La Vertu de Rosine/V

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Michel Lévy frères (p. 25-33).


V

COMMENT LA MÈRE SAUVA LA FILLE


En face du triste logis d’André Dumon, un vieillard encore vert habitait une baraque, toute décrépite, dont un chiffonnier bien né n’eût pas voulu pour chiffonnière. Ce vieillard, qui s’appelait M. Mahomet, s’était enrichi dans le commerce et dans l’avarice ; on l’a connu, durant un demi-siècle, herboriste et usurier, rue Mouffetard. Il avait bien marié ses enfants : sa fille avait épousé un notaire de campagne ; son fils s’était conjoint à la veuve d’un banquier. Pour lui, retiré des affaires avec six mille livres de revenu, il se contentait d’une vie obscure qui lui permettait de faire encore des économies. S’il habitait la rue des Lavandières, c’est que la maison lui appartenait et qu’il ne la pouvait louer à d’autres.

Une servante, qu’il appelait sa dame de compagnie, gouvernait sa maison. Elle mourut subitement un soir. M. Mahomet parut longtemps inconsolable. Il chercha à se consoler ; un jour, il appela chez lui la femme du tailleur de pierres.

— Vous savez, madame Dumon, le malheur qui m’est arrivé ? Vous avez une fille qui m’a l’air fort avenant ; voulez-vous, sans préambule, me l’accorder pour demoiselle de compagnie ? Je vous logerai tous dans ma maison, sans compter que je lui donnerai cinquante francs par mois.

— Non, monsieur, dit la mère en se retirant.

Le soir, André Dumon rentra plus tard que de coutume. On était aux premiers jours de janvier ; un froid noir pénétrait partout. Les petits enfants, pâles et affamés, se tenaient les uns contre les autres, à moitié endormis, devant deux bâtons de fagot qui brûlaient comme à regret dans l’âtre le plus désolé du monde ; la mère préparait le souper, — un souper pour deux, et ils étaient dix ! — Rosine achevait d’ajuster une jaquette pour une de ses jeunes sœurs. Un morne silence répondait aux mugissements du vent.

Le tailleur de pierres entra en secouant la neige qui couvrait sa tête, ses bras et ses pieds. Sa femme alla à lui.

— Voyons, assieds-toi. J’étais inquiète. Il est près de huit heures ; aussi les voilà tous qui dorment.

— Ne les réveille pas, dit André Dumon d’un air désespéré : qui dort dîne.

Mais, à cet instant, la mère ayant fait, sans le vouloir, un bruit d’assiettes, tous les enfants ouvrirent les yeux.

— Allez vous coucher, dit la mère sans écouter son cœur.

— J’ai faim ! dit l’un des enfants.

— Moi, dit un autre, j’ai rêvé que je mangeais un lièvre.

— Vous avez dîné, reprit la mère.

Comme elle parlait avec des larmes dans les yeux, tous les enfants se regardèrent avec une surprise muette.

— Non, reprit la pauvre femme, ne m’écoutez pas, venez à table ; tant qu’il restera une miette de pain ici, chacun en aura sa part.

Rosine ne mangea pas ; la nuit, elle ne dormit pas. Elle entendit son père qui se désespérait.

— Oh ! la misère de Paris ! dit André Dumon en songeant à son petit village éparpillé sur une verte rive de la Meurthe.

À Paris, la misère est mille fois plus sombre que dans le plus pauvre village : tant qu’il y a un rayon de soleil qui égaye le chemin, un arbre vert qui donne de l’ombre, une fontaine qui verse à boire au premier venu, on traîne sa misère avec je ne sais quelle force juvénile ; le sourire du ciel et de la nature vient jusqu’au cœur de celui qui travaille. On voit Dieu à chaque pas, Dieu qui dit d’espérer ! Mais à Paris, dans ces repaires qui semblent bâtis pour des forçats, où le soleil ne luit jamais, où les fenêtres ne s’ouvrent pas sur le ciel, où l’hirondelle ne vient pas faire son nid, la misère est une image de la mort, la misère s’accroupit dans le foyer, s’assied au chevet du lit, ou préside au banquet de Lazare. C’est la misère de Satan.

— Et quand on songe, dit tout à coup la mère, que si Rosine…

Le père, malgré ses craintes et ses angoisses, repoussa avec une douleur sauvage les coupables espérances de sa femme.

— Jamais ! jamais ! dit-il en agitant les bras ; il y a encore dans mes mains assez de force pour protéger toute ma famille contre la faim, le froid et le déshonneur !

Rosine, qui de son cabinet entendait tout, respira, s’agenouilla et remercia Dieu d’avoir si bien inspiré son père.

— Hélas ! dit la mère, je sais bien qu’à force de travail tu nous sauverais ; mais tu mourras à la peine.

Le matin, le tailleur de pierres partit pour son travail. Rosine sortit du cabinet d’un air abattu ; la pauvre mère vint à elle. À cet instant les enfants, à peine éveillés, appelèrent leur mère et leur sœur par leurs cris ; elle pensa avec angoisse aux tristes jours d’hiver qu’ils allaient traverser.

— Faudra-t-il donc, dit la mère en regardant Rosine, que, pour l’honneur de celle-ci, je laisse mourir tous les autres de faim ?

Mais elle aimait trop Rosine.

— Non, non, dit-elle en l’embrassant, je ne ferai jamais cela.

Et elle cacha ses larmes dans les cheveux de Rosine.

— Va-t’en, va-t’en, je te l’ordonne, c’est Dieu qui m’inspire ; tu es belle, tu as de l’esprit, Dieu te conduira par la main ; ne reste pas ici, où le malheur est venu ; un jour nous nous retrouverons.

Elle prit la main de sa fille et la conduisit sur l’escalier.

— Adieu ! lui dit-elle d’une voix étouffée.

Rosine comprit. Elle rentra pour s’habiller ; ce qui fut bientôt fait. Après quoi, elle embrassa ses petits frères et ses petites sœurs.

— Je prierai pour mon père, dit-elle.

Et, tout éperdue, elle descendit rapidement l’escalier, comme si elle eût obéi à une voix suprême.

— Où vais-je ? se dit-elle quand elle fut dans la rue.

Elle alla sur le quai de la Tournelle, voyant toujours sous ses yeux sa mère à moitié folle, qui voulait tour à tour la perdre et la sauver.

Le père de Rosine, fils et petit-fils de soldat, savait l’honneur et fût mort pour l’honneur ; — tout son luxe était une croix gagnée par son grand-père. — Quoique simple tailleur de pierres, il avait un cœur haut placé, un esprit libre, une âme fière. Il avait peu lu, toutefois il avait appris les belles actions : l’héroïsme, la grandeur, le génie, lui avaient révélé la dignité humaine. Mais sa femme, qui ne voyait pas si haut, qui était plus que lui en face de la misère, qui avait plus d’une fois répandu une larme sur les lèvres de l’enfant à la mamelle, ne voyait pas que l’abîme du mal fût si profond. Si Rosine fût demeurée près d’elle, peut-être eût-elle fini par la jeter, un jour de désespoir, dans les bras de M. Mahomet.