La Vie cléricale en Angleterre

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La Vie cléricale en Angleterre
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 15 (p. 305-331).
LA
VIE CLÉRICALE
EN ANGLETERRE

Scenes of Clerical Life, by George Eliot ; 2 vol., Blackwood and Sons,
Edinburgh and London 1858.


Si la pitié, même la plus sincère, n’était point ressentie trop souvent par ceux qui en sont l’objet comme le plus cruel outrage, on serait tenté de s’attendrir sur le sort des hommes de nos jours qui ne voient de salut pour l’ordre social que dans le retour à telle ou telle croyance religieuse déterminée. Ils doivent, en effet, passer leurs jours dans le doute le plus désolant, dans les anxiétés les plus vives. D’où leur viendrait l’espérance ? à quel signe favorable, à quel indice rassurant la demanderaient-ils ? Chaque journée, chaque minute, chaque seconde, ne leur apportent-elles pas au contraire quelque présage sinistre et quelque menaçant symptôme ? De nouveaux temples, il est vrai, s’élèvent à côté des anciens temples, que nul ne songe à détruire. La sainte milice se recrute en apparence tout aussi aisément que jadis. Un flot d’éloquence sacrée coule, intarissable, sur la tête des ouailles pressées au pied de la chaire et fort décemment attentives à ces belles paroles, qu’elles écoutent comme tant de gens écoutent la musique, moitié par respect humain, moitié par acquit de conscience. Malheureusement, sous ces dehors maintenus par la routine, un vide étrange se fait sentir. Où est la foi vive et fervente, l’ardeur de propagande, le besoin des sacrifices, l’indomptable élan des conquêtes passées ? Où est le camp tumultueux de l’église qui s’appelait militante ? Luttes grandioses et acharnées, batailles parfois sanglantes, victoires ardemment disputées, défaites d’un jour, gages de revanche pour le jour suivant, où êtes-vous ? En vain le regard erre à l’horizon, en vain l’oreille reste tendue aux plus lointains échos : la paix est partout, mais avec la paix le sommeil. Et s’il se trouve çà et là quelque Roland désheuré, qui, feignant de se croire en péril, sonne un retentissant appel de rescousse, rassurez-vous et passez. Roland a quelque ambition à satisfaire, sinon quelque marchandise à écouler, et c’est peut-être le secret de tout ce tapage.

Parmi ces gens craintifs dont nous venons de parler, il en est sans doute de fort intelligens. Ceux-là doivent, ce nous semble, de tout ce qu’a perdu la foi depuis cent ans, regretter surtout les antagonistes qu’elle avait en si grand nombre, car enfin c’est quelque chose que d’être et violemment et habilement attaqué, d’occuper les intelligences les plus hautes, de leur imposer d’immenses travaux, de les voir se coaliser, s’entr’aider, s’exciter à vous détruire. S’il est beau d’avoir un apologiste comme Bossuet, n’est-ce rien d’avoir un détracteur comme Voltaire ? Ce n’est point contre une bicoque, après tout, qu’on dresse des batteries comme celles de l’Encyclopédie, et mieux vaut encore avoir à se défendre contre d’Alembert, Rousseau et Diderot que de tomber au rang de simple « curiosité, » d’être étudié froidement, sans passion, par des esprits fureteurs, observateurs, classificateurs, qui prennent vos dimensions cubiques, comptent vos organes, calculent votre force, analysent et décomposent vos conditions d’existence. Vaincu, soit : on se résignerait à ce rôle qui peut avoir sa grandeur, et qui l’a certainement, lorsqu’à la défaite succèdent les persécutions courageusement supportées. Prométhée sur son roc, voire Bajazet dans sa cage, — bien que la cage se prête mal aux attitudes héroïques, — peuvent garder quelque dignité ; mais si l’on porte Prométhée, transformé en modèle académique, sur une estrade d’atelier, ou si l’on soumet Bajazet aux ridicules épreuves par où passent nos malheureux conscrits devant les conseils de révision, que devient la noblesse, la poésie, le prestige même de la défaite ? L’oubli pur et simple ne vaudrait-il pas cent fois mieux que cet examen microscopique ? Pour nous, la question n’est pas douteuse. Résignés à la hache, nous le sommes moins au scalpel, et le scalpel, qui opère sur le mort après tout, nous fait encore moins peur entre les mains du naturaliste désintéressé que cette lentille de cristal à l’aide de laquelle nous sommes, pour ainsi dire, disséqués tout vivans.

Que ce naturaliste soit plus ou moins sympathique, la chose n’importe guère. Peut-être même sa sympathie est-elle plus dangereuse que sa malveillance. Goldsmith aimait certainement l’honnête Primerose, le cher ministre de Wakefield ; le clergé anglican n’a pourtant guère profité de cette tendresse, par trop clairvoyante et légèrement ironique. M. de Balzac s’était donné pour tâche d’intéresser vivement aux petits malheurs du pauvre abbé Birotteau ; la compassion qu’inspire ce naïf desservant n’a pourtant pas jeté, que l’on sache, un grand lustre sur l’église de France en général, ou en particulier sur le chapitre métropolitain de Saint-Gatien de Tours. Rutebœuf, Marot, et après eux La Fontaine, bien autrement médisans, étaient par cela même moins à craindre, et si j’avais l’honneur d’appartenir au clergé, je pardonnerais plus volontiers à M. de Balzac les caricatures monacales de ses Contes drolatiques que les portraits sérieux où il a renchéri d’exactitude peut-être, — mais non de profondeur, — sur son modèle, l’auteur de Rouge et Noir.

En Angleterre, où pénètre peu à peu la contagion philosophique, on s’est mis aussi à « étudier » le clergé, — le haut et le bas, et celui des sectes dissidentes, — non dans un esprit hostile, non, comme à la fin du dernier siècle, avec l’idée de battre en brèche, par la satire des individus, l’institution que ces individus représentent, et qui demeure responsable de leurs faiblesses. Le point de départ nous paraît avoir été tout autre : on a pensé à réformer, nullement à détruire. Signaler l’oisiveté fastueuse, l’indolente et somnolente érudition d’un de ces prélats que dote si fastueusement le budget de la Grande-Bretagne, c’est troubler dans sa molle quiétude un pasteur infidèle à sa mission ; quelle œuvre plus pie et plus méritoire ? Peindre un ministre ou un vicaire adonné aux plaisirs de la table, dénoncer les complaisances qu’il a pour une bonne cuisine et les flatteries dont il paie un dîner chez le squire du canton, c’est faire honte à ce malheureux et lui rappeler que l’homme ne vit pas seulement de roastbeef. Quoi de plus conforme au langage des saintes Écritures, et en somme de plus charitable pour celui-là même qu’on semble prendre à partie ? — Châtier, c’est aimer, dit l’austère morale.

Ce raisonnement, quelque peu prestigieux et trompeur, les hommes ne l’ont pas fait, et pour cause. Les écrivains du sexe le moins aimable ont pris une part très médiocre à cette réforme des mœurs cléricales par le roman moderne. Ce grand chasseur d’abus qu’on appelle Dickens, sans cesse en quête de questions sociales à élucider, de solutions pratiques à recommander, n’a pas, ce nous semble, dans un seul de ses nombreux romans, entrepris pour le clergé ce qu’il a tenté successivement pour le régime pénal, celui des tribunaux d’appel, celui de l’enseignement libre, etc. L’hypocrisie religieuse ne lui a fourni, pour ce qu’il pourrait appeler, lui aussi, et à bon droit, sa comédie humaine, qu’un seul personnage éminent, un seul type de quelque importance, et ce personnage est un laïque, tout comme le Tartufe de Molière[1]. Thackeray, même dans sa revue des snobs, s’est respectueusement abstenu de toucher au clergé, en donnant à son silence les motifs les plus flatteurs, « Assez d’autres, dit-il, ou à peu près, triompheront des scandales que çà et là donne quelque prêtre égaré, sans tenir compte des vertus pratiquées par la plupart de ses collègues, de leur charité prodigue envers les autres, de leur avarice héroïque envers eux-mêmes... Et d’ailleurs ces esprits forts, toujours prêts à déclamer contre l’église, je les soupçonne de la connaître fort peu, car ils n’y vont guère[2]. » Ce jour-là, d’humeur clémente, Thackeray s’est montré orthodoxe pour le moins autant qu’on pouvait l’espérer, et les lecteurs du Punch ont dû se demander ce que signifiaient, chez le railleur sans pitié, cet accès soudain de charité chrétienne, ces ménagemens inusités, cette sympathie imprévue. Honni soit qui mal y pense! mais quelques-uns ont dû néanmoins, — et ils se trompaient, nous devons le croire, — voir en tout ceci un acte de mondaine prudence plutôt qu’un acte de foi. Quant à nous, nous n’expliquons rien, nous exposons. Il nous suffit de constater l’attitude des conteurs anglais à l’égard du clergé contemporain, attitude légèrement équivoque, où le silence semble être une concession magnanime et en même temps une convenance observée. On se tait, ou nous nous trompons fort, pour esquiver une difficulté, pour ne pas tomber dans de vulgaires redites, pour ne pas scandaliser et froisser inutilement toute une classe de lecteurs bien et dûment convaincus d’être obstinément sourds à certaines vérités, de n’ouvrir jamais les yeux à certaines lumières. Perdu pour ceux-ci, superflu pour les autres, à quoi servirait un antagonisme qui manquerait de nouveauté comme d’à-propos? — « De ce côté, la guerre est finie, le butin enlevé; allons faire campagne en d’autres pays! » — Ainsi semblent raisonner ces coryphées de la littérature satirique, et si telle est effectivement leur pensée, ne trouvera-t-on pas, comme nous, leurs réticences quelque peu ambiguës, leur respect quelque peu dédaigneux, leur discrétion quelque peu révélatrice?

Plus croyantes, les romancières (horrible mot, indispensable ici) se sont aussi montrées plus agressives. Ce sont elles qui ont inventé le raisonnement spécieux dont nous parlions. Ce sont elles qui maintenant prêchent les prédicateurs et catéchisent les catéchistes. Ce droit de libre examen, que la tolérance philosophique des incroyans refuse d’exercer sur la pratique des cultes, les dévotes le revendiquent et s’y livrent avec ferveur. Rien n’échappe à la subtile analyse de ces casuistes en jupon, plus inexorables qu’aucun casuiste en soutane. Vous faut-il des preuves, lisez, dans Jane Eyre de miss Brontë, le portrait de ce jeune et beau missionnaire, si admirable, si insupportable ; lisez aussi dans Shirley, du même auteur, les premiers chapitres, où sont esquissés de main de maître quelques ecclésiastiques de province. Êtes-vous d’humeur plus sérieuse, ouvrez alors ce livre qui n’est pas un livre, cet énorme et curieux pamphlet où l’auteur de l’Oncle Tom a commenté son roman philanthropique[3]. Cherchez-y les chapitres où mistress Beecher-Stowe dissèque avec tant de verve indignée la prétendue logique du clergé anti-abolitioniste. Vous verrez comment, en vertu de principes et de mobiles bien différens, on peut se rencontrer dans une même colère et un même mépris. Vous verrez aussi à quelles indomptables brebis les pasteurs protestans ont affaire. Pour un catholique, il y a là un spectacle curieux, bien étranger à notre routine, à nos convenances. Pourtant quelques réflexions suffisent pour expliquer ce contraste si frappant. Le génie de la race, l’esprit de la religion s’opposent à ce qu’une Anglo-Saxonne protestante ressemble à une Française, ou, si l’on veut, à une Espagnole catholique. La première n’accepte qu’un joug volontaire, dont elle prétend se rendre compte ; elle ne renonce jamais à ce droit du libre examen qui est l’essence même du protestantisme. Elle se constitue juge et critique de son guide spirituel, sans croire manquer à la discipline religieuse. Et d’ailleurs elle puise son droit de le mettre ainsi sur la sellette dans un ordre de rapports spéciaux qui existent entre elle et lui. Ce prêtre est encore un homme à ses yeux ; cet homme, il peut demain la demander en mariage : excellent motif de le soumettre à un examen approfondi, n’est-il pas vrai ? Motif excellent aussi pour qu’il ne sorte pas absolument sauf d’un pareil examen.

Les pseudonymes étant fort de mode à présent, il nous serait difficile de dire au juste si M. George Eliot, — l’auteur jusqu’ici inconnu, mais tout à coup remarqué des Scènes de la Vie cléricale, — est un émule de Dickens. ou une rivale de miss Brontë. Homme ou femme cependant, ces réflexions s’appliquent à lui, — ou à elle, — car, à quelque sexe qu’il appartienne, il n’est ni sceptique, ni indifférent. Il blâme, il censure, il raille même les dépositaires de la règle divine, mais non comme raille, censure ou blâme un philosophe mondain. À le juger d’après ses contes, c’est un de ces croyans dont les sentimens élevés, les aspirations idéales souffrent au contact de l’âpre et misérable réalité, — qui se prosternent en extase devant les magnificences de l’autel, et n’en lèvent que mieux les épaules quand ils entrevoient les misères de la sacristie ; — esprits poétiques auxquels la mesquinerie, le terre-à-terre, la trivialité répugnent, et pour lesquels, — de même qu’on avait trouvé naguère, annonce séduisante, une médecine sans médecin, — il faudrait inventer une religion sans prêtre. Ainsi doué, ainsi prédisposé, ce témoin nous convient mieux que tout autre. Il offre à la fois des garanties de clairvoyance et des gages d’impartialité. Il n’est pas de ces gens dont parle Thackeray, qui ne vont pas à l’église et prétendent médire de ce qui s’y passe. Il n’est pas non plus de ceux qui portent dans leurs critiques l’aveuglement de toute passion hostile. Enfin, ce qui est rare en Angleterre tout aussi bien que chez nous, quoique religieux, il n’a pas l’étroitesse de vues qui enfante ou qu’enfante l’esprit de secte, et partout où il rencontre l’inspiration vraiment chrétienne, le fonds, l’essence immuable de la doctrine rédemptrice, il fait assez bon marché des divergences d’interprétation théologique. Épiscopal, presbytérien, indépendant, il admet votre évangile, pourvu que cet évangile ne diffère pas essentiellement de celui du Christ[4], et son type idéal de ministre protestant ressemble merveilleusement, on pourra plus tard s’en convaincre, à quelques-uns de nos prêtres catholiques ; ceci soit dit sans l’accuser de puseyisme. Tel est M. George Eliot, dont les récits, publiés d’abord dans le Blackwood’s Magazine, ont eu un succès assez retentissant pour mériter les honneurs d’une réimpression, hautement approuvée par les critiques les plus compétens. Après avoir constaté sommairement le mérite général de ce livre, nous allons lui demander quelques détails sur l’existence faite en Angleterre au clergé de province.

Shepperton est un village. Sa vieille église, réparée depuis et remise à bien, tombait en ruines, ou peu s’en faut, il y a vingt-cinq ans. On n’y voyait pas alors ce beau portail en chêne verni, ni ces portes intérieures, tendues de flanelle rouge, qui tournent silencieusement et respectueusement sur leurs gonds bien huilés. Les lichens grisâtres montaient librement aux murailles. Ces amples galeries qui font aujourd’hui le tour de l’édifice, soutenues par des piliers de fonte, n’existaient pas encore, ni ces banquettes, entre lesquelles on circule à l’aise, ni ce bel orgue, à peu près au complet, à peu près d’accord, sur lequel un collecteur de fermages, musicien par occasion, exécute çà et là quelque gloria facile, quelque menuet sanctifié. Sur les toits, l’ardoise a remplacé la tuile, et la grosse tour carrée a reçu, du côté du couchant, une cuirasse écaillée, qui la défend des pluies et promet quelques années de plus à sa longue vieillesse. On ne voit plus aux fenêtres, hétérogènes de forme, irrégulières d’alignement, ce mélange original de vitraux incohérens qui les déparait naguère, et les enfans des écoles ne grimpent plus à leur tribune par l’escalier de bois tant bien que mal plaqué à l’extérieur de l’édifice. Le sanctuaire n’a plus à l’entrée ces deux petits chérubins, sentinelles immobiles, que le mur d’un côté, l’arc-boutant de l’autre, tenaient dans une position si contrainte, et il n’est plus orné des écussons de la famille Oldinport, — la grande famille du district, — énigmes héraldiques dont les mains sanglantes, les croix de Malte, les griffes de léopard, les têtes de mort et les os en sautoir intriguaient les imaginations plébéiennes. L’église de Shepperton a gagné en propreté bourgeoise, en commodité d’aménage- ment; en revanche elle a perdu de sa poésie.

Elle avait alors pour desservant le révérend M. Gilfil, dont la vie a laissé de longs souvenirs, et la mort d’universels regrets. Qui n’aurait aimé ce brave et avenant vieillard, si franc du collier, si compatissant aux misères, et qui avait toujours un mot joyeux à échanger avec le plus humble de ses paroissiens? On se souvenait de l’avoir vu jadis suivre les chasses les plus longues, et son cheval noir avait été fameux dans le pays. Plus tard, ce cheval noir s’était transformé en un bon courtaud alezan, sur lequel le ministre arpentait gaillardement le pays, allant de ferme en ferme discuter les questions d’agriculture et recueillir les nouvelles d’un chacun. Il avait de bons et beaux prés au soleil, M. Gillil, et les faisait soigner par un homme à lui, d’après ses idées. Bienveillant et doux envers les simples paysans, familier avec la classe moyenne, dont il savait fort bien commander le respect, tout en parlant le patois des fermiers, en buvant leur ale et en acceptant les petits cadeaux de la ménagère, oie de Noël ou gâteau des Rois, Gilfil tenait son rang vis-à-vis de l’aristocratie. Rarement il acceptait ses invitations; mais quand il dînait chez les Oldinport, c’était en vrai gentleman de la vieille école qu’il offrait son bras à la châtelaine, et qu’il lui tenait tête durant tout le repas, plein de petits soins et jamais à court de propos fleuris. Quant au châtelain, ils étaient, Gilfil et lui, sur la réserve depuis certaine escarmouche où le riche amphitryon laissa quelques plumes de son aile, — et dont il fut parlé dans tout le pays. Gilfil était déjà populaire : il le fut bien davantage quand on sut qu’il avait « brossé à rebrousse-poils » l’orgueilleux squire, par trop enclin à se targuer de ses charités mesquines.

Les bons fermiers aimaient sa théologie, d’autant mieux qu’il ne les ennuyait point par de longs offices. Ménager de son temps et du leur, il ne les retenait pas plus longtemps que de raison dans ces stalles de vieux chêne où il les voyait s’engourdir peu à peu dès que la prière ou le sermon passait la limite ordinaire. Ils étaient venus de loin, bravant la pluie et les ornières des chemins boueux; ils avaient à retourner chez eux par les mêmes chemins et sous la même pluie. Fallait-il leur infliger en sus une homélie éternelle? Avec M. Gilfil, nul excès d’éloquence; ses sermons étaient sur son bureau, entassés un peu pêle-mêle et jaunis par le temps. Il les prenait là, deux par deux, comme cela se trouvait, le dimanche matin, et les fourrait dans sa poche. Après en avoir prêché un avant midi à Shepperton, il montait à cheval et prêchait l’autre le soir à Knebley, car il desservait aussi l’église de Knebley, qui était en quelque sorte la chapelle seigneuriale de Knebley-Abbey, le manoir des Oldinport. Du reste, à Knebley comme à Shepperton, les sermons de Gilfil étaient hautement appréciés. Qu’on les écoutât ou non, — ce point reste douteux, — on n’en répétait pas moins, au sortir du temple, la formule consacrée : Le ministre a joliment prêché ! Comment les fermiers auraient-ils douté un seul instant d’un homme qui dissertait si pertinemment sur la race courtes-cornes, sur les méthodes agronomiques, et sur la mercuriale des foires et marchés? Trouver à dire à une homélie de Gilfil!... autant aurait valu s’attaquer à la religion elle-même. Il arriva cependant qu’un étourneau de la ville, neveu d’un riche fermier, se déclara prêt à écrire un sermon tout aussi bon que ceux du révérend ministre. L’oncle du jeune présomptueux, voulant lui rabattre le caquet, paria un souverain qu’il n’en viendrait pas à bout. Le sermon fut composé, et véritablement rien n’y manquait d’essentiel. La ressemblance promise était frappante, le texte, l’exorde, les trois divisions et l’exhortation finale : d Maintenant, mes frères... » L’impudent Tom Strokes gagna sa guinée; mais elle ne lui fut payée que sous réserves. Au fond, l’oncle Hackit n’aurait jamais admis que ce jeune drôle pût atteindre au niveau de M. Gilfil.

D’un autre côté, à en croire le révérend M. Pickard, le pasteur des indépendans, le ministre de Shepperton était « dans les ténèbres, » et les paroissiens qui se contentaient de sa doctrine étaient des gens qui, à pareils à des Français (Gallio-like), » n’attachaient pas grande importance à leur nourriture spirituelle. Toutefois les indépendans seuls écoutaient M. Pickard, et des ouailles de Gilfil, pas une ne s’égarait dans leur meeting.

Ainsi, pendant plus d’un quart de siècle, vécut cette petite communauté dans le respect et l’amour du pasteur que Dieu lui avait donné. A mesure qu’il vieillissait, on voyait bien son humeur devenir un peu plus caustique et ses habitudes un peu plus serrées, mais à cette dernière transformation les pauvres ne perdaient rien. L’épargne que Gilfil s’imposait, et dont il portait seul le faix, était destinée à rendre plus riche un sien neveu que, veuf lui-même et depuis longues années, il tenait à marier. — Ce garçon, pensait-il, aura pour débuter dans le monde une jolie petite fortune, et quelque jour, en compagnie de sa femme, il viendra visiter la sépulture du bon vieil oncle qui lui aura légué tout cela. La solitude de mon foyer servira peut-être à peupler le sien.

Il se disait ceci le soir, au coin de son feu, tête à tête avec son chien Ponto, dans le petit salon de sa manse, en fumant sa pipe et buvant çà et là quelques gorgées de grog. Là-dessus, et résumant ce que nous venons de dire à son sujet, peu de nos lectrices voudront se figurer le révérend Gilfil comme le héros d’un roman pathétique : elles oublient que tout homme de soixante ans en a eu vingt, et que ce même personnage, à ces deux époques de la vie, ne se ressemble guère. La pipe et le grog, comme l’obésité, la calvitie et autres inconvéniens de la maturité humaine, n’excluent pas l’usage antérieur des parfums, des habits serrés à la taille et de la frisure lustrée, pas plus que la prose de l’hiver n’exclut la poésie du printemps.

Au printemps et à l’hiver, à l’automne aussi et à l’été, quatre fois par an, ni plus ni moins, il se passait au vicarage de Shepperton quelque chose d’assez particulier. La vieille Martha, — la femme de charge qui, avec son mari David, groom et jardinier tout à la fois, complétait la domesticité du digne ministre, — la vieille Martha, disons-nous, venait demander à son maître la clé d’une certaine chambre où nul ne mettait jamais les pieds, et dont les volets, obstinément clos, ne s’ouvraient que lors de cette visite trimestrielle, consacrée à des soins de propreté. Quand les lourds rideaux s’écartaient, quand se rabattait contre le mur intérieur la petite fenêtre gothique à vitraux incrustés dans le plomb, les rayons du jour éclairaient un tableau touchant : sur une petite toilette, un miroir élégant dans son cadre aux sculptures dorées, aux deux bras mobiles, encore chargés de bougies à demi consumées; accrochées à l’un de ces bras, une marmotte de dentelle noire, une pelote de satin fané dans laquelle se sont rouillées quelques épingles ; sur la toilette même, un flacon d’odeurs et un grand éventail vert; tout à côté, sur un nécessaire, un panier à ouvrage dans lequel s’est jauni un petit bonnet d’enfant, travail inachevé. Deux robes d’une forme ancienne pendent à des clous contre la porte, et au pied du lit on entrevoit deux petites pantoufles rouges, où est resté attaché un débris de broderie d’argent. Deux ou trois aquarelles, — des vues de Naples, — décorent les murs, et sur la cheminée, parmi quelques échantillons de porcelaines rares, on remarque deux miniatures dans des cadres ovales. L’une représente un jeune homme, visage haut en couleurs, lèvres fortes, bons yeux gris, pleins de candeur; l’autre, une jeune fille de dix-huit ans tout au plus, traits mignons, joues amaigries, teint pâle où le midi se révèle, grands yeux noirs comme on en voit sous la toile mobile des verandahs italiennes.

De ces deux portraits, — on l’a déjà deviné, — le premier est celui de M. Gilfil. Et le second?... Le second est celui de cette jeune femme qu’il amena, radieux de bonheur, quand il vint s’établir à Shepperton. Elle y fit sensation avec ses grands yeux noirs, sa physionomie mélancolique et sa magnifique voix, qui au temple vibrait par-dessus toutes les autres... Jeune, belle, adorée et heureuse en apparence de l’hymen qui l’unissait à Gilfil, heureuse de l’enfant qui allait bientôt cimenter cette union bénie du ciel, elle mourut pourtant, tige frêle atteinte en sa racine et trop faible pour suffire à l’épanouissement de sa première fleur.

Que si maintenant vous voulez savoir par quelles épreuves avait passé Caterina Sarti, — ainsi se nommait mistress Gilfil; — comment, fille d’un pauvre musicien toscan et recueillie par charité sur le lit de mort de son père, elle suivit en Angleterre sir Christopher et lady Cheverel, devenus ses seuls protecteurs; — comment elle grandit, à Cheverel-Manor, à côté de Maynard Gilfil, pupille de sir Christopher; — comment Gilfil s’éprit d’elle et comment elle lui préféra un fat égoïste, le neveu et l’héritier de la maison; — comment elle fut trahie, et par cette trahison même rendue au fidèle amour de son compagnon d’enfance, — allez chercher dans les Scenes of Clérical Life ce récit fort bien fait et fort pathétique. Nous restons, nous, à Shepperton, autour de la vieille église.

Quand M. Gilfil fut enlevé à ses paroissiens, un deuil sincère et de longs souvenirs attestèrent l’affection qu’il avait su leur inspirer. M. Parry, son successeur immédiat, ne le fit pas oublier, et cependant, au dire des connaisseurs, celui-ci « avait le don, » c’est-à-dire que, sachant sa Bible sur le bout du doigt, il pouvait improviser deux heures durant sans reprendre haleine, puissance de jet continu qui fascine aisément le vulgaire. Aussi les ouvriers des houillères environnantes, que Gilfil avait trouvés rebelles, commençaient-ils à prendre quelque intérêt à ces tours de force évangéliques, lorsque le révérend Amos Barton vint à son tour remplacer Parry.

Honnête et médiocre, têtu et peu éclairé, porté aux innovations par une émulation sotte, non par vocation originale, — brave homme d’ailleurs, mais pauvre diable dans toutes les acceptions de ce mot fâcheux, — Amos Barton ne devait pas réussir. Et d’abord il se trouvait en face d’un effrayant problème. Arrivé à Shepperton par délégation, et. non comme titulaire (incumbent), il recevait de M. Carpe, le bénéficiaire en nom, un salaire fixe de 80 livres sterling[5]. La cure elle-même rapportait 35 livres de plus, mais M. Carpe les mettait purement et simplement dans sa poche. Ceci posé, le problème à résoudre par Amos Barton était de vivre et de faire vivre sa femme, ses six enfans, plus son unique servante, — neuf bouches en tout, — avec cet étroit revenu. Encore fallait-il ne pas se déshonorer, soi et l’église établie, en portant un habit trop luisant aux coudes, ou une cravate blanche aux plis trop marqués, ou un chapeau trop pénétré des malheurs du temps, ou des souliers trop ostensiblement fatigués de marcher dans la voie du Seigneur. Et si l’on songe à l’obligation où il était d’ajouter de temps en temps à ses consolations spirituelles quelques pièces de monnaie qui les rendissent acceptables aux malheureux, on aura une idée de la situation difficile faite au nouveau ministre.

Des secours, s’il en veut accepter, il en trouvera sans doute. Mistress Hackit, la riche fermière, devinant la détresse de la pauvre compagne du révérend Barton, si belle, si douce, si résignée, si laborieuse, si bonne mère, n’attendra pas une requête en forme pour lui envoyer un fromage et un sac de pommes de terre. En un moment de crise, si Amos, le cœur un peu gros, rédige en bons termes un exposé de sa pénible situation et l’adresse au chef de la famille Oldinport, il ne faut pas douter qu’il n’en obtienne un prêt de 20 ou 30 livres sterling, sans intérêts et à échéance indéterminée; mais ces tristes ressources, on en connaît le prix. On les doit à la pitié de quelques-uns; le public se les rembourse en dédains et en déconsidération. Ceux qui pourraient vous en demander compte n’y songent pas; mais ceux à qui vous ne devez rien, ceux-là se montrent créanciers impitoyables.

Voilà où en est Amos bien peu de temps après son installation. Aucune des démarches que lui suggèrent son cerveau remuant et son ambition niaisement crédule n’est favorablement accueillie ou interprétée. S’il change quelque chose à la liturgie, on l’accuse de méthodisme; s’il réforme un de ses chantres, de tyrannie tracassière. S’il met un hymne à la place d’un psaume et s’irrite de trouver quelque résistance, on se demande de quel droit maintenant il viendra prêcher la douceur. D’ailleurs il est mal né ; son père était cordonnier, et cordonnier dissident ; lui-même, ne serait-il pas quelque peu suspect ? Puis que signifient ces voies nouvelles où il veut pousser la paroisse ? Mistress Patten, la vieille octogénaire avare, qui a trouvé moyen de s’enrichir sur une ferme où chacun se ruinait, estime fort mauvais que M. Barton lui vienne parler sans cesse des « péchés » qu’elle a pu commettre. Quels péchés, s’il vous plaît, pourrait se reprocher la seule fermière du district qui n’ait jamais réalisé sur ses fromages, à l’insu de son mari, des bénéfices illicites ? Le docteur Pilgrim, médecin errant, qui bat le pays dans tous les cens, goûtant le brandy de toutes les femmes devant lesquelles il passe, lâche volontiers une insinuation malveillante contre ces sermons familiers qu’Amos va faire dans une chaumière, le samedi soir, à l’usage des ouvriers filateurs. À défaut d’un crédit qui lui soit propre, s’étayant de l’autorité la plus imposante qu’il puisse trouver, celle de M. Ely, le jeune curé de bonne maison, en voie de grosses prébendes, et désigné d’avance pour l’épiscopat : « Ely me le disait l’autre jour, bégaie-t-il d’un ton sentencieux, c’est faire pour le moins autant de mal que de bien… Voilà ce que me disait Ely. » Or M. Ely, homme réservé, discret, sachant vivre, n’a rien dit de semblable, croyez-le bien, sur le compte de son pauvre collègue, à un personnage aussi compromettant que maître Pilgrim ; mais qu’importe ? La prévention une fois établie, tout mensonge porte, toute calomnie atteint.

De ce travail sourd qui le mine en dessous, Amos n’a nulle méfiance. Il croit à son génie, à ses sermons, à sa haute prudence. Ah ! vraiment, les infidèles n’ont qu’à se bien tenir, et Amos leur réserve de mauvais jours. Il a bien autre chose en tête que les médisances auxquelles il est en butte : il a sa bibliothèque de prêt, où il introduira certains ouvrages qui ruineront à jamais les doctrines dissidentes ; il a sa Track-Society, qui va mettre en l’air toutes les bonnes femmes du pays, enrégimentées pour dépister (track) les pauvres hères susceptibles de conversion. Il a une nouvelle église à bâtir à la place de l’ancienne, et les listes de souscription sont toutes prêtes, puis un plan de campagne à lui, qui consiste à prêcher comme un ministre de la basse église, — c’est-à-dire à exposer l’Évangile dans toute sa hardiesse démocratique, — tandis que d’autre part, en véritable membre de la haute église, il revendiquera pour le sacerdoce tous les privilèges et toutes les fonctions aristocratiques auxquels il a un droit plus ou moins légal, plus ou moins contesté. Avec un pareil mélange de finesse politique et d’énergie morale, de quels adversaires ne viendra-t-il pas à bout?... C’est après un bon dîner chez les misses Farquhar qu’Amos se berce de ces douces pensées, tout en revenant chez lui à pied, par une soirée froide, au clair de lune, sans le moindre paletot, un boa autour du cou, un water-proof sur la tête, et de minces pantalons collés sur ses jambes grêles. Cependant on s’égayait à ses dépens dans le salon qu’il venait de quitter. — « Ce pauvre homme a un nez déplorablement tumultueux, disait miss Julia... J’ai failli vingt fois lui offrir mon mouchoir. — Et avez-vous remarqué, demandait à son tour miss Arabella, cette locution qu’il emploie si volontiers : « Je suis pour faire ceci... Je suis pour aller là-bas? »

Pauvre Amos ! si peu clairvoyant, si peu prévoyant, et cela devant l’orage qui se forme, devant la malveillance qui se propage! Malheureux qui s’absorbe dans son rôle officiel et qui rêve sermons, succès, renommée, quand sa femme, au logis, minutieusement économe, se garde bien de ranimer le feu ou d’allumer la lampe avant qu’il ne soit revenu ! Et en l’attendant, elle marche dans les ténèbres, son sixième enfant dans les bras. Encore va-t-elle, et sous peu de mois, lui donner ou un petit frère ou une petite sœur.

Charmante femme que Milly Barton avec ses longs cheveux bruns ruisselant à profusion le long de ses joues pleines et vermeilles, ses grands yeux tendres et myopes, sa taille élancée, son buste aux riches contours, sa grâce de madone, sa timidité d’enfant! Et courageuse, résignée, sereine, — retournant de si bon cœur une vieille robe, portant de si bonne grâce un chapeau d’il y a trois ans, couturière assidue, repasseuse infatigable, disputant au cordonnier les chaussures de ses trop nombreux enfans, et, de ses mains adroites et fortes, restaurant elle-même leurs petits brodequins. Mais si industrieuse, si laborieuse, si dévouée qu’elle puisse être, elle lutte, elle aussi, contre l’impossible. Et quand Amos revient, quand elle lui a humblement passé sa vieille robe de chambre, quand elle a établi autour de lui tout le comfort de leur pauvre intérieur,... il faut bien qu’elle lui présente la note du boucher, lequel refuse un plus long crédit. En pareil cas, un mari pris à court de finance trouve inévitablement sa femme désagréable, et Amos se couche de mauvaise humeur. Il s’endort cependant, et la douce Milly, puisant dans son devoir un redoublement d’énergie et de patience, rallumera sa lampe éteinte pour se remettre, longtemps encore, à ce travail qui la tue... Il y a là un tableau d’intérieur bien simple en ses détails, bien prosaïque, dira-t-on, et d’un réalisme assez triste; mais, nous le déclarons naïvement, il fait frissonner.

Milly a pourtant une amie, et une comtesse encore, comtesse, à vrai dire, légèrement apocryphe, car son mari, Polonais d’origine et maître de danse de profession, n’est pas précisément inscrit dans le livre du peerage, ni même dans l’almanach de Gotha. Cette comtesse, née Bridmain, en pleine bourgeoisie de Londres, mais arborant l’écusson douteux des Czerlaski, mène le train d’une femme riche et à la mode. Or elle n’est guère, au fond, plus opulente que mistress Barton ; mais elle a un bonhomme de frère qui l’a recueillie, épave conjugale, après quelques mésaventures de ménage, et qui depuis lors l’associe à sa vie errante de vieux célibataire. L’été, ce couple fraternel, mais suspect, court les eaux en vogue sur le continent. Il hiverne en revanche dans quelque villa des comtés anglais, louée en garni, tantôt ici, tantôt là, cette année à Shepperton. La noblesse du comté a flairé la Bridmain sous la Czerlaski, et tient prudemment à distance cette aventurière, qui à Hombourg seulement, à Nice, ou à Cauterets, a quelque chance de faire admettre son blason de Pologne. Voilà pourquoi la comtesse trouve tant de charme à l’humble mistress Barton. Dans son isolement oisif, elle va jusqu’à goûter le pauvre Amos, qui jamais ne s’est vu à pareille fête, qui prend la comtesse et ses prétendues infortunes au pied de la lettre, s’indigne contre les mauvais procédés du comte, et dans le fond de son âme, rêvant pour la première fois des grandeurs inespérées, fait fonds sur le crédit dont Mme Czerlaski doit jouir, puisqu’elle est en si bons rapports (dit-elle) avec les ministres de sa majesté. O Amos, Amos, que ne vous contentiez-vous, imprudent, de déguster les fins dîners de cette comtesse apocryphe, sans mordre encore à l’hameçon par elle jeté à vos folles espérances ! car cette intimité fait jaser déjà. — Où donc le ministre a-t-il les yeux et l’esprit, qu’il hante si assidûment une maison suspecte, y conduise sa femme, et laisse Milly recevoir si souvent les longues visites de cette coureuse inconnue ? — Voilà ce que les paroissiens d’Amos se demandent ; voilà ce que se demandent aussi les collègues d’Amos, lorsqu’ils se rencontrent au clerical meeting chez le riche Ély, qui les héberge le premier mardi de chaque mois. C’est là, autour d’une table bien servie, que le petit synode du district soumet hommes et choses à une discussion tantôt gaie, tantôt sérieuse, mais toujours grave par ses résultats. Là, plus spécialement que partout ailleurs, les absens sont à plaindre. Et il serait difficile de contester ceci après avoir vu comment Amos est passé par ses charitables pairs au fil de la langue la première fois qu’il lui arrive de manquer à la réunion mensuelle.

Il est vrai qu’un incident extraordinaire justifie ces commérages ecclésiastiques. L’intimité des Barton et de leur noble voisine a eu pour résultat inattendu que la comtesse éplorée est venue un beau jour demander asile au pauvre Amos à la suite d’une querelle domestique entre elle et son frère. L’origine de ce démêlé de famille n’a rien de très aristocratique, car il s’agit de l’incroyable faiblesse de M. Bridmain pour certaine soubrette de la comtesse, une Abigaïl trop jolie, hélas! et trop entreprenante. Il veut l’épouser, ni plus ni moins. La comtesse, d’autant plus scandalisée de cette mésalliance qu’elle n’est pas bien certaine de s’entendre toujours avec sa future belle-sœur et de conserver dans le ménage de son frère la prépondérance absolue dont elle avait pris la douce habitude, s’insurge complètement. C’est alors que, rompant tout pacte avec ce frère bien rente, mais aveuglé par la passion, elle se réfugie chez « ses bons amis, » qui la reçoivent avec tous les honneurs de la guerre. S’ils savaient ce que va leur coûter cette héroïque hospitalité! Milly d’abord y perdra tout repos, car la comtesse, avec tous ses grands airs, ses nonchalantes habitudes, ses délicatesses de mijaurée fashionable, porte un incroyable désordre dans l’étroit ménage où elle a fait invasion, escortée de ses malles, qui emplissent une chambre, et de son petit chien, qui vit de crème fouettée. Amos cependant court de bien autres dangers, et sa bonne renommée en reçoit de mortelles atteintes. Ne le soupçonne-t-on pas de nourrir pour la coquette princesse, qu’il a, dit-on, attirée sous son toit, des sentimens incompatibles avec la fidélité qu’il doit à Milly? Ne déplore-t-on pas l’aveuglement de cette brave et digne femme qu’une perfide amie vient ainsi outrager à domicile? Quel beau sujet de sarcasmes pour la méchante mistress Patten, de vertueuse indignation pour l’excellente mistress Hackit, sans compter les dires venimeux du docteur Pilgrim et le. chorus des deux paroisses, Knebley et Shepperton, se renvoyant d’échos en échos la triste nouvelle, suivie de longs anathèmes : Quomodo cecidit potens? etc.

Ni Milly, ni Amos ne sont en état de parer aux difficultés d’une position si délicate. Un peu las de leur comtesse, mais n’osant en rien témoigner, et honteux de marchander à une si flatteuse amitié les sacrifices qu’elle leur impose sans le savoir, ils laissent s’éterniser de jour en jour cette hospitalité si mal interprétée, si périlleuse. Et Dieu sait comment tout ceci finirait sans un coup de tête de l’honnête Nanny, la servante factotum du pauvre ménage, laquelle, lasse des impertinences de Mme Czerlaski et des soins qu’elle exige pour son affreux petit doguin, — plus lasse encore des méchans propos dont le long séjour de la comtesse est devenu l’occasion, — se décide à un heureux éclat d’impertinence plus qu’à moitié prémédité. La comtesse, — qui d’ailleurs vient de faire sa paix avec son frère en acceptant « les faits accomplis, » — quitte aussitôt le presbytère, laissant derrière elle, cela va sans dire, quelques dettes criardes dont Amos reste moralement responsable. Dans ce pauvre verre d’eau, — après cet heureux départ, — la tempête continue à sévir. Sous la tâche trop lourde dont le ciel a fait son lot, Milly est en voie de succomber. La naissance du septième enfant va faire six orphe- lins. Et après avoir souri parfois, — impitoyables que nous sommes, — devant ces misères dont, si poignantes qu’elles soient au fond, la trivialité semble éloigner l’intérêt, nous assistons à ce spectacle navrant, la mort d’une bonne et pieuse mère qui laisse ici-bas une famille sans appui.


« Amos et mistress Hackit étaient debout près du lit, quand Milly ouvrit les yeux.

« — Chère enfant, mistress Hackit est venue vous voir.

« Milly sourit, et la regarda de ce regard étrange et comme lointain, indice de la vie qui se retire.

« — Les enfans viennent-ils ? demanda-t-elle avec effort.

« — Ils seront ici dans un instant.

« Elle ferma les yeux de nouveau.

« On entendit la voiture s’arrêter. Amos et mistress Hackit descendirent ensemble. Celle-ci insinua qu’il faudrait faire rester la voiture pour remmener les enfans après qu’ils auraient vu leur mère. Amos fut de cet avis.

« Ils étaient tous les six dans le triste petit salon, les six mignons enfans, — de Patty l’aînée à Chubby le petit dernier, — tous, avec les yeux de leur mère; tous, excepté Patty, contemplant leur père avec une vague terreur, lorsqu’il entra. Patty comprenait le grand chagrin que Dieu leur envoyait, et tâcha de comprimer ses sanglots dès qu’elle entendit les pas de son père.

« — Mes enfans, dit Amos soulevant Chubby dans ses bras, Dieu va nous prendre votre chère maman et l’emmener avec lui. Elle veut vous voir pour vous dire adieu. Il faut faire en sorte d’être bien sages et de ne pas pleurer...

« Il n’en put dire plus long, et se détourna pour voir si Nanny était là avec Walter. Puis il ouvrit la marche sur l’escalier, conduisant Dickey de la main libre qui lui restait. Mistress Hackit suivait avec Sophy et Patty; puis venait Nanny avec Walter et Fred.

« On eût dit que Milly avait discerné, tandis qu’ils montaient, le bruit léger de leurs petits pas, car, lorsqu’Amos entra, elle avait les yeux tout grands ouverts, regardant du côté de la porte. Tous se rangèrent près du lit. Amos était le plus rapproché de l’oreiller, tenant dans ses bras Chubby et Dickey; mais la mourante fit signe que Patty devait passer en avant, et, serrant la main de la pauvre petite horriblement pâle :

« — Patty, dit-elle, je m’en vais loin de vous. Aimez bien votre papa, consolez-le bien. Prenez soin de vos frères et de vos sœurs. Dieu vous secondera.

« Patty demeura très calme, et dit : — Oui, maman.

« La mère, d’un mouvement de ses lèvres livides, invita la chère enfant à se pencher pour lui donner un baiser. Alors la grande angoisse de Patty se trouva plus forte que son vouloir, et ses sanglots éclatèrent. Amos l’attira vers lui, et lui appuya la tête bien doucement sur son cœur. Milly cependant avait fait signe à Fred et à Sophy, et d’une voix déjà plus faible : — Patty, leur dit-elle, essaiera d’être votre maman lorsque je ne serai plus là. chers petits bijoux... Vous serez sages,... vous ne la tourmenterez plus…..

« Ils se penchèrent vers elle, et elle passa une main caressante sur leurs têtes blondes; elle baisa leurs joues humides. Ils pleuraient, les pauvres enfans, parce que leur maman était malade et parce que leur papa semblait bien triste, mais au fond ils pensaient que peut-être la semaine prochaine tout irait comme par le passé.

« Les plus jeunes furent soulevés et placés sur le lit pour qu’elle les pût embrasser. Le petit Walter disait : — Maman ! maman! — Et il étendait vers elle, avec un sourire, ses bras potelés. Chubby au contraire était fort sérieux dans son ébahissement; mais Dickey, qui, la bouche béante, était resté les yeux fixés sur sa mère depuis son entrée dans la chambre, fut tout à coup saisi de l’idée que maman s’en allait quelque part : son petit cœur se gonfla, et ses pleurs débordèrent à grand bruit.

« Alors mistress Hackit et Nanny les emmenèrent tous... »


Et le lendemain on couchait dans la même tombe, avec la douce jeune mère, l’enfant dont la naissance lui coûtait la vie. La neige de Noël recouvrait le cimetière d’un épais linceul.

Amos avait accompagné le convoi; un autre officiait. Quand il rentra seul dans sa demeure déserte, quand il voulut revivre par le souvenir les années qu’il avait passées avec la chère morte, une affreuse pensée, qui lui était nouvelle, se fit jour en son âme. Sa tendresse pour elle, cette tendresse qu’il avait crue irréprochable, lui apparut dans toute son inertie égoïste, dans toute son insuffisance, dans toute sa pauvreté. Il se rappela d’affectueuses plaintes qu’il n’avait pas écoutées, de doux reproches auxquels il avait légèrement répondu, des souffrances voilées dont il lui appartenait, à lui, de scruter le mystère et d’alléger le poids... Mais cette lueur tardive de l’intelligence, ce remords inopportun et vain, à quoi maintenant pouvaient-ils servir?

Nulle consolation intérieure par conséquent; du dehors cependant, les marques de sympathies venaient en assez grand nombre. Mieux que le départ de l’illustre comtesse, la mort de Milly avait opéré dans l’opinion un retour favorable au pauvre Amos. Chacun lui venait en aide. Ses collègues au moyen d’une souscription faite entre eux seuls, M. Oldinport par un prêt libéral et spontanément offert, le dégagèrent de ses embarras pécuniaires les plus pressans. Mistress Hackit avait en quelque sorte adopté Dickey, plus heureux et mieux portant dans la cour de la ferme, au milieu des vaches et de la volaille, qu’il ne l’eût été sous le toit de la pauvre manse. Les misses Farquhar, ces dédaigneuses personnes, éprises de Fred et de Sophy, leur donnaient assidûment des leçons d’écriture et de géographie. Il n’eût tenu qu’à la bonne petite Patty d’être aussi de fête au dehors; mais Patty restait avec son père, et ne voulait pas de meilleure joie que, le soir venu, assise à ses pieds sur un tabouret, devant le feu, de poser sa tête sur les genoux d’Amos, et de sentir sur sa tête la main du pauvre homme.

Aussi, lorsque le printemps revint, l’amertume n’était plus la même. Il s’y mêlait au moins quelques bons sentimens de reconnaissance, et aussi un retour de confiance, plus ou moins légitime, dans un mérite auquel on semblait enfin rendre justice... C’est justement alors qu’arrive une lettre de M. Carpe, le curé titulaire, intimant au pauvre Amos qu’en vertu de la clause résolutoire insérée dans leur traité, M. Carpe entend venir administrer lui-même la paroisse de Shepperton. En conséquence, après un délai de six mois, le délégué devra cesser ses fonctions. Et pourquoi ce parti si soudainement pris par cet impitoyable curé? Simplement parce qu’il a un beaufrère à placer, que Shepperton convient à ce beau-frère, et qu’après en avoir expulsé le pauvre Barton, la nouvelle dévolution de sacerdoce deviendra chose toute simple.

Cy fine, comme disaient nos aïeux, cy fine la tragi-comédie des Infortunes d’Amos Barton[6]. Il nous faudra quitter Shepperton et aller jusqu’à Milby, la ville voisine, si nous voulons assister à d’autres luttes, à d’autres souffrances, à d’autres martyres d’un ordre plus relevé.

Milby est la ville manufacturière, sans repos et sans charme, sise en pays plat et prosaïque, où l’esprit religieux s’est endormi, étouffé sous les préoccupations industrielles et le culte du make-money. Le pasteur officiel, vieilli sous le harnais, casanier, routinier, gardant le plus clair du peu d’activité qui lui reste pour les jeunes pensionnaires qu’il prépare aux examens de Cambridge ou d’Eton, laisse son troupeau dévaler sur les chemins battus. Il n’en est ni moins considéré, ni moins aimé pour cela. On lui tient compte de son obligeance, de son hospitalité facile, de son indulgence, qui vraiment lui coûte peu. Il est d’ailleurs au pair avec ses émules. Les cultes dissidens ne lui font aucune concurrence périlleuse. Les anabaptistes, fort endettés, en sont réduits à sous-louer la moitié de leur chapelle à un marchand de soieries. Il faudrait, pour trouver quelques specimina méthodistes, fouiller les recoins les plus obscurs des ruelles les plus fangeuses, des faubourgs les plus écartés. Les indépendans eux-mêmes, dont la chapelle, appelée Salem, brille, dans la grande rue, de tout l’éclat de ses briques rouges, bien qu’ils comptent dans leur congrégation quelques censitaires riches et bien famés, n’ont pas su prendre, — malheureux dans le choix de leurs ministres électifs, — un ascendant marqué, une puissance réelle de propagande. De ces prédicateurs que Salem a vus se succéder, celui-ci, buveur trop indiscret, se querellait aussi trop souvent avec sa femme; les doctrines de celui-là, par trop avancées, frisaient les limites de l’antinomianisme ; un troisième, fort à la mode dans les districts miniers, le prédicateur favori des houillères et des forges, s’adonnant à la poésie, adressait trop souvent ses vers aux jeunes ladies de sa communauté. En somme, la chapelle libre restait à moitié vide, et dans le temple officiel, plus assidûment fréquenté, on ne voyait que belles dames étalant leurs toilettes, jeunes gens attirés par cette exhibition hebdomadaire; en somme beaucoup de tiédeur, beaucoup de légèreté, une soumission purement matérielle aux observances du culte, tous les indices d’une tradition qui se perpétue, s’affaiblit, et va se perdant peu à peu, comme certains fleuves s’absorbent, sur la fin de leur cours, dans des sables muets.

C’est alors qu’en un pauvre faubourg exclusivement habité par la population ouvrière de Milby un jeune ecclésiastique vient s’établir. Il est de bonne famille, riche, et d’un extérieur distingué. C’est pourtant chez une pauvre veuve qu’il a élu domicile. Misérablement meublée, sa chambre, disons mieux, sa cellule, n’offre aucune ressource, ni d’agrément, ni de bien-être. Au surplus, il n’y vit guère. C’est la tente où, le soir, il vient reposer sa tête. La journée entière est employée aux bonnes œuvres, à la propagande infatigable. Tryan, — c’est son nom, — appartient à cette école dite évangélique, dont Venu fut, il y a quelque trente ans, l’un des principaux promoteurs, — école dont nous n’avons pas à exposer le dogme particulier, mais à constater seulement et le succès passager, et le déclin. Comme tant d’autres tentatives du même ordre, plus fréquentes chez les protestans, mais qui se sont produites même au sein de l’unité catholique, elle a fait un certain bruit, soulevé beaucoup de polémiques, produit un peu de bien, et servi en définitive à la manifestation de quelques rares vertus, de quelques dévouemens exceptionnels.

L’évangélisme, introduit ainsi à Milby, fait peu à peu son chemin, des rangs inférieurs montant plus haut, s’élevant des ouvriers tisserands aux bourgeois, qui constituent, à vrai dire, la seule aristocratie de la cité marchande. Là il rencontre des résistances. Tryan, jusqu’alors confiné dans une chapelle banale (chapel of ease), où ses prédications se trouvent comme isolées et restreintes, s’adresse au recteur pour obtenir le droit de faire dans l’église paroissiale une instruction du soir. Cette démarche est le premier signal des hostilités. La ville s’émeut, se partage. Il y a des tryanites et des anti-tryanites. Ces derniers appartiennent à la portion la moins religieuse de la communauté; usant néanmoins d’une tactique assez vulgaire, c’est au nom de l’orthodoxie, et au nom du vieux ministre par qui elle est représentée, qu’ils protestent avec fureur. A leur tête est l’homme d’affaires le plus occupé du district, l’avocat Dempster, qui se fait fort de garantir Milby contre les « envahissemens de l’hypocrisie » et les innovations en matière de dogme. Front d’airain, langue toujours prête, cœur sans pitié, esprit fertile en intrigues, en calomnies de tout genre, Dempster n’est pas un adversaire à dédaigner. Par ses soins, un comité se forme, des délégués sont nommés pour aller demander au recteur de repousser la requête de Tryan. Dempster est un de ces délégués. Il ne déploie pas en vain sa perfide éloquence. Le recteur cède à ce qu’il croit être le vœu de l’opinion. L’antagoniste de Tryan rentre vainqueur à Milby, où ses affidés lui ont organisé d’avance une espèce d’ovation populaire.

Moins bien apparenté, moins bien appuyé, Tryan resterait écrasé sous ce premier échec : il l’accepte en homme de cœur, presque certain d’avoir sa revanche. Il l’obtient en effet à l’époque de la tournée pastorale. L’évêque, devant lequel il a porté, comme en appel, la décision défavorable du recteur annule cette décision, et Dempster à son tour goûte l’amertume de la défaite. Naturellement il ne se croit pas définitivement battu, et, comme il le dit en son langage brutal, il tient en réserve pour M. Tryan « plus d’une verge dans le vinaigre; » mais à cet homme, dont l’insolente prospérité fascinait les âmes vulgaires, scandalisait et révoltait les honnêtes gens, la Providence réserve de cruelles expiations.

Avant de les subir, il est lui-même l’instrument d’une autre expiation terrible et poignante. C’est elle qui, à vrai dire, fait le fond de ce troisième récit[7]. En épousant, au début de sa carrière, la belle Janet Raynor, jeune fille sans fortune, Dempster avait voué au malheur une de ces créatures d’élite, à qui la nature a départi ses meilleurs dons. Chaleur d’âme, générosité de cœur, fierté de sentimens, elle avait tout ce qui fait aimer et respecter une femme. Malheureusement, sous le despotisme brutal de ce tyran domestique, ces riches instincts se sont tournés contre elle. Après quelques mois d’un bonheur qu’elle s’est elle-même forgé plutôt qu’elle ne l’a reçu de lui sont venues des années de misère morale qui, petit à petit, ont émoussé en elle la délicatesse de la pensée, la noblesse des instincts. Dominée, froissée, insultée, elle a fléchi, elle a souffert, elle a pardonné; mais contre ses tristesses sans cesse aggravées, contre ses terreurs sans cesse renaissantes, il lui a fallu chercher un refuge. La religion le lui eût peut-être donné : nous avons vu ce qu’était à Milby la religion. La mère de Janet, mistress Raynor, dont elle est idolâtrée, n’a aucune autorité protectrice, et ne peut que la plaindre, non la conseiller ou la secourir. A défaut de sa mère, si Janet avait des enfans! mais le ciel, lui refusant cette bénédiction, a écarté d’elle ces témoins naïfs, dont le regard innocent et redoutable protège, garde invisible, la pureté du foyer domestique. Ainsi abandonnée et dans son isolement obsédée de souvenirs pénibles, de sinistres prévisions, — familiarisée d’ailleurs par son mari lui-même avec un vice dont il est atteint et comme gangrené depuis sa jeunesse, — Janet, cette charmante femme, type altier de la beauté pâle et brune, type charmant de la bonté secourable et dévouée, Janet s’est asservie aux habitudes les plus abjectes. Détachée du livre, une seule page dira, — nous n’osons le dire nous-même, — en quelles profondeurs était tombé cet ange déchu.

Après une longue séance à la taverne, Robert Dempster revient chez lui dans un état qui lui permet à peine de retrouver sa porte :


« À cette porte, peinte en vert, était fixé un lourd marteau, et bien que l’avocat eût toujours un passe-partout dans sa poche, encore se servait-il souvent de ce marteau. Ainsi fit-il le soir dont nous parlons. Orchard-Street retentit de ce tonnerre, et après une seule minute d’attente un second roulement se fit entendre, plus éclatant que le premier. Une minute s’écoule encore, sans que la porte se soit ouverte. M. Dempster alors, marmottant quelques imprécations, prit sa clé, et, avec moins de difficulté qu’on n’aurait pu le craindre, parvint à l’introduire dans la serrure. Quand il eut ouvert, pas de lumière dans le corridor : « Janet!... » — Ce mot, prononcé d’une voix irritée, résonna du haut en bas de la maison : « — Janet!... » Il fallut réitérer cet appel avant que sur l’escalier se fît entendre une marche lente, et que le reflet d’une lumière vacillante vînt éclairer la muraille du corridor.

« Malédiction sur cette idiote !... Elle peut à peine se traîner !... Avancez !... Venez-vous, oui ou non ? »

« Il attendit quelques secondes encore, et seulement alors, au tournant du couloir intérieur qui débouchait sur le corridor principal, se dessina la haute taille d’une femme qui tenait, à demi renversé, un lourd flambeau de salon, en métal argenté.

« La voilà. Un vêtement léger flotte librement sur elle, révélant çà et là les riches contours et la grâce élégante de ce beau corps. Une masse pesante de cheveux d’un noir d’ébène, échappés du lien qui les retenait, pend en désordre sur ses épaules nues... Ses yeux noirs, tout grands ouverts, ont un regard étrangement fixe, d’où la vue semble absente, au moment où elle fait ainsi halte, debout, chancelante et muette, devant son mari.

« — Je vous apprendrai à me faire attendre dans les ténèbres, livide hébétée que vous êtes!... — Et il s’avançait lentement, d’une allure appesantie par l’ivresse... — Ah! je vois... Vous êtes retombée dans votre péché mignon, ma bacchante!.. Eh bien! j’ai au bout de mes bras de quoi vous rendre à vous-même.

« Posant sa large main sur l’épaule de la malheureuse, qu’il fit tourner sur elle-même et poussa devant lui, Dempster la conduisit ainsi, lentement, dans la salle à manger, dont la porte s’ouvrait à gauche du corridor. « Il y avait là, sur la cheminée, un portrait de la mère de Janet, — une femme âgée, aux cheveux gris, aux yeux noirs, peinte avec un bonnet à petits plis, coquettement ajusté. Ne vous semble-t-il pas que ces yeux s’attristent, et qu’ils expriment une sorte d’angoisse au moment où ils voient Janet, — non pas tremblante, non,... mieux vaudrait qu’elle tremblât! — mais debout, sans appréhension, majestueuse et belle, stupéfiée, immobile, tandis qu’un bras robuste se lève pour s’appesantir sur elle?... Le premier coup est frappé!... un second,... un troisième tombent ensuite... Et sûrement la pauvre mère entend le cri arraché soudain par la souffrance physique à cette statue tout à l’heure impassible : — Oh! grâce! pitié, Robert!... »


A un tableau pareil tout esprit délicat reprochera la brutale vérité des touches, la crudité des détails; mais n’oublions pas les libertés spéciales dont peut user un compatriote de Hogarth, un contemporain de George Cruikshank, et, puisque ce dernier nom est venu sous notre plume, songeons à ces planches d’une sauvage énergie où le caricaturiste teelotaller a dénoncé les crimes de la Bouteille[8].

Janet, que ces indignes traitemens, devenus habituels, trouvent résignée, et qui, nonobstant quelques révoltes passagères, cède en général à l’ascendant tyrannique du maître qu’elle a aimé, Janet s’associe, dans le principe, aux manœuvres employées contre le jeune ministre évangélique. Elle prête sa plume aux libelles diffamatoires que Dempster multiplie contre Tryan. Un jour vient cependant où ces perpétuels orages de la vie domestique amènent une catastrophe décisive; Dempster, aveuglé par la colère et la boisson, jette hors de son lit, hors de sa maison, la femme qui, trop courageuse et trop lâche à la fois, n’a su ni se soumettre ni se refuser absolument aux outrages dont il l’accablait. Pieds nus, à peine vêtue, sous la bise froide d’une nuit de novembre, l’infortunée en est réduite à chercher asile chez une femme qui l’avait connue jadis, et qui depuis avait cessé de la voir, par ménagement pour l’opinion. C’est à ce moment de détresse profonde, où s’écroulent à la fois tous les étais de sa vie, où elle se trouve d’une heure à l’autre sans ressource aucune, sans protection, en face de la misère hideuse, de la faim menaçante, et sous le coup d’un irréparable scandale, c’est alors que Janet, humiliée et repentante, vient s’agenouiller aux pieds du prêtre qu’elle raillait, qu’elle insultait naguère. Ils se sont rencontrés par hasard au chevet d’une pauvre femme malade, morte ensuite dans leurs bras. Un regard, un simple regard échangé les a révélés l’un à l’autre, et de même qu’elle se souvient de lui au fort de l’adversité, de même, quand elle vient à lui, le trouve-t-elle plus zélé à la servir et à la sauver qu’il ne l’eût peut-être été pour toute autre.

Ce n’est pas un des moindres mérites de ce récit que d’indiquer, sans trop y insister, l’espèce d’attrait humain qui se mêle à ces relations si imprévues établies entre deux êtres partis de si loin pour se réunir à un moment donné de leur vie. Le zèle un peu fiévreux de Tryan, de cet apôtre phthisique qui sent la vie lui échapper, et la soif de repentir qui dévore Janet une fois ramenée au bercail, donnent à leurs rapports, et sans qu’ils s’en doutent, quelque chose de passionné. Une confiance absolue s’est établie entre eux dès le premier jour. Tryan, pour enhardir les aveux spontanés de sa pénitente, — nous laissons à dessein subsister ce mot, bien que la confession, à proprement parler, ne soit pas admise dans le culte évangélique, — Tryan, disons-nous, lui a livré le secret de sa propre conversion, résultat d’un remords que rien n’apaise. Janet, à son tour, s’est révélée à lui dans toute l’ignominie du vice qu’elle a si longtemps laissé régner sur elle. Entre ces deux âmes sœurs, aucun voile désormais, et par cela même un mutuel attrait qui, selon toute apparence, les unirait à la longue. Rien ne s’y serait absolument opposé, car Janet est devenue veuve peu de temps après la catastrophe qui l’a ramenée dans la voie du salut, et sans que Dempster, qu’elle a soigné avec un admirable dévouement pendant sept longs mois de tortures physiques et d’aliénation mentale, ait pu la frustrer des droits que sa mort lui donne. Elle est donc libre, elle est riche,... mais Tryan se meurt. Jusqu’au dernier jour il lutte, infatigable missionnaire, et prodigue cette vie dont il sait le terme prochain, comme s’il puisait dans l’éternité elle-même. Janet comprend cet héroïque suicide : elle aussi, dans le bien, porterait cette abnégation complète; elle attend donc patiemment, et sans risquer de tentatives inutiles, que les progrès du mal forcent Tryan à se retirer de la lice. À ce moment prévu, elle accourt auprès de lui, elle l’attire auprès d’elle dans une villa toute prête à le recevoir. C’est là que, bercé d’illusions auxquelles il se prête complaisamment, entouré de soins que le moindre sourire de ses lèvres mélancoliques paie au centuple, il achève sans regrets une existence noblement sacrifiée. A l’heure suprême, et quand la mort est entre Janet et lui, comme serait le prêtre appelé à joindre leurs mains, une double révélation s’accomplit à la fois en chacun d’eux. Illuminés d’une clarté soudaine, ils savent enfin lire dans le sentiment qu’ils éprouvent et dans celui qu’ils inspirent. Jusqu’alors, Tryan n’avait cessé de parler en prêtre à cette femme inclinée devant lui; mais au moment des adieux un mot suprême lui échappe quand il la voit absorbée en un dernier désir, l’oreille encore tendue, le cœur palpitant, le regard noyé de larmes. — Un baiser, lui dit-il, avant la séparation! — Et le saint baiser est accordé, comme une promesse suprême, baiser de fiançailles échangé sur le seuil du tombeau.

Pour faire mieux comprendre la donnée fondamentale de ce dernier récit, nous avons dû détacher les principaux personnages des groupes nombreux parmi lesquels ils se meuvent. C’est ainsi que sont restés de côté les profils des dévotes de Milby, esquissés avec une remarquable finesse. Il faut bien y revenir cependant, ne fût-ce qu’en peu de mots, pour ne pas omettre un des traits les plus caractéristiques de ces tableaux de mœurs. Parmi ces dévotes, vouées presque toutes, depuis plus ou moins de temps, à un célibat plus ou moins irrémédiable, on nous en montre plusieurs pour lesquelles Tryan n’est pas seulement un serviteur de Dieu, mais aussi un beau jeune homme blond, aux lèvres vermeilles, à la voix sonore, et qui exerce sur elles une influence tout à fait indépendante du sentiment religieux. Si elles adoptent avec enthousiasme ses doctrines bien ou mal interprétées, si elles prêtent un concours zélé à ses bonnes œuvres bien ou mal appréciées, il est clair, — c’est M. George Eliot qui l’affirme, et nous ne pouvons que reconnaître à cet égard son incontestable compétence, — il est clair que certaines arrière-pensées, mieux définies ou plus vagues suivant l’âge et le caractère de chacune, sont au fond de cette piété tant soit peu complexe. La conversion de Janet, le courage qu’elle puise dans les entretiens du jeune ministre, ne dérivent-ils pas de la même source? On est tenté de le croire, et de tous ces aperçus finement indiqués, une impression générale demeure qui n’est pas précisément très favorable à cette interprétation particulière du dogme chrétien par laquelle est autorisé le mariage du prêtre. De tous les ministres que M. George Eliot nous montre l’un après l’autre, un seul répond à l’idéal de quasi-perfection que nous cherchons dans ces représentans de l’autorité divine, — et celui-là n’est pas marié. Un autre, nous l’avons vu, est le type de la médiocrité souffreteuse aux prises avec des misères mesquines; inspirant plus de pitié que de respect, il traîne après lui une famille dont il ne peut assurer l’existence précaire, une compagne qu’il laisse littéralement mourir à la peine, usée par les anxiétés, les privations et les fatigues. Le malheureux Amos Barton, servant ainsi de complément à la démonstration, semble inventé tout exprès pour corroborer l’opinion qu’on a pu concevoir à propos de Tryan.

Un autre trait de la condition sacerdotale en Angleterre vivement relevé par le livre qui nous occupe, c’est l’anomalie flagrante qui résulte de la situation matérielle faite au clergé. Plus richement rétribué que partout ailleurs, il n’en est pas moins, pris en masse, dans une infériorité pécuniaire qui, mal appréciée, le dégrade. Cette infériorité se complique et s’aggrave de tout ce qui met le prêtre de pair avec le commun des hommes. Célibataire, il n’en subirait pas aussi durement les conséquences, soit parce que son salaire serait presque partout suffisant, soit aussi parce que sa maison, moins transparente, l’abriterait mieux contre les investigations médisantes et méprisantes auxquelles il est. évidemment exposé. Marié, il est plus pauvre, et sa pauvreté se révèle à plus de regards. Nous revenons ainsi, par d’autres chemins, à la conclusion qui nous était suggérée tout à l’heure.

Cette conclusion, nous ne la sentirions pas aussi sûre, étayée simplement par des récits qui, si fidèlement minutieux qu’ils puissent être, ne sont après tout que des inventions romanesques ; mais si nous nous avisons, — ce qui est une assez bonne méthode critique, — de contrôler le roman par les témoignages les plus authentiques de la vie réelle, nous arrivons exactement au même résultat. Ainsi, pour ne parler que de faits tout récens, on vient de voir, aux assises de Glocester, condamner un ecclésiastique de quelque renom dans les circonstances suivantes. Marié fort jeune à une fille de rang inférieur (oserons-nous dire qu’elle était la bar-maid ou demoiselle de comptoir d’une taverne connue ?), il vivait avec elle depuis des années, heureux père d’une famille nombreuse, ministre bien renté d’une paroisse populeuse et riche. Sa femme un jour, pénétrée d’une tristesse dont il n’avait jamais pu deviner la cause, tombe à ses pieds et lui révèle qu’à l’époque de son mariage, séduite par un des jeunes commis attachés à l’établissement où il l’avait connue, elle était déjà indigne de devenir la femme d’un honnête homme. Elle lui avoue encore que depuis elle a cédé aux obsessions de son séducteur, et que, déjà mère de famille, oubliant tous ses devoirs, elle a trahi la confiance de son mari, méconnu ses bontés et son dévouement. Des années s’étaient écoulées depuis cette dernière faute sans effacer le remords qu’elle en éprouvait. En face de ces aveux presque inexplicables, M. Smith, saisi d’une colère aveugle, d’un ressentiment qui n’admet pas le pardon, ne se souvient plus qu’il est prêtre. Le repentir de sa femme l’a touché ; mais du complice qu’elle lui dénonce il veut tirer une vengeance cruelle. Nouant alors, avec une persistance qui l’a perdu, les fils d’une odieuse intrigue, il dicte à sa femme, non pas une, mais deux ou trois lettres par lesquelles, se disant veuve, elle convie à un nouveau rendez-vous son ancien amant, devenu veuf, lui aussi. Cet homme, indifférent d’abord, cède enfin à ces instances réitérées, et se trouve ainsi attiré dans un lieu désert, où le mari outragé, tenant d’une main un revolver, de l’autre une sorte d’assommoir, l’accable de coups et le laisse presque mort sur la place.

Tels sont les faits hautement avoués par le ministre Smith devant les jurés du Gloucestershire, et qui lui ont valu, sévèrement, mais justement appréciés, une condamnation pénale à quatre années de prison. Ne viennent-ils donc pas à l’appui des réflexions que nous suggérait l’analyse des Scènes de la Vie cléricale? On nous dira peut-être que ce sont là des circonstances tout à fait exceptionnelles. Nous répondrons que celles-là seules fixent l’attention, et que, dans le train de la vie quotidienne, mille incidens passent inaperçus, qui ont le même sens et portent avec eux le même enseignement. Il nous suffira, pour le prouver, de citer encore l’exposé succinct d’un procès raconté sous ce titre : A Romance of real life, — Buchanan V. Chatto, presque en regard du compte-rendu de l’affaire Smith.


« Le demandeur poursuit le recouvrement d’une somme de neuf livres onze shillings et six pence, montant d’une lettre de change protestée. Le défendeur admet sa dette. Il expose qu’il est membre du clergé de l’église d’Angleterre et curé de Saint-Philippe, Bethnal-Green[9]. Il y a cinq ans, mis en rapport avec une personne du nom de Haig et se trouvant aux prises avec les nécessités les plus pressantes, il pria cette personne de lui procurer un emprunt de trois cents livres sterling, s’offrant à trouver des garanties suffisantes et à payer une prime de tant pour cent, sur la somme prêtée, à l’intermédiaire officieux qui la lui aurait fait obtenir. Haig refusa la prime, et se fit souscrire pour ses soins un billet de sept livres dix shillings payable à tout événement, soit qu’il eût ou non trouvé la somme dont le défendeur avait un si impérieux besoin. Le défendeur essayait alors de gagner sa vie en donnant des leçons; mais, victime d’une mauvaise chance permanente, il se vit réduit à accepter la place de chapelain dans une prison de comté, aux appointemens de vingt-cinq livres par an (six cent vingt-cinq francs). Depuis lors seulement, il est devenu curé de Saint-Philippe avec quatre-vingts livres (deux mille francs) de traitement. Sous le coup d’une éviction pour non-paiement de loyers, il a dû, tout récemment, engager d’avance son revenu afin de pouvoir s’acquitter envers son propriétaire. Il est prêt à jurer qu’il n’a reçu ni un farthing du prêt que Haig devait lui procurer, ni quoi que ce soit en représentation du billet qu’il lui avait souscrit dans les circonstances détaillées plus haut.

« On objecte au défendeur qu’il a renouvelé ce billet en faveur de la personne à qui Haig l’avait passé. — Je n’ai pas voulu, répond-il, manquer à ma parole. Je me regarde comme lié par ma signature. J’aurais pu me faire délier par la cour des insolvables; je ne l’ai pas voulu. Légalement, j’aurais pu être libéré (whitewash’d), mais une libération pareille ne vaut rien en bonne morale.

« Le juge insiste, désirant savoir quelles sont les ressources du défendeur, et quels termes il réclame pour s’acquitter peu à peu. Le défendeur répond en rougissant qu’il est actuellement sous le coup des privations les plus dures. Il a une femme, trois filles adultes, et pour tous moyens d’existence, en sus de son salaire comme curé, un seul pensionnaire, lequel est un jeune homme de leurs parens, nourri, logé, instruit moyennant cinq livres sterling pour toute l’année. La femme du défendeur ajoute que le mobilier de la maison n’est pas encore payé. Elle n’a point apporté de fortune à son mari. Elle reçoit parfois des cadeaux de vêtemens. Sans ces cadeaux, elle ne saurait comment se suffire. Ils ont donné un concert où miss Chatto a joué. Ce concert n’a fait qu’ajouter à leurs dettes un supplément de dix livres sterling. — Ici le juge interrompt mistress Chatto. Il ne peut, dit-il, supporter plus longtemps de si navrans détails, et, bien à regret, manifestant au défendeur toute la sympathie que lui fait éprouver la triste situation contre laquelle il lutte, son honneur limite à une livre sterling et dix shillings l’à-compte trimestriel que le détenteur de la lettre de change pourra exiger. »


Ces documens authentiques, on le voit, vont bien au-delà des romans que nous avons analysés d’abord; mais ils prouvent la stricte exactitude des données de l’écrivain, et peut-être aussi celle des déductions qui nous ont semblé ressortir de ses curieux récits. Écrits avec une sorte d’ironie contenue, que tempère une sensibilité vraie, ils sont irréprochables, ce nous semble, comme études de mœurs provinciales. Le romancier ne s’y montre peut-être pas très habile artiste, et une ordonnance meilleure des incidens, une sobriété qui élaguerait quelques détails superflus, qui supprimerait, dans la foule des personnages mis en scène, quelques figures parasites, ajouteraient certainement à la valeur littéraire de ces deux volumes ; mais le mérite dominant, le mérite réel des récits de M. George Eliot, — mérite qui échappe au contrôle de la critique ordinaire, — est, avant tout et surtout, dans les précieux renseignemens qu’ils donnent sur le mécanisme de l’établissement religieux en Angleterre, les rapports des sectes entre elles, l’influence locale que chacune exerce, les liens qui unissent le prêtre avec les âmes dont il a charge. Aucun autre livre du même ordre n’a mieux éclairé ces questions délicates, et ne nous a semblé mieux fait pour inspirer le désir de les étudier plus à fond, en montrant ce qu’elles ont d’intéressant pour le cœur, d’attrayant pour l’intelligence. Amuser n’est plus la seule mission du roman; on veut, de nos jours, qu’il serve en outre de véhicule à des notions exactes sur la société dans laquelle se meut l’individu, et aussi sur l’individu dont les vices ou les vertus exercent à leur tour dans ce milieu une influence incontestable. Le recueil de nouvelles dont nous venons de nous occuper répond à cette double exigence. De là le secret du succès qu’il a obtenu chez nos voisins; de là cette attention spéciale que nous lui avons accordée.


E.-D. FORGUES.

  1. C’est le Pecksniff de Martin Chuzzlevit.
  2. Le Livre des Snobs, ch. XI.
  3. La Clé de la Case de l’Oncle Tom.
  4. Cet esprit de tolérance se rencontre maintenant un peu partout. Dans les intéressans voyages du missionnaire Livingstone, nous en trouvons un témoignage inattendu. L’évêque portugais de Saint-Paul de Loanda, le voyant arriver rongé de fièvre en cette cité catholique, lui prodigue tous les soins qu’il eût pu donner à un prêtre de sa croyance. Puis, ayant à s’expliquer sur la différence de leurs religions, « il comparait, dit Livingstone, les différentes sectes de chrétiens sur le chemin du ciel à un grand nombre d’habitans de Loanda passant par différentes rues pour arriver à une des églises. Au bout du compte, tous se rencontrent au même point » Missionary Travels in South Africa, p. 393-394.
  5. Environ 2,000 francs.
  6. The sad Fortunes of the Rev. Amos Barton.
  7. Janet’s Repentance.
  8. The Bottle, série de planches complétée par celle que Cruikshank a intitulée Drunkard’s Children (les Enfans de l’Ivrogne).
  9. Un des plus misérables faubourgs de Londres.