La Vie consciente et la vie inconsciente d’après la nouvelle psychologie/01

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La Vie consciente et la vie inconsciente d’après la nouvelle psychologie
Revue des Deux Mondes3e période, tome 59 (p. 879-906).
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LA VIE CONSCIENTE
ET LA
VIE INCONSCIENTE
D’APRÈS LA NOUVELLE PSYCHOLOGIE SCIENTIFIQUE.

I.
LA CONSCIENCE.

I. H. Taine, l’Intelligence, nouvelle édition. — II. Maudsley, Physiologie de l’esprit. — III. Wundt, Physiologische Psychologie. — IV. Th. Ribot, la Psychologie anglaise contemporaine, la Psychologie allemande contemporaine. — V. Delbœuf, la Psychologie comme science naturelle. Elémens de psychophysique. Examen critique de la loi psychophysique. — VI. Colsenet, la Vie inconsciente de l’esprit.

La vie inconsciente est aujourd’hui l’objet préféré des recherches psychologiques comme des spéculations métaphysiques : c’est là qu’on poursuit l’obscure origine de tout ce qui apparaît au grand jour de la conscience. L’ancienne philosophie, éprise avant tout de clarté, se tenait volontiers à la surface du monde intérieur, où la lumière est plus visible ; la nouvelle psychologie scientifique comprend que ce qu’il y a de fondamental en nous est aussi ce qu’il y a de plus reculé et de plus insaisissable. Elle s’efforce de ramener nos actes et nos états de conscience à des élémens « inconsciens. » L’observation même semble nous faire pressentir l’existence de ces élémens. Dans la sphère intérieure et sombre du moi, au moment où elle semble vide de sentimens, de pensées et d’actes, projetez un rayon d’attention, comme dans une chambre obscure un faisceau de lumière, et vous verrez se mouvoir en vous-même un monde de petits sentimens ou de petites perceptions, semblables aux atomes de poussière qui deviennent visibles dans le rayon de soleil. Regardez attentivement en vous au moment où vous semblez dans un état neutre d’indifférence et d’équilibre, tout d’abord vous n’apercevez rien de distinct; puis, peu à peu, quelque chose se détache et se laisse entrevoir : c’est un mouvement instinctif, c’est un geste involontaire, un sentiment confus, un sourd malaise dans quelqu’un de vos organes, qui va croissant et s’accusant à mesure qu’on y réfléchit, comme ces douleurs que les malades trop attentifs à leur mal finissent toujours par découvrir en eux-mêmes : à force de s’écouter, ils s’entendent toujours. Pendant que vous prêtez ainsi l’oreille aux voix intérieures, les voix du dehors s’effacent dans la proportion où les premières s’accusent; vous n’entendez plus le bruit de la rue, vous n’entendez plus la conversation qui se fait près de vous, vous ne voyez plus les objets qui vous environnent ; ou plutôt, vous entendez toujours, vous voyez toujours, mais, semble-t-il, sans en avoir conscience. Et la preuve que vous avez entendu, c’est qu’une parole prononcée tout à l’heure pourra soudain vous revenir à l’esprit. Voulez-vous, par une expérience inverse, refuser votre attention au dedans pour la reporter au dehors, vous perdrez peu à peu la conscience de votre état propre : fussiez-vous en proie à une souffrance assez vive, vous finirez par l’amoindrir et par l’oublier dans l’intérêt d’un entretien ou, comme faisait Pascal, dans la recherche d’un problème; cependant la douleur existe toujours et vous la retrouvez quand vous revenez à elle : elle est là, sur le seuil de votre conscience, qui vous attend.

Il y a donc dans l’esprit, comme disent les Allemands, un « côté nocturne. » La réflexion ne saisit que ce qui est éclairé; elle n’aperçoit que les masses, non les élémens intimes : si nous avions une sorte de microscope intérieur, nous découvririons sans doute un monde de petites sensations, de sourdes pensées, de tressaillemens et de mouvemens imperceptibles dans ce qui semblait d’abord simple et indécomposable.

Leibniz, le premier, a montré le rôle des sentimens sourds, des petites « perceptions sans aperception, » c’est-à-dire sans réflexion. L’inventeur du calcul infinitésimal ne pouvait manquer d’attribuer une importance décisive à ces « infiniment petits » qui forment la trame continue de la conscience, aussi impossibles à saisir dans leur petitesse que les momens de la durée ou les points de l’espace. Kant reconnut à son tour l’existence de représentations obscures ; il croyait pourtant qu’elles sont toujours dans la conscience, mais « sur le seuil. » Herbart, allant plus loin, fit descendre ces représentations « au-dessous du seuil de la conscience. » Schelling, Schopenhauer et son disciple M. de Hartmann accordent une importance capitale à la région de la volonté inconsciente et de l’impersonnalité. On sait toutes les vertus que M. de Hartmann attribue à « l’inconscient, » instinct profond, pensée d’autant plus infaillible qu’elle s’ignore : l’être ne fait rien plus sûrement que quand il ne sait pas ce qu’il fait. M. Wundt, sans s’égarer dans la mythologie du pessimisme, a cependant représenté les sensations mêmes comme des raisonnemens inconsciens, et il s’est efforcé de ramener la sensibilité à la logique. On se rappelle que M. Taine, dans son livre sur l’Intelligence, s’est appuyé sur Helmholtz et sur d’autres physiologistes pour décomposer les sensations en élémens qui échappent à la conscience et qui sont cependant « mentaux. » Même courant d’idées en Angleterre. Hamilton et ses partisans expliquent la plupart des faits intérieurs, et même extérieurs, par la pensée inconsciente ou par les modifications latentes de l’esprit. Les physiologiste?, principalement Laycock et Carpenter, ont donné à la théorie une forme vraiment scientifique; en même temps, ils ont désigné le phénomène sous le nom quelque peu barbare de cérébration inconsciente. M. Maudsley admet aussi que la conscience saisit simplement les résultats généraux, souvent grossiers, d’un travail accompli au-dessous d’elle par l’automatisme cérébral. « On a fait, dit-il, trop de cas de la conscience dans le passé : au lieu d’être le soleil autour duquel gravitent tous les phénomènes intérieurs, elle n’est tout au plus qu’un satellite; ou plutôt elle se borne à indiquer ce qui se passe au lieu de produire les événemens.» Pour M. Maudsley, l’inconscient n’est plus, comme dans M. de Hartmann, un principe spirituel d’un caractère mystique : il s’est réduit en un mécanisme tout matériel[1].

La conscience n’est-elle donc qu’un accident dans la nature, ou existe-t-elle au fond même des choses? Telle est peut-être la question capitale de la philosophie, sur laquelle se sont séparés et se séparent encore les idéalistes et les matérialistes. De nos jours, cette question a pris une forme plus psychologique et même physiologique : avant de spéculer sur l’essence des choses, on comprend la nécessité de faire d’abord en nous-mêmes la part de la conscience et de l’inconscience : aussi peut-on dire que le grand problème de l’existence inconsciente domine la psychologie contemporaine. « Je me suis cherché moi-même, » disait Héraclite en résumant sa vie entière, et il ajoutait avec mélancolie : « Je ne me suis point trouvé. » A notre époque, nous nous cherchons encore. L’ancienne psychologie croyait atteindre du premier coup le fond de notre être par la conscience : « Je pense, je me pense, donc je suis. » Mais la pensée est peut-être une simple forme et une surface brillante sous laquelle se dérobe un fond toujours obscur, matière selon les uns, esprit inconscient selon les autres, qui seul dure pourtant, qui seul agit, qui seul est.

Il y a dans la philosophie de « l’inconscient, » comme nous essaierons de le faire voir, une grande part de vérité; mais ne contient-elle point aussi une interprétation des faits souvent aventureuse? Il importe d’examiner si le sentiment et la conscience ne sont qu’une condensation ou une complication de choses réellement insensibles et inconscientes, comme les atomes bruts d’Épicure, ou si, au contraire, l’inconscient est lui-même une diffusion primitive, un faible commencement de la sensibilité et de l’intelligence, comme les nébuleuses renferment déjà la chaleur et la lumière qui, plus tard, se concentreront en soleils. A un esprit inattentif ces deux hypothèses peuvent paraître équivalentes, mais elles diffèrent en ce que, dans l’une, le mental est simplement une forme et un accident du physique, tandis que dans l’autre il est le fond.


I.

Si certains philosophes dépouillent la conscience de toute importance et de toute activité propre, s’ils reportent l’action efficace dans un domaine inconscient qui finit par se confondre avec un mécanisme purement physique, c’est peut-être qu’ils se font une idée inexacte de ce qui constitue la conscience. Ils la réduisent trop, comme nous le verrons plus tard, à l’intelligence. Or la conscience est irréductible à une faculté aussi particulière ; elle demeure même en soi indéfinissable. Comment définir ce qui se retrouve de commun dans nos pensées, nos émotions, nos volontés, ce qui fait que nous les éprouvons, les sentons, sommes modifiés, et que plus tard nous les attribuons à nous-même, non à un autre? L’ancienne psychologie définissait ordinairement la conscience : la connaissance immédiate que nous avons de notre existence et de nos états. Mais le mot de connaissance n’est pas exact : il désigne un développement supérieur de la conscience, si bien qu’on définit celle-ci par une de ses fonctions dérivées. Il est plus exact de dire : le sentiment immédiat, mais ici le mot de sentiment n’est encore qu’un synonyme. Ce qui importe, c’est de ne pas confondre la conscience immédiate et spontanée, qui ne fait que sentir, avec la réflexion intellectuelle qui, à proprement parler, pense. Cette confusion est au fond des doctrines qui réduisent à l’excès la part de la conscience, parce qu’elles l’enferment dans une définition trop étroite.

Entendue au sens le plus général, la vie consciente donne lieu à deux problèmes importans : quelles sont les conditions de la conscience et quel en est le fond? Ce fond est-il lui-même quelque chose d’inconscient?

La première condition de la conscience, d’après la nouvelle psychologie scientifique, est une intensité d’excitation suffisante pour s’étendre des nerfs jusqu’au cerveau, et, dans le cerveau même, une suffisante intensité d’onde nerveuse. Il existe, selon le terme d’Hamilton, un minimum sensible et aussi un maximum. Quand un son décroît, il y a un moment où l’on entend encore et un moment où l’on n’entend plus: c’est la limite ou, comme disent les Allemands, le seuil de la conscience; cette limite marque, pour le son, le minimum sensible. Il faut, en effet, pour produire la sensation, un ébranlement des nerfs assez prolongé, il faut non-seulement un faible coup dans les centres inférieurs de la moelle, mais un contre-coup et comme un écho durable qui retentisse jusque dans le cerveau. Une impression trop faible peut se perdre le long du chemin, ou se transformer dans les nerfs en mouvemens intestins, en augmentation de chaleur, en actions chimiques. De là les lois intéressantes découvertes par les psychologues modernes sur le minimum d’excitation perceptible à la sensibilité, et sur les rapports généraux de l’excitation à la sensation. La plus petite sensation perceptible au toucher est une pression de deux milligrammes à cinq centigrammes ; pour la température, un huitième de degré centigrade ; pour la lumière, une intensité environ trois cents fois plus faible que celle de la pleine lune. On a calculé de même la plus petite différence entre deux sensations que la conscience puisse percevoir. Posez la main étendue sur une table en fermant les yeux, et qu’on place sur votre main un poids d’une livre. À ce poids on en ajoutera un plus petit, par exemple 2 grammes, 5 grammes, 10 grammes; tous ne vous apercevrez d’aucune différence. Vous ne sentirez l’augmentation de pression que quand le poids ajouté sera d’un tiers de livre. On a obtenu des résultats analogues pour l’appréciation des accroissemens dans la température et dans l’intensité des sons. Pour l’effort musculaire il faut une augmentation d’un dix-septième, et pour la lumière d’un centième. Il résulte de toutes ces expériences et d’autres semblables cette loi capitale : la sensation croît plus lentement en intensité que l’excitation nerveuse. Deux lumières n’éclairent pas deux fois plus qu’une seule, et il faut multiplier les lumières selon une progression rapide pour produire une sensation qui, elle, ne croît que selon une progression lente. « Les étoiles, dit M. Ribot, si brillantes pendant la nuit, n’apparaissent plus pendant le jour, et la lune pâlit devant le soleil. » Les grands concerts vocaux et instrumentaux où les exécutans se comptent par centaines ne produisent pas, à beaucoup près, l’effet qu’on en eût pu attendre : un nombre double de chanteurs ne produit pas sur notre oreille une sensation d’une intensité double. De là la fameuse loi de Fechner sur l’accroissement relatif des excitations et des sensations. Déjà Laplace avait fait observer que la jouissance attachée à la fortune ne croît pas comme la fortune même; il était allé jusqu’à dire que la jouissance morale croît plutôt comme le logarithme de la richesse matérielle. Fechner a exprimé sa loi dans une formule analogue : la sensation croît comme le logarithme de l’excitation. L’exactitude mathématique et absolue de cette loi a été contestée avec raison, principalement par M. Delboeuf ; mais ce qui demeure incontestable, c’est que, plus une excitation est déjà forte, comme celle d’une liqueur alcoolique, plus forte doit être l’excitation ajoutée pour produire une différence perceptible : la sensation croît donc bien plus lentement que l’excitation. Cette loi s’explique par l’usure des nerfs. Toute excitation produit un double effet : elle est cause de sensation, et elle est cause aussi d’épuisement nerveux; or l’épuisement diminue la sensation[2]. Le toucher, après s’être exercé sur des objets rudes, ne sent bientôt plus les aspérités; une saveur acre enlève momentanément le goût; une odeur forte, l’odorat; une rose dont on respire d’abord le parfum avec plaisir ne procure plus aucune sensation au bout de quelques instans. Regardez un objet très rouge, puis un objet blanc, le blanc vous paraîtra verdâtre; c’est que les nerfs du rouge sont émoussés, et ceux de la couleur complémentaire, qui avec le rouge forme le blanc, ne le sont pas; de là, en présence de l’objet blanc, la prédominance des sensations qui produisent le vert. En général, une seconde sensation ne peut jamais être aussi forte que la première : c’est ce qui cause la déception des buveurs de liqueurs fortes, qui ne peuvent accroître un peu leurs sensations qu’en augmentant beaucoup la dose des excitans[3]. Quant à cette loi, plus générale, qui veut qu’au-dessous d’une certaine limite les impressions extérieures ne parviennent pas au cerveau et à la conscience, elle s’explique, selon nous, par la sélection naturelle. Dans la concurrence pour la vie, les animaux qui ont triomphé sont ceux qui pouvaient le mieux réagir sur l’extérieur pour s’y adapter, par cela même pour se conserver et se développer. Or il y avait ici deux excès possibles, tous deux nuisibles à l’être vivant : un excès d’insensibilité, un excès de sensibilité. Supposez un être qui soit trop insensible pour être averti d’un ennemi qui le menace, d’une influence extérieure qui lui est contraire : cet être et sa postérité finiront par disparaître. L’insensibilité et l’inconscience extrêmes ne sont admissibles que chez les minéraux, dont la constitution n’a pas la complexité et la fragilité des êtres vivans, surtout des animaux, et n’exige pas de leur part une réaction motrice à forme complexe. De là, chez les animaux, la supériorité de ceux qui ont acquis des sensations plus nombreuses et plus variées, en correspondance avec la multiplicité et la variété des circonstances favorables ou défavorables. Mais, d’autre part, supposez un être d’une sensibilité exagérée, chez qui tout retentisse dans la conscience. L’être sera en entier absorbé par une continuelle réaction vers l’extérieur; il sera dans un état de surexcitation maladive d’où dérivera l’usure rapide du système nerveux. Toute son énergie se dépensera à jouir ou à souffrir : il ne lui restera même pas une portion d’énergie à convertir en pensées, en réflexions, en résolutions, pour comprendre et écarter le danger. Un tel être ne pourra vivre ou faire vivre ses descendans. Qu’il s’agisse des centres nerveux inférieurs ou du centre cérébral, l’excès d’impressionnabilité sera également nuisible. Si les centres inférieurs, par exemple ceux qui sont le siège des mouvemens réflexes, réagissent contre de trop faibles excitations, s’ils ne sont pas modérés par les « centres d’arrêt» et s’ils absorbent tout le courant nerveux, ils feront comme les nerfs malades et dépenseront toute l’énergie qu’ils tiennent emmagasinée contre les faibles excitations qui se jouent sans cesse autour d’eux : ils rendront un son intense et douloureux comme une harpe qui se plaindrait au plus léger souffle, ils réagiront par des mouvemens excessifs et convulsifs contre les moindres excitations. C’est ce qui a lieu quand, par l’ablation des centres supérieurs, on concentre toute l’activité dans les centres réflexes: les mouvemens réflexes s’exagèrent alors; chez le blessé dont la moelle n’est plus en communication avec le cerveau, les mouvemens réflexes des jambes deviennent, au moindre attouchement, de véritables convulsions. Il est donc nécessaire que le courant nerveux se répande de proche en proche dans tout l’organisme au lieu de se concentrer sur un ou plusieurs points. D’autre part, il serait nuisible que toutes les impressions vinssent retentir dans le cerveau à un degré suffisant pour pénétrer dans la conscience : le cerveau n’a besoin d’être averti, de jouir, de souffrir, de percevoir, que quand il peut réagir par son pouvoir intellectuel et moteur de manière à écarter la cause d’un mal. A quoi servirait-il que les moindres influences nuisibles exercées sur les battemens de mon cœur fussent traduites et télégraphiées au cerveau sous forme de sensations conscientes? Je ne puis rien sur mon cœur. L’animal surtout, étranger à la médecine, ne peut rien par son cerveau pour guérir une altération plus ou moins durable du cœur. Aussi le cerveau des animaux est-il resté étranger aux mouvemens de cet organe, tandis qu’il n’est pas resté et ne pouvait rester étranger à tous les mouvemens des membres locomoteurs, à tous les dangers menaçans les organes externes des sens, les yeux, les oreilles, etc. Il en est résulté, en premier lieu, que certaines sensations possibles en elles-mêmes, par exemple les sensations électriques, ne se sont pas développées chez la plupart des animaux, auxquelles elles seraient demeurées inutiles ; elles sont, au contraire, utiles à la torpille ou au gymnote. En second lieu, parmi les sensations utiles elles-mêmes, il s’est produit une échelle moyenne d’intensité répondant à l’utilité, avec un minimum et un maximum déterminés par l’utilité même. Les animaux chez qui s’est organisée une transmission aux centres cérébraux vraiment utile en ont retiré un avantage dans la sélection naturelle. Quand, au contraire, l’avertissement donné à la conscience du moi était inutile, il est resté passager et n’a pas développé d’organes appropriés à un service superflu. C’est donc une question de voies de communication.

Si l’on considère, et avec raison, l’animal comme une société de centres vivans, dont chacun a une sensibilité plus ou moins rudimentaire comme les segmens d’un ver coupé en deux, la même loi devient encore plus claire et prend la forme d’une loi sociale, administrative ou politique. Une certaine centralisation est nécessaire dans un état, mais, au-delà des justes limites, elle devient nuisible. Si le pouvoir central est averti de tout et chargé de tout, il ne pourra tout faire. Il faut donc que certaines relations demeurent particulières entre tels individus ou entre tels groupes sans s’étendre jusqu’au gouvernement central; il faut, en revanche, que ce dernier soit averti de tout ce qui est assez grave pour menacer la vie de l’ensemble. Pareillement, dans le corps vivant, une faible action n’excite que la réaction des centres secondaires les plus voisins de la périphérie; plus forte, l’action intéresse des centres de mouvemens réflexes plus nombreux et plus profonds; si elle devient violente, destructive, le cerveau et la conscience centrale sont avertis, excités à réagir par un mouvement de tout le corps ou par une intervention de toute l’intelligence. Cette adaptation progressive de l’impression consciente à l’importance que devait avoir la réaction volontaire ne pouvait donc pas ne pas se produire en vertu des lois de la sélection naturelle. C’est celle-ci qui a fait la part du conscient et de l’inconscient.


La conscience a pour seconde condition une certaine durée dans le changement qu’elle perçoit. Aussi exige-t-elle un certain temps pour se produire. En général, tous les actes de l’esprit, toutes les opérations de la conscience ont une durée déterminée, depuis l’acte de discernement le plus simple (par exemple la perception de la différence entre l’obscurité et une lumière subite) jusqu’aux comparaisons plus complexes, aux jugemens, aux raisonnemens, aux volitions.

Les astronomes, chacun le sait, ont les premiers constaté que la durée de la perception est variable selon les personnes[4]. Plus tard, les physiologistes instituèrent des expériences intéressantes pour mesurer la durée des « actes psychiques, » perceptions et volitions. On trouvera une excellente description de ces expériences dans la Psychologie Allemande de M. Ribot. Par exemple, quelqu’un prononce une syllabe et une autre personne, placée derrière un écran, doit la répéter. On note le retard; on en retranche le temps nécessaire à l’excitation nerveuse pour arriver au cerveau, puis le temps nécessaire aux muscles pour transmettre aux organes de la voix le mouvement venu du cerveau : ces deux temps ont été déterminés par des expériences antérieures. Le reste indique le temps nécessaire à la perception et à la volition[5]. — Dans d’autres expériences, le sujet est prévenu qu’il va recevoir un choc électrique au pied droit et qu’il doit immédiatement réagir de la main droite. Le temps nécessaire pour s’apercevoir du choc et réagir est alors d’environ un septième de seconde. — On recommence l’expérience en modifiant une des conditions : le sujet doit toujours réagir de la main droite, mais il ne sait plus quel pied recevra le choc; il faut donc qu’il discerne le pied droit du gauche. Dans ce cas, il y a un retard qui exprime le temps nécessaire à cet acte fort simple de discernement. D’autres fois, il s’agit de discerner une lumière rouge d’une lumière blanche, etc. La durée de l’acte intellectuel le plus simple, qui est le discernement d’une différence, est en moyenne de trois centièmes de seconde.

Tels sont les faits constatés par la psychologie scientifique et sur lesquels tout le monde est d’accord. Maintenant, comment interpréter cette nécessité d’un certain temps pour toutes les opérations de la conscience? C’est là le point plus délicat et plus controversé. Selon nous, cette nécessité du temps prouve que les opérations de la conscience sont toutes liées à des mouvemens dans un milieu résistant. S’il n’y avait pas à la fois concours et conflit de forces quand nous essayons de penser, de comparer, de vouloir, on ne verrait pas de raison pour que tous ces actes ne fussent pas instantanés comme par le fiat omnipotent d’un moi solitaire et se suffisant à lui-même. Si le temps est nécessaire, c’est qu’il y a plusieurs forces en jeu, c’est qu’il y a des harmonies et des conflits de forces ; s’il y a conflit de forces, c’est qu’il y a milieu résistant ; s’il y a milieu résistant, c’est qu’il y a mouvement dans l’espace et non point seulement un changement dans le temps; donc tous les changemens psychiques sont liés à des mouvemens physiques et exigent le concours d’un certain nombre de centres nerveux. L’ancienne psychologie se figurait un moi absolument simple et identique, seul doué de sensibilité, agissant sur une machine brute comme un pilote sur un navire; la psychologie moderne, au contraire, reconnaît que nous sommes une société de cellules qui toutes ont vie et peut-être sensibilité à quelque degré. Tout acte de conscience implique un concert des cellules qui exige un certain temps pour se produire.

Outre l’intensité et la durée des excitations nerveuses, il y a une troisième, condition indispensable, sinon à toute conscience, du moins à la conscience distincte. C’est une certaine discontinuité et un contraste entre les états successifs, lumière et ténèbres, plaisir et peine, repos et mouvement, etc. Mais il importe ici d’éviter une confusion qui, selon nous, vicie presque toute la psychologie contemporaine, celle de la conscience indistincte avec une entière inconscience. Cette erreur vient de ce qu’on ne discerne pas les conditions de la sensibilité et celles de l’intelligence proprement dite. Nous pouvons sentir confusément, par exemple un malaise, — mais nous ne pouvons, au sens vrai du mot, penser que plus ou moins distinctement, par exemple, distinguer ce malaise d’un état de bien-être antérieur : penser, c’est toujours distinguer en même temps qu’unir. Il y a donc, en quelque sorte, une conscience purement sensible, qui peut être confuse, et une conscience intellectuelle, qui est nécessairement comparative, différenciée et contrastée. Au sortir d’une syncope, on n’éprouve guère que le sentiment général et confus de l’existence, sans distinction du moi et des autres objets, sans distinction de telle pensée, de telle sensation, de telle modification particulière. La sensibilité générale et continue, ou oœnesthésie, comme l’appellent les physiologistes, est le retentissement continu de la vie et de l’organisme; sur cette basse profonde et monotone viennent se superposer des sons formant des harmonies diverses et relevées : c’est seulement avec ces harmonies que commence l’intelligence.

L’école anglaise, depuis Hobbes jusqu’à MM. Bain et Spencer, a eu le tort de prendre la conscience confuse pour une absence totale de conscience. Elle a cru que, là où il n’y a pas de distinctions tranchées, de différences et de contrastes, toute conscience disparaît. C’est là réserver arbitrairement le nom de conscience à ce que Leibnitz appelait « l’aperception » distincte et même séparée d’une chose : on dit en effet qu’on « aperçoit » une chose quand on la voit à part sous une forme tranchée et discontinue qui la met en contraste avec tout le reste. C’est ce qui fait dire à MM. Bain et Spencer que la conscience saisit seulement les contrastes, les différences dans le temps et dans l’espace. Déjà Hobbes avait écrit: « Sentir toujours la même chose revient à ne pas sentir. » Mais si, par hypothèse, un être depuis sa naissance jusqu’à sa mort éprouvait une douleur continue, comme celle d’une pression et d’un écrasement, une brûlure uniforme et monotone, une chaleur toujours la même telle qu’une céphalalgie continue, à qui persuadera-t-on qu’il ne sentirait rien, et que la brûlure reviendrait à la même chose qu’une absence de sentiment ? Nous l’accordons, un tel être ne distinguerait pas, ne percevrait pas son état; il ne pourrait le connaître ; il ne, saurait jamais ce qu’il éprouve, mais il ne l’éprouverait pas moins. Il n’y a pas besoin de comparer la fièvre ou la céphalalgie à autre chose pour la sentir. L’erreur de l’école anglaise vient de ce qu’elle a étudié exclusivement la conscience intellectuelle, dont elle a fait le type de toute conscience; en réalité, c’est seulement une forme ultime de la conscience dans laquelle les élémens primitifs, plaisirs et douleurs, se sont raffinés, subtilisés, neutralisés mutuellement, de manière à produire des états d’équilibre apparent et d’apparente indifférence. Dans la conscience ainsi intellectualisée, les différences et les contrastes sont devenus évidemment nécessaires, d’autant plus nécessaires qu’il s’agit pour l’intelligence d’états presque indifférens au point de vue du plaisir et de la peine, par exemple un son ou l’absence de ce son, une couleur verte ou une couleur bleue, etc. Pour nous tirer de cette indifférence sensitive, il faut des différences intellectuelles plus ou moins tranchées : il faut un son succédant au silence, le bleu succédant au vert, etc. Mais c’est là un développement et, pour ainsi dire, une civilisation finale de la conscience : à l’origine, l’être vivant n’a pas encore besoin de tout cet appareil; il jouit ou il souffre, et quand il jouit, surtout quand il souffre, il n’a pas besoin de chercher un contraste et un repoussoir pour en être averti et pour sentir. Il est immédiatement en rapport avec lui-même; il a la conscience spontanée. L’école anglaise, en commençant l’étude de la conscience par le côté intellectuel, a commencé par la fin. C’est ce qui fait que M. Spencer a pu répéter après Hobbe:-: « Une conscience uniforme est une absence totale de conscience[6]. » Nous sommes loin de nier la loi de contraste ou de « relativité » qui régit la vie mentale, mais c’est surtout dans le domaine de la pensée qu’elle se manifeste : c’est proprement la conscience intellectuelle qui est relative. On sent surtout un état, par exemple un plaisir, une douleur, une impression de froid, de chaud, etc. ; on pense des relations, par exemple une différence ou une ressemblance entre le froid et le chaud, entre un degré de chaleur et un autre, etc.; penser, c’est juger et conséquemment comparer; sentir, ce n’est pas nécessairement comparer. Assurément tout état présent, comme le plaisir de manger, est lui-même un changement par rapport à quelque état précèdent, tel que la faim ; mais, pour le sentir, il n’est pas besoin de se rappeler ce qui a précédé, ni de penser au changement ou à la relation des deux états. Si je perdais la mémoire entre la faim et sa satisfaction, la nourriture ne cesserait pas d’être présentement agréable. On peut donc dire que les deux seules conditions de la conscience sensible sont une certaine intensité et une certaine durée des excitations nerveuses ; quant à la variété et aux contrastes, c’est la condition propre de la conscience intellectuelle. Appeler inconscience la sensibilité pure sans réflexion intellectuelle, comme le font MM. Spencer et Maudsley, c’est abuser des termes, car il n’y a de vraiment inconscient que ce qui est vraiment insensible.

II.

Après avoir déterminé les conditions de la vie consciente, nous devons rechercher quels sont les élémens dont elle se compose et, parmi ces élémens, celui qui est le plus primordial : nous saurons ainsi, pour parler comme les Anglais, quelle est en quelque sorte « l’étoffe » dont notre conscience est faite. Les psychologues modernes, — tous ceux du moins qui sont animés de l’esprit scientifique, — s’accordent à considérer comme élémens de la conscience La sensation et la réaction motrice qui est toujours la suite de la sensation. L’objet du livre de M. Taine, c’est de ramener tous les faits, mentaux aux sensations, et tous les faits physiologiques aux actes réflexes. Par là se substitue à la vieille doctrine des facultés de l’âme la distinction plus scientifique des phénomènes d’irritabilité et de contractilité, en d’autres termes, de sensibilité et de « motricité » : sentir les impressions du dehors et réagir par le mouvement, voilà toute notre vie.

Mais les psychologues contemporains, après s’être accordés sur ce point, se divisent bientôt quand il s’agit de répondre à la question suivante : — Dans la sensation même, est-ce l’élément affectif, plaisir ou peine, qui est primordial, ou est-ce l’élément représentatif et intellectuel? De là deux camps : ceux qui accordent la primauté à la sensibilité et ceux qui l’accordent à l’intelligence. Cette dernière opinion est celle de la plupart des psychologues allemands, sauf de M. Horwicz. M. Wundt va jusqu’à faire d’une opération logique, le raisonnement, considéré sous sa forme inconsciente, l’élément primitif de tout le développement spirituel, y compris les plaisirs et les peines. Plaisir et peine sont pour lui des conclusions de raisonnement; les prémisses, par exemple les rapports entre les vibrations sonores, sont inconscientes, et la conclusion seule, par exemple le plaisir de l’harmonie, apparaît dans la conscience. Pascal définissait les passions des « précipitations de pensées; » M. Wundt définirait volontiers les sentimens des précipitations de raisonnemens. Les derniers élémens de la vie mentale sont, dit-il, « quant à la matière, des faits mécaniques, et quant à la forme, des raisonnemens inconsciens. » Le mécanisme et la logique seraient ainsi les deux aspects de toutes choses, l’un extérieur et l’autre intérieur, comme « le convexe et le concave, » pour rappeler une comparaison d’Aristote qui a fait fortune.

Pour M. Taine aussi il semble que la logique, qui ne fait qu’un avec la mécanique, soit le dernier mot des choses; que tout se déduise d’une loi ou « axiome éternel, » qui est en même temps un mouvement éternel et comme l’éternelle pulsation du cœur de la nature, enveloppant une pensée encore inconsciente. N’est-ce point là diviniser la loi, c’est-à-dire le rapport, aux dépens des termes et de l’être? Peut-on admettre que le fond des choses soit simplement le mouvement, — un rapport, — et le raisonnement, — un rapport? Jouir et souffrir, agir et pâtir, n’est-ce pas quelque chose de plus fondamental que la logique? — Telle est la question de haut intérêt que ces doctrines soulèvent. Pour la résoudre avec quelque rigueur, il faut, selon la vraie méthode de la science, rechercher si l’élément primordial auquel se ramènent les sensations est d’ordre purement mécanique et logique, conséquemment insensible et inconscient, ou, s’il est d’ordre sensible et affectif, par conséquent conscient. Quelle est donc, si on interprète exactement les données de la psychologie scientifique, cette unité qui, multipliée et combinée de mille manières, produit la variété des sensations, de même que, mutatis mutandis, l’azote combiné avec l’oxygène en proportions diverses produit le protoxyde d’azote, le bioxyde d’azote, l’acide azoteux, l’acide hypoazotique et l’acide azotique?

La plupart des psychologues, avec MM. Spencer, Bain, Wundt et Taine, cherchent dans le toucher le type des sensations fondamentales. Les sensations du toucher, à leur tour, comprennent des sensations de contact, de température, de douleur. Les sensations de température, d’après certaines expériences, semblent se ramener dans leurs élémens primitifs à des sensations de contact. De fait, dit M. Taine, plus on s’approche d’une sensation vraiment élémentaire, plus la différence entre la sensation de température et celle d’un excitant mécanique semble s’évanouir. Par exemple, on distingue à peine la piqûre d’une fine aiguille et l’attouchement d’une étincelle de feu. Posez sur la peau un corps mauvais conducteur, comme un papier percé d’un trou de 2 à 5 millimètres de diamètre; à travers ce trou touchez la peau, tantôt avec un excitant mécanique, comme une pointe de bois, un pinceau ou un flocon de laine, tantôt avec un excitant calorifique, comme le rayonnement d’un morceau de métal échauffé; les deux sensations, ainsi limitées à ce minimum d’éléments nerveux, sont si semblables que souvent on prend une sensation de contact pour une sensation de température, et réciproquement[7]. La sensation mécanique semble donc plus fondamentale que celle de chaleur. La sensation mécanique, à son tour, a son type dans ce que M. Spencer appelle le choc nerveux, c’est-à-dire le coup, le tressaillement produit par l’action mécanique d’un objet. Un choc ou un coup fort peut se décomposer en un ensemble de petits coups faibles qui sont, selon M. Spencer, l’élément primordial de la sensation. De même que, dans le monde extérieur, tout le mécanisme des choses paraît se réduire aux lois du choc, du même, dans le monde intérieur, toutes les sensations qui correspondent aux objets se réduisent, pour MM. Spencer et Taine, à la sensation du choc, tantôt extrêmement faible, tantôt plus forte, combinée de mille manières et retentissant de toutes les façons dans le cerveau, dans la conscience. Un bruit sans durée appréciable, une décharge électrique traversant notre corps, une vive lumière éblouissant nos yeux, tout cela offre en effet une évidente analogie avec un choc ou un coup, et nous exprimons le phénomène par les mêmes mots : « Je suis frappé. » Enfin le choc, à son tour, se ramène à la sensation de résistance, de mouvement contraire au nôtre, de force en opposition avec notre force. La résistance, ce conflit des mouvemens ou des forces, est, selon l’école anglaise, le fait qui se retrouve au fond de toutes les sensations. Ces idées sont d’accord avec ce que la physiologie nous apprend sur la nature de la décharge nerveuse, qui est probablement un mouvement ondulatoire, une série de pulsations. Quand nous écoutons un son grave, nous entendons les renflemens et diminutions successifs du son, qui produisant une série de pulsations. Un phénomène analogue a lieu dans tous les sens et dans tous les nerfs : c’est une série de pulsations et, par conséquent, de chocs successifs, semblables à ceux d’une onde qui bat le rocher du rivage

Restent les sensations de douleur ou de plaisir qui peuvent se retrouver dans celles du toucher. Selon la théorie anglaise, généralement admise par les psychologues contemporains, les sensations de contact et de température portées à l’excès détermineraient la douleur, qui ne serait ainsi qu’une exagération et un retentissement des autres sensations dans l’organisme. C’est ici que nous nous séparons de la théorie courante. Sans doute une température excessive ou un contact trop fort détermine de la douleur, mais cette douleur n’est, selon nous, que l’amplification d’un élément pénible qui existait déjà en germe dans les sensations, mêlé sans doute à des élémens de plaisir. La douleur qu’on nomme massive n’est qu’une résultante et un composé complexe : dans notre état actuel, nous ne pouvons guère avoir de plaisir simple, ni de douleur simple, puisque tout notre corps souffre à la fois et que le cerveau reçoit des milliards d’excitations en une seule seconde. Tous nos plaisirs et toutes nos peines sont donc des émotions composées, des agglomérations de plaisirs et de peines ; le caractère agréable ou pénible du résultat dépend de la proportion des élémens. Supposez que les deux aspects, l’un pénible, l’autre agréable, soient combinés en proportions à peu près équivalentes, le résultat final sera à peu près l’indifférence. Toutefois, même dans cet état, le tissu nerveux conserve et manifeste toujours sa double propriété : celle d’être excité (irritabilité) et celle de retenir les excitations (retentiveness de l’école anglaise), base de l’habitude et de la mémoire; il s’ensuit qu’un plaisir contre-balancé par une peine n’est pas équivalent, pour la conscience, à la pure absence de plaisir ou de peine. Comme l’équilibre intérieur est toujours plus ou moins instable et consiste moins dans un repos que dans une oscillation rapide entre des limites très rapprochées, le résultat du conflit est un état d’agitation ou, plus simplement, d’excitation qui, en lui-même, peut être légèrement pénible et agréable selon son rapport avec le développement général de la vitalité. C’est cet état d’excitation, état réellement dérivé et secondaire, que M. Bain et presque tous les psychologues anglais (même M. Spencer), ont pris pour un état primitif. M. Bain[8] soutient que nous pouvons avoir un sentiment sans plaisir ni peine : il cite la surprise comme exemple familier d’un sentiment qui enveloppe seulement une excitation, et qui peut être tantôt agréable, tantôt pénible, tantôt indifférent. Mais, outre qu’il y a dans la surprise un élément intellectuel, — à savoir la claire conscience d’un changement et la pensée d’une cause de ce changement, — le coup pur et simple de la surprise est lui-même un effet dérivé. On peut en dire autant du choc, auquel nous avons vu M. Spencer et M. Taine ramener tous les autres phénomènes mentaux, comme à une sorte d’excitation qui, en soi, serait indifférente sous le rapport du plaisir ou de la peine, et qui, en se combinant de diverses façons, produirait le plaisir ou la peine. Selon nous, c’est au contraire le plaisir et la peine qui, en se combinant, produisent l’état d’excitation ; et quand l’excitation est vive, quand le changement est à la fois assez brusque et assez fort, il y a choc. Voilà pourquoi le choc, à notre avis, n’est pas primitif. Le vrai coup primitif, ce n’est pas celui dont parle M. Spencer et qui est tout mécanique, ce n’est pas non plus le raisonnement logique que M. Wundt place sous les sensations, c’est le plaisir et la douleur, c’est le désir favorisé ou entravé, qui ne raisonne pas et n’est pas non plus un simple mécanisme; c’est la vie même de l’être se sentant d’une manière immédiate dans son harmonie ou son opposition avec le milieu. Plus tard seulement, quand le sentiment de la « résistance » mécanique aura perdu par l’habitude tout caractère douloureux pour devenir presque indifférent à la sensibilité, la pensée naîtra, la pensée en apparence indifférente elle-même, qui n’est pourtant, à nos yeux, qu’un raffinement de la sensibilité et de la motilité.

En un mot, la conscience du choc est la conscience d’un changement, et la conscience d’un changement est bien, nous l’accordons, le début de l’intelligence proprement dite, mais elle n’est pas le début de la sensibilité. La sensibilité, comme telle, est primitivement dans la conscience de l’état (bien-être ou malaise) ; le changement ne fait que lui donner la forme contrastée des plaisirs et peines distincts. Aussi, dans l’évolution des êtres et des espèces, il est clair que l’intelligence s’est montrée la dernière et qu’elle n’a été qu’un auxiliaire, un substitut de la sensibilité. Ce sont les modes de sentir les plus voisins de l’indifférence qui, chez les animaux, se sont développés les derniers, et ils ne se sont développés que pour servir d’instrumens au plaisir et à la douleur. L’animal n’a pas commencé par voir sa proie ou son ennemi : la vision est un raffinement ultérieur de l’organisme, comme l’ouïe, comme les sens aujourd’hui les plus intellectuels. De plus, chez l’animal, la vue, l’ouïe et tous les sens supérieurs qui agissent à distance ont pour but de remplacer la sensation immédiate de plaisir ou de douleur que l’animal éprouverait, soit au contact de la nourriture, soit au contact de ce qui le blesse ou le déchire. Si l’animal voit sa proie, ce n’est pas pour une contemplation platonique, c’est pour l’atteindre et la dévorer : on peut dire qu’il la dévore par les yeux avant de la dévorer avec sa bouche. On peut dire aussi qu’il fuit son ennemi par les yeux avant de le fuir par un mouvement de tout le corps. Les sensations supérieures sont pour lui des formules de mouvemens, soit vers un objet, soit à l’opposé d’un objet, et ces mouvemens sont, à leur tour, des formules de sensations soit agréables, soit désagréables. Pour nous-mêmes, que sont nos idées les plus abstraites, par exemple, celles de vérité, de beauté, etc.? Des symboles d’images dans lesquelles le son, image simple et pour ainsi dire aisément maniable, devient, comme dit M. Taine, un substitut d’autres images plus compliquées, plus lentes à évoquer : celles de la vue, du goût, de l’odorat, etc. L’évocation de ces images reste toujours possible pendant nos pensées les plus abstraites, et elle est toujours à son début quand nous prononçons des mots. Ces images, à leur tour, viennent se résoudre en sensations ; dans la sensation même, il y a affection et représentation. Enfin, la représentation présuppose une affection, une modification quelconque capable de représenter, c’est-à-dire d’être rapportée à une cause, à un objet. Le rapport du sujet à l’objet implique évidemment que le subjectif existe d’abord sans ce rapport explicite : avant que le miroir vivant conçoive l’objet qu’il reflète, il faut qu’il sente tout d’abord le reflet même sous forme d’une modification; c’est donc la modification quelconque, l’affection qui est primitive, non la représentation. Dès lors, la question reprend toujours la même forme : — Est-ce la modification indifférente (en supposant qu’il en existe), ou est-ce la modification non indifférente, plaisir ou douleur, qui est primitive? Nous avons vu ce qu’il faut répondre, et comment la théorie de l’évolution confirme notre analyse psychologique. Le caractère fondamental et primitif de l’émotion agréable ou pénible est encore prouvé par ce fait que l’émotion, par exemple la douleur, est ce qui disparaît en dernier lieu de la conscience. Quand on s’endort au milieu de quelque grande souffrance, physique ou morale, , on finit par ne plus rien vouloir, par ne plus rien penser, par ne plus rien percevoir du dehors, mais la douleur occupe encore la conscience : elle reste et veille la dernière. On a vaguement conscience de souffrir, et c’est tout. Cela tient sans doute, comme on l’a justement remarqué, à ce que l’émotion agréable ou douloureuse n’a besoin, pour être fixée, d’aucune image, d’aucun signe; elle n’implique rien que ne puisse envelopper la conscience la plus élémentaire et la plus pauvre[9].

Il faut donc se figurer l’état mental le plus simple comme un état enveloppant quelque peine ou quelque plaisir rudimentaire, un bien-être eu un malaise vague. Dans cet état, le côté « émotionnel » domine avec la réaction motrice qui en dérive, et le côté intellectuel n’est pas encore séparé. Conséquemment l’inconscience, qui suppose l’indifférence, est quelque chose d’ultérieur par rapport à la sensibilité, et il n’est pas impossible de comprendre comment cet état s’est développé par une évolution naturelle. A l’origine, toutes les émotions étaient agréables ou pénibles, et elles le sont encore toutes, très probablement, chez les organismes inférieurs. Ces organismes élémentaires sont sollicités à agir par un besoin, et un besoin est une peine plus ou moins notable, tout au moins un malaise; la satisfaction du besoin est suivie de plaisir. Ce rythme du plaisir et de la peine, ce passage incessant du malaise au bien-être et du bien-être au malaise, est le fond de la vie mentale; il est en parallélisme avec le perpétuel mouvement d’organisation et de désorganisation essentiel à la vie. Mais peu à peu, par l’effet de l’habitude, le mouvement accompli d’abord sous une impulsion de peine ou de plaisir notable est devenu plus facile et s’est accompli sous une moindre excitation. En même temps, un mécanisme fonctionnant d’une manière automatique tendait à s’établir. Il en est résulté que l’élément de plaisir ou de peine allait diminuant, s’éliminant peu à peu au profit des élémens moteurs. La fonction, accomplie d’abord avec de grands écarts autour d’un point d’équilibre, comme une planche sur laquelle on se balance, a fini par se rapprocher de ce point d’équilibre et par devenir voisine de l’indifférence. Telle est, par exemple, chez les animaux supérieurs, la respiration. C’est un perpétuel passage du malaise à l’aise, que cependant nous ne remarquons pas en temps ordinaire. Suspendez votre respiration, vous accroîtrez le malaise et, par contraste, l’aise qui suit : vous rétablirez une opposition plus tranchée qui, pour être diminuée, subsiste cependant dans le rythme de la respiration normale. Ce qu’on appelle l’indifférence, selon nous, n’est que la neutralisation mutuelle d’une série aboutissant à la peine par une série aboutissant au plaisir. C’est un état dérivé, une composition de mouvemens extérieurs et d’émotions intérieures. La parfaite indifférence n’est qu’un instant de transition plus idéal que réel. Là où elle existe, elle révèle une habitude prise et transmise héréditairement, une organisation devenue automatique, comme pour les battemens du cœur. Il faut remarquer, en effet, qu’une loi de la nature fait disparaître peu à peu tout ce qui est inutile à l’accomplissement d’une fonction : si une fonction qui exigeait d’abord des alternatives marquées de plaisir et de peine trouve un mécanisme de mieux en mieux approprié qui l’exécute automatiquement, la nature fait l’économie des stimulans du plaisir ou de la douleur, par cette raison simple que le cerveau n’est plus le siège de changemens notables sous l’influence des mouvemens accomplis par l’organisme. Ainsi, à nos yeux, le mécanisme et la logique sont deux aspects relativement superficiels d’un fond qui est sensibilité. C’est seulement lorsque les peines sont réduites à un degré faible et qu’elles sont immédiatement compensées par un petit plaisir qu’elles produisent une pulsation voisine de l’indifférence. Alors l’élément affectif s’efface, et il reste une simple perception mécanique de résistance, de contact non douloureux, non agréable en apparence. C’est là un état dérivé ; ce n’est pas, comme le croient MM. Spencer, Wundt et Taine, l’élément primordial de la sensation. Le conscient a ici la priorité sur l’inconscient et le mental sur la mécanique. Il n’est besoin d’insister sur l’importance de cette conclusion.


III.

Avec la sensation, ce qu’il y a en nous de plus essentiel aux yeux de la psychologie contemporaine, c’est le mouvement réflexe. Un dernier problème se présente donc : est-ce encore la sensibilité et la conscience que nous retrouverons sous l’acte réflexe, ou est-ce au contraire l’insensibilité et l’inconscience? En d’autres termes, n’y a-t-il qu’un pur mécanisme fonctionnant comme celui d’un automate quand, par exemple, le rat, privé de ses hémisphères cérébraux se met à fuir en entendant ou paraissant entendre la menace du chat; quand le pigeon, dans les mêmes circonstances, écarte la tête devant la menace du poing ou suit du regard la lumière qu’on lui présente. Rappelons d’abord les principaux faits de ce genre Kuss, ayant amputé la tête d’un lapin avec des ciseaux mal effilés qui hachèrent les parties molles de façon à prévenir l’hémorragie, vit l’animal, réduit à sa moelle épinière, s’élancer de la table et parcourir toute la salle avec un mouvement de locomotion parfaitement régulier. La moelle épinière semble une ligne de centres nerveux associés et néanmoins indépendans en une certaine mesure : chaque vertèbre paraît former comme un animal distinct. Landry et Vulpian ont divisé en plusieurs segmens la moelle épinière du cochon de fait en laissant intact le reste du corps; la communication avec le cerveau étant interrompue, la tête de l’animal ne sentait plus ce qui se passait dans les segmens séparés; ces segmens n’en continuaient pas moins de vivre et d’avoir leur excitabilité propre, leurs actions réflexes : quand on les irritait, ils réagissaient par des contractions musculaires, et cette excitabilité réflexe a pu durer de trois mois à un an. Qui ne connaît encore l’expérience célèbre de Pflüger? Ce dernier toucha avec de l’acide acétique la cuisse d’une grenouille décapitée, la grenouille essuya l’acide avec la face dorsale du pied correspondant. Pflüger coupa alors ce pied et appliqua de nouveau l’acide au même point; la grenouille essaya de nouveau de l’essuyer avec le même pied, et, n’y réussissant pas, puisque le pied n’existait plus, elle renonça à des efforts infructueux et sembla inquiète, agitée, « comme si elle cherchait un nouveau moyen. » Enfin elle se mit à essuyer l’acide avec le pied du côté opposé. Pflüger fut si vivement frappé qu’il en conclut que la moelle épinière, comme le cerveau, est capable de sentir et possède « des facultés sensorielles. » Des phénomènes réflexes de la moelle et du bulbe rachidien se produisent aussi chez l’homme indépendamment du cerveau : les plus familiers sont la toux, l’éternuement, le vomissement. On a vu, dit M. Vulpian, des fœtus sans cerveau qui criaient et qui suçaient le doigt qu’on leur mettait entre les lèvres. Chaque segment de la moelle paraît se comporter comme un petit cerveau. Si la moelle se trouve divisée au-dessous de l’origine des nerfs respiratoires, toute sensibilité consciente et toute motilité volontaire semblent abolies dans les parties du corps qui sont au-dessous de la section ; mais quand alors on chatouille la plante des pieds avec une plume, la jambe se relève sans que le patient s’en aperçoive, « à moins, dit M. Maudsley, qu’il ne voie le mouvement. » Hunter cite le cas d’un homme qui avait la moitié inférieure du corps paralysée, et dont les jambes exécutaient des mouvemens violens toutes les fois qu’on lui chatouillait les pieds; quand on lui demandait s’il sentait l’irritation, il répondait : « Non, monsieur, mais vous voyez que mes jambes la sentent.» — Là est précisément la question.

C’est cette conclusion qui est encore aujourd’hui l’objet d’intéressantes controverses. Et il n’y a ici que deux hypothèses vraiment rationnelles. Ou bien il existe jusque dans les plus simples réflexes, comme le croient Pflüger et Lewes, un minimum de sensation qui en est la condition vraie; et conséquemment il y existe, avec de la sensibilité, de la conscience rudimentaire. Ou bien, comme le prétendent MM. Maudsley, Wundt, Ferrier et Luys, tous les mouvemens accomplis par les centres nerveux inférieurs, une fois séparés des centres supérieurs, sont déterminés d’avance dans l’organisme par sa constitution mécanique et résultent simplement des propriétés mécaniques du système nerveux. Dans les deux hypothèses, remarquons-le, « l’inconscient » en soi de Hartmann, qui ne serait plus du pur mécanisme, mais de l’existence à la fois mentale et inconsciente, est une entité parfaitement inutile ; il est illogique d’imaginer un « esprit inconscient » qui règle sans le savoir les mouvemens de l’animal adaptés à un but : c’est là une hypothèse de métaphysique fantaisiste. Maintenant, des deux hypothèses vraiment scientifiques, quelle est la plus probable? C’est ce qu’il n’est pas facile de décider. Il nous semble que les deux peuvent être vraies à la fois, chacune dans son domaine, et que les réflexes ont une explication en partie mécanique, en partie psychique. M. Wundt, sans doute, a raison de dire qu’on peut imaginer un mécanisme assez parfait pour que la grenouille ou l’homme décapités continuent d’étendre la patte ou le bras sous une excitation. L’hypothèse mécaniste de Descartes est ici soutenable. Mais, d’autre part, en poussant à l’extrême cette hypothèse, on aboutirait à l’automatisme des bêtes ; or, chez les bêtes, il y a évidemment sensation. Qu’est-ce donc qui nous assure que, dans les tronçons séparés d’un myriapode, qui continuent à marcher et à se défendre, il n’y a pas encore quelque sensation? Qui nous assure qu’il n’y a pas de même des sensations confuses dans la moelle épinière d’un vertébré quand cette moelle réagit, surtout si l’on considère l’animal total comme un composé de vivans et une société d’organismes? Ferrier, après avoir dit que des mouvemens réflexes parfaitement adaptés « peuvent être produits sans conscience. par la moelle épinière, » ajoute cet aveu : « Il n’y a pas, dans la physiologie des centres nerveux, un problème plus difficile que celui qui consiste à distinguer les phénomènes purement réflexes des phénomènes de conscience, d’intelligence, de sensation[10]. »

Pour montrer que la conscience sensitive est répandue dans tout l’organisme et que le mécanisme réflexe a lui-même une « face psychologique, » on peut tirer argument, selon nous, du principe de l’évolution et de la sélection universelle. L’anatomie comparée, avec Geoffroy Saint-Hilaire, nous montre dans le crâne une vertèbre plus développée, partie antérieure de la colonne vertébrale, et le cerveau n’est de même que la partie antérieure de la moelle épinière : le crâne et le cerveau sont de simples produits d’une « différenciation » et d’une « intégration » progressives. De même, la substance grise, qu’elle soit celle du cerveau ou celle de la moelle, offre à l’anatomiste et au physiologiste des élémens histologiques semblables; comment donc le biologiste et le psychologue pourraient-ils leur attribuer des propriétés absolument différentes? Quoi ! la substance grise du cerveau répondrait à de la sensation, à de la conscience, et tout d’un coup sensation et conscience cesseraient quand on descend les degrés du cordon nerveux ?

M. Jules Luys finit lui-même par dire : « J’ai été amené à considérer d’une façon générale le fonctionnement dynamique du cerveau comme n’étant qu’une amplification plus ou moins considérable du mode de fonctionnement des différentes régions de l’axe spinal. » Qu’est-ce que le fonctionnement « dynamique » du cerveau, sinon la sensation et la réaction motrice? La sensation et la volonté ne sont donc que « l’amplification » de ce qui se passe déjà dans la moelle. Les fonctions du cerveau se ramènent, selon M. Luys comme selon M. Vulpian, à des actions réflexes très compliquées; or ces actions réflexes du cerveau ont un revers mental, la sensation; donc, peut-on conclure, les actions réflexes de la moelle doivent avoir aussi un revers mental. « Le moral, disait Cabanis, est du physique retourné; » mais le physique, à son tour, et surtout le physiologique, est du moral retourné, car on peut soutenir tout aussi bien que c’est du côté de la sensation qu’est le véritable « endroit des choses, » et que les mouvemens sont de simples effets ou des rapports de sensations.

Cette théorie a l’avantage d’accorder aux deux autres tout ce qu’elles renferment de positif, sans admettre les mêmes exclusions. A ceux qui voient dans le cerveau, avec MM. Luys et Maudsley, un fonctionnement tout mécanique d’actions réflexes, on peut dire : — Oui, tout se fait dans le cerveau selon des lois mécaniques, sans exception; mais, d’autre part, les lois mécaniques sont au fond les mêmes que les lois mentales, et la sensation est le dedans du mécanisme; c’est parce qu’il y a dans les élémens cérébraux plaisir ou douleur rudimentaire qu’il y a plaisir ou douleur dans la conscience totale du cerveau ; et c’est aussi parce qu’il y a de vagues sensations de peine ou de plaisir dans les élémens médullaires qu’ils réagissent sous les excitations.

Voici ce qui cause une légitime répugnance aux esprits scientifiques tels que M. Maudsley, dans l’hypothèse qui répand la sensibilité et la conscience tout le long de la moelle. C’est que les partisans de cette dernière hypothèse, comme M. de Hartmann, ont souvent voulu voir dans la réaction des centres inférieurs une pensée adaptant des moyens à des fins, une volonté poursuivant un but; ce qui les a obligés en même temps de supposer que cette volonté est inconsciente. Mais il n’est point nécessaire de tomber dans ces fantaisies. Il ne faut pas placer dans la moelle une « conscience médullaire » analogue à la conscience cérébrale, qui aurait l’idée d’un obstacle à écarter et la volonté de l’écarter, on n’y peut placer qu’une sensibilité diffuse et aveugle. Toute l’argumentation de M. Maudsley en faveur du pur mécanisme est viciée par la confusion de cette sensibilité avec la finalité intellectuelle. Il croit réfuter Pflüger en disant: « Le fait qu’un mouvement s’accomplit en vue de ce qu’on nomme un but n’implique pas nécessairement que ce fait soit volontaire, prémédité ou conscient[11]. » Mais, c’est là ne pas comprendre la vraie question. Il ne s’agit pas de savoir s’il y a dans la moelle raisonnement, préméditation, réflexion consciente; il s’agit de savoir simplement s’il y a des sensations plus ou moins vagues dans les centres nerveux de la moelle : sous l’influence d’une irritation sentie comme, pénible, ces centres réagiraient aveuglément, mais cependant de manière à faire fonctionner le mécanisme habituel des organes, qui aboutit, par exemple, à tel mouvement du pied ou de la main. « Le fait de sentir, dit M. Maudsley, implique-t-il ce que nous entendons par ces paroles : Moi je sens, moi j’ai conscience, il est impossible alors que le polype ou la moelle sans cerveau sentent. Sinon, il faut trouver un autre terme pour désigner l’irritabilité organique, cette soi-disant sensation, que l’individu comme tel n’a pas, mais que nous attribuons aux moindres particules de son protoplasme vivant. » — Nous répondrons que sentir n’implique nullement : « Moi je sens, » que la conscience immédiate d’une douleur n’implique pas la conscience réfléchie, que des cellules peuvent être émues d’une manière pénible sans que l’individu, comme individu, le sente. C’est probablement ce qui a lieu dans l’expérience de Goltz. Si on place dans le creux de la main étendue une grenouille privée de ses hémisphères cérébraux, elle s’y accroupit tranquillement ; si alors, comme fit Goltz, on retourne la main doucement, la grenouille remue une patte, puis l’autre, de façon à ne pas tomber et à monter peu à peu sur le bord de la main qui s’élève ; si on continue de tourner la main, la grenouille se trouve sur le dos de cette main et y reste immobile jusqu’au moment où, par un mouvement inverse, on la force à revenir sur la paume. Le sens musculaire et le sentiment de la pesanteur, excités dans ce cas chez la grenouille, produisent des mouvemens adaptés. Le stimulus sensoriel met alors en jeu le même mécanisme auquel aurait eu recours la stimulation intellectuelle et volontaire. Cette dernière stimulation, d’ailleurs, chez l’être normal, ne pourrait pas agir sans l’action des centres inférieurs : elle se bornerait à susciter ou à diriger cette action. Les centres inférieurs, au contraire, peuvent agir et réagir sans les centres de l’intelligence et de la volonté, pourvu qu’il y ait une excitation sensorielle ; c’est ce qui a lieu chez la grenouille sans cerveau, et nous croyons que cette excitation sensorielle est une émotion agréable ou pénible ayant son siège dans la moelle. Si cette même grenouille, privée de ses hémisphères, est caressée légèrement entre les épaules ou au flanc, elle coasse avec une régularité machinale, une fois à chaque attouchement, tandis que l’animal à l’état normal ne coasse pas, ou au contraire le fait plusieurs fois; car ses hémisphères, selon la remarque de Maudsley, lui permettent à son gré d’arrêter ou de renforcer l’action réflexe. Mais les grenouilles mêmes qui ne veulent pas coasser lorsqu’elles ont le cerveau intact, le font facilement et régulièrement après l’ablation des hémisphères. De même, elles s’abstiennent toutes de coasser si l’irritation, au lieu d’être agréable, est douloureuse. Elles font alors des gestes de défense, ou parfois poussent un cri de douleur. Nous croyons qu’alors il y a parallèlement au mécanisme, une émotion de malaise plus ou moins vague. A en croire M. Maudsley, au contraire, « ces actions sont aussi complètement physiques que les mouvemens successifs du piston et des roues d’une machine à vapeur. » De même, selon lui, il n’est pas plus étonnant de voir les jeunes canards nager immédiatement dans l’eau, par un mécanisme réflexe, et les poulets se noyer, « que de voir le bois flotter et le fer s’enfoncer[12]. » Parler ainsi, c’est n’apercevoir qu’un côté des phénomènes. Assurément il y a dans les actions réflexes un mécanisme et même, sous le rapport des actions et réactions extérieures entre les cellules, tout y est mécanique ; mais, en même temps, il y a dans les cellules un « côté psychique, » sensoriel, comme M. Maudsley lui-même est forcé de l’avouer à la fin. Et ce côté sensoriel n’est plus uniquement la simple excitation mécanique; il est cette excitation, plus un certain état psychique des centres nerveux secondaires, analogue à l’état que nous appelons sensation, émotion, plaisir ou déplaisir. Quand le cerveau est intact, les sensations se communiquent aux hémisphères et s’y centralisent; le cerveau enlevé, elles restent dispersées dans les centres nerveux secondaires; mais elles n’en subsistent pas moins, selon toute probabilité. M. Maudsley demande qu’on le lui démontre, et sans doute la preuve directe est impossible; l’est-elle moins quand il s’agit de prouver à un Descartes ou à un Malebranche qu’un chien frappé qui se plaint sent le coup de pied? De nous à l’animal nous raisonnons par analogie ; la même analogie est encore valable, quoique affaiblie, de l’animal ayant ses hémisphères à l’animal privé de ses hémisphères, ou, si l’on veut, des centres nerveux cérébraux aux centres nerveux spinaux, qui, dans cette société de cellules qu’on nomme organisme, ne sont que des vivans d’ordre inférieur, soudés et subordonnés à des vivans d’ordre supérieur. Si les centres de la moelle étaient absolument mécaniques, sans aucun élément psychologique, cet élément manquerait aussi dans le cerveau, puisque le cerveau n’est que le prolongement de la moelle. C’est donc une exagération que de comparer les mouvemens réflexes sensoriels aux mouvemens d’un piston ou d’un morceau de liège qui, évidemment, sont étrangers à toute « stimulation psychique. » Non, les centres nerveux réagissent les uns sur les autres d’une manière à la fois mécanique et mentale, comme des gens qui, dans une foule pressée, se poussent et se donnent des coups de coude, et qui se trouvent tous à la fin portés dans une certaine direction, alors même qu’ils ne l’auraient ni connue ni voulue. Chacun en particulier n’a cherché qu’à éviter le malaise d’une pression extrême, et il se trouve pourtant que tous réalisent une sorte de manœuvre plus ou moins compliquée. De même, dans l’animal récemment décapité, des sensations sourdes se produisent comme d’habitude le long des cellules de la moelle; comme d’habitude, elles entraînent à leur suite des mouvemens; et alors commence la pure mécanique : comme d’habitude, ces mouvemens suivent la voie tracée; comme d’habitude, ils convergent vers le même point et produisent la contraction de la patte ou du bras que l’animal aurait produite s’il avait connu un danger et voulu s’y soustraire. Il n’a rien connu, encore une fois, ni expressément voulu; ses élémens ont vibré sous le coup de sensations plus ou moins aveugles, et la finalité apparente du résultat n’est que l’effet de l’harmonie organique réalisée dans son corps par la sélection naturelle. Ainsi s’expliquerait l’expérience du docteur Robin. Après avoir ranimé par l’électricité la moelle épinière d’un homme qu’on venait de décapiter, if gratta avec un scalpel le sein droit ; aussitôt le bras droit du supplicié se leva et dirigea la main vers l’endroit blessé. C’est là un mouvement de défense compliqué qu’un enfant ne sait pas faire et qui s’apprend par l’exercice. L’habitude de ce mouvement et de son adaptation à une fin était donc descendue dans la moelle du supplicié, où elle se réveillait comme les actions réflexes naturelles, probablement sous la stimulation d’une vague douleur répandue dans les cellules encore vivantes et vibrantes.

Le cerveau, disait avec raison le savant psychologue anglais Lewes, est l’organe principal et dominateur (de toute la vie mentale ; il a les fonctions les plus nobles, mais il n’exclut pas la part des autres ganglions à la sensibilité générale. Les sensations qui viennent des sens et des viscères, il les additionne, les combine, les modifie, et par un mode de transformation profondément mystérieux, les élabore en idées. Il est le généralissime qui contrôle, dirige et inspire les actions de tous les officiers subordonnés ; mais supposer que ces subordonnés n’ont pas aussi leurs fonctions indépendantes, c’est une erreur. « Généraux, colonels, capitaines, sergens, caporaux, simples soldats, tous sont des individus comme le généralissime, avec un pouvoir inférieur et des fonctions différentes, selon leurs positions respectives. Mais si le commandant en chef est tué, l’armée a encore ses généraux ; si les généraux sont tués, les régimens ont encore leurs colonels. Bien plus, par un effort énergique, un caporal peut faire tenir ferme à sa compagnie. C’est là la situation de l’animal à qui on a enlevé son cerveau ; chaque partie séparée de l’organisme a encore son général, son colonel ou son simple caporal. » Malgré cette comparaison du corps vivant avec une armée, Lewes n’a pas expressément enseigné la doctrine des sociétés d’organismes formant un agrégat de cellules vivantes, qui, quand elles sont des cellules nerveuses, deviennent probablement capables de sensations plus ou moins vives. Il n’y a pas, dans le système nerveux, une seule et unique conscience, mais probablement un très grand nombre de consciences sensitives, qui communiquent ensemble à l’état normal et se transmettent l’irritation[13].

La vie, la sensibilité, la conscience même n’est pas cette chose une et indivisible qu’avait imaginée le spiritualisme traditionnel : elle est susceptible non-seulement de directions multiples, mais de diffusion, de concentration, de transmission et de déplacement. Pourquoi, par exemple, lorsque nous diminuons la conscience d’une douleur par une lecture, par une attention vivement portée sur un autre objet, diminuons-nous la douleur même? C’est qu’alors nous distrayons une partie de l’énergie cérébrale et du mouvement cérébral, auparavant employés à transmettre les vibrations causées par un désordre de quelque organe : c’est une application du théorème de la conservation de l’énergie, c’est un déplacement de la force et une transformation de ses effets. Voilà pourquoi encore nous diminuons une douleur violente par les cris, les mouvemens, les convulsions de nos membres : toute la force cérébrale ainsi dépensée à produire du mouvement est autant de force dérobée à la sensation douloureuse. Parallèlement, la conscience se trouve déplacée en partie ; elle est partagée entre des efforts moteurs et des sensations douloureuses, au lieu d’être à celles-ci tout entière; c’est comme un procédé indirect d’anesthésie. Il est très possible, comme on l’a remarqué, que l’anesthésie même ne supprime pas absolument la souffrance, ou plutôt les souffrances de l’organisme, mais les oblige simplement à rester élémentaires, cellulaires, moléculaires. Dans cette hypothèse, l’anesthésie ne permettrait pas aux sentimens de se fondre en un état général ; elle les laisserait divisés en une multitude indéfinie de petites affections locales qui ne se concentreraient pas en une conscience générale : ce serait comme une vaporisation de la souffrance.


Nulle part, en résumé, on n’est autorisé à admettre une complète disparition de la conscience, si on entend par là le sentiment immédiat et spontané de bien-être ou de malaise, de vie favorisée ou de vie contrariée. Ne confondons pas ce sentiment avec l’intelligence, encore moins avec la volonté poursuivant une fin. Toutes ces confusions restent au compte de ceux qui, comme M. de Hartmann, veulent voir partout des exemples de finalité, de volonté poursuivant un but. Nous, au contraire, nous plaçons au fond de la conscience une sensibilité qui n’est encore ni la pensée ni le vouloir proprement dit. D’une part, cette sensibilité est le seul élément d’ordre mental qu’il soit plausible de placer sous les actions réflexes. D’autre part, toutes les nuances intellectuelles dont l’ensemble forme le domaine de la pensée réfléchie sont, au point de vue de l’évolution, dérivées de la sensibilité et postérieures. Aussi, loin de dire avec Aristote que le plaisir est un « surcroît » qui s’ajoute à l’acte intellectuel « comme à la jeunesse sa fleur, » nous dirions plus volontiers que c’est l’intelligence qui est un surcroît et un épanouissement de la sensibilité. L’intelligence est de la sensibilité subtilisée qui arrive à saisir les changemens les plus délicats, même quand les états entre lesquels ont lieu ces changemens ont perdu leur vivacité agréable ou pénible; nos pensées, ce sont des plaisirs ou des peines dont la pointe est émoussée et que nous effleurons en passant avec rapidité de l’un à l’autre, sans enfoncer; l’intelligence voit moins les choses que leurs rapports de succession et de simultanéité. Sortie de la sensibilité, elle finit par s’opposer à la sensibilité même. On peut lui appliquer ce que nous avons dit plus haut des effets produits sur la rétine par l’alternative de la dépense et de la réparation nerveuses. Lorsqu’on a d’abord vu, pendant longtemps, un objet où la lumière et l’ombre sont en un vif contraste, si ensuite on regarde l’ombre avec les yeux fatigués, on voit de la lumière; si on regarde la lumière, on voit de l’ombre; on peut ainsi avoir d’un objet une « image négative, » c’est-à-dire une image où les parties lumineuses paraissent en noir et les parties noires en blanc. Les physiologistes expliquent ce fait en disant que les nerfs qui avaient d’abord fourni la sensation de la couleur vive se trouvent émoussés, vibrent moins et donnent, par conséquent, une sensation faible, tandis que l’inverse a lieu pour les nerfs qui ont donné la sensation de la couleur sombre. Une loi analogue explique, selon nous, la genèse de l’intelligence; on peut dire qu’elle est une image négative des choses, dans laquelle ce qui était tout lumineux de plaisir, de douleur, de sensibilité, a pris la teinte de l’indifférence; au contraire, les rapports et les contours des choses y ressortant en pleine lumière et frappent presque exclusivement la conscience. L’intelligence demeure donc toujours plus ou moins superficielle : circum prœvordia ludit. C’est la faculté de sentir, le sentiment au sens le plus général de ce mot, qui, à tous les points de vue, nous paraît la vraie caractéristique de l’existence mentale et peut-être de toute existence. La pensée, ou « représentation intellectuelle, » comme disent les Allemands, Vorstellung, et la volonté, Wille, n’en sont à nos yeux que les manifestations partielles. Au lieu de décrire le monde, avec Schopenhauer, « comme volonté et représentation, » volonté inconsciente et représentation consciente, il vaudrait peut-être mieux décrire le monde comme sentiment. Au lieu d’enseigner avec M. de Hartmann la « philosophie de l’inconscient, » on pourrait, avec plus d’avantage encore et de vérité, professer la « philosophie du conscient, » qui, sous l’action réflexe, comme sous la volonté et l’intelligence, retrouve la sensation, puis, sous la sensation même, le plaisir ou la douleur, conséquemment un état de conscience, nulle part l’inconscience et l’indifférence.


ALFRED FOUILLEE.

  1. Telle semble aussi l’opinion de M. Ribot. M. Colsenet se rapproche davantage de Hartmann.
  2. Voir sur ce point M. Delbœuf, Examen de la loi psychophysique.
  3. Nous ne voyons pas que la loi de Fechner réduise la conscience, comme M. Ribot semble le croire, à un jeu d’optique en grande partie illusoire, car l’illusion porte bien plutôt sur l’objet extérieur que sur l’état de conscience lui-même : ce sont nos inductions et non pas notre conscience qui sont ici suspectes. Par exemple, si la confiance n’augmente pas sa sensation de son dans la même mesure que l’excitation extérieure, c’est que, nous venons de le voir, l’usure des nerfs contre-balance en partie cette excitation : la conscience est donc fidèle dans son apparente infidélité et reflète l’état exact, sinon des objets extérieurs, du moins du système nerveux.
  4. Pour le passage des étoiles au méridien), il faut noter le temps précis où l’étoile passe devant le fil de la lunette. Rappelons qu’en 1795, un astronome de l’observatoire de Greenwich, Maskelyne, constata que son aide notait toujours le passage des astres au méridien avec un retard de 5 à 8 dixièmes de seconde. Persuadé qu’il y avait de sa part une négligence incorrigible, il le renvoya. Plus tard, les astronomes s’aperçurent qu’il y avait toujours un retard dans la perception du passage de l’étoile, et que ce retard variait selon les observateurs, depuis 1 ou 2 dixièmes de seconde jusqu’à une seconde. L’erreur produite par ce retard, une fois calculée en moyenne pour chaque personne, produit l’équation personnelle, dont on tient compte dans les calculs.
  5. On a calculé que la vitesse du courant nerveux est de 30 mètres environ par seconde. Si on suppose une baleine ayant 30 mètres de long qu’on frappe d’un coup de harpon, il s’écoulera deux secondes entre le coup et le mouvement de la queue, plus une petite fraction de seconde nécessaire pour que la baleine perçoive le coup et réagisse : les assaillans, dans leur barque, auront donc plus de deux secondes pour s’éloigner. — Un Américain vient de se faire breveter pour une pile destinée à foudroyer les suppliciés, de telle sorte qu’ils n’aient pas le temps de souffrir. L’électricité, beaucoup plus rapide que le courant nerveux et que la pensée, pourrait produire, prétend-il, un effet mortel avant que la conscience eût le temps de s’en apercevoir.
  6. Même doctrine chez M. Ribot.
  7. Voir M. Taine. p. 226 et suiv., et Fick, Anatomie und Physiologie der Sinnes-Organe, p. 28, 30, 42, 43.
  8. Mental and moral Science, p. 217.
  9. Voir M. Colseret: la Vie inconsciente de l’esprit, p. 242, et M. Spencer, la Conscience sous l’action du chloroforme, dans la Psychologie.
  10. Les Fonctions du cerveau, traduction de M. de Varigny, p. 29.
  11. Physiologie de l’esprit, tr. fr., p. 129.
  12. Physiologie de l’esprit, tr. fr., p. 189.
  13. Sur les sociétés d’organismes et de consciences, outre les travaux de MM. Schaeffle et Lilienfeld, voir M. Espinas, les Sociétés animales, et M. Perrier, les Colonies animales.