La Vie & la Mort/Texte entier

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LA VIE & LA MORT

RÊVE

I

 
Je sens avec effroi comme un grand astre chaud,
Un astre qui m’aborde, un astre qui m’embrasse.
Et sous lui je me vois devenir large et haut ;
Et j’enfle comme un fruit que le soleil harasse.

Je sens avec ivresse, en un vaste frisson,
Que j’acquiers lentement des ampleurs inconnues ;
Et que mon bras énorme enserre l’horizon ;
Et que mon front vainqueur rayonne dans les nues.

Je sens avec orgueil que mon corps véhément
Absorbe d’autres corps en sa géante enflure ;
Que la terre devient ma chair, et vaguement,
Que la flore des monts devient ma chevelure !

Et que je m’assimile, en passant, des rochers ;
Et que mon cœur s’adjoint pour veines les rivières ;
Et que, plaine infinie où pointent des clochers,
Ma chair ivre d’azur se fleurit de bruyères


Et que tous les condors, que tous les alcyons
Dans mon cerveau qui chante ouvrent leurs ailes grises ;
Et que mon œil absorbe au ciel tous les rayons !
Et que mon souffle absorbe en l’air toutes les brises !

Hosanna ! je grandis ! le tonnerre est ma voix ;
L’aurore, mon espoir ; l’ouragan, mon alarme ;
Et je me ressouviens que j’ai fait autrefois
Le printemps d’un sourire et la mer d’une larme !

Hosanna ! je grandis ! je suis un globe ardent ;
Ma vie est faite avec des milliards de vies ;
Et, gigantesque et lourd, je trône, en regardant
Tourner autour de moi des lunes asservies !

Hosanna ! je grandis encore ! et dans ma faim
J’engloutis des monceaux d’étoiles minuscules ;
Et je deviens un corps immense, un corps sans fin,
Un corps dont les soleils forment les molécules !

Et ma pensée altière est un brasier de feux ;
Et mon souffle est la loi qui fait tourner les mondes ;
Et de mon front auguste, éblouissants cheveux,
Partent pompeusement des jets d’étoiles blondes !

Hosanna ! Hosanna ! je suis grand et béni !
Je sens en moi tout naître, et mourir, et renaître !
Je peuple tout le ciel, je peuple l’infini !
Je suis Seul, je suis Tout, je suis Dieu, je suis l’Être !

II


Mais tout à coup je sens, dans l’espace houleux,
Comme deux grandes mains ardentes et profondes,
Deux vastes mains pesant de leurs doigts fabuleux
Sur tout mon corps, sur tout mon ciel, sur tous mes mondes !

Je sens avec stupeur que mon être se fond
Rapetisse, décroît sous les deux mains de flamme ;
Et que tragiquement ces deux mains là, me font
Rentrer de lourds monceaux d’astres brisés dans l’âme !

Et je deviens petit, de plus en plus petit,
Et je crie, et je sens la paume impitoyable
Des deux mains qui m’écrase et qui s’appesantit,
Pétrissant dans mon corps l’univers effroyable !

Et je me rapetisse encore, en comprimant
Dans mon sein éperdu les géantes étoiles !
Et je redeviens homme épouvantablement !
Homme : et je sens les dieux enfermés dans mes moelles !

Et j’éclate, et je geins, et les globes amers
Me font craquer la peau de leurs masses grenues ;
Et j’ai mal aux soleils, et je souffre des mers,
Et je me sens pleurer vaguement dans les nues !

Mais alors, oh ! qu’entends-je ? Une ineffable voix !
La voix de la Nature, harmonique et puissante !
Et cette voix me parle, et, radieux, je vois
Les deux Mains s’imposer sur ma tête pesante !


Et la voix dit alors : « Va ! l’œuvre est accompli !
Va, vibrant, va, pieux, sur la Terre charmée !
Fais gronder les volcans dont ton front est rempli !
Fais éclore les fleurs dont ton âme est formée !

« Va, chante les printemps ! va, célèbre les cieux !
Sois triste et sois joyeux, sois tendre et sois farouche !
Et que l’homme en oyant ton verbe harmonieux
Croie entendre crouler des astres de ta bouche !

« Que ton front resplendisse ainsi qu’un firmament !
Que ta parole embaume ainsi que les verveines !
Et qu’aux heures d’amour ton grand cœur véhément
S’enflamme des soleils charriés par tes veines !

« Souviens-toi que tu fus globe, zéphyr, rayon,
Tout ce qui luit, ce qui murmure, ce qui fleure,
Sois l’orgue émerveillé de la Création
Où formidablement tout s’extasie ou pleure !

« Et chante, chante encor ! chante, chante sans fin !
Chante, ayant des concerts d’étoiles dans la tête !
Et deviens immortel, ô mon œuvre divin :
Univers enfermé dans un homme : ô Poète ! »




JEUX D’ENFANTS


 
Ô mon tout petit fils, ô mon tout petit nous :
Chose faite de moi, d’Elle ! chose bénie !
Chose que l’on voudrait regarder à genoux,
Silencieusement dans l’extase infinie,

Ô mon tout petit fils, je vous vois là, ce soir,
Philosophiquement sucer un pouce rose,
Et chercher à saisir, sur un grand mur tout noir,
Un tout blanc rayonnet de soleil qui se pose.

Oh ! le beau rayonnet ! Et vos doigts ingénus
Avec un mouvement si drôle, ô Dieu, si drôle !
Tapent le grand mur noir par petits coups menus
Pour prendre le rayon merveilleux qui le frôle.

Chimères ! beaux rayons ! l’on ne vous saisit point !
Et vous alors, mon fils, navré, rempli d’alarmes,
Voyant qu’on ne peut prendre un rayon dans le poing,
Vous plissez votre bouche et vous fondez en larmes !

Ô mon tout petit fils, ne pleurez pas ainsi !
Oh ! non ! je pleurerais comme vous, moi, Poète !
Moi qui passe mes jours à vouloir prendre aussi
Les rayons de soleil qui traversent ma tête !



CHANSON DE PRINTEMPS

I

 
Moi, j’ai dit aux pommiers : « Ô Pommiers blancs et roses,
Dites-moi donc pourquoi vous êtes si fleuris ?
Oh ! pourquoi maintenant, vous, jadis si moroses,
Avez-vous tant de fleurs au bout de vos bras gris ?

Et les pommiers m’ont dit, en me montrant leurs branches :
— Ah ! c’est que, vois-tu bien, nous sommes très-jaloux ;
Nous avons vu ta Belle et ses menottes blanches :
Et nous tâchons d’avoir des mains comme elle, nous ! »

II

 
Moi, j’ai dit aux cieux bleus : « Cieux peuplés d’hirondelles,
Cieux aujourd’hui si purs, hier si nébuleux,
Cieux tendres, cieux de mai, cieux pleins d’astres et d’ailes,
Dites-moi donc pourquoi vous vous faites si bleus ?

Et les cieux bleus m’ont dit, dans un de leurs murmures :
— Ah ! c’est que, vois-tu bien, homme au destin si doux,
Nous avons vu ta Belle et ses prunelles pures :
Alors nous tâchons d’être aussi bleus qu’elles, nous ! »

III

 
Moi, j’ai dit à la terre : « Ô Madone bénie,
Terre sur qui je vois tant de fleurs odorer,
Terre pleine d’amour et de joie infinie,
Dites-moi donc pourquoi vous me faites pleurer ?


Et la terre m’a dit : — « Pleure, homme aux yeux moroses !
Car tes deux bras ont beau serrer avec émoi
Ta Belle aux yeux si bleus, ta Belle aux mains si roses :
Un jour aussi, vois-tu, je la serrerai, moi ! »


LA LÉGENDE DE LA TERRE


Lorsque le Créateur eut ébauché l’espace,
Le grand espace morne aux champs illimités,
Il prit sur son épaule une longue besace
Où l’on oyait un bruit confus d’astres heurtés.

Et plongeant dans le sac ses mains miraculeuses,
Comme un semeur pensif, à pas lents et pareils,
Il parcourut l’éther aux plaines fabuleuses,
Ensemençant le vide énorme de soleils.

Il en jeta, jeta par monceaux fantastiques,
Par monceaux lumineux, par monceaux effrayants ;
Et les sillons du ciel fumèrent, extatiques,
Sous les pas du Semeur aux gestes flamboyants.

Il en jeta, jeta, de sa dextre éperdue,
Largement, en tous lieux, par grands jets bien rythmés ;
Et les étoiles d’or fuirent dans l’étendue
Comme un essaim bruyant d’insectes enflammés.

« Allez ! allez ! disait le grand Semeur de mondes ;
Allez, astres ! germez dans les steppes des cieux !
Peuplez les champs d’azur de vos floraisons blondes !
Allez, chantants ! allez, charmés ! allez, joyeux !


« Allez, houle de feu, dans la nuit misérable !
Et faites-y la joie ! et faites-y le jour !
Et lancez jusqu’au fond de l’incommensurable
Des jets vertigineux de lumière et d’amour !

« Et que tout sur vos flancs brille, exulte, prospère,
Et que tout soit content, soit heureux, soit béni
Et chante à jamais : « Gloire au Créateur, au Père,
Au Semeur de soleils qui peupla l’infini ! »

Et les astres alors partirent, lourds de vie,
Tourbillonnant aux pieds du Créateur serein,
Comme en un désert plat que Juillet torréfie
Des grains de sable obscurs aux pieds d’un pèlerin.

Et tous brillaient, et tous chantaient, et sans entraves,
Gravitant sur leur axe inébranlable et sûr,
Avec leurs milliards de voix fières et graves,
Poussaient un hosanna monstrueux dans l’azur !

Et tout était bonheur, justice, beauté, force !
Et chaque astre entendait ses êtres radieux
Couvrir de chants d’amour sa maternelle écorce
Et tous bénir la Vie ! et tous bénir les Cieux !


Or, quand il eut vidé sa besace d’étoiles,
Quand de globes de feu tout le noir fut jonché,
Le Semeur vit au fond du sac, entre deux toiles,
Un tout petit morceau de soleil ébréché.


Et, distrait, sans savoir quelle sphère inconnue
Tournoyait incomplète en l’espace vermeil,
Le Créateur, d’un souffle, envoya dans la nue
Rouler cette parcelle infime de soleil.

Puis, montant tout là-haut, sur son trône écarlate,
Par-dessus le brouillard des mondes qu’il jeta,
Comme un grand roi doré dont l’œil fier se dilate,
En oyant bruire au loin son peuple, il écouta.

Il entendit l’immense allelluia des choses !
Il entendit des chœurs de globes florissants
Entonner, éperdus, des chants d’apothéoses
En lui noyant les pieds de nuages d’encens !

Il vit l’éternité palpitante d’extases,
Il vit, dans une intense et profonde clameur,
L’orgue de l’univers hennir d’ardentes phrases
Pour fêter à jamais le triomphal Semeur !

Mais soudain il pâlit. De cette mer astrale,
Une plainte montait sourdement vers les cieux,
Montait, enflait, croissait, dominant de son râle
Toute l’ovation du firmament joyeux.

C’était l’atome obscur de la sphère ébréchée !
C’étaient les êtres vils restés sur ce débris,
Pleurant l’Étoile Mère incessamment cherchée
Et toujours introuvable en ce coin de ciel gris.


Et la plainte disait : « Anathème ! Anathème !
Nous sommes les errants que le malheur conduit,
Le douloureux troupeau des vivants au front blême
Crées pour la lumière et jetés dans la nuit !

» Nous sommes les bannis, la cohorte exilée,
Les seuls êtres ayant des larmes dans les yeux,
Et si l’eau de la mer sur ce globe est salée,
C’est peut-être des pleurs versés par nos aïeux !

» Anathème ! Anathème au Semeur de lumière !
À Celui que le vaste univers applaudit !
S’il ne vient pas nous rendre à l’Étoile première,
Qu’il soit maudit, partout maudit, sans fin maudit ! »

Alors Dieu se dressa sur son trône écarlate,
Et, tendre, ému, pleurant comme nous, il baissa
Ses deux bras lumineux sur l’immensité plate
Et de toute sa voix de tonnerre il lança :

« Parcelle de Soleil qui te nommes la Terre,
Larves qui gémissez sur elle : Humanité,
Chantez, je vous fais don de la Mort salutaire
Qui vous ramènera dans l’Astre de clarté ! »


Et c’est pourquoi, superbe, insensible aux désastres,
Le Poète, créé pour les étoiles d’or,
Dédaigneux de la terre, a les yeux sur les astres,
Vers lesquels il prendra bientôt son large essor.


LE REFUGE DU DIABLE



Sa Magesté le Diable, empereur de la Terre,
Par la queue en suspens,
Au haut d’un pin songeait, morose et solitaire,
En forgeant des piquants pour arbustes grimpants
Et des dards pour serpents.

Or, il avait pourvu tous les aigles de serres
Et tous les fruits de vers,
Inventé les grêlons, les forbans, les faussaires,
Les tigres, et, dit-on, lâché sur l’univers
Las ! les faiseurs de vers !

Bref, il ne savait plus, ne trouvant rien de pire
Par quoi continuer,
Quand il vit tout-à-coup, sur son terrestre empire,
Deux mille millions de mortels le huer,
Et vers lui se ruer !

« Mort au Diable ! mort ! mort ! hurlait la foule affreuse,
Assez de ses exploits ! »
Et noire, elle approchait, approchait, plus nombreuse,
Bondissant des ravins, et des monts, et des bois,
Vers le diable aux abois.


« Hum ! cette ovation me paraît mal conduite !
Pensa-t-il. Avisons ! »
Et, déroulant sa queue énorme, il prit la fuite,
En sautant, en sautant, de buissons en buissons,
Sous les arbres grisons.

Il courut, il courut sur la terre déserte,
Il courut, il chercha
Une montagne haute et de neige couverte.
Il en vit une au loin. Lestement, comme un chat,
Dessus, il se percha.

« Hum ! dit l’Empereur noir, les vilaines manières ! »
Se voyant dénicher,
Il fit une gambade, enfila des tanières
D’ours blancs, et défiant ses sujets d’approcher,
Entra dans un rocher.

« Le roc est bien trop dur pour qu’on vienne m’y prendre !
Tâchons de nous tapir ! »
Mais, sous le fer de l’Homme, il vit le mont se fendre !
Hum ! Le Diable éteignit un volcan d’un soupir,
Mais il dut déguerpir.

« Tant d’assiduité chez mon peuple me flatte ! »
Dit-il en maugréant.
Et, voyant luire au loin la mer trompeuse et plate,
Il courut, puis du haut d’un platane géant,
Plongea dans l’Océan.


« Enfin ! je suis tranquille et peux reprendre haleine ! »
Le noir Monarque alla
S’assoupir mollement sur un dos de baleine…
Mais tout-à-coup il vit des tubes et trembla ;
Des plongeurs étaient là !

« Ah ! va-t-on me laisser la paix ? rugit le Diable
Je suis las à la fin ! »
Et traversant la mer d’un seul bond effroyable,
Maigre, mince, accourci par le froid, par la faim
Menu, menu, fin, fin.

Si fin qu’il se pouvait rouler en une boule
Pas plus grosse que ça,
Il revint sur la Terre ; et, voyant dans la foule
Un cœur de jeune femme, il se rapetissa,
Puis, malin, s’y glissa !

« Plus faux que mer, plus dur que roc, plus faux que glace !
Merveille des séjours !…
Hum ! dit le Diable, en paix que d’ici l’on me chasse ! »
Et de fait, malgré l’Homme, hélas ! et les Amours,
Le Diable est là, toujours.



LES CIGALES


 
Comme un grand chien de pourpre aux cent langues dorées,
Le soleil mord la plaine et pompe les torrents ;
Et sentant ses crocs vifs dans leurs fronts odorants,
Les Pins pleurent tous bas leurs résines sacrées.


Août trône au ciel royal, de flamme revêtu ;
Le sable éblouissant harasse les prunelles ;
Et dans les bois, dans les ruisseaux, dans les tonnelles,
L’oiseau s’est tu, le flot s’est tu, le vent s’est tu.

Mais un cri fait vibrer la lumière écorchante :
Dans ce feu, dans ce sable, un éphémère est né !
Sans savoir s’il jouit ou s’il souffre, acharné,
Sous le soleil torride il chante, il chante, il chante !

Cigales, l’été passe et le bois a jauni ;
Chantons en chœur ! Demain notre voix sera morte.
Que le soleil caresse ou meurtrisse, qu’importe ?
C’est toujours le soleil ! qu’il soit toujours béni !


Jean Rameau.