La Victime/II

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Société d'Éditions littéraires et artistiques (p. 27-46).
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II

Le lendemain, vers neuf heures et demie, M. Lecherrier était en train de recevoir la dégelée de coups de poing et de coups de savate, que, moyennant trois cents francs par mois, un petit homme trapu venait chaque matin lui allonger à domicile, quand une sonnerie de téléphone interrompit brusquement ces voies de fait.

— Vous m’excusez ! — dit M. Lecherrier au professeur, en arrachant vivement sa moufle de boxe.

— Faites donc !

M. Lecherrier était déjà à l’appareil :

— Allô !… C’est toi Lucie ?… Eh bien ! vous m’avez joliment fait poser hier soir ?

— Oui, il y a eu malentendu… Je t’expliquerai, — chevrota au loin la voix de Mme Taillard. — Mais, en ce moment, il ne s’agit pas de çà… Peux-tu me recevoir ce matin ?

— Certainement… Mais pourquoi ?

— J’ai à te parler… Des choses à ne pas dire par téléphone.

— Rien de mauvais ?

— Non ! non ! — protesta tièdement Lucie.

— Alors, je t’attends… À quelle heure seras-tu là ?

— Tout de suite… Je saute en fiacre et j’arrive.

M. Lecherrier, qui saisissait toujours avec empressement les moindres prétextes pour abréger sa leçon de boxe, se tourna vers le professeur :

— C’est ma fille, Mme Taillard… Elle sera ici dans cinq minutes. Donc aujourd’hui, si vous voulez bien, nous nous en tiendrons là…

— À votre disposition, monsieur ! — fit le petit athlète, non moins enchanté de couper à la fin de la séance.

Mais, le maître de chausson parti, au lieu de savourer, comme de coutume, les douceurs de la délivrance, M. Lecherrier ne tarda pas à s’égarer dans les conjectures les plus alarmantes.

Que pouvait bien signifier cette visite de Lucie, d’habitude si peu matinale ? Quoi qu’elle en dît, sans doute pas grand’chose de bon. Et rien que l’idée d’avoir une fois de plus à flétrir la conduite de son gendre combla M. Lecherrier d’écœurement.

D’ailleurs, depuis qu’il s’était retiré des soieries avec deux cent mille francs de rente, il se considérait comme ayant droit à une félicité sans mélange. Riche, veuf, libre, décoré, choyé des petites femmes auxquelles il le rendait bien, — hormis sa moustache qui tournait au blanc, ses favoris qui grisonnaient trop, et ce commencement de ventre que la boxe ne bridait qu’à demi, il ne voulait pas entendre parler de soucis. Sa crainte des tracas était même si vive, qu’à la mort de Mme Lecherrier il s’était résigné à garder pour lui seul son vaste hôtel de l’avenue Marceau, aimant mieux en laisser tout un étage vide, que de subir les tribulations d’un déménagement. C’est dire avec quelle mollesse il avait pris les mésaventures de Lucie. D’abord révolté, puis attendri, il finissait par être blasé. Ces querelles sans variété, pour des méfaits toujours pareils, lui paraissaient à la longue fastidieuses. Il ne pouvait s’expliquer qu’après dix ans de ce régime, le coupable ne montrât pas plus de bonne humeur et l’innocente plus de philosophie. Aussi, sans Gégé dont il raffolait, ce n’eût pas été tous les jours qu’on l’aurait vu dans ces bagarres.

— Ah ! mais non ! — conclut-il amèrement, tout haut.

Puis, ayant passé un léger costume d’intérieur en flanelle beige, il alla s’accouder au balcon pour guetter l’arrivée de Lucie.

En dépit de l’heure, la température était accablante. Au milieu de la chaussée, un arroseur découragé faisait de place en place des flaques éphémères. Les marronniers de l’avenue semblaient suffoquer sous leurs lourds falbalas de verdure. Et quoiqu’on fût à peine au début de juin, certaines feuilles, roussies des contours, avaient déjà très mauvais teint.

Du haut de son balcon, M. Lecherrier les examinait avec sympathie. Mais le bruit d’une voiture raclant le trottoir l’arrêta sur la voie de l’élégie. Lucie descendit du fiacre. Elle était tout en piqué blanc, avec une souple voilette crème pleurant autour de son chapeau rose. De la main elle fit à son père un signe d’amitié, puis, rapidement, marcha vers la porte.

— Eh bien, que se passe-t-il ? — demanda M. Lecherrier, après avoir embrassé sa fille.

Lucie retroussa sa moustiquaire, et, se carrant dans un fauteuil :

— C’est toute une histoire… Voilà, hier soir, à propos de ce Nouveau-Cirque, — où, soit dit en passant, nous avons fini par ne pas aller, — Jacques et moi, nous avons eu une scène effroyable…

— Pour changer ! — fit M. Lecherrier.

— Oh ! je t’en prie, papa, grâce des commentaires ! Ou je n’en sortirai jamais… Donc, scène terrible. Nous nous sommes dit, de part et d’autre, des choses atroces, irréparables… Et, finalement, nous avons décidé de divorcer…

— Ce n’est pas la première fois ! — objecta M. Lecherrier.

— Peut-être, mais ce sera la bonne… Et, du reste, pour ne pas revenir sur notre décision, il a été convenu que ça se ferait aujourd’hui même…

— Quoi ? qu’est-ce qui se fera ?

— Mais notre rupture, l’incident qui pour les tribunaux et le public la justifiera… Tout à l’heure, à midi, quand je rentrerai, il y aura la chaîne de sûreté à la porte… Et Jacques me refusera, comme on dit, l’accès du domicile conjugal… Nous avons même pris soin de nous munir de deux témoins : le tapissier sera là dans l’antichambre, avec un ouvrier, à réparer le store dont justement les cordons ne marchent plus depuis trois jours… Jacques a accepté cette combinaison qui nous dispensera, dans le procès, de nous traîner réciproquement dans la boue…

— Ah çà ! vous devenez fous ! — s’écria M. Lecherrier, qui commençait à s’agiter. — Vous croyez que vous trouverez des juges pour donner dans ces balivernes ?

— Parfaitement ! D’abord, pourvu qu’on ait bien envie de divorcer, les juges n’y regardent pas de si près… Et puis, devant une expulsion en due forme, ils n’auront pas le choix… Aubineau, notre avoué, que j’ai consulté autrefois sans avoir l’air, est formel là-dessus.

— Admettons… Mais Gégé ?

— Pour le moment, il continuera à aller dans la journée chez son professeur M. Beaujoint. Le reste du temps, il habitera huit jours avec moi, huit jours avec son père, les dimanches et vacances partagés de même par moitié…

— Et où comptes-tu loger ?… Ici ?

— Dame ! — fit Lucie en courant à M. Lecherrier.

Elle lui enlaça câlinement le bras, tandis qu’il se raidissait un peu contre l’étreinte.

— Mais oui, mon pauvre papa, ici ! Tu ne voudrais pas que je donne à d’autres la préférence ?… Ah ! évidemment, dans tout cela, c’est toi qui vas pâtir, c’est toi qui seras la victime !

— Non ! — fit avec force M. Lecherrier. — La victime, ce ne sera pas moi… La victime, ce sera Gégé…

— Écoute, papa ! — supplia Lucie.

— Je n’écoute rien… Je n’ai rien à écouter… Si tu ne sens pas ces choses-là de toi-même, tout le monde te le dira : dans le divorce, la vraie victime, la grande victime, c’est l’enfant… Voilà la règle… Et notre petit Gégé, hélas ! n’y échappera pas… Du jour au lendemain, pour votre commodité personnelle, vous allez faire de lui une espèce d’orphelin, de déclassé, d’abandonné, sans famille régulière, sans foyer fixe, sans intérieur. Vous allez bouleverser sa vie, gâcher toutes ses joies, détruire tout son bonheur… Alors, dans ces conditions, moi, mes aises, mes habitudes, tu t’imagines si ça pèse lourd !…

M. Lecherrier se tut, car des larmes lui barraient la gorge. Probablement, malgré ses dires, dans cette affliction, il entrait un peu le chagrin de voir pour des mois sa quiétude chavirée, son indépendance en péril, les petites femmes à vau-l’eau. Mais la sincérité dominait. Il adorait son petit-fils, et la pensée des mille souffrances classiques dont ce divorce menaçait Gégé lui paraissait intolérable.

Lucie avait tendrement retenu sa main, puis, quand il donna des signes d’apaisement :

— Je t’assure, papa, que ce que tu me dis là, depuis des années je me le répète… Sans Roger, il y a longtemps que j’aurais fui l’enfer de mon ménage… C’est pour notre enfant que je suis restée, pour lui que j’ai patienté… Tant qu’il n’aurait pas fait sa première communion et renouvelé, je m’étais juré de tout subir… et j’ai tout subi… Mais maintenant je suis à bout… Il ne faut pas m’en demander plus !

Elle avait débité cela sans colère, sans désespoir, comme une femme excédée qui a pris son parti. Devant cette lassitude résolue, M. Lecherrier se sentit plus faible que devant de la violence. Il embrassa longuement sa fille, puis, avec simplicité :

— Alors, quand t’installes-tu chez moi ?

— Tantôt.

— Tantôt ?

— Oui, papa, puisque c’est à midi que Jacques me refuse sa porte. Après quoi, selon nos conventions, il me permettra de rentrer pour faire mes malles. Je pourrai être ici vers cinq heures et demie.

— Et le temps d’aménager les chambres ?

— C’est l’affaire d’une heure… Pour Gégé, un lit dans mon ex-petit salon… Moi, je reprendrai ma chambre de jeune fille…

— Très bien ! Je vois que je n’ai plus qu’à exécuter tes ordres.

— Mes conseils pratiques, tout au plus !

— Si tu veux !… Cependant si d’ici là tu découvrais, par hasard, quelque chose de plus pratique encore, comme, par exemple, d’épargner à ton fils ce drame et de rester avec ton mari, ne te gêne pas. Je n’en serais nullement froissé.

Mme Taillard eut un hochement de tête incrédule. Mais, comme elle se levait et rabaissait le rideau de son voile, M. Lecherrier protesta :

— Où vas-tu donc ? Tu n’es pas pressée…

— Si, je t’assure ; il me reste une ou deux courses urgentes avant déjeuner. J’aurai tout juste le temps.

Et, s’appuyant d’une main à l’épaule de son père :

— C’est égal, papa ! C’est effrayant ce que je te fais là… Toi qui aimais tant ta bonne liberté !

— Ne t’occupe pas de moi ! — dit avec conviction M. Lecherrier. — Moi, je ne suis plus intéressant… Maintenant, dans notre vie, il n’y a plus que Gégé qui compte… tu entends, rien que Gégé !…

Ces paroles sonnaient encore dans l’oreille de Mme Taillard quand sa voiture l’arrêta devant le rez-de-chaussée de la rue Washington où Alcide Barbier, mandé par télégramme, l’attendait depuis vingt minutes déjà.

Mis en quelques mots au courant, Alcide Barbier eut une attitude médiocre. Opposé pour lui-même au divorce en vertu de ses principes, dont le premier était de ne rien faire qui pût nuire à son industrie, il n’avait pu d’abord réprimer le petit mouvement d’envie que lui inspirait la résolution de Lucie. Quand l’intérêt vous cloue au port, il est toujours pénible de voir les autres gagner le large. Et sa grimace fut telle que Lucie s’en formalisa :

— Tiens, vous avez l’air contrarié ?… Moi qui croyais que vous sauteriez de joie !…

— Mais, ma chérie, du moment que cette solution vous plaît, vous pensez bien que je n’ai pas à y redire.

— Non !… Seulement, vous faites une tête !… Voyons, si vous étiez garçon, je m’expliquerais encore… Mais, dans votre situation d’homme marié, d’homme établi, qu’est-ce que vous redoutez ?…

Alcide Barbier, durant cette réplique, avait ramené entre ses dents la base de sa barbe rousse, ce qui marquait chez lui le summum du souci et donnait à sa figure ronde l’aspect d’une grosse éponge à tub. Puis, faute de mieux, il simula un grand élan, et, saisissant Lucie dans ses bras :

— Méchante ! méchante ! méchante ! — murmura-t-il sans vérité.

— Vous aurez beau m’appeler « méchante » jusqu’à demain, mon observation subsiste.

Alors Alcide Barbier, rassemblant toutes ses ressources d’esprit :

— Mais pourtant, ma chérie, vous ne vouliez pas que j’accueille en badinant une nouvelle de cette gravité !… Et puis il y a votre fils !… Malgré moi, je songeais à ce pauvre innocent, à cette pauvre petite victime qui demain…

Lucie l’interrompit :

— Oh ! je vous en prie, je sors d’en prendre…

Et, s’asseyant au bord du divan :

— C’est étrange comme les hommes, dans certains cas, n’ont pas l’intuition des choses à dire… Vous, aussi bien que papa, vous savez que dans ce divorce Gégé est mon remords, mon point douloureux… Et c’est à qui y insistera, élargira cette plaie !…

Elle pleurait d’énervement. Alcide Barbier s’assit près d’elle, sans plus oser la moindre remarque. Enfin, les yeux séchés, elle se leva :

— Quand reviendrez-vous ? — demanda-t-il.

— Je ne sais pas… Je vais être, quelque temps, beaucoup moins libre, vous comprenez… Je vous écrirai.

— Vous m’en voulez ?

Elle fit l’effort d’une caresse, et, lui tendant ses lèvres :

— Pas le moins du monde… À bientôt !

Jamais cependant la gaucherie d’Alcide ne l’avait tant indisposée. Pourquoi un garçon doué de si belles qualités était-il tellement dépourvu de charme ?… Elle ne quitta cette méditation qu’aux approches de l’avenue d’Antin. Deux maisons, une maison encore, elle serait arrivée ! Qu’allait-il se passer ? Jacques n’aurait-il pas changé d’idée ?

Mais non ! Tout se déroula selon le programme. Puis, par l’entre-bâillement de la porte où scintillaient les ondulations de la chaîne, Jacques déclara :

— Soit ! Je consens à ce que vous rentriez faire vos malles.

Il détacha la chaîne. Lucie entra. Sur une échelle, près du store, le tapissier et son aide, très amusés, simulaient, l’œil de côté, une activité fiévreuse. À la vue de ces complices inconscients, Mme Taillard ne put retenir un sourire. Jacques, malgré lui, riposta par un sourire pareil.

C’était le premier qu’ils échangeaient depuis cinq ans !