguiste en gros pointant ses arrivages
Sentira le parfum des montagnes sauvages ;
Et les vierges au seuil paisible des maisons
Enfonceront leurs mains dans vos chaudes toisons ;
Les yeux fermés, elles verront les îles fraîches,
La forêt bleue où le soleil taille des brèches,
L’écume qui blanchit les arbres du verger
Et les chevaux cabrés dans l’aube et le berger
Qui fumera là-bas, dédaigneux de la gloire,
La pipe de la mort sous la verdure noire.