La Vie amoureuse de Francois Barbazanges/1

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy, éditeur (p. 1-11).


… et le bonheur au monde
Peut n’avoir qu’une nuit comme la gloire un jour.
alfred de musset (Namouna).



I


Le 17 juillet 1673, madame Catherine La Poumélye, femme de M. Jacques Barbazanges, conseiller au présidial de Tulle, accoucha d’un garçon beau comme le jour. La matrone sage-femme, l’ayant lavé dans une eau tiède, le présenta tout nu sur ses langes à monsieur son père, qui s’émerveilla de le voir si bien fait. Il n’y eut pas de servante dans la maison qui ne criât au prodige, et le bruit se répandit, par tout le faubourg de l’Enclos, que le fils premier-né des Barbazanges était pareil, hormis les ailes, au petit Cupidon naissant.

Cependant que tout dormait dans la maison, monsieur le conseiller quitta l’habit et la perruque, et monta jusqu’en son cabinet de physique, pour s’y reposer l’esprit.

Ce lieu n’avait rien de majestueux ou d’agréable. C’était, sous les combles mêmes du logis, une manière de grenier, avec deux mansardes et une brèche dans le toit, où, par les nuits claires, M. Barbazange dressait une longue lunette d’astronome. Point d’autres meubles qu’une table, un bahut, deux vieilles chaises, et quantité de machines, sphères, bocaux, astrolabes, brillant de cuivre et de cristal. Les toiles d’araignées ne manquaient point, ni la poussière, car les domestiques n’avaient pas licence d’entrer dans ce réduit pour le nettoyer. S’il y avait eu quelques lézards empaillés, pendant au plafond, et une chauve-souris clouée sur la porte, le cabinet de M. Barbazanges eût assez bien figuré le laboratoire de Faustus.

Notre conseiller, nullement magicien, mais curieux de toutes sciences, se plaisait fort en ce gîte. Il y pouvait disséquer des grenouilles sans que madame Catherine, son épouse, menaçât de s’évanouir ; il y pouvait arranger des collections de minéraux et lire de vieux livres touchant la médecine et l’astrologie. Pline l’Ancien faisait ses délices ; il connaissait par cœur les Astronomiques de Manilius, et ces rêveries ne l’empêchaient point d’entendre .les affaires et d’arrondir honnêtement son bien. Son cousin par alliance, le bon chanoine La Poumélye, admirait parfois comme en M. Barbazanges l’astronome et le magistrat se combattaient rudement : il y voyait un symbole de l’idéal et du réel, de la grâce et de la nature.

La chandelle pleurait un suif jaune sur l’étain du chandelier. Le vent de la fenêtre ouverte couchait la flamme oscillante, faisait trembler contre le mur l’ombre comique de la robe de chambre et du bonnet de nuit à coques jaunes... Dans cet appareil malséant à la dignité conseillère, M. Barbazanges humait la fraîcheur nocturne et considérait l’état du ciel.

La nuit, chaude encore du jour torride, était toute bleue, d’un bleu cendré, vaporeux et doux. Le clocher de la cathédrale semblait un noir nécromancien, en bonnet pointu, qui mesurait les angles diamantés, les courbes lu mineuses des constellations surgissantes. Le Cygne planait au zénith ; le Serpent menaçait Hercule. Vénus, qui s’était levée, nue comme une perle, sur la grève pourpre du couchant, commençait de descendre, effrayée par le vieux Saturne dont la face maléfique apparaissait de l’autre côté du ciel, entre les quatre étoiles du Capricorne.

L’opposition de ces planètes inquiétait M. Barbazanges, soucieux d’établir, selon les règles, le « thème de nativité » de son fils. Son âme, fascinée par l’étincelante géométrie stellaire, voyagea quelque temps parmi les douze « maisons du Soleil » ; mais le poids de ses pensées la ramena insensiblement vers la terre. Un à un, les hôtels de l’Enclos éteignaient leurs façades. Des portes, en retombant, ébranlaient le lourd silence des ruelles noires. On entendait les voix errantes de promeneurs invisibles, l’égouttement continu d’une fontaine, le choc des seaux sur le pavé.

L’antique maison des Barbazanges, qui avait à ses fenêtres des sirènes et des salamandres, des feuillages frisés et des porcs-épics, était bâtie au flanc escarpé du Puy-Saint-Clair, sur le côté nord de la place de la Bride. À vrai dire, cette place n’était guère qu’un carrefour borné par la tour ruinée de la Barussie, le mur latéral de l’église Saint-Pierre, les débris du Château et la rampe de pierre qui domine encore aujourd’hui les anciens fossés de la ville. À gauche, le quartier Bedole-Peyre dégringole jusqu’à la Corrèze : à droite, la rue des Morts descend à pic vers la Solane qui roule ses eaux empuanties entre des bâtisses fortifiées, des papeteries, des jardinets et des moulins. On aperçoit la rue du Fouret remontant sur le coteau de l’Espinas, tout couvert de maisonnettes clairsemées, de « pièces » de vignes, de petits arbres en boules. La place de la Bride, formant une sorte d’éperon, domine les vallées des deux rivières, et le vieil Enclos, cœur triangulaire de Tulle, que la Corrèze et la Solane enferment en leur confluent. Parmi l’enchevêtrement des toits, M. Barbazanges apercevait la petite tourelle octogonale du Château, la belle maison sculptée des Dufraysse de Vianne, la profonde coupure tortueuse de l’escalier des « Quatre-Vingts », qui descend vers la Grand-Place, et la flèche aiguë du clocher. Il devinait les zigzags des rues principales partageant les faubourgs en « îlots », les lignes de la première et de la seconde enceinte, les tours de défense, accroupies comme des chiens sur les remparts ruinés ; et plus loin encore, à l’extrême horizon, dans la transparence bleuâtre, où des feux épars rougissaient, le dessin des collines qui, de l’Alverge au Rocher des Malades et de l’Estabournie au Puy-Saint-Clair, couronnaient de verdure sa ville chérie…

Là, et dans l’Enclos même, était le berceau des Barbazanges, famille artisane enrichie au dernier siècle, haussée jusqu’à la bourgeoisie, et qui, depuis cent ans, donnait des consuls au municipe et des magistrats au présidial. Jacques Barbazanges était né place de la Bride. Les jésuites l’avaient instruit en leur collège. Il avait participé aux processions solennelles, aux représentations théâtrales organisées par les bons Pères, aux « Jeux de la Vierge », qui remplaçaient les « Jeux de l’Églantine »… Et même, dans sa seizième année, il avait mérité un prix, en composant une ode latine sur « les dignités, prérogatives et mérites de la Sainte Mère de Dieu »… Quel événement !… Le plus considérable de sa jeunesse studieuse, jusqu’aux grands jours de l’émancipation et du mariage… Maintenant, le conseiller, parvenu à l’âge de quarante ans, gloire et dilection de la ville, lumière du présidial, très versé en toutes sortes de sciences, voyait tardivement naître l’héritier tant désiré… Encore un peu d’années, pensait-il, et le nouveau petit Barbazanges connaîtrait la discipline des jésuites ; il marcherait à son rang dans les processions, triompherait aux Jeux, et, sachant ce que doit savoir un honnête homme, il irait à Bordeaux, à Toulouse, à Paris même apprendre ce que ne doit point ignorer un homme de loi. Plus tard, il siégerait au présidial, chérirait les sciences, sans négliger sa fortune, et, le soir, au coin du feu, il entretiendrait son barbon de père de chimie et de médecine. Une fille de bonne maison lui apporterait en mariage des vertus, des grâces, quelque bien. Et la cité de Tulle, entre les collines, enfermerait doucement sa vie et ses désirs.

La petite place était déserte. Le clocher noir, dans les ténèbres bleuissantes, regardait les constellations tourner autour de sa flèche. M. Barbazanges éternua…

Il croisa sa robe de chambre, ferma la fenêtre et resta, le nez dans ses grimoires, jusqu’à minuit sonné. Le bonhomme n’était pas le seul bourgeois du pays qui se piquât d’astrologie. S’il y apportait plus d’ardeur et de curiosité que ses amis Peschadour, Melon et Baluze, il ne faisait pourtant que suivre la coutume de la province. Les gens du Bas-Limousin ont un goût étrange pour le surnaturel. Ils ont remplacé les druides gaulois par des metjes ou sorciers, et vénèrent extrêmement les étoiles du ciel, les arbres des bois, les pierres et les fontaines.

Quand le « thème » fut achevé, M. Barbazanges alla querir dans le bahut le « livre de raison » que ses parents lui avaient transmis en héritage. C’était un livre très vieux, à feuillets de parchemin, à pesante reliure brune, bardée de fer comme un coffret. Chaque Barbazanges, à son tour, avait marqué, d’une ferme écriture de jeune homme, puis d’une écriture tremblée de vieillard, les mémorables incidents de son existence. Les variations de l’orthographe indiquaient les progrès de la langue, — de l’an 1540 à l’an 1670, — mais d’une page à une autre page, et d’une vie à une autre vie, les mêmes formules, les mêmes événements se reproduisaient, presque identiques : c’étaient des baptêmes, des morts, des mariages, des contrats de vente et d’achat, des notations précises sur l’aspect du ciel au moment des naissances, l’état de la lune, la position des planètes qui influencent le sort des nouveau-nés. Quelquefois, le récit bref des heureuses fortunes ou des calamités publiques ; la guerre contre Henri de Turenne et le siège de 1585, le dévouement civique d’un Barbazanges, blessé sur les remparts de Tulle « près du bon capitaine Jehan » ; des faveurs royales, des élections de maires et de consuls, l’étrange abondance de vin en 1615, les inondations de 1626, les chutes de grêlons, les famines, l’horrible peste de 1631, sans oublier les apparitions de météores, comme cette comète de 1618 qui avait « une grande queue en rayons de feu de la longueur de deux piques ». — Ainsi l’histoire de la famille Barbazanges côtoyait et reflétait l’histoire de la cité.

Ce samedy, vingt-septiesme jour du mois de juillet, l’an mil six cent soixante-treize

La chandelle grésillait. La plume criait sur le parchemin. M. Barbazanges éternua encore, et renfonça son bonnet de nuit.

… environ l’heure de neuf heures après midy, par la grâce de Dieu naquit François, mon premier enfant, et de Catherine La Poumélye, ma femme… La lune était vieille au dernier quartier. Et ledit François naquit lorsque régnoit au ciel la planète Vénus, et participe des influences d’icelle et du suyvant qui est Saturne…

Le conseiller rêva un instant, et, ne sachant s’il devait sourire ou soupirer, il termina enfin l’horoscope :

Si Dieu lui faict la grâce de vivre, ses qualités seront principalement qu’il sera très bien fait, civil dans ses manières et son langage, et, nonobstant sa complexion mélancholique, poly, aimable et point avaricieux. Mais l’opposition des planètes me porte à craindre qu’étant très beau de corps et de visage, il ne soit fort aimé d’un chacun, et surtout des femmes, par lesquelles luy pourroit arriver malheur… Aussy, je pry Dieu que le fasse homme de bien, régulier en Jésus-Christ et fort éloigné de tout libertinage.