La Vertu de Rosine/XIV

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Michel Lévy frères (p. 103-106).


XIV

LE SERPENT AUX CAMELLIAS


Le lendemain Rosine se leva au point du jour, voulant elle-même habiller les enfants. Elle mit à cette œuvre gracieuse toute sa sollicitude. Rosine était si belle et si douce, que les enfants l’aimaient déjà comme s’ils la connaissaient de longue date. La beauté n’est jamais une étrangère.

À l’heure du déjeuner, madame Bergeret appela Rosine.

— Venez, dit-elle, asseyez-vous près de moi. Voilà mon mari, qui m’a promis de songer à vous.

Rosine leva les yeux ; le mari laissa tomber sa fourchette.

— Ciel ! murmura-t-elle toute pâle et toute bouleversée.

— Qu’avez-vous, Rosine ?

— Rien ! dit-elle en essayant de sourire. Je n’ai rien… j’avais oublié…

Elle sortit de la salle à manger, passa dans sa chambre, mit son chapeau et son mantelet, et, ouvrant une porte qui donnait dans l’antichambre, elle s’enfuit en toute hâte.

M. Bergeret n’était autre que M. Octave, renommé dans la rue de Bréda pour ses camellias et ses bracelets ; M. Octave, le don Juan de la coulisse, qui la veille avait quitté sa femme et ses enfants pour aller dîner à Saint-Germain en galante compagnie, dans l’espoir d’y trouver Rosine.

Rosine avait compris qu’elle ne pouvait pas rester une seconde de plus en face du mari sans être forcée d’expliquer son trouble à la femme.

— Je suis bien malheureuse ! dit-elle en se retrouvant dans la rue. Il ne me reste donc plus qu’à mourir ?

Elle descendait la rue Laffitte sans se demander où elle allait. Comme elle marchait lentement, à chaque pas on la coudoyait. Arrivée sur le boulevard, elle s’arrêta à la vue de tout le luxe parisien qui s’étale de ce côté-là avec tant d’impertinence.

— Mourir ! dit-elle encore.

Et se demanda vaguement pourquoi elle ne pouvait prendre un peu de place dans la vie au milieu de tous ceux qui la coudoyaient. Elle marcha sans but durant quelques minutes. Distraite comme on l’est à son âge, elle se surprit toute prête à demander son chemin.

— Hélas ! mon chemin ! Où vais-je ?

Elle suivait des yeux toutes les jeunes filles qui passaient à ses côtés.

— Où vont-elles, celles-là ? Il y a une maison qui s’ouvrira pour elles.

Elle se perdait de plus en plus dans sa tristesse. Après avoir marché durant une demi-heure, elle s’aperçut avec émotion qu’elle avait pris, sans y penser, le chemin de la rue des Lavandières.

— Oui, dit-elle en se ranimant un peu, je reverrai mon père et ma mère ; j’embrasserai les enfants ; au moins, si je suis condamnée à mourir, j’aurai plus de courage pour le dernier coup.