La Vie amoureuse de madame de Pompadour/1

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Ernest Flammarion, éditeur (p. 7-11).


La vie amoureuse de Madame de Pompadour


I


Quand le roi Louis XV courait le cerf dans la forêt de Sénart, les châtelains des environs et même de simples bourgeois, obtenaient la permission de suivre la chasse. Ils arrivaient, les uns en voiture, les autres à cheval, foule composite et bariolée que l’événement mettait en joie, et qui, tenue à bonne distance par l’étiquette, admirait l’éblouissant spectacle.

Au carrefour désigné, dans le somptueux décor des hêtres et des chênes où l’automne suspendait ses tapisseries ardentes, le capitaine des chasses était à son poste, entouré de ses piqueurs et de ses sonneurs de trompe. Les chevaux, tenus par des valets, attendaient leurs cavaliers, et leurs piaffements se mêlaient aux aboiements de ces grands chiens blancs et roux qui formaient la meute royale et qu’on voit, dans les tableaux d’Oudry, souples et féroces, coiffant le sanglier vaincu. Par une avenue forestière où les flèches du soleil criblaient l’atmosphère bleuâtre et molle, s’avançaient les carrosses de la cour chargés de dames et de gentilshommes. Le Roi et ses invités, en habit bleu, le couteau à la ceinture, le tricorne d’aplomb sur les cheveux poudrés, montaient à cheval. Les carrosses s’écartaient. Droit sur sa selle, plein de grâce et de dignité, Louis XV passait devant les voitures et les cavaliers, salué avec amour par les femmes qui avaient, toutes, pour le Roi de France, les yeux de Mme de Châteauroux. Ces dames de la robe et de la finance, qui jamais ne seraient admises parmi les chasseresses titrées, épiaient le regard du souverain et cherchaient aussi, avec une curiosité jalouse, la favorite qu’elles détestaient. Le beau visage du Roi, encore jeune, à peine marqué par l’ennui du pouvoir et les fatigues du plaisir, ne trahissait aucun sentiment. C’était un masque impassible, aux traits nobles, à la bouche dédaigneuse, aux grands yeux noirs sans éclair.

Cependant, parmi les voitures légères qui allaient suivre la chasse du Roi, il y avait toujours, en bonne place, un joli petit phaéton bleu d’azur. Une jeune femme vêtue de rose y était assise, rênes en main, comme une Vénus d’opéra dans sa coquille marine. Quand le Roi passait devant elle, les yeux de la dame en rose soutenaient, sans fausse confusion, le regard du souverain qui s’arrêtait quelquefois sur elle ; et lorsque le tourbillon des cavaliers et des chiens s’éloignait, au strident appel des cuivres, le petit phaéton bleu se mêlait aux calèches et aux gondoles. Souvent, au détour d’une allée, il apparaissait, seul, détaché du gros de la foule, dans le moment même que le Roi pouvait l’apercevoir ; et quand les fanfares de l’hallali se répercutaient d’échos en échos, quand le royal chasseur, après la mort du cerf, s’en retournait vers Choisy, le léger phaéton frôlait parfois le lourd carrosse où le Roi, taciturne et pensif, écoutait Mme de Châteauroux qui causait avec Mme de Chevreuse.

Or, un de ces soirs de chasse, il advint que Mme de Chevreuse parla de la dame au phaéton bleu, nymphe des bois travestie en Parisienne. Louis XV, fort curieux des secrets de ses sujettes, et qui savait tant de choses par les rapports de sa police, connaissait le nom de cette personne charmante. Il savait qu’elle était la femme d’un trésorier de la Monnaie, M. Le Normant, et qu’elle habitait le château d’Étiolles, propriété de son oncle par alliance, le fermier général Tournehem.

Très mal née et très bien élevée, douée de toutes les grâces et de tous les talents, elle vivait, en marge du vrai monde, dans une société composée de traitants, de parvenus, d’écrivains, d’artistes, de philosophes, où s’égaraient quelques grands seigneurs. On l’appelait « la beauté de Paris » et ses intimes la nommaient familièrement « Reinette ». À vingt et un ans accomplis, elle n’avait pas encore d’amant, et l’on prétendait qu’elle se gardait pour le Roi de France.

Le Roi de France aimait, autant qu’il pouvait aimer, la duchesse de Châteauroux, cette troisième des sœurs Nesle, qui lui avait fait oublier ses aînées, Mme de Mailly et Mme de Vintimille. Et n’eût-il pas aimé sa hautaine favorite qu’il ne fût pas descendu jusqu’à désirer une aussi petite bourgeoise que Mme Le Normant d’Étiolles, née Jeanne-Antoinette Poisson. Pourtant, il n’est pas désagréable à un voluptueux, même s’il est roi, d’émouvoir une très jolie femme. Louis XV avait trop regardé le phaéton bleu pour que Mme de Châteauroux supportât, sans protester, l’impertinente apologie que faisait Mme de Chevreuse de « cette petite d’Étiolles, plus jolie encore qu’à l’ordinaire ». Sournoisement, dans l’ombre du carrosse, la duchesse, irritée, mit son pied sur le pied de l’autre duchesse, et l’écrasa si cruellement que Mme de Chevreuse poussa un cri et se trouva mal. Cette défaillance coupa court à une conversation dangereuse, et il ne fut plus question, ce soir-là, de la dame au phaéton bleu.