La Vie amoureuse de madame de Pompadour/8
VIII
Mme de Pompadour se défend, car le Roi ne suffirait pas à la défendre. Il est faible avec Richelieu, qui fut le complice de ses plaisirs ; il apprécie les services du comte d’Argenson, malgré le mauvais ton de ce grand seigneur, dont le style ordurier scandalise les diplomates ; il tient à Maurepas, esprit souple et délié qui sait faire du travail un divertissement. Il y a aussi, au fond de Louis XV, malgré la faiblesse amoureuse, un secret désir de contradiction et comme un besoin de revanche. Dans ces premières années, dans ce temps de « l’appartement d’en haut », la marquise est toute grâce, patience, discrétion. On dirait qu’elle veut se faire pardonner son bonheur. Quand elle perd sa mère, en décembre 1745, et que le Roi, ému par sa douleur, lui propose de supprimer un voyage à Marly, elle refuse de troubler, à cause de son grand deuil, les projets qui intéressent la cour entière, et c’est elle, peut-être, qui suggère à Louis XV la singulière pensée d’offrir à Marie Leczinska, en guise d’étrennes, la magnifique tabatière d’or émaillé qu’il commanda pour Mme Poisson. Si le Dauphin et Mesdames continuent d’exécrer la favorite et l’appellent crûment « maman p… », elle ne veut pas entendre l’écho de cette injure. Si la douce Reine retrouve, par instants, un éclair de malice féminine, la marquise ne perd jamais le respect. Elle se console en entendant le Roi chanter dans un souper de Choisy, tel couplet de sa façon à propos du père Adam :
Il n’eut qu’une femme avec lui,
Encor, c’était la sienne ;
Ici, je vois celles d’autrui
Et n’y vois point la mienne.
La gaîté du roi, c’est le gage du triomphe, c’est le cher souci de la marquise, et quand le beau visage aux yeux noirs daigne s’éclairer, Mme de Pompadour a le sentiment d’une victoire. Cela vaut bien qu’elle mette ses rancunes de côté, qu’elle laisse venir son heure et qu’elle paraisse ménager Richelieu, en attendant de l’anéantir. Il fut l’intendant des plaisirs, l’organisateur des soupers et pis encore. Elle ira — plus tard — presque aussi loin que lui dans la complaisance. Au printemps de sa faveur, elle a ce trait de génie d’inventer pour l’Inamusable un amusement inédit : le théâtre des Petits Cabinets, élégant prétexte à renouveler sans cesse les aspects d’une beauté tout en nuances, que menacent déjà le temps — et l’habitude.
Dans une galerie du palais, près du Cabinet des Médailles, une petite salle charmante s’éleva. M. de Tournehem, devenu, par la grâce de sa jolie nièce, directeur général des Bâtiments, à la place d’Orry disgracié, se chargea de fournir le matériel et les costumes. La troupe et l’orchestre réunissaient de grands seigneurs avec quelques gens de leur domestique qui étaient bons musiciens : c’étaient Mmes de Brancas et de Sassenage, la marquise de Livry et cette ravissante et spirituelle Mme de Marchais, femme du premier valet de chambre, rivale de Mme Geoffrin et providence des candidats à l’Académie. C’étaient aussi les ducs de Chaulnes, de Nivernois, d’Ayen, MM. de Sourches, de Meuse, de Gontaut, de Maillebois. Le duc de La Vallière était directeur, Moncrif sous-directeur et l’abbé de la Garde souffleur et secrétaire. Parmi les choristes et les instrumentistes, il y avait en majorité des professionnels, empruntés à la musique de la Chapelle ou à l’Opéra de Paris.
« Étranges animaux à conduire qu’une troupe de comédiens ! » disait Molière. La marquise s’aperçut aisément que la discipline est nécessaire au théâtre comme aux armées, et que des gens de qualité, travestis en comédiens, prennent vite l’esprit et les défauts du métier. Elle demanda la collaboration du Roi pour composer un règlement qui serait accepté par tous les acteurs. On a conservé ce document aimable, ces rênes de ruban rose et bleu qui devaient brider si légèrement les vanités et les jalousies :
Pour être admis comme sociétaire, il faudra prouver que ce n’est pas la première fois que l’on a joué la comédie, pour ne pas faire son noviciat dans la troupe.
Chacun y désignera son emploi.
On ne pourra, sans avoir obtenu le consentement de tous les sociétaires, prendre un emploi différent de celui pour lequel on a été agréé.
On ne pourra, en cas d’absence, se choisir un double (droit expressément réservé à la société, qui nommera à la majorité absolue).
À son retour, le remplacé reprendra son emploi.
Chaque sociétaire ne pourra refuser un rôle affecté à son emploi, sous prétexte que le rôle est peu favorable à son jeu ou qu’il est trop fatigant.
Ces six premiers articles sont communs aux actrices comme aux acteurs.
Les actrices seules jouiront du droit de choisir les ouvrages que la troupe doit représenter.
Elles auront pareillement le droit d’indiquer le jour de la représentation, de fixer le nombre des répétitions et d’en désigner le jour et l’heure.
Chaque acteur sera tenu de se trouver à l’heure très précise désignée pour la répétition, sous peine d’une amende que les actrices seules fixeront entre elles.
On accorde aux actrices la demi-heure de grâce, passé laquelle l’amende qu’elles auront encourue sera désignée par elles seules.
Jamais règlement de théâtre ne fut mis en termes plus galants. On retrouve ici le goût du siècle consacrant la suprématie de la femme, dès qu’il s’agit de fêtes et de plaisirs. Certes, Louis XV prit, aux répétitions du Petit-Théâtre, autant d’agrément que son bisaïeul aux représentations de Saint-Cyr, mais Pompadour n’était pas Maintenon. Il ne s’agissait plus d’amuser la vieillesse dévote d’un souverain, guéri du péché et paternellement ému par les « innocentes colombes » de Racine. Au lieu des grands vers tragiques, de petits vers badins ; au lieu des chœurs sacrés, des ariettes ; au lieu des coiffes modestes et des jupes longues, des robes étincelantes, démesurées par leur ampleur, chargées de blonde, de guirlandes et de festons ; au lieu du drame biblique, l’opéra ou la comédie légère, et quelquefois la grande comédie, puisque la pièce d’ouverture, choisie par Mme de Pompadour et jouée devant quatorze personnes — le 17 janvier 1747 — c’est Tartuffe.
Le goût de la voltairienne, de l’amie des encyclopédistes, s’affirme dans ce choix. Pompadour-Dorine, fière de montrer sa gorge éblouissante, refuse le mouchoir hypocrite offert par le faux dévot, et, raillant l’« Imposteur », elle croit affaiblir, dans l’esprit du Roi, les scrupules religieux qui, trop souvent, lui reviennent et le hantent. Mais Molière est trop grave ou d’une gaîté trop mélancolique sous les oripeaux du burlesque, pour mettre en valeur les grâces fragiles de la favorite. Elle préférera un comique plus mince, une satire plus légère, des pièces qui auront la saveur du temps actuel, les Trois Cousines de Dancourt, le Préjugé à la mode de La Chaussée, le Mariage fait et rompu de Dufresny. Et comme elle ne veut perdre aucune de ses chances de plaire, elle se révèle cantatrice aussi bien que comédienne. Sa voix, véritable expression de sa personne, comme elle, délicate et nuancée — peu de puissance réelle et beaucoup d’art — n’est pas inégale aux grands récitatifs, aux grands airs d’Acis et Galathée, de Phaéton, d’Armide, et elle se joue, avec une délicieuse facilité, dans les mélodies tendres et simplettes du Devin de Village.
Le succès des premières représentations retentit bien au delà du Cabinet des Médailles. Tout le château s’en émut et tout Paris. Les courtisans se découvrirent d’imprévues vocations théâtrales. Mme du Hausset rapporte, à ce sujet, un trait bien curieux. « Dans le temps qu’on jouait la comédie aux Petits Appartements, j’obtins, par un moyen singulier, une lieutenance du roi pour un de mes parents et cela prouve bien le prix que mettent les grands aux plus petits accès à la cour… Madame n’aimait rien demander à M. d’Argenson. Pressée par ma famille, qui ne pouvait concevoir qu’il me fût difficile, dans la position où j’étais, d’obtenir pour un bas militaire un petit commandement, je pris le parti d’aller trouver le comte d’Argenson.
« Je lui exposai ma demande et lui remis un mémoire. Il me reçut froidement et me dit des choses vagues. Je sortis. M. le marquis de Voyer, son fils, qui était dans son cabinet et qui avait tout entendu, me suivit. « Vous désirez, me dit-il, un commandement ; il y en a un de vacant qui m’est promis pour un de mes protégés. Mais si vous voulez faire un échange de grâces et m’en faire obtenir une, je vous le céderai. Je voudrais être exempt de police et vous êtes à portée de me procurer cette place. »
« Je lui dis que je ne concevais pas la plaisanterie qu’il faisait.
« Voici ce que c’est, dit-il. On va jouer le Tartuffe dans les Cabinets. Il y a un rôle d’exempt qui consiste en très peu de vers. Obtenez de Madame de me faire donner ce rôle et le commandement est à vous. »
« Je ne promis rien, mais je racontai l’histoire à Madame. La chose fut faite, et j’obtins le commandement pour mon parent et M. de Voyer remercia Madame comme si elle l’eût fait faire duc. »
Autour de la Reine et du Dauphin, les dévots murmuraient ; mais la vertueuse Reine elle-même, qui n’aimait pas beaucoup la comédie, céda au démon éternel des femmes, à la curiosité… Son fidèle lecteur, Moncrif, le poète des Chats, avait composé certain livret pour un divertissement musical, et un peu grisé par une enfantine vanité, il apporta le texte de son chef-d’œuvre, après la représentation, dans le cercle de la Reine. Marie Leczinska y jeta les yeux et dégrisa l’auteur d’une seule petite phrase : « Moncrif, voilà qui est fort bien, mais en voilà assez ! » On peut croire que, ce soir-là du moins, il ne fut plus question de théâtre. Or, Mme de Pompadour, qui avait de la suite dans les idées et la tenace, sournoise et patiente volonté féminine, décida que la Reine viendrait à son théâtre, et avec la Reine, la Dauphine et le Dauphin. Elle s’arrangea pour obtenir du Roi une grâce qui tenait fort au cœur de la Reine : la promotion de M. de la Mothe, qu’on fit maréchal de France. Marie reçut cette nouvelle au lever du Roi et comme, dans sa joie et son émotion, elle voulait baiser la main de son mari, Louis XV l’embrassa, faveur bien rare ! Il lui dit qu’il n’avait pas voulu l’inviter au dernier spectacle de ses Petits Cabinets, parce que la pièce était un peu libre, mais qu’on en jouerait une autre qui pourrait l’amuser, et qu’elle lui ferait plaisir d’y venir.
La Reine, dit M. de Luynes, trouva le Roi « charmant » et, le samedi suivant, elle parut au théâtre. Assise à côté du Roi, elle écouta la comédie « qui pouvait l’amuser », avait dit Louis XV, et elle dut se demander quelle sorte d’amusement le Roi entendait lui réserver ; car c’était, cette comédie, le Préjugé à la mode, où l’on tournait en ridicule l’amour conjugal !… Un petit opéra, Érigone, de Mondonville, termina la soirée. Marie Leczinska put contempler à loisir sa rivale, vêtue d’un corset de taffetas blanc couvert de réseaux argentés, de draperies et de mancherons du même taffetas imprimé argent et garni de fleurs découpées. Autour d’elle, évoluaient le duc d’Ayen en Bacchus, M. de la Salle en Sylvain, avec « un habit du magasin des Menus-Plaisirs en taffetas feuille morte », onze Faunes chantants, le sieur Piffet en Amour, les demoiselles Puvignée et Camille en « habits de statues » avec « festons et fleurs découpées, bracelets, nœuds de manches, colliers de ruban blanc, chenillés blancs et une plume de fleurs artificielles… » Quatre autres demoiselles portaient des « habits du magasin des Menus-Plaisirs, remis à leur taille, en taffetas blanc tamponné de gaze d’Italie. »
La présence de la Reine au théâtre des Petits Appartements fit taire les dévots qui blâmaient le Roi trop ouvertement, mais le public murmurait. La construction d’une salle nouvelle, dans la cage du grand escalier des Ambassadeurs, avait coûté, disait-on, deux millions de livres. Mme de Pompadour protestait : « Non, vingt mille écus seulement ! Le Roi ne peut-il mettre cette somme à son plaisir ? » En réalité, pour établir le nouveau théâtre, Louis XV avait dépensé soixante-quinze mille livres. L’inauguration eut lieu le 27 novembre 1748. Les sièges réservés au Roi et à la famille royale étaient placés en face de la scène, et sur les deux côtés, deux balcons et une galerie pouvaient recevoir quarante spectateurs. L’orchestre comptait autant de musiciens. On donna les Surprises de l’Amour, paroles de Gentil-Bernard et Moncrif, musique de Rameau, qui eurent un succès médiocre, malgré le talent de Vénus-Pompadour, vêtue d’un « corps et basques d’étoffe bleue en mosaïque argent, garnie de réseau d’argent chenillé de bleu ; mante de taffetas peint, garnie de réseau argent chenillé bleu ; grande queue d’étoffe bleue à mosaïque argent garnie de réseau argent chenillé bleu ; jupe de taffetas blanc, avec grands festons de taffetas peint garni de réseau argent chenillé bleu et enroulement de double réseau argent chenillé bleu, rosettes de rubans bleus chenillés d’argent, garnies de franges d’argent. »
Suivirent un opéra de Campra, Tancrède, assez froidement reçu ; puis la Mère coquette, de Quinault, une très jolie pantomime, l’Opérateur chinois, dont Moncrif avait écrit le livret et M. de Courtenvaux la musique. On y voyait une Chine de paravent, travestie selon le goût du XVIIIe siècle, avec une foire de village, des boutiques en plein vent, un dentiste charlatan et un philosophe pêcheur à la ligne. Le plus grand triomphe de la troupe fut, en janvier 1749, la représentation d’Acis et Galathée, de Campistron et Lully. Le burin de Cochin nous a conservé l’image de la jolie salle neuve, avec la famille royale assise en face de la scène où, dans un décor de rochers et de bois, Acis et Galathée se lamentent. Le vicomte de Rohan, dans le rôle d’Acis, porte l’étrange costume des bergers d’opéra : corps et basques d’étoffe cerise à mosaïque d’argent, « tonnelet » bouffant comme une jupe de danseuse, manches et petit collet en moire d’argent ; une mante traînante bleue et argent, une panetière de moire cerise et argent ; et chaque mouvement qu’il fait éveille, aux plis des soies fastueuses, un étincellement de paillettes.
Devant lui, Galathée, debout, la tête inclinée, étend les bras d’un geste pathétique. Sa tête poudrée, ses bras demi-nus semblent amenuisés par le contraste de l’énorme panier qui se développe en largeur. La jupe de taffetas blanc « peinte en roseau, jets d’eau et coquillages » — car la nymphe Galathée est une déesse de la mer — s’étale sur cette armature invisible où disparaît complètement la forme réelle de la femme. Le corset de taffetas rose tendre, la draperie de « gaze d’eau » argent et vert à petites raies, la mante verte doublée de taffetas blanc, tout ce vaste appareil d’étoffe, de broderies, de métal, aux trois couleurs blanche, verte et rose, reflétant les irisations de la nacre marine, est décoré de glands et de « barrières » de perles. L’actrice, vêtue ainsi, n’est plus une femme. Artificielle et féerique, elle étonne, irrite et renouvelle le désir de l’amant. Cette fascination de la comédienne sur les sens et l’imagination masculine, le Roi la subit, charmé, et s’il jette, par hasard, les yeux, à sa droite, Louis XV doit les détourner vite, pour ne pas mêler à la vision éclatante l’image triste de Marie Leczinska, coiffée en vieille femme de son éternelle fanchon noire.
Mais à Paris, le public se fâche. Si les salons et les philosophes défendent la marquise — n’a-t-elle pas montré son goût pour les idées et les talents nouveaux en jouant l’Alzire de Voltaire ? — les faiseurs de pamphlets dénoncent la dilapidation des finances et l’exemple immoral donné par le Roi. « Lindor — écrit l’un d’eux — gêné par sa grandeur pour prendre une fille de coulisses, se satisfait en prince de son sang ; on lui bâtit une grande maison, on lui élève exprès un théâtre où sa maîtresse devient danseuse en titre et en office. Hommes entêtés de la vanité des sauteuses ; insensés Candaules, ne pensez pas que le dernier des Gygès soit mort en Lydie[1]. »
Et le marquis d’Argenson, ennemi personnel de la marquise : « On vient d’imprimer un recueil fort ridicule des divertissements du théâtre des Cabinets ou Petits Appartements de Sa Majesté, ouvrages lyriques, misérables et flatteurs. On y lit les acteurs dansant et chantant, des officiers généraux et des baladins, de grandes dames de la cour et des filles de théâtre. En effet, le Roi passe ses journées, aujourd’hui, à voir exercer la marquise et les autres personnages par tous les histrions de profession, qui se familiarisent avec le monarque d’une façon sacrilège et impie. »
Le Roi sentit qu’il fallait céder quelque chose à l’opinion. Il supprima le théâtre des Petits Cabinets — et le ressuscita au château de Bellevue.
Là, Mme de Pompadour est chez elle. Elle reçoit seulement la société la plus intime du Roi, dans le tout petit théâtre décoré à la chinoise. C’est là qu’elle joue des comédies et des ballets : l’Amour architecte, Zeleika. Vénus et Adonis, l’Impromptu de la Cour de Marbre, charmante fantaisie de Favart et Lagarde, et enfin, pour clôturer sa carrière théâtrale, l’œuvrette exquise de Rousseau : le Devin de Village, qui fut reprise en 1753 avec Mlle Fel dans le rôle de Colette.
La marquise voyait, dans cette reprise d’une opérette qui avait plu au Roi, l’occasion d’être utile à Rousseau, car elle aimait les gens de lettres. Elle les aimait en souvenir de sa jeunesse, par réaction contre l’ennui de la cour, par un désir sincère et noble — et que certains eussent trouvé « bourgeois » — de rehausser en dignité, devant une aristocratie orgueilleuse, ceux qu’on appelle aujourd’hui les « intellectuels ». Elle était de leur race et de leur monde ; et tout attachée qu’elle fût, cette ambitieuse, aux grandeurs qu’elle avait conquises et qu’elle n’eût sacrifiées à aucun prix, elle voulait que ces grandeurs fussent avantageuses à sa famille, à ses amis qu’elle ne reniait pas et aux amis de ses amis. Ce que n’avaient fait ni Montespan, ni Maintenon, elle, la fille de François Poisson, le saurait faire, pour la gloire de son royal amant et sa propre gloire de maîtresse royale. Créer des manufactures, faire éclore, sur un geste de ses jolis doigts, le petit peuple délicieux des porcelaines de Sèvres, régner sur les musées et les ateliers, exciter l’imagination des artistes, les recevoir familièrement, leur parler de leur art comme en parlent les vrais amateurs qui ont touché eux-mêmes aux crayons et aux burins ; dessiner avec des architectes les plans de Crécy et de Bellevue, diriger les décorateurs, permettre à La Tour d’ôter — pour peindre librement — son bonnet, sa perruque et ses jarretières ; causer, dans la liberté de la toilette, avec l’aimable Bernis, le bon bourru Duclos, le jeune Marmontel, l’excellent docteur Quesnay ; quel plaisir et aussi quelle détente pour une femme soumise aux rudes disciplines de l’étiquette et aux fatigues de l’amour sans plaisir !… Cet agrément si cher eût été vain et presque dangereux si le Roi n’avait eu l’illusion d’y participer. Or, Louis XV n’était pas un lettré, encore moins un artiste ; il n’avait pas, comme son bisaïeul, à défaut d’une instruction solide, l’amour naturel du beau et du grand, mais il était fils du charmant XVIIIe siècle et vivait dans le cadre merveilleux de Versailles. Il avait reçu des choses, et non des gens, cette culture délicate du goût qui lui était commune avec tous ses contemporains. Fermé au sublime, il sentait vivement la grâce, et la grâce, autour de lui, était partout : grâce des jardins, des salons, des bibelots, des robes de femme et de la femme embellie par ses robes. N’était-ce pas la grâce de la marquise qui l’avait séduit, plus que sa beauté ? Sous ces influences, il devenait sensible à certaines formes des arts interprétés dans le style voluptueux. Il pouvait aimer la volupté délicate de certaine peinture, de certaine musique dont les qualités techniques lui échappaient ; et cette interprétation qu’il en faisait n’était ni fausse, ni forcée, ni vulgaire, bien que superficielle et incomplète. En cela, il était un homme de son temps, de ce temps où il était presque impossible de trouver une chose absolument laide, où le plus petit bourgeois, l’artisan, le paysan même, ne voyaient, ne maniaient que des objets faits pour enchanter l’œil d’un artiste.
Mais cette sensibilité commune à tous les Français de son époque demeurait courte et limitée au joli. Elle ne réagissait pas sur les idées ; elle n’excitait pas, chez le Roi nonchalant, la haute curiosité intellectuelle et l’admiration pour les gens à talents. Louis XV — et non sans raisons — redoutait les beaux esprits ainsi que des éléments destructeurs, et s’il était flatté qu’il y eût sous son règne un Voltaire, il le craignait mais ne l’estimait pas, en le voyant aussi vaniteux qu’avide, ombrageux, jaloux de ses confrères et plein d’inquiétantes contradictions, extrême dans la flatterie comme dans le dénigrement et l’ingratitude. « Je l’ai traité, disait-il, aussi bien que Louis XIV a traité Racine et Boileau. Je lui ai donné une charge de gentilhomme ordinaire et des pensions. Est-ce ma faute, s’il a fait des sottises, s’il a la prétention d’être chambellan, d’avoir une croix et de souper avec moi ? Ce n’est pas la mode en France… » Louis XV, qui n’était pas grand psychologue, voyait juste, dans la circonstance, et le frère de Mme de Pompadour, Abel Poisson, devenu marquis de Vaudières et de Marigny, confirmait le jugement du Roi : « La fantaisie de Voltaire a toujours été d’être ambassadeur, et il a fait ce qu’il a pu pour qu’on le crût chargé d’affaires politiques quand il a été pour la première fois en Prusse. » Une telle prétention devait paraître à Louis XV le comble de l’indécence et du ridicule.
D’ailleurs, si Louis XV ne pouvait comprendre le génie de Voltaire, Voltaire ne comprenait pas mieux le caractère du Roi, et il lui arrivait de se tromper, comme font souvent les gens d’esprit trop sûrs d’eux-mêmes. Lorsque Mme de Pompadour fit représenter le ballet du Temple de la Gloire, où Louis XV était désigné sous le nom de Trajan, Voltaire, guettant le Roi à la sortie, se jeta à ses pieds et d’un ton emphatique : « Eh bien ! s’écria-t-il, Trajan, vous reconnaissez-vous là ? » Louis XV passa sans répondre, avec un visage glacial. Plus tard, quand la favorite apprit la détresse de son vieux maître Crébillon, et, dans un élan qui l’honore, fit venir le poète à Versailles, les détails de l’entrevue exaspérèrent la frénésie jalouse de Voltaire. Crébillon, introduit chez Mme de Pompadour, qui était souffrante et alitée, l’avait remerciée en lui baisant la main. À ce moment même, le Roi entra : « Ah ! Madame, dit finement le vieillard, le Roi nous a surpris ; je suis perdu. » Le Roi daigna sourire et confirma la donation promise de cent louis sur sa cassette et d’un logement au Louvre. Bien mieux, il s’intéressa à la publication de Catilina, imprimé aux dépens du Trésor, à l’Imprimerie royale. Voltaire ne put pardonner à la marquise sa bonté pour un poète malheureux. Il s’en fut à Ferney, de rage ; il écrivit, après tant de madrigaux à la belle « Pompadounette », de petits vers assez dégoûtants et donna son cœur au roi de Prusse… La mort prématurée de la marquise lui inspira pourtant quelque repentir, mais la rancune le tenait encore. Il écrivit au comte d’Argental : « Quoique Mme de Pompadour eût protégé la détestable pièce de Catilina, je l’aimais cependant, tant j’ai l’âme bonne. » Et à Damilaville : « Comptez, mon cher frère, que les vrais gens de lettres et les vrais philosophes doivent regretter Mme de Pompadour. » Cela était juste, car philosophes et gens de lettres devaient beaucoup à la marquise et lui avaient causé quelques désagréments, parce qu’ils sont d’une race qui n’est jamais satisfaite, quoi qu’on tente pour l’obliger.
Mme de Pompadour en refit l’expérience avec Rousseau, après Voltaire. Le Devin du Village avait mis Jean-Jacques à la mode, et Duclos, qui rencontrait le philosophe musicien chez Mme d’Épinay, s’était pris d’amitié pour lui. Très lié avec la favorite, il dut l’intéresser à l’ours genevois dont il dépeignit les façons plus singulières encore que sa singulière figure. Quand Mme de Pompadour donna le Devin du Village à Fontainebleau, Jean-Jacques consentit à surveiller la dernière répétition, « honteux comme un écolier » au milieu des brillantes actrices de l’Opéra. Maussade par timidité, ne pouvant prendre le ton du monde, il affectait de mépriser les bienséances faute de savoir les observer — ce qui est le cas de beaucoup de cyniques. Le jour de la représentation arriva. Il y parut dans l’équipage négligé qui lui était ordinaire : grande barbe et perruque assez mal peignée, et il fut placé dans la loge de M. de Cury, en face de la petite loge où était le Roi avec Mme de Pompadour. Quand les chandelles furent allumées, Jean-Jacques, saisi de l’inquiétude maladive des névropathes, se persuada qu’on l’avait mis en vue pour l’offrir en spectacle à la Cour, et il commença à avoir honte de sa barbe et de sa perruque… « Je me demandai, écrit-il dans les Confessions, si j’étais à ma place, si j’y étais mis convenablement ; et après quelques minutes d’inquiétude, je me répondis oui, avec une intrépidité qui venait peut-être plus de l’impossibilité de m’en aller que de la force de mes raisons. Je me dis : je suis à ma place puisque je vois jouer ma pièce, que j’y suis invité, que je ne l’ai faite que pour cela, et qu’après tout, personne n’a plus de droit que moi-même de jouir du fruit de mes talents. Je suis mis à mon ordinaire, ni mieux, ni pis ; si je recommence à m’asservir à l’opinion en quelque chose, m’y voilà bientôt asservi derechef en tout ; mon extérieur est simple et négligé, non crasseux, ni malpropre ; la barbe ne l’est point en elle-même, puisque c’est la nature qui nous la donne, et que selon les temps et les modes, elle est quelquefois un ornement… » Pendant qu’il se faisait ces réflexions, qui ne venaient certes pas d’un excès de simplicité ou de modestie, le Roi, la marquise et la Cour applaudissaient la charmante pastorale et considéraient l’auteur avec un étonnement dépourvu de malice. Nouveau souci pour Jean-Jacques. Il était armé contre la raillerie, mais non pas contre « l’air caressant ». Le succès s’accrut jusqu’à devenir un triomphe. L’auteur entendit autour de lui un chuchotement de femmes qui lui semblaient belles comme des anges et qui s’entre-disaient à mi-voix : « Cela est charmant ; cela est ravissant ; il n’y a pas là un son qui ne parle au cœur. » Le plaisir de donner du plaisir à tant d’aimables personnes l’émut au point qu’il se prit à pleurer dans sa grande barbe et se livra sans distraction au plaisir de savourer sa gloire… La volupté du sexe, avoue-t-il, y entra pour beaucoup plus que la vanité d’auteur, et Jean-Jacques eut moins pleuré s’il n’y avait eu là que des hommes.
Le même soir, le duc d’Aumont lui fit dire d’être au château le lendemain, vers les onze heures, qu’on le présenterait au Roi, et M. de Cury, chargé de ce message agréable, ajouta qu’il s’agissait d’une pension et que le Roi l’annoncerait lui-même au père de Colette et de Colin. Mais les protecteurs du philosophe n’avaient pas compté avec son hypocondrie. Jean-Jacques passa une nuit épouvantable. Il se rappela ses incommodités, le « fréquent besoin de sortir » qui l’avait tourmenté pendant le spectacle et qui le tourmenterait certainement lorsqu’il serait dans la grande galerie, attendant le passage du Roi. L’idée seule de l’état où ce besoin pouvait le mettre était capable de le lui donner jusqu’à le faire évanouir, à moins d’un esclandre auquel il eût préféré la mort… Et puis, il s’imaginait devant Sa Majesté qui lui parlait avec bienveillance… Quelle contenance tenir, quelle réponse faire, « sans quitter l’air et le ton sévère » qui étaient, comme la grande barbe, partie de la livrée philosophique ?… Et puis, que diraient ses rivaux, si le Suisse désintéressé, contempteur des honneurs et de la fortune, acceptait une pension ? Et cette pension, serait-elle payée ?… Devant les difficultés créées par sa tête malade, Jean-Jacques se soulagea par la fuite, plantant là honneurs, pensions, et le Roi, et la maîtresse du Roi, et les courtisans. Il se consola d’avoir perdu la pension en maudissant la société et aussi en pensant que le Roi de France fredonnait toute la journée des ariettes du Devin — avec la voix la plus fausse de son royaume.
Mme de Pompadour pardonna cette incartade à celui qu’elle appelait « le hibou » et lui envoya cinquante louis. Jean-Jacques remercia en grognant et, plus tard, lorsque parut la Nouvelle Héloïse, il écrivit, sans penser à mal, que « la femme d’un charbonnier était plus respectable que la maîtresse d’un roi. » M. de Malesherbes lui fit remarquer que cette affirmation pourrait blesser Mme de Pompadour. Alors Rousseau crut tout arranger en remplaçant le mot roi par le mot prince — et il offensa ainsi sa bienfaitrice, Mme de Luxembourg, amie très intime du prince de Conti.
Montesquieu, Buffon, d’Alembert, Diderot, Marmontel et Piron et bien d’autres, éprouvèrent, en diverses occasions, l’intelligente amitié de la marquise. Elle défendit l’Encyclopédie de la manière la plus spirituelle et la plus courageuse. C’est Voltaire lui-même qui a rapporté ce joli trait : « Un domestique de Louis XV me contait un jour que le Roi son maître, soupant à Trianon en petite compagnie, la conversation roula d’abord sur la chasse, ensuite sur la poudre à tirer. « Il est plaisant, dit M. le duc de Nivernois, que nous nous amusions tous les jours à tirer des perdreaux dans le parc de Versailles et quelquefois à tuer des hommes et à nous faire tuer sur la frontière sans savoir précisément avec quoi l’on tue. — Hélas ! nous en sommes réduits là sur toutes les choses de ce monde, répondit Mme de Pompadour. Je ne sais de quoi est composé le rouge que je mets sur mes joues et on m’embarrasserait fort si l’on me demandait comment on fait les bas de soie dont je suis chaussée. — C’est dommage, dit alors le duc de La Vallière, que Sa Majesté ait confisqué nos dictionnaires encyclopédiques, qui nous ont coûté chacun cent pistoles… Nous y trouverions bientôt les décisions de toutes nos questions. » Le Roi justifia sa confiscation. Il avait été averti que les vingt et un volumes in-folio qu’on trouvait sur la toilette de toutes les dames, étaient la chose du monde la plus dangereuse pour le royaume de France, et il avait voulu savoir par lui-même si la chose était vraie avant de permettre qu’on lût ce livre. Il envoya sur la fin du souper chercher un exemplaire par trois garçons de la chambre, qui apportèrent chacun sept volumes et avec bien de la peine. On vit à l’article Poudre que… etc… et bientôt Mme de Pompadour apprit la différence avec l’ancien rouge d’Espagne, dont les dames de Madrid coloraient leurs joues, et le rouge des dames de Paris… Elle vit comment on lui faisait ses bas au métier et la machine de cette manœuvre la saisit d’étonnement. « Ah ! le beau livre, s’écria-t-elle… Sire, vous avez donc confisqué le magasin de toutes les choses utiles pour le posséder seul et pour être le seul savant de votre royaume ? »
Louis XV eût aimé la science s’il n’avait pas redouté les savants. L’intervention de la marquise fut inutile.
- ↑ L’École de l’homme ou Parallèle des portraits du siècle et des tableaux de l’Écriture Sainte, par Dupuis (?).