La Victoire (René Doumic)

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La Victoire (René Doumic)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 48 (p. 481-484).
LA VICTOIRE

Elle est revenue !

Le canon l’a annoncée de sa grande voix. Les cloches l’ont sonnée à toute volée. Les drapeaux la chantent dans leurs plis qui claquent à nos fenêtres. Elle éclate sur tous les visages. Elle gonfle d’orgueil tous les cœurs.

Qu’on nous permette de saluer ceux à qui nous la devons, au nom des amis, connus ou inconnus, qui, pendant la longue épreuve, se sont groupés autour de cette Revue, pour y chercher l’écho de leurs sentiments et les raisons de leur espérance !

L’Armée française, glorieuse à travers les siècles, s’est surpassée elle-même, depuis ce jour de la mobilisation qui contenait toutes les promesses, jusqu’à ces dernières et dures journées où, sans repos, sans trêve, elle harcelait l’ennemi en déroute. Sous les ordres du maréchal Joffre, elle a accompli ce miracle de rétablissement qui s’appelle la Marne, après quoi la guerre pouvait encore être longue et difficile, mais l’Allemagne avait perdu la guerre. Sous les ordres du général Pétain et du général Nivelle, elle a arrêté à Verdun la formidable ruée allemande, et l’histoire dira ce qu’on pouvait attendre de l’offensive hardie du 16 avril pour la libération de la France.

Au maréchal Foch, chef unique de toutes les armées alliées, appartient l’impérissable honneur d’avoir brisé l’orgueilleuse armée allemande par une manœuvre géniale qui restera comme une des conceptions les plus savantes et les plus souples qu’ait enfantées un cerveau humain.

Ai-je besoin de dire qu’aux services éclatants de l’armée de terre et des airs, nous associons dans une même reconnaissance la tâche non moins héroïque de nos marins ?

Le pays a été digne de ses armées. Non seulement il a gardé, aux instants critiques, le calme d’une résolution inébranlable, mais, aux minutes enivrantes du succès, il a su modérer l’expression de sa joie. Il a été admirable de mesure, de tact, de dignité et de noblesse morale.

A l’heure décisive, il s’est incarné dans un homme à qui est échu le plus beau rôle que puisse ambitionner un chef de gouvernement : quand la patrie est en danger, personnifier la patrie. Surgi à cette phase dernière de la lutte, où la moindre défaillance pouvait entraîner un désastre, M. Clemenceau, par sa foi mystique dans les destinées du pays, par l’énergie de sa volonté, a su commander aux événements. Il a été le maître de l’heure. Il a sa place parmi les plus grands serviteurs de la France.

Ce qui ajoute au prix de cette victoire, c’est que la France l’a méritée superbement. Inclinons-nous devant tous ceux qui ont souffert pour elle ! Agenouillons-nous devant ceux qui se sont sacrifiés pour elle !

Notre pensée douloureuse va vers ces morts de la grande guerre, tombés sans une plainte, parce qu’ils mouraient pour la France. Elle évoque tous ces braves, dont beaucoup étaient encore des enfants et d’autres étaient, déjà des vieillards. Mais leur vertu aura été plus forte que la mort. Ils continueront de vivre en nous, qui ne vivons que par eux. Chers morts, morts sacrés, vous serez nos conseillers et nos guides ! Vous parlerez, vous voudrez, vous agirez en nous. Vous serez notre conscience.

Nous revoyons l’âpre exil de tous ces Français qu’un ennemi sans pitié a torturés dans ses geôles, et qui par milliers ont succombé à d’abominables traitements, loin de tout ce qu’ils aimaient. Ceux qui reviennent, qu’ils nous fassent le récit de l’atroce captivité, qu’ils établissent le compte des coups reçus, la liste des humiliations dévorées, afin que le souvenir s’en perpétue à travers les générations qui ont le devoir de ne pas oublier !

Et nous songeons à la détresse des populations envahies, au martyre des otages, aux meurtrissures de notre sol, à la dévastation de nos cités et de nos villages, à la ruine de nos monuments, joyaux du passé que les siècles et les guerres avaient respectés. Quelle dette nous avons contractée envers toutes ces victimes d’une sauvagerie que les âges barbares n’avaient pas connue !

Toutes nos dettes, nous sommes heureux de les reconnaître. Celle-ci d’abord. Aux premiers jours de la guerre, un geste a été décisif, celui du roi des Belges se dressant, lui le souverain d’un pays neutre, le chef d’un petit peuple, devant le colosse germanique. En retardant la marche de l’invasion, le roi Albert a changé le cours de l’histoire. Honneur à lui !

A sa décision chevaleresque a répondu la loyauté anglaise. Jamais nous ne saurons trop admirer, le patient effort qui a changé la « méprisable petite armée » en une armée splendide, devant laquelle ont fui ceux qui s’étaient trop pressés de la dédaigner. Courageusement l’Italie s’est rangée à nos côtés, à l’instant où l’exemple de la Belgique pouvait lui faire craindre la dévastation de ses plus riches provinces. Et l’Amérique, en prenant parti pour nous et compensant par son immense apport la défection russe, a scellé un nouveau pacte où les descendants de ceux qui combattirent jadis pour le même idéal se sont retrouvés frères d’armes. Alliances nées de la guerre, qui devront lui survivre. Créées par la nécessité, consacrées par l’estime réciproque, elles seront la garantie des temps meilleurs qui s’ouvrent pour l’humanité.

Maintenant que la tourmente est passée, tournons-nous vers l’avenir et vers ses perspectives radieuses !

C’est un trait où se peint l’âme de la France que, depuis le jour où l’Alsace-Lorraine lui fut arrachée, elle n’ait pu recouvrer la santé. Enfin guérie de la blessure dont elle a tant souffert, rétablie dans son intégrité, grandie par quatre années d’héroïsme, elle retrouve son équilibre et reprend son rang parmi les nations.

Qui se refuserait à voir dans le soudain effondrement de l’Allemagne, la main du Dieu qui châtie ? Ainsi continue de s’accomplir sous nos yeux la mission providentielle de la France, loi permanente de son histoire : Gesta Dei per Francos.

Le prestige qu’elle a reconquis par les armes, il faut désormais que l’art et la littérature le lui confèrent pareillement. C’est aux écrivains que je m’adresse, au seuil de cette vieille et toujours jeune maison des lettres. Comme aux époques les plus fameuses, il faut que, grâce à eux, la France de demain étale au soleil de la pensée une de ces riches moissons spirituelles, où son heureuse fécondité s’épanouit en œuvres toutes belles, toutes nobles, toutes généreuses. Donc, rejetez loin de vous les misères d’autan, vous qui travaillerez dans l’allégresse et dans la fierté ! Vous tous, poètes, romanciers, écrivains de théâtre, artisans de toutes les formes du verbe, n’oubliez plus que vous êtes les porte-parole d’une France triomphante ! Et qu’encore une fois le génie français prenne un sublime essor, emporté jusqu’aux étoiles, par le coup d’aile de la victoire !


RENE DOUMIC