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La Vertu d’Alfred/07

La bibliothèque libre.
Éditions Prima (Collection gauloise ; no 1p. 44-51).

vii

Frère et Sœur


Julie pensait ce qu’elle pensait, Cela, d’ailleurs n’avait autrement pas d’importance. Pour le moment, elle s’amusait énormément de voir tourner autour d’elle Paul Declaux qui lui faisait une cour des plus respectueuses comme à une jeune fille bien élevée. Cela la changeait des façons plutôt cavalières dont les hommes la traitaient habituellement.

Elle répondait par des soupirs prolongés aux effets savamment calculés à tous les compliments de l’avocat, qui allait au devant des désirs d’Adrienne et aurait certainement déjà posé sa candidature à la main de celle qu’il croyait être Mlle Julie Laroche, cousine de Mme veuve Rouchaud, d’excellente famille. La seule chose qui le chagrinât, c’est que la dot de Julie serait vraisemblablement offerte par Adrienne, et, ma foi, il était un peu gêné étant données ses anciennes relations avec la cousine de celle qu’il espérait épouser.

Son ancienne maîtresse s’en était rendu compte et un soir, à l’heure du thé, elle avait, sans en avoir l’air, amené la conversation sur ce sujet :

— Si ma jeune cousine prolonge trop longtemps son séjour à Paris, avait-elle dit, elle s’en retournera certainement avec un mari : car j’ai déjà reçu plusieurs demandes pour elle… Mais elle n’est pas pressée, n’est-ce pas, Julie ?

— Oh ! non, ma cousine…

— D’ailleurs, aucun de ces partis ne lui convenaient. Et puis, il faut le dire, Julie est une jeune fille bien élevée, mais elle n’aura pas de dot. Et ce n’est pas moi qui lui en donnerai une ; elle a à ce sujet des idées bien arrêtées, et elle a déjà refusé l’offre que je lui en avais faite…

— Certainement, ma cousine, répétait Julie bien stylée, non seulement je ne veux rien de votre fortune, mais j’entends me marier sans dot, afin d’être certaine d’être aimée pour moi-même.

Paul était fixé…

Quant à Jeanne, qui commençait à craindre que la jeune fille ne lui enlevât son amant, cette révélation la remplit de joie. Paul n’épouserait certainement pas une femme sans dot ; et quant à faire de cette enfant sa maîtresse, c’était impossible. Elle aurait presque remercié Adrienne de sa déclaration.

D’ailleurs, les deux femmes étaient redevenues très bonnes amies. Jeanne n’avait jamais eu à relever la moindre incorrection, ni dans l’attitude de son amant, ni dans celle d’Adrienne… Au début de la reprise de leurs relations, ils avaient bien un peu été gênés (cela se conçoit) mais, depuis, de nouvelles habitudes avaient été prises. Il faut dire aussi que Mme Rouchaud ne recevait jamais le couple hors de la présence de ses deux cousins, qui semblaient maintenant occuper toute son existence…

Mais la révélation d’Adrienne avait produit sur Paul un tout autre effet que ne le croyait son amie. Tout de suite, il avait échafaudé tout un nouveau plan. La jeune fille ne semblait pas repousser ses avances. Ma foi, en lui promettant le mariage, il arriverait peut-être à la conquérir sans passer devant le maire.

La fille de petits fonctionnaires de province, du moment qu’elle n’avait pas de dot, pouvait fort bien se contenter, comme situation sociale, d’être l’amie d’un avocat riche et distingué… Et ce serait une vengeance contre Adrienne qui, depuis qu’il était reçu de nouveau chez elle, s’était montré si réservée à son égard, repoussant toutes les avances de son ancien amant…

Il trouvait l’aventure pleine de piquant, et se voyait déjà enlevant cette petite, et jugeant de la fureur de sa cousine qui aurait à s’expliquer avec les parents…

De ce jour, il se fit plus pressant auprès de Julie, qui riait sous cape, en entendant les allusions toujours voilées dont il se servait.

Une après-midi qu’il était venu un peu avant l’heure du thé, il se décida à porter un grand coup et à faire une déclaration en règle.

Il y alla d’un petit discours bien préparé, jurant que c’était précisément l’absence de dot qui l’engageait à parler, certain qu’en faisant sa démarche elle ne serait pas jugée intéressée. Il offrait tout à la fois, son cœur et sa fortune à la rougissante Julie, qui soupirait toujours et finit par lui dire :

— Je ne sais pas que vous répondre…

— Dites oui. Rendez-moi le plus heureux des hommes.

— Il faut que j’en parle d’abord à ma cousine.

— Non… Plus tard… quand je vous le dirai…

— Pourquoi donc… ?

— Parce que, lorsque vous m’aurez dit ce « Oui » tant attendu, il faudra que j’en parle à mes parents, que je les habitue à cette idée d’un mariage avec une jeune fille sans fortune… Vous comprenez qu’autrement ils s’y refuseraient… Votre cousine en serait très froissée, et notre bonheur, ce bonheur auquel je tiens tant serait infailliblement compromis…

Il lui avait pris la main et lui disait :

— Je vous en supplie… Julie… accordez-moi un baiser…

Et, calculant son effet, il la baisa chastement sur le front. D’abord…

Mais elle lui échappa, criant :

— C’est mal !… c’est mal !

Et il ne put aller plus loin ce jour-là…

Mais le premier pas était fait… si bien qu’un jour, ou plutôt un soir, elle se laissa embrasser même sur les lèvres, en lui disant timidement :

— Monsieur Paul… Je vous aime… Je ferai tout ce que vous voudrez…

Tout ce qu’il voulait… Son triomphe était complet. Il allait donc posséder cette jeune vierge et l’initier à l’amour…

Il la serrait contre lui, la pressait dans ses bras, lui disant :

— Ma chérie… Ma chérie !…

À ce moment la porte du salon où il se trouvait s’ouvrit et Alfred parut, un Alfred bien différent certes de celui qui était débarqué quelques mois plus tôt dans la capitale, un Alfred courroucé, indigné, qui s’écria théâtralement :

— Qu’est-ce que c’est, Monsieur… Qui vous à permis ces familiarités avec ma sœur ?…

Paul se sentait mal à l’aise… Nouveau Faust en face de ce Valentin de vingt ans, il ne savait que dire.

Alfred se tourna vers Julie :

— Et vous, Julie, pouvez-vous vous être laissé entraîner ainsi ? Retirez-vous et laissez-moi seul avec votre…

— Non… Alfred… Je jure…

— Avec ce Monsieur…

Et Julie sortit en cachant sa tête entre ses mains et se lamentant :

— Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !

Lorsque Alfred et Paul furent seuls, l’avocat avait pris un parti, celui de ruser :

— Monsieur, dit-il, mes intentions sont honnêtes… Je voulais seulement tenir de Mademoiselle votre cœur elle même l’assurance qu’elle m’aimait avant de demander officiellement sa main à vos parents…

— Dans ce cas, je n’ai rien à dire. Mais j’espère que, dès demain, cette demande sera faite officiellement à ma cousine qui représente ici ma famille.

— Sans doute, Monsieur, sans doute…

— Autrement, je vous demanderais compte… sur un autre terrain… de l’insulte faite à ma sœur…

— Certainement, mais il faut au moins que j’obtienne le consentement de mon père qui, je vous en préviens, acceptera difficilement une jeune fille qui n’a pour dot que sa jeunesse…

— Alors, si vous n’étiez pas sûr, Monsieur, de ce consentement, pourquoi abusiez-vous de la candeur et de l’innocence de cette enfant…

Adrienne entra à son tour à cet instant :

— Qu’est-ce que j’apprends ? dit-elle. Ici, sous mon toit, vous avez osé, Monsieur Declaux…

— Oh !… Madame…

— Pas d’ironie ! Il faut réparer et épouser Julie… Savez-vous ce que cette malheureuse vient de me dire, qu’elle se suiciderait si vous ne la preniez pas pour femme… Il faut réparer, mon petit, tant pis pour vous… Quant à la dot tranquillisez-vous, elle a une vieille marraine de 80 ans millionnaire qui lui léguera toute sa fortune… Voilà de quoi apaiser, je pense, les susceptibilités de Monsieur votre père…

— Oh ! que me dites-vous… Mais du moment que je peux dire cela à mon père, notre bonheur est assuré… Je cours au contraire, l’avertir…

Et Paul s’en fut.

Alfred regardait Adrienne en riant… Julie, qui avait tout entendu, cachée derrière une tenture, survint, et s’exclama :

— Ah ! Madame !… Madame ! Le coup de la marraine c’est épatant !

— Toi, ma petite, tâche de te tenir bien jusqu’après la cérémonie, car j’entends, comprends-tu, aller jusqu’au mariage inclusivement.

— Ce sera difficile. Nous ne sommes pas en Amérique où il suffit d’aller chez le pasteur.

— Il suffit de deux dimanches, c’est-à-dire dix jours entre la publication des bancs et le mariage.

« Nous dirons que la vieille marraine est tombée subitement malade et que son testament n’est valable que si Julie est mariée, condition expresse stipulée par cette originale… Voilà !…


Il la serrait contre lui (page 47).

L’annonce de ces fiançailles et de ce mariage impromptu entre M. Paul Declaux et Mlle Julie Laroche, cousine de Mme Rouchaud, provoqua bien des potins parmi leurs relations, mais l’histoire de la vieille marraine avait fait le tour des salons où les uns et les autres fréquentaient et chacun l’avait prise pour argent comptant.

Adrienne qui pensait à tout, avait même expliqué que les parents de Julie ne pouvaient pas venir parce qu’ils étaient accourus au chevet de la mourante…

Il n’y avait qu’une personne qui était furieuse naturellement, c’était Jeanne.

Elle ne croyait pas à une ruse d’Adrienne et ne supposait pas, tant cette comédie avait été bien jouée, que Paul ait pu être attiré dans un piège. Elle ne voyait qu’une chose, c’est qu’il avait voulu séduire la jeune fille et l’épousait à cause de son riche héritage… et surtout qu’elle était délaissée.

Elle espéra que peut-être elle pourrait encore empêcher le mariage et vint trouver Adrienne.

Celle-ci la reçut le sourire sur les lèvres, méditant ce vieil adage qui déclare que « la vengean un plat qui se mange froid ». Elle entendait non seulement le manger, mais le déguster…

Jeanne était dans un état de surexcitation extrême qui causa à son amie la plus grande satisfaction.

— Crois-tu que c’est possibl, une chose pareille ! disait-elle…

« Et toi, tu laisses faire cela… Tu laisses ton ancien amant épouser ta nièce !…

« C’est dégoutant !

— Tu trouves ?

— Tu n’as pas de sens moral !

— Vraiment ?

— Mais ça ne m’étonne pas… Toi, tu nous recevais bien ici tous les deux, après ce qui s’était passé…

— Et vous y veniez… Toi la première…

— Parce que je suis polie !… Mais si j’avais su comment cela devait finir je n’y aurais jamais mis les pieds !…

— Ah ! si on savait comment tout doit finir, on ne commencerait jamais rien. Ainsi, on éviterait de faire rencontrer son amant avec sa meilleure amie…

Jeanne resta bouche close.

— Évidemment. Tu viens ici, tu me fais une scène violente parce que Paul t’a quittée pour épouser ma nièce…

« Eh bien ! C’est tout naturel ! Paul était fatigué de toi, il en a pris une autre, voilà tout, comme il avait déjà fait, lorsqu’il était fatigué de moi ; il en avait déjà pris une autre, mais alors tu trouvais ça très bien, parce que l’autre c’était toi…

« Voilà, c’est la roue qui tourne. Il ne faut pas s’en faire.

« Tiens, tu vois, moi, ce sont des histoires qui ne m’arriveront plus…

— Pourquoi donc ?

— Parce que, moi, je n’ai plus d’amant… Les hommes, c’est fini…

— Non… Ta veux rire…

— Je ne ris pas le moins du monde… C’est un moyen infaillible, même le seul, pour ne pas être trompée…

— Eh bien ! moi, je te dis que si tu n’empêches pas ce mariage de se faire, je crierai que tu as été la maîtresse de Paul, que tu l’es encore, que tu lui fais épouser ta nièce pour le garder auprès de toi et faire ménage à trois…

« D’ailleurs, ajouta Jeanne après une pause, tu en es bien capable… et je viens peut-être de découvrir la vérité sans le vouloir…

— Ah ! Ah ! ma pauvre petite… la vérité est bien plus drôle que ça ?

— Comment elle est plus drôle !

— Mais oui, plus drôle… parce que…

— Parce que, quoi ?…

— Parce que plus simple… Parce que ce qui est drôle c’est que tu sois si en colère. Tu me rappelles moi-même le jour où je vous ai surpris avec Paul…

— Tiens, tu n’as pas de cœur… tu n’as pas de sens moral… C’est une honte ! s’écria Jeanne.

Et elle sortit en claquant la porte…

Adrienne dit :

— Cela, c’est déjà bien… mais ce n’est rien… Attendons le lendemain du mariage… de M. Paul Declaux avec Mlle Julie Laroche.