La Vie d’un savant au XVIe siècle - Francois Viète

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La Vie d’un savant au XVIe siècle - Francois Viète
Revue des Deux Mondes, 4e périodetome 141 (p. 340-365).


La vie d’un savant au xvie siècle
François Viète


Le roi Henri IV, recevant un jour en son palais de Fontainebleau l’ambassadeur des États de Hollande, énumérait avec complaisance les beaux génies français qui, dans les lettres, dans les arts, ou par de grandes actions, avaient surmonté leurs rivaux. « Je les admire comme vous, répondit le Hollandais qui se piquait de géométrie, mais la France, jusqu’ici, n’a pas produit un seul mathématicien ! » L’accusation venait de bonne source. Adrianus Romanus, géomètre à qui Chasles a trouvé du génie, dans la préface d’un livre récemment publié, avait donné pour chaque nation la liste des personnages excellens en mathématique. Aucun Français n’était cité. « Romanus se trompe ! » s’écria Henri IV, et, se tournant vers un serviteur, il lui ordonna d’aller quérir le seigneur de la Bigottière.

Le seigneur de la Bigottière, conseiller du roi en ses conseils, illustre aujourd’hui sous le nom de Viète, n’avait pas mis encore l’enseigne de mathématicien ; il était inconnu des savans. Après une heure de conversation, l’ambassadeur de Hollande avait reconnu un maître, et, dès le lendemain, il faisait sa cour à Henri IV en proclamant son conseiller intime le maître des maîtres.

Le grand-père de Viète était marchand dans un village du Poitou. Le bonhomme avait fait instruire ses enfants ; c’était alors chose aisée, peu coûteuse, et pourtant assez rare. On enseignait gratuitement aux écoles ; et il y avait foison de collèges, dit Montaigne, qui le regrette. « Je veux croire, dit un pamphlet anonyme qui paraît d’un fort honnête et galant homme, que l’intention de ceux qui nous ont amené ce nombre effréné de collèges a été bonne ; mais l’expérience fait voir que les effets en sont très pernicieux. Les sciences, ajoute l’anonyme, ne sont bonnes que pour les grands esprits. Si elles en polissent quelques-uns, elles en affaiblissent mille autres. Si, dans un bourg, quelqu’un a appris à écrire et trois mots de latin, soudain il ne paye plus la taille, ne veut être soldat, marchand, artisan ou laboureur, dédaigne les arts mécaniques, devient ministre de chicane, procureur, tabellion ou sergent, et par ce moyen, ruine ses voisins. » Le père de Viète devint procureur ; il voulut, comme son père, faire instruire ses enfans. Le petit François commença, ainsi qu’on faisait alors, par apprendre le Caton, recueil de sentences latines bien choisies que les enfans, à force de les épeler, de les lire, de les relire, de les copier, de les réciter, de les entendre citer, de les chanter peut-être, finissaient par comprendre à peu près et par savoir imperturbablement. Le Caton donnait aux enfans, pour toutes les circonstances de la vie, de sages conseils qu’ils suivaient rarement ; s’ils les avaient suivis, au lieu de cinq cents éditions connues du célèbre livret, il aurait fallu en faire dix mille. Viète y avait appris que chacun doit vivre dans la condition où il est né, et, loin des agitations ambitieuses, conduire sa barque sur de modestes ruisseaux :

Tuta mage est puppis modico quæ flumine fertur.

Il fit tout le contraire et traversa cette orageuse fin de siècle, en compagnie des plus grands personnages, sur des esquifs battus par la tourmente.

Son père l’envoya chez les Cordeliers de Fontenay, qui, sans transformer leur couvent en collège, instruisaient volontiers les enfans, riches ou pauvres, désireux de savoir et d’apprendre. Une aumône payait chaque leçon. La règle permettait l’ignorance, la conseillait même, mais ne l’imposait pas ; quand la besace était pleine, on tolérait la culture des lettres. On citait des moines fort doctes ; c’est aux Cordeliers de Fontenay que Rabelais, « commencement de moine, enfumé et parfumé de misère, et mal voulu des bons pères mendians, s’était dégoûté de moinerie et d’ichtyophagie. » S’il avait conservé le froc, c’est lui peut-être, les dates le permettent, qui aurait enseigné au petit Viète la langue grecque qu’il possédait en excellence. D’autres en son lieu l’y instruisirent. Pour Les mathématiques, Euclide, Archimède et Apollonius furent ses maîtres, il les étudiait dans leur langue. À dix-neuf ans, après avoir pris ses degrés à la faculté de droit en l’Université de Poitiers, il revint à Fontenay comme avocat ; il plaida, donna des consultations, se chargea des affaires qu’on voulut bien lui confier et prit rang parmi les premiers avocats du Poitou. Le nom de ses cliens en est la preuve.

Frédéric Ritter, ingénieur des ponts et chaussées, et Benjamin Filon, érudit sagace et collectionneur très zélé, tous deux dévoués à la mémoire de Viète, ont recherché et trouvé le nom de Viète dans les études de notaires et dans les procès-verbaux de plusieurs procès. C’est à eux, à Ritter surtout, que nous devons de connaître aujourd’hui les détails d’une vie avant eux presque ignorée.

La veuve de François Ier, Éléonore d’Autriche, avait dans son douaire un très grand nombre de fermes en Poitou ; des difficultés s’élevèrent, et Viète fut chargé de liquider ses fermages. Marie Stuart avait aussi dans le comté de Poitou une partie importante de son douaire. Dans un moulin qui lui appartenait, non loin de Fontenay, on découvrit un trésor, des pièces d’or et d’argent mérovingiennes ou romaines ; comme propriétaire, suivant la coutume, elle avait droit à une part, à la plus grosse probablement. Viète fut chargé de la réclamer et de représenter la veuve de François II.

Dans une transaction relative à un don volontaire de seize millions, payable en douze années par le clergé de France, sous la condition que les droits et privilèges de l’Église seraient respectés, Viète est nommé comme fondé de pouvoirs de plusieurs bourgeois de la Rochelle. Quels étaient les intérêts de ces bourgeois dans la transaction intervenue entre le roi et le clergé ? Je n’ai pas réussi à le savoir.

La terreur religieuse mettait l’Europe en feu. La ruine universelle était en France le moindre de nos maux. La ville de Fontenay, plus riche naguère en marchandises qu’en soldats, prise et reprise par force avec grande tuerie, était désolée et presque déserte. On se massacrait, on se noyait, on se pendait, on se brûlait, et les édits de pacification défendaient de faire justice. On interdisait aux propriétaires, sous peine de démolition, de louer leurs maisons à ceux qui faisaient scandale. Faire scandale alors, selon que triomphaient huguenots ou papistes, c’était aller à la messe ou n’y aller pas. Chaque moitié de la ville prétendait chasser l’autre. Plus de procès ! on les appointait à coups de poignard. Dans l’étude de Viète, les sacs étaient vides ou pendus au croc. À bout de patience, découragé, ruiné, menacé de pis, il renonça au métier. La foi chez lui était tiède, et le zèle catholique très petit ; il était de ceux qui n’entendent la messe que d’un genou. En politique, on l’accusait de modération, il agissait suivant le temps et l’occasion, ne désirant pour lui et pour les autres que la tranquillité et la paix. On ne s’étonnera pas qu’il ait accepté, on s’étonnera un peu plus qu’on lui ait proposé, dans une des citadelles de la Réforme, de faire l’éducation d’une petite protestante de onze ans, Catherine de Parthenay, fille unique de Jean de Parthenay-l’Archevêque, sieur de Soubise, et d’Antoinette d’Aubeterre, son épouse, tous deux huguenots militans. Le sieur de Soubise, un des chefs du parti, guerroyait sous les ordres de Goligny et de Condé. Souvent, il commandait en chef, sa famille le voyait rarement. Le château du Parc était un fort et une retraite où la dame de Soubise offrait, avec une généreuse hospitalité, le libre exercice du culte aux protestans fugitifs ou proscrits. La petite Catherine était admirée de tous ; intelligente, spirituelle, studieuse, singulièrement précoce, et instituée déjà en bonne discipline, elle apprenait avec reconnaissance tout ce que Viète voulait bien lui montrer. Latin, grec, algèbre, géométrie, astronomie, — il lui enseignait que la terre ne tourne pas, lui démontrait qu’elle ne peut tourner — Catherine comprenait tout. La charmante enfant parlait et écrivait le français avec gentillesse et bonne grâce. Les érudits du xvie siècle, et les hommes de quelque littérature, tout en s’inclinant devant les anciens, proclamaient et maintenaient la précellence de notre langage littéraire sur celui de Dante, de Pétrarque et d’Arioste. On répétait, après Henri Estienne : « Ils disent bien, mais nous savons dire mieux encore. » Très habile à manier la langue française, Viète, sans poétiser pour son compte, enseignait à son élève quels vocables étaient admis dans la langue poétique, l’exerçant aux élégies, aux sonnets, aux rondeaux dont elle savait les lois. La poésie, dans les combats et les luttes de la vie, était une arme souvent terrible. L’épigramme valait un poignard ; la chanson, Victor Hugo l’a dit depuis, servait de clairon à la pensée, et les psaumes mêlaient de viriles colères aux mollesses de l’amour divin. Catherine, appelée à jouer un rôle, préparait ses voies dès l’enfance. L’étude du latin, celle même du grec, pour une jeune fille de gentil esprit, que, sans arrière-pensée ironique, on nommait un bel esprit, n’était alors aucunement exceptionnelle ; elle l’était moins qu’ailleurs dans la famille de Parthenay. Clément Marot avait écrit à la grand’mère de Catherine :

De te parler de science latine,
D’en deviser près de toi ne suis digne.

Le latin était une langue vivante. Les jeunes filles l’apprenaient, comme aujourd’hui l’anglais ou l’allemand, et comme aujourd’hui, beaucoup mieux que leurs frères détournés par l’escrime, l’équitation, la danse et la chasse, anciens restes de la chevalerie, qu’on nommait alors exercices d’Académie, comme ils le sont chez nous par le baccalauréat.

Sur un point important, Catherine aurait pu en remontrer à son précepteur ; elle se plaisait aux textes sacrés : distinguait subtilement le sens littéral du sens figuré, connaissait le libre arbitre et le serf arbitre, décidait sur la présence réelle et affirmait avec Calvin la justification et la sanctification par la foi, douteuses l’une et l’autre pour de sa vans docteurs. Sa mère lui enseignait que le rire est une erreur, et la joie une tromperie. Sur ces hautes questions qui semblaient au château les plus considérables et les seules sérieuses, Viète s’avouait incompétent. Il aurait attristé ses hôtes en fuyant le prêche, mais on savait en l’y voyant qu’il y pensait à la réforme de l’algèbre.

On l’aimait cependant, et l’on priait l’Esprit Saint, qui souffle où il veut, de lui apporter la manne cachée. Comme on n’avait en sérieuse détestation que le papisme, on pouvait céder à la sympathie que Viète inspirait à tous. S’il était ignorant des vérités éternelles, il savait tout le reste et on en profitait. La dame de Soubise le considérait comme un trésor caché ; heureuse de rencontrer un secrétaire de si bon esprit, habile à écrire et à raisonner des choses, elle lui confiait l’immense correspondance et les secrets du parti. On avait au château de graves ennuis. Poltrot de Méré avait tué le duc de Guise. Une moitié de la France s’affligeait, Guise était pour elle un sauveur et un héros. L’autre moitié l’avait en malédiction, le traitait d’Antéchrist, de tigre et de vipère venimeuse. On disait plaisamment au Parc, en recevant la nouvelle, qu’il ferait bon mourir ce jour-là pendant que les escadrons de diables occupés à fêter en enfer le bourreau d’Amboise et le massacreur de Vassy ne pouvaient happer les âmes et remplir leurs bottées. On priait pour Poltrot chez Soubise, comme, quelques années plus tard, le cardinal de Granvelle priait pour le meurtrier de Guillaume le Taciturne. Poltrot cependant, pressé par la torture, avait nommé Soubise comme un des instigateurs de son acte ; l’accusation était vraisemblable. Nourri page du baron d’Aubeterre, père de la dame de Soubise, Poltrot était entré à l’âge de dix-sept ans au château de Parc et s’y était toujours conduit en bon et brave soldat, prompt à solliciter les missions périlleuses et habile à les accomplir. Viète le connaissait bien ; il le trouvait fanfaron, gausseur et d’humeur divertissante. Poltrot disait souvent qu’il tuerait le duc de Guise ; cette idée le hantait et on la trouvait plaisante, ne la prenant pas au sérieux. Il élevait le bras en s’écriant : « Voilà la main qui accomplira les prophéties ! » Un jour, voyant passer un cerf dans le parc, il dit à ceux qui l’entouraient : « Voulez-vous voir comment je ferai à M. de Guise ? » et il tua le cerf d’une arquebusade dans la tête ; car il était fort adroit. Il voulait « suivre les erres d’Eléazar qui s’est sacrifié pour Israël. » C’était un style alors fort répandu. Soubise y était habitué, mais tançait Poltrot, le reprenant d’orgueil : « Tu te vantes, disait-il, ton cœur n’est pas en assez haut lieu pour de tels faits. » C’est ainsi, comme l’a dit d’Aubigné, que, sous couleur de le détourner, on le mettait au défi et lui donnait courage.

Soubise voulant répondre par le récit de sa vie au blâme dont on chargeait son honneur et n’espérant pas, comme Xénophon et César, élever son éloquence à la hauteur de ses actions, confia à Viète le soin de mettre par écrit ses aventures, ses prouesses et les preuves de sa constante loyauté.

Les mémoires de Jean de Parthenay-l’Archevêque, sieur de Soubise, restés inédits pendant trois cents ans, ont été publiés en 1879. Il est étrange qu’ils n’aient pas été plus remarqués. Le style en est excellent, et ils ont l’intérêt d’un roman. Viète, pour la langue française comme pour l’algèbre, a été un précurseur. Contemporain de Montaigne, il écrit comme Descartes.

L’arbre généalogique des Parthenay présente une singularité. Le nom de Parthenay, à une date inconnue, avait couru grand hasard de s’éteindre. C’était plusieurs siècles avant la naissance de Catherine. Cette race illustrée par quatorze rois, dont on ne sait que le nombre, n’avait plus qu’un seul représentant. Il était archevêque. L’espoir de lignée semblait nul. Le Saint-Père, ayant égard à l’ancienneté, à la gloire et à la singulière piété d’une maison dont le nom et les armes ne devaient pas périr dans le monde, permit mariage à l’archevêque ; c’était alors question de discipline ; il imposa certaines conditions. La première était de donner à ses descendans le nom et le titre d’archevêque. Les femmes heureusement n’y avaient pas droit. Catherine aurait rejeté avec les armes de sa famille, le caractère, la marque et le sceau de la bête ; c’était le nom qu’on donnait dans le parti à la mitre épiscopale qui, chez les Parthenay, remplaçait la couronne.

« La mère de Jean de Parthenay était à Anne de Bretagne, de laquelle elle était autant favorisée que jamais servante fut de sa maîtresse, ce que la Reine lui continua toute sa vie, de sorte qu’elle se gouvernait par son conseil en ses plus importantes affaires, la connaissant de bon entendement, non seulement en ce qui appartient au fait ordinaire des femmes, mais même en affaires d’Etat, en quoi elle ne cédait à nulle femme, ni à guère d’hommes de son temps.

« La reine Anne venant à mourir lui recommanda Mme Renée, sa fille, lui usant de ces mots : « Madame de Soubise, je vous donne ma fille Renée, et n’entends point seulement que vous lui serviez de gouvernante, mais je vous la donne, et veux que lui soyez comme mère, remettant en elle l’amitié que vous m’avez portée. »

« Maltraitée cependant par la régente Louise de Savoie, elle fut contrainte de se retirer de la cour, écrivant à la régente : « Je désire plus rester en votre bonne grâce en ma maison que d’être ici à votre déplaisir. »

« Elle s’en vint dans sa maison du Parc, en Vendée, prenant peine à bien faire instruire ses enfans, et fit étudier son fils aux lettres, chose fort rare en ce temps-là, de sorte qu’il était tenu pour un des plus savans hommes de sa robe qui fût en France. Ses trois filles, lesquelles elle ne pensait point à faire étudier, s’y adonnèrent tellement, tant pour l’amour de leur frère avec lequel elles se mirent à apprendre, que pour une certaine inclination qu’ils y avaient tous, qu’elles se rendirent les plus doctes femmes de leur temps, principalement l’aînée, laquelle était tenue non seulement pour la plus docte de France, mais même de la chrétienté, aux langues grecque et latine et aux sciences humaines ; et qui plus est à estimer, dès ce temps ladite dame de Soubise avait connaissance de la vraie religion et y instruisit ses enfans dès leur petitesse. »

Dans cette dernière phrase, écrite de sa main, c’est Viète qui tient la plume, mais il est clair que Soubise l’a dictée.

« Ainsi la dame de Soubise demeura à sa maison jusqu’au mariage de Mme Renée avec le duc de Ferrare, car lors il se trouva de certaines affaires qu’elle seule entendait, et à quoi on ne pouvait donner ordre sans savoir quelques particularités dont la reine, sa maîtresse, ne s’était fiée qu’en elle. Partant, on fut contraint de la mander, joint que Mme Renée, qui assez mal volontiers consentait à ce mariage, dit qu’elle ne partirait pas de France qu’on ne lui rendît Mme de Soubise, ce que, pour la contenter, on lui accorda. »

Mme de Soubise demeura à Ferrare neuf ou dix ans. Pour revenir au sieur de Soubise, « il fréquenta fort en sa jeunesse le pays d’Italie, tant à l’occasion de sa mère et de ses sœurs qui y demeurèrent longtemps, que pour une infinité de vertus et d’honnêtetés qui s’y peuvent apprendre, qui a fait que depuis il y a fait plusieurs voyages, et toute sa vie a aimé ce pays sur tous autres. Toutefois, il fut contraint de s’en absenter pour une telle occasion. Il n’avait pas plus de dix-sept ans, qu’il devint amoureux d’une dame de laquelle un marquis dudit pays l’était aussi, tellement qu’à toutes triomphes, mascarades, tournois ou autres combats, ils faisaient toujours à l’envy l’un de l’autre, de quoi le marquis se fâchant, soit qu’il vît qu’il fût plus favorisé de la dame que lui, ou autrement, un jour d’un tournoi qu’on rompait des lances, lui vint demander s’il voulait faire à bon escient, à quoi ledit sieur de Soubise ne fit refus, et étant tous deux sortis des lices, rompant leur bois l’un contre l’autre, tout armés qu’ils étaient, celui du sieur de Soubise perça le marquis de part en part, qui soudain tomba mort, qui fit que le sieur de Soubise, tout à cheval qu’il était, partit incontinent et retourna en France, car le marquis était de grande maison et les parens en firent de grandes poursuites. »

Les récits de Viète sont, on le voit, écrits dans une langue vive et claire. Citons encore l’une des premières aventures du sieur de Soubise.

« La première guerre où il se trouva fut celle durant laquelle les Français eurent du pire, à une rencontre où Mgr de Sansac fut pris comme ils voulaient ravitailler Thérouanne (1544). Se trouvant à la susdite rencontre, il fut pris prisonnier, et pour sauver sa rançon et sortir avec moins de difficulté, il ne voulut pas décliner qui il était, et fit accroire qu’il se nommait Ambleville, qui fut le premier nom qui lui vint en la bouche et lequel il connaissait si peu que tout soudain il l’oublia et fut plus de deux heures sans s’en pouvoir ressouvenir, durant lequel temps personne ne lui redemanda. Partant il ne fut point découvert. Néanmoins ceux qui le tenaient avaient toujours opinion qu’il était autre qu’il ne se peignait, ne lui trouvant pas l’apparence d’un homme de petite qualité, combien qu’il changeât sa grâce accoutumée le plus qu’il savait, et lui demandaient fort comment il avait un harnais et des armes tout dorées et une casaque si riche ; à quoi il répondit que c’était un présent que lui avait fait un écuyer du roi, peu de jours auparavant, le mettant hors de page. Ainsi avec de telles défaites il les abusait le mieux qu’il pouvait. Toutefois ils persistaient toujours en ce soupçon qu’il était quelque jeune homme de bonne part, vu son port et sa façon, de sorte que cela lui retarda beaucoup sa délivrance. Il fut un an prisonnier au château de Lille en Flandre, où il fut au commencement assez maltraité ; toutefois, peu après, par le moyen de la femme de celui qui le tenait et de sa fille, qui en était fort amoureuse, à cause que lors il était fort beau, il reçut d’elles plusieurs courtoisies et eut meilleur traitement, et enfin, n’ayant pu être découvert, en sortit pour mille écus. »

Le siège de Lyon, pendant lequel Soubise, pour ainsi dire demi-roi, commandait la ville pour les réformés, tient une place importante et glorieuse dans l’histoire de sa vie. Comme on l’a beaucoup calomnié, Viète dans son récit donne de grands détails, et en a fait un écrit spécial. « Soubise, se voyant assiégé et qu’il n’avait plus vivres que pour quinze jours, il se résolut à mettre hors les personnes inutiles, comme les femmes, les enfans et les pauvres qui étaient au nombre de sept mille, ce qui étant près à être effectué, M. Viret, ministre, vint à lui pour lui remontrer la pitié que ce serait de mettre un si grand nombre de pauvres gens à la boucherie ; à quoi le sieur de Soubise lui répondit : « Je sais bien et ai tel regret d’être contraint à ce faire que le cœur m’en saigne ; mais le devoir de ma charge le porte, car il vaut mieux perdre ce nombre que le tout, vous voulant bien déclarer, monsieur Viret, pour ce que je sais que vous êtes homme de bien, que nous sommes à quinze jours près de la fin de nos vivres, tellement que si, faute de cela, je perds cette ville, j’en serai blâmé, et dira-t-on que je ne sais pas mon métier. »

À quoi le ministre lui répondit : « Je sais, Monsieur, que selon le droit de la guerre vous le devez faire ; mais cette guerre n’est pas comme les autres, car le moindre pauvre qui soit ici y a intérêt, puisque nous combattons pour la liberté de nos consciences, et pourtant je vous supplie au nom de Dieu, de ne le point faire, et ai une ferme foi qu’il vous secourra par quelque autre moyen. »

Quand le sieur de Soubise vit cet homme de bien parler ainsi, il lui dit : « Encore que, s’il advient du mal en le faisant, je fasse tort à ma réputation, et qu’on dise que je n’aurai pas fait devoir de capitaine, si est-ce que sous votre parole, je le ferai, ayant assurance que Dieu bénira ce que je fais, » et personne ne fut mis hors de Lyon.

Soubise, épuisé par les blessures, les fatigues et les privations du siège, revint au Parc, ferme et courageux, presque triomphant devant la mort. « La semaine avant qu’il mourût, envoyant un gentilhomme près d’un de ses amis, qui était catholique, comme le gentilhomme lui demanda en partant s’il ne voulait plus rien lui commander, il lui dit, tout aussi en riant que s’il eût parlé de quelque voyage qu’il eût eu à faire : « Dites à M. de Martigues que s’il veut mander quelque chose eu paradis, que je suis près d’y aller » ; et comme le gentilhomme montrait être fâché qu’il lui avait tenu ce langage, le sieur de Soubise lui dit : « Ne faillez pas à le lui dire, et que je lui mande cela parce qu’il ne saurait trouver messager plus assuré que moi, et que s’il y a quelque affaire, qu’il faut bien qu’il la commette à un autre, pour ce que, quant à lui, il n’ira jamais ; mais qu’il se hâte, car je suis pressé de partir. » La dame de Soubise continuait aux réfugiés protestans sa généreuse hospitalité. Pour les protéger, une garnison était plus nécessaire que jamais. Les lansquenets et les reîtres, impatiens d’aventures, avides de combats et désireux de pillage, murmuraient dans l’oisiveté. Viète n’était pas homme d’action. Il fallait un chef et un maître. On se décida à marier Catherine, qui n’avait pas encore quatorze ans ; les filles étaient hors de tutelle à douze ans, plus tôt que les garçons, pour ce que toutes malices croissent et se prouvent plus tôt en femmes que en hommes. Sa mère cependant décidait sans appel ; et toute résistance était inutile. La dame de Soubise citait à sa fille l’exemple de Jeanne d’Albret, son amie, qui, au même âge qu’elle, avait refusé en vain d’épouser Guillaume III de Clèves, prince fort déplaisant et mal famé. François Ier, pour s’en faire un allié, lui avait promis sa nièce. On la fouettait tous les matins sous les yeux de sa mère dont l’esprit abstrait, ravi et extatique y comme dit un vers célèbre, de scendait de ses hautes régions, et qui, sans demander si sa fille était hors de tutelle, lui déclarait que, si elle ne disait oui, elle serait tant fessée qu’on la ferait mourir. Le mariage fut célébré contre son gré et vouloir. Un maréchal de France la porta dans ses bras jusqu’à l’autel. On trouva heureusement des causes de nullité, et, peu de temps après, le mariage fut déclaré nul. Catherine dut, quoique rétive, épouser le baron de Quellenec, gentilhomme breton, d’excellente maison, instruit aux choses de la guerre, craignant Dieu et dévoué à la Réforme, mais taciturne, hautain et rébarbatif. Viète déplora l’union de sa chère et jeune élève avec ce vieux et triste personnage. Les noces furent lugubres, sans amour et sans joie. Catherine ne devint pas baronne de Quellenec, Quellenec devint seigneur de Soubise. Dès le premier jour, il prit le commandement et donna la loi dans le château, sans consulter sur rien sa belle-mère habituée à tout gouverner. Huit jours après, ils étaient brouillés. La dame de Soubise quitta le château et se rendit à la Rochelle. Viète l’y accompagna. Ce fut pour lui le commencement d’une vie nouvelle. Les chefs de la Réforme, appelés à la Rochelle par la politique plus que par la religion, prétendaient porter remède au piteux état du royaume, et délivrer le roi qui ne leur demandait rien. La reine de Navarre, accompagnée de ses deux enfans, y avait transporté sa cour. Coligny et Condé étaient près d’elle. Viète vivait au milieu d’eux. Indifférent entre Rome et Genève, il jouait le rôle d’un avocat. Ses cliens étaient Coligny, Condé, la reine de Navarre et Henri de Rourbon, qui lui accordaient confiance et amitié ; il les servait par ses conseils, sans prétendre à rien pour lui-même. Deux affaires plus intimes commencées à la Rochelle devinrent, au contraire, et pour longtemps, la grande préoccupation de sa vie.

Françoise de Rohan, cousine germaine de la reine de Navarre, très grande et très belle dame, connut Viète à la Rochelle, et l’estima fort ; Viète, de son côté, prit grande amitié pour elle. Demoiselle d’honneur de Catherine de Médicis, sa tante, l’une des plus admirées dans cet escadron volant, où chacune, dit Brantôme, pouvait choisir entre le culte de Diane et celui de Vénus, Françoise avait mal choisi, elle était devenue mère. Le cas n’était pas sans exemple. Pour les faits de galanterie, chez les Valois, l’indulgence était sans limite. Le fils de Françoise, alors âgé de huit ans, ressemblait au duc de Nemours, dont Rrantôme a dit : « Qui n’a vu le duc de Nemours dans ses années gaies, n’a rien vu. » Et Mme de Lafayette a écrit dans son beau roman, dont Nemours est le héros : « Parmi les dames auxquelles il s’adressait, bien peu pouvaient se vanter de lui avoir résisté. » Françoise de Rohan ne se vantait de rien, et réclamait au contraire, pour son fils les droits donnés par une naissance qui éclatait à tous les yeux ; pour elle, conséquence nécessaire, le titre de duchesse de Nemours, promis avec tendres sermens et promesses qu’on ne niait pas. Le procès dura longtemps. Pendant que Françoise de Rohan faisait retentir la cour de ses revendications et de ses plaintes, le duc de Nemours épousait Anne de Ferrare, veuve du duc de Guise, petite-fille de Louis XII et d’Anne de Bretagne, petite-fille aussi de Lucrèce Borgia ; elle avait, outre son mariage publiquement et régulièrement célébré, des droits égaux à ceux de Françoise de Rohan : le plus jeune fils du duc de Guise ressemblait au duc de Nemours.

L’enfant qui naquit après le second mariage de la duchesse lui ressemblait moins, s’il faut en croire un pamphlet du temps. Anne de Ferrare a toujours été maltraitée, déchirée, calomniée sans doute, par les protestans. Le célèbre pamphlet dont il ne reste qu’un seul exemplaire, tant on amis de rage à le détruire, le Tigre, est en partie dirigé contre elle. Le souvenir de sa grand’mère, Lucrèce Borgia, n’y est pas rappelé ; c’est la preuve qu’il n’aurait produit aucun effet. La haine n’oublie rien. Mme Lucrèce, sans passer pour une sainte, avait conservé bonne renommée. C’était la meilleure de sa famille. Notre siècle l’a diffamée au delà de toute justice.

Brantôme songeait peut-être à Françoise de Rohan et à Anne de Ferrare, quand il a écrit :

« J’ai connu deux fort grandes dames, des belles du monde, qui l’ont bien aimé, et qui ont brûlé à feu découvert que les cendres de discrétion ne pouvaient tant couvrir qu’il ne parût… Pour en aimer une et lui être trop fidèle, il ne voulut aimer l’autre, qui pourtant l’aimait toujours. »

Les amis de Françoise de Rohan affectaient de la nommer duchesse de Nemours ; c’était le titre qu’elle réclamait de la justice royale. Charles IX et Henri III, tous deux très favorables à leur cousine, avaient successivement voulu appeler son procès à leur conseil privé, où le bon plaisir tempérait souvent la rigueur de la loi, sans pouvoir cependant annuler un mariage régulier et irréprochable.

Viète trouva la solution. Henri III, suivant ses conseils, prononça enfin une sentence favorable à Françoise, et équitable pour tous : « Ordonne qu’il ne puisse être fait aucun blâme à Françoise de Rohan pour ce qui lui est advenu. » Ce début n’est pas heureux ; le droit de blâme est imprescriptible pour les peuples, comme celui de grâce pour les rois ; et ils en usent plus souvent. Mais, faisant plus et mieux pour la belle cliente de Viète, le jugement l’autorise à contracter un second mariage, à quoi elle ne pensait pas. C’est un trait de génie. Un second mariage en suppose un premier, qui suffit pour légitimer un fils ; on pourra désormais invoquer la maxime :

Parole, puisqu’un roi l’a dite,
Ne doit pas être contredite.

L’autorisation donnée à Françoise n’intéressait en rien le duc et la duchesse de Nemours ; la sentence ne leur fut pas signifiée. Pour donner un nom au fils de Françoise, le roi érigea en duché la sénéchaussée de Loudun, et nomma sa cousine duchesse de Loudunois en lui assignant cinquante mille livres de revenu, pour la consoler sans doute de « ce qui lui était advenu. »

À cette époque où, comme l’a dit prosaïquement Voltaire :

Valois pressait l’État du fardeau des subsides,

lorsque le peuple surchargé payait triples gabelles et quadruples tailles, une telle générosité fut jugée sévèrement.

La décision qui légitime l’enfant né d’un mariage promis était moins paradoxale et moins étrange qu’elle ne le semble aujourd’hui. Le duc de Nemours s’était mis dans un très mauvais cas, et l’affaire, pour un moindre personnage, aurait pu devenir terrible. On lit dans le Journal de l’Estoile :

« Le mercredi 11 août 1604, un maître des comptes de la ville de Rennes fut condamné par arrêt de la cour à épouser en face de l’Église une veuve à laquelle il avait promis mariage et, sous cette couverture, lui avait fait un enfant. Il fut dit dans cet arrêt, ce qui est remarquable, qu’il l’épouserait tout à l’heure ou, faute de ce faire, que dans deux heures avant midi il aurait la tête tranchée. Ce qu’il fut contraint d’effectuer, et furent mariés le matin dans l’Église Saint-Barthélémy. Le président Mole, en prononçant l’arrêt, lui dit ces paroles : « Ou mourir, ou épouser ! telle est la volonté de la cour. »

Un second procès, plus émouvant encore pour Viète, vint à son tour l’occuper tout entier. Sa jeune et chère élève, trois mois après son mariage, quitta le château du Parc en fugitive, et vint tout en pleurs à la Rochelle se jeter dans les bras de sa mère et dans ceux de Viète, leur racontant, en latin sans doute, de tels détails, que la dame de Soubise, n’ayant plus d’archevêque dans sa famille, consulta Théodore de Bèze. Le rigide réformateur se déclara scandalisé en son âme. Le sacrement du mariage est une chose sainte. La virginité l’est plus encore ; leur réunion déplaît à Dieu quand elle attise le fou que le grand apôtre permet d’éteindre, et dont les flammes menaçaient Catherine. Théodore de Bèze concluait à la nullité du mariage, conseillait de le rompre, et d’en contracter un autre. Catherine, obéissante et soumise, acceptait d’un cœur docile une décision conforme à ses désirs. Quellenec y résistait sous les dehors d’une pieuse soumission à la loi de Dieu. Les pasteurs allaient fort au delà de leur ministère, et se mêlaient de ce qui ne les regardait pas. N’ayant manqué à aucun des commandemens de Dieu, il n’y allait ni de sa conscience, ni de son salut. Il y allait du bonheur de Catherine. Viète, « malgré les usances malséantes d’une procédure si longue et si ennuyeuse que rien plus », voulut être son avocat et son conseil. Quellenec, fort de son droit, exigea le retour de Catherine au Parc, menaçant de la séquestrer au château de Quellenec près de Vannes. Elle était sans défense. La loi de l’homme, plus rude qu’aujourd’hui, asservissait complètement l’épouse. Le mari mécontent, — la loi n’en exigeait pas plus, — avait droit de la mettre en geôle, de la lier (eam tenere in vinculis), de la battre (eam verberare), de la châtier [castigare], de la priver de nourriture (jejunare facere), avec modération toutefois (immoderate eam verberare non licet). La gentilhommerie soldatesque de Quellenec protégeait seule Catherine. Les déclarations écrites, contraires aux confidences faites à sa mère, étaient vilainement arrachées par force. La pauvre petite rougissait à des questions indiscrètes et trop précises ; sans vouloir mentir, elle se contredisait en adoucissant les réponses. Son affaire allait mal devant le juge. Viète était inquiet. La journée de la Saint-Barthélémy arrangea tout. Quellenec succomba après une héroïque résistance ; il est peut-être, après Coligny, celle des victimes dont on a le plus parlé. Son cadavre sanglant fut traîné nu sous les fenêtres du Louvre. Les dames de la cour, de très grandes dames, comme dit Buridan, descendirent pour le contempler, rendues curieuses parle scandale de son procès. Catherine dit une prière, et, sans fureur poétique, composa une élégie : ce fut tout son deuil. Elle sauva sa vie « sans fléchir devant Baal. » Louant Dieu et résignée au martyre, elle rejoignit sa mère à la Rochelle où la cour espérait voir le dernier soupir de la Réforme. Sa muse lui dicta, avec l’aide de Viète sans doute, une tragédie d’Holopherne dont la représentation éleva les courages et les cœurs. Aucune des belles puritaines enfermées avec Catherine n’osa cependant imiter la conduite admirable et insigne de la bonne dame Judith. On se méfiait d’ailleurs au camp catholique, et, sans leur faire affront, on aurait prié ces dames de déposer les haches et les poignards dans l’antichambre. Ce genre de succès, cependant, ne manqua pas à Catherine. Des soldats prirent leur passe-temps à une parodie sanglante qui réussit fort bien. Le 20 juin 1573, plusieurs soldats assiégés, étrangement déguisés en femmes pimpantes et atourées, avec clinquans, broderies, et riches accoutremens, sortirent de la ville, se dirigeant vers la mer, en passant à petite distance d’un corps de garde, dont les soldats, ébahis d’une telle aubaine, accoururent en désordre. Fuyant comme Galatée, la troupe se laissa prendre. Sortant alors les armes cachées sous leurs robes, les viragos tuèrent bon nombre de leurs ravisseurs, les autres se rendirent à merci, et chaque fausse Judith rentra à la Rochelle avec un Holopherne prisonnier. L’année suivante, Catherine épousa le frère de son amie Françoise, qui l’aimait depuis longtemps. Elle était trop grande dame et trop riche pour un cadet de famille, si ancienne et illustre que fût sa race. L’un des frères de René fut tué à la Saint-Barthélémy, un autre mourut sans héritier, ne laissant qu’une fille. Catherine consentit alors à devenir vicomtesse de Rohan, princesse de Léon, baronne de Guéménée, cousine de Henri III, et tante de Henri IV. Le mariage, célébré à la Rochelle, fit luire sur ces jours de tristesse un pur rayon de joie. Catherine, veuve après dix ans de mariage, resta mère de cinq enfans dont elle était fière. Son fils aîné fut Henri de Rohan, général turbulent et rebelle, mais habile et brave à la guerre, chef sous Louis XIII du parti protestant. On admirait à la cour de Henri IV la bonne grâce et la beauté des demoiselles de Rohan. Bassompierre a parlé d’un ballet où il faisait beau voir la jeune Catherine, belle entre les plus belles, ravir toute la cour par sa belle façon de danser, et se faire applaudir par le roi qui fit recommencer le branle. On n’avait souvenir ni d’un tel honneur ni d’un tel succès. Catherine de Rohan plaisait à Henri IV, qui, pour qu’elle n’en ignorât, lui demanda un jour le chemin de sa chambre à coucher. La réponse fut prompte : « Sire, répondit la belle et spirituelle jeune fille, il passe par l’église ! » Malheureusement son église était le temple. Catherine de Rohan, au prix d’une messe, aurait pu devenir reine de France.

Lorsque, après vingt-huit ans de mariage, le Saint-Siège, moins rigoureux dans cette question difficile qu’il ne l’avait été pour Henri VIII dont le cas était tout semblable, eut annulé sa malheureuse union avec Marguerite de Valois, Henri IV discuta avec Sully la liste des princesses et des Françaises d’assez grande famille pour pouvoir partager la couronne, sa cousine de Rohan était la préférée.

La vicomtesse de Rohan et sa belle-sœur devenue duchesse de Loudunois rivalisaient pour Viète de prévenances et d’amitiés. Tantôt chez son élève, au château de Blain en Bretagne, tantôt chez son amie, au château de Beauvoir-sur-Mer en Vendée, on le laissait s’enivrer de géométrie et d’algèbre. On le voyait, la tête appuyée sur son coude, méditer pendant des journées entières, oubliant les repas et le sommeil. Catherine de Parthenay, sa chère élève, était confidente de ses découvertes. Viète, dans la préface de l’un de ses ouvrages, la compare à Mélusine et invoque pour elle la reconnaissance de la fée. La seconde amie de Viète, la première peut-être, n’était pas savante. Sa reconnaissance, toutefois, ne sépare pas les deux belles-sœurs. « C’est vous, leur dit-il, qui m’avez arraché aux brigands qui menaçaient ma vie. » Quels sont ces brigands ? il est aisé de le deviner. Les voyageurs, en ces tristes temps, plus exposés aux embûches des brigands qu’aux accidens de chemins de fer aujourd’hui, étaient détroussés et taxés sur toutes les routes. Les deux amies de Viète avaient sans doute payé sa rançon ; peut-être effrayé par des menaces ceux qui l’avaient cru une proie sans importance.

Benjamin Filon, érudit très zélé pour la mémoire de Viète, et riche en documens intimes sur sa vie, a découvert l’achat fait par lui d’une petite maison à Beauvoir-sur-Mer, près du château de Françoise de Rohan. Pourquoi Viète, certain d’un accueil empressé et cordial, n’allait-il pas s’installer au château ? Il craignait de compromettre son amie et préférait que, loin du grand monde qui l’entourait, elle vînt, comme plus tard la princesse palatine Élisabeth chez Descartes, le visiter dans l’intimité. Cette explication proposée par Benjamin Filon est sans vraisemblance. Quelles que fussent leurs relations, la duchesse de Loudunois, malgré ce qui lui était advenu, comme dit Henri III, ne pouvait être compromise par un aussi petit compagnon que Viète. Elle pouvait lui donner l’hospitalité, le consulter sur toutes choses, l’estimer et l’aimer à son aise, sans apparence d’en être blâmée. On pourrait proposer une autre conjecture. Viète a été marié, on ne sait ni à quelle époque de sa vie, ni qui il a épousé ; il n’est fait mention de Mme Viète que dans l’acte de décès de sa fille, qui mourut à Paris quinze ans après son père et fut enterrée à Notre-Dame. Juliette Leclerc, épouse légitime de Viète, faisait petite figure. Les châteaux où fréquentait le seigneur de la Bigottière ne lui étaient pas ouverts. La petite maison lui était destinée, et Viète allait l’y visiter…

Où le petit-fils d’un marchand, dont le père était procureur, avait-il acquis des titres de noblesse ? De la même façon qu’Arnolphe était devenu M. de la Souche. De telles usurpations étaient défendues, mais continuelles. Viète avait adopté pour armoiries une main arrosant un lys. On a cru voir dans ce lys une allusion orgueilleuse aux services rendus à deux rois de France : c’est une erreur. Le lys est une fleur du Parc ; son nom est Catherine.

Paris avait attiré Viète. Sous les auspices du président Brisson, son parent, il y reprit la robe d’avocat, mais la magistrature tentait son ambition. Les offices étaient en vente, non par droit reconnu, mais par tolérance. Une ordonnance de François Ier, qui jamais n’a été abolie, disait : « Homme ne soit si osé d’acheter office de judicature ni pour icelui bailler et promettre, par lui ne autre, or, argent, ni chose équipollente… S’il est trouvé avoir fait ni faisant le contraire, est, ipso facto, privé et débouté du dit office, et est cettuy impétrable. » On achetait les offices, et très publiquement. Le prix de chacun était connu. Les moins chers étaient ceux de la Cour de Rennes. La raison en est remarquable. Lors de la réunion de la Bretagne à la couronne, on avait décidé qu’un certain nombre de conseillers devaient être pris hors des neuf évêchés de Bretagne, non par fantaisie, mais dans l’espoir que, moins attachés aux coutumes reçues, ils feraient moins d’opposition aux changemens qui, dans tous les temps, se parent du nom de réformes. Les places qu’un Breton ne pouvait acquérir étaient à moins haut prix que les autres. Viète en acheta une. Ainsi fit, quelques années plus tard, Joachim Descartes, le père du philosophe.

La ville de Tours a célébré récemment le trois centième anniversaire de la naissance de Descartes, glorieux enfant de la Touraine. Personne n’a rappelé, personne ne savait sans doute, que, sans la vénalité des charges et l’inégalité des prix, Descartes serait né à Rennes, rue Corbin, dans la maison de son père, que l’on montre encore aujourd’hui, et où il a passé ses premières années.

En faisant naître René Descartes en Touraine, on espérait éluder la loi. La mère de Descartes, en effet, quitta Rennes deux mois avant la naissance de son fils, malgré les fatigues et les dangers d’un voyage qui demandait au moins cinq jours, par des chemins fort difficiles, et exposée à de mauvais gîtes, afin que l’enfant, naissant hors des évêchés de Bretagne, pût économiser vingt-cinq ans plus tard une quarantaine de mille livres lorsqu’il voudrait, comme on devait s’y attendre dans une famille parlementaire, acquérir une charge de conseiller. La même supercherie avait été faite avec succès pour préparer au frère de Descartes une acquisition plus avantageuse de la charge de conseiller à Rennes, mais celui-là est resté Breton, la Touraine ne le réclamant pas.

Viète resta peu de temps à Rennes. Henri III, grand prince dans sa jeunesse, a dit Voltaire, se connaissait en hommes ; il se souvint de l’avocat de Françoise de Rohan. Par lettres patentes adressées à la Cour de Rennes, il demande un congé pour son amé et féal conseiller le sieur de la Bigottière, en priant la Cour de lui laisser la totalité de ses gages. Cette lettre pleine de déférence se terminait par la formule qu’un roi n’oubliait jamais : tel est notre plaisir.

Henri III chassé de sa ville, de son lit, de sa maison, comme dit la Satire Ménippée, se réfugia à Chartres, puis à Blois, et enfin à Tours. Viète l’y suivit. Il avait des ennemis ; ni Nemours, ni les Guise ne lui avaient pardonné son dévouement à la dame de Loudunois, souvent compromise par ses sympathies pour les protestants ; il fut disgracié, éloigné de la cour pendant plusieurs années ; il les partagea entre ses deux amies. Henri de Bourbon, roi de Navarre, alors en très bons termes avec son beau-frère Henri III, intervint, assurant que ledit Viète était personne très capable et très affectionnée aux affaires de sa tante Catherine de Parthenay, vicomtesse de Rohan. Il n’en fallait pas plus pour relever sa fortune.

La guerre était permanente ; le roi d’Espagne, plus riche que nous, fomentait les troubles qu’il avait suscités, corrompant par ses doublons tous ceux dont la conscience était à vendre. Des dépêches chiffrées adressées à ses agens étaient saisies sur toutes les routes. Un traducteur érudit, Vigenère, était chargé de les lire. Les Espagnols changèrent leurs conventions en introduisant cinq cents caractères nouveaux ; Vigenère s’avoua vaincu. On conservait les dépêches sans les comprendre. Henri IV les envoya à Viète. Après quinze jours d’application il avait découvert le secret et lisait les dépêches comme de l’algèbre. Grande fut l’admiration.

Les règles qu’il imagina, a dit Peiresc, étaient presque infaillibles. Un tel succès ne pouvait s’expliquer sans magie. Le roi de France, ennemi de Dieu, avait à son service un sorcier instruit à l’école de l’Autre ; on désignait ainsi celui dont le nom ne doit pas être prononcé. Le roi fut dénoncé au pape, qui répondit en souriant : « Le Béarnais est excommunié déjà, je ne puis rien contre lui. »

Une mission importante donnée à Viète fut la dernière marque de confiance qu’il reçut du roi. Le fils du procureur de Fontenay revint aux lieux de son enfance, honoré, fêté et courtisé par les plus grands personnages de la province. Le roi, fort incommodé dans ses finances, voulait créer des charges nouvelles et les vendre ; la mesure était une pure ressource pour subvenir aux dépenses croissantes.

« Tels gens, dit un pamphlet du temps parlant des notaires, ne prennent leurs offices pour utilité publique, moins pour le service du roi, mais seulement comme sangsues pour tirer le sang de ses vassaux. »

Les notaires, quel que fût leur nombre, s’enrichissaient toujours. Une ordonnance de 1536 est ainsi conçue :

« Pour ce qu’il y a en notre pays nombre effréné de notaires et tabellions, à la grande foule et oppression du peuple, sera le dit nombre resecqué et restreint et le département fait en chacun lieu du nombre qui sera trouvé y être requis et nécessaire pour ceux que nous commettrons pour y vaquer et pourvoir. »

C’est ce nombre effréné que Henri IV voulait rétablir, probablement accroître, car la plupart, sous François Ier, avaient trouvé moyen, par argent dépensé à propos, de se soustraire au « resecquage ». Viète fit payer les charges une seconde fois, en accroissant, — c’était nécessité et justice, — le droit de dévorer et de gripper sur tout. Les petits furent seuls à pâtir, et l’argent, comme toujours, sortit en fin de compte de la substance du peuple.

« Viète revint à Paris, délibérant de prendre repos, en donnant tout son temps à la géométrie et à l’algèbre. Comme cet illustre Romain Scipion, n’ayant jamais plus d’affaires que quand il était de loisir. »

Il demanda l’autorisation de traiter avec un successeur, en récompense d’argent. Henri IV reconnaissant de ses bons et agréables services, écrivit au chancelier « : Je vous renvoie la demande de M. Viète, afin qu’en mon conseil il soit avisé de lui faire quelque honnête gratification, car il y a longtemps qu’il me fait service, et en ai tout contentement. »

Viète mourut âgé de 63 ans. On lit dans le Journal de l’Estoile : « François Viète, maître des requêtes, homme de grand esprit et jugement, et un de nos plus doctes mathématiciens, mourut en ce mois à Paris, ayant, suivant le bruit commun, mille écus d’or au chevet de son lit. » Ce n’était nullement un trait d’avarice, mais l’honorable présent du roi, qui lui avait été envoyé en toute hâte, quand on apprit l’approche de sa mort. Henri IV ne faisait de telles générosités qu’à bon escient.

Catherine de Parthenay, vicomtesse de Rohan, survécut longtemps à son maître. Elle détestait l’apostasie de Henri IV : trahissant la bonne cause, qu’ils avaient jadis aimée et suivie ensemble, l’ami de son enfance et de sa jeunesse, devenu son neveu, avait voulu mêler la lumière aux ténèbres et déclarer une paix impossible entre les brebis et les loups. L’esprit de résistance et de lutte, chez Catherine, n’a, comme celui de dévouement, fini qu’avec sa vie. Parmi ses nombreux écrits en prose et en vers, la vicomtesse de Rohan, très modeste, ou très orgueilleuse, n’en a donné qu’un seul au public. L’Élégie sur la mort de Henri IV, publiée quelquefois sous son nom, est de sa fille Anne. L’écrit de Catherine est intitulé : Apologie pour le roi Henri IV. L’apologie, est une mordante satire, écrite dans le ferme et pur langage que Viète lui avait enseigné, et qu’on parlait autour d’elle.

« Il est religieux si jamais prince le fut, dit-elle en parlant de Henri IV, les autres rois ont pensé faire beaucoup de bien tenant une religion, cettuy-ci en tient deux tout à la fois, les avoue également, les observe aussi bien l’une que l’autre : n’est-il pas doublement digne du nom de très chrétien ?

Citons quelques pages :

« Chacun murmure, chacun se mal contente, l’air proclame des plaintes contre cette sacrée majesté, l’un dit : Ce prince se perd et nous tous avec lui, il enrichit ses ennemis, et ruine ses sauveteurs ; l’autre dit : Il ne croit aucun conseil, il ne fait rien pour personne, il vaut mieux le desservir que le servir. Allez-vous voir quelque honnête homme en son logis, le premier langage qu’il vous tiendra sera : Je m’en vais de cette cour mal content, il y a si longtemps que je dépense le mien, sans en avoir la moindre récompense, non pas même payement d’une telle partie qui m’est due. Allez par les rues, vous oyez chacun crier : Nous perdons tous les jours, il n’y a que les ligueurs qui gagnent, ils sont remis en leurs charges, on leur donne tous les privilèges et immunités, et les serviteurs du roi sont molestés et oppressés, il n’est que lui faire la guerre. Entrez dans la basse-cour du château, vous entendrez les officiers crier : Il y a vingt-cinq et trente ans que je fais service au roi, sans pouvoir être payé de mes gages, en voilà un qui lui faisait la guerre il n’y a que trois jours ; il vient de recevoir une telle gratification.

« Montez les degrés, entrez jusque dans son antichambre, vous oyez les gentilshommes qui diront : Quelle espérance y a-t-il à servir ce prince ? J’ai mis ma vie tant de fois à son service, je l’ai tant de temps suivi, j’ai été blessé, j’ai été prisonnier, j’ai perdu mon fils, mon frère ou mon parent, au partir de là il ne me connaît plus, il me rabroue si je lui demande la moindre récompense. Entrez jusque dans sa chambre, vous oyrez à deux pas de lui, et jusque derrière sa chaire, des seigneurs de qualité qui diront : Quelle pitié de ce prince ! Cruelle misère de lui faire service ! il m’a refusé ce que le feu roi n’eût pas voulu refuser à un valet ; il n’y a que les larrons qui peuvent gagner à son service, nul n’y peut faire ses afîaires qu’en le dérobant. »

Le sentiment qu’exprime Catherine, quoique pour son compte très désintéressée, était celui de tous les amis d’Henri IV, il lui fait plus d’honneur qu’à eux, Catherine était reçue à la cour, mais le roi était loin de l’aimer.

Un jour, Mme de Rohan s’avançant vers le salon du Louvre : « Prenez garde, dit le roi, aux dames qui l’entouraient, elle va cracher sur vous, ou pour le moins, si elle n’y crache, elle en médira. »

Catherine, bien que respectée et aimée, prêtait à rire par ses distractions. C’est ainsi qu’il faut expliquer un jugement un peu bref porté sur elle par Henri IV et rapporté par Tallemant des Réaux : « Ma tante d’Orléans m’impatiente, disait-il, en faisant la rêveuse et la niaise ! »

Un jour, impatiente de consulter sur une affaire urgente, elle se rend chez Viète, le trouve absent, s’installe à son bureau, écrit de la prose ou des vers, et rêvant à toutes choses, suivant sa coutume, oublie qu’elle n’est pas chez elle. Viète rentre enfin : « Il est tard, lui dit-elle, si vous voulez je vous dirai mon affaire en dînant. » Viète, dont la maison était modeste, envoie chez le rôtisseur, ou au coin de la rue, acheter ce qu’on trouvera de mieux, pour compléter son frugal dîner. Catherine mange avec distraction, s’étonne cependant de la médiocre cuisine et s’écrie : « Je ne sais à quoi a pensé mon maître d’hôtel, mon pauvre ami, je vous fais bien maigre chère ! » Réveillée par le rire de Viète, elle se rappelle que des invités l’attendent à l’hôtel de Rohan, et s’enfuit, laissant Viète moins étonné qu’elle ; il en avait vu bien d’autres. Henri IV, sans doute, appelait cela faire la niaise. Les anecdotes, comme on sait, s’amélioraient en passant par sa bouche.

« Le cours de la vie de Catherine de Parthenay, a écrit son fils, a été un tissu d’afflictions continuelles. » Il exagère, je crois ; mais Catherine participait aux chagrins des autres, et souffrait des malheurs de tous.

Lors du siège de la Rochelle, en 1628, Catherine voulut faire un dernier effort pour le parti dont son fils était le chef et les églises qu’elle avait vu planter à la lumière des bûchers et croître malgré les supplices. Accompagnée de sa fille Anne, elle vint s’enfermer dans cette ville de la Rochelle qui, depuis soixante ans, travaillait à se rendre imprenable. On la réduisit par la plus extrême famine dont l’histoire fasse mention. Les vainqueurs, Descartes était du nombre, y trouvèrent le sépulcre ruiné de quinze mille défenseurs morts de maladie dans les hôpitaux ou tués par la faim dans les rues, sans miséricorde ni secours. Les deux dames de Rohan, dans la crainte qu’on attribuât la reddition à leur persuasion et au respect qu’on avait pour elles, ne voulurent pas être nommées dans la capitulation, croyant néanmoins qu’elles en jouiraient comme les autres.

Le conseil du roi en jugea autrement. « Rigueur hors d’exemple, a écrit son fils, qu’une personne de cette qualité, en l’âge de 70 ans (elle en avait 74), sortant d’un siège où elle et sa fille avaient vécu, trois mois durant, de chair de cheval et de quatre ou cinq onces de pain par jour soient retenues captives, sans exercice de leur religion, et si étroitement, qu’elles n’avaient qu’un domestique pour les servir. » Ce dernier trait d’une extrême détresse semble presque comique.

Catherine avait l’âme généreuse. Se rappelant sans doute que Quellenec, autrefois, avait triomphé de sa constance, elle manda de sa prison au duc de Rohan son fils, « qu’il n’ajoutât aucune foi à ses lettres, parce qu’on pourrait lui faire écrire par force, et que la considération de sa misérable condition ne le fît relâcher au préjudice de son parti, quelque mal qu’on lui fît souffrir. »

Viète a fait honorable figure dans le siècle qui l’a vu naître. Les mathématiques l’ont rendu à jamais illustre. « Jamais homme, dit Tallemant des Réaux, qui ne s’y connaissait guère, ne fut plus né aux mathématiques. » Des témoignages plus sérieux n’ont pas manqué à son génie.

Huygens, reprochant à l’un de ses correspondans de donner à Grégoire de Saint-Vincent des louanges excessives, lui écrit : « Comparez-le à Archimède, à Apollonius et à Pappus, ces hommes vraiment divins. Que pensez-vous de Viète, de Galilée et de Descartes ? Je suppose que vous les avez lus ? C’est à eux que je dois la plus grande partie de ce que j’ai appris. » Après ce témoignage on pourrait supprimer tous les autres.

Edmond Halley, l’illustre ami de Newton, appelait Viète le grand inventeur de l’algèbre moderne. Les principales découvertes de la géométrie à la Renaissance, a dit Chasles, sont dues à Viète et à Kepler, qui sont à plusieurs titres les premiers auteurs de notre supériorité sur les anciens. Fourier, qu’on ne saurait trop admirer, a signalé en Viète le précurseur et le rival de Descartes. C ! est Viète, il le déclare et croit le prouver, qu’il faut dire l’inventeur de l’application de l’algèbre à la géométrie.

Arago enfin trouvait honteux qu’aucun savant n’ait jusqu’ici étudié et raconté la vie de Viète. Lui-même, en 1847, n’avait rien pu apprendre sur elle. De patientes et ingénieuses recherches ont fait disparaître cette inexplicable négligence. Les admirateurs de l’illustre Poitevin, bien méritans envers sa mémoire, accusent encore cependant les géomètres et les historiens de la science d’avoir trop oublié la place qu’il occupe parmi les grands hommes de la France.

Les œuvres de Viète sont très peu lues, on peut dire qu’elles ne le sont plus ; cette négligence n’est nullement injuste. Ceux qui sont préparés à le comprendre, instruits par des méthodes à la formation desquelles il a contribué, n’ont plus rien à apprendre de lui ; leurs maîtres, sur les bancs du collège, leur ont transmis, après l’avoir reçu des leurs, tout ce qu’ils retrouveraient à grand’peine sous une forme beaucoup moins parfaite dans les écrits du premier inventeur. Viète sous ce rapport est moins heureux, et aussi moins admirable, que les grands génies de la science. Archimède, Galilée, Huygens, Leibniz et Newton seront toujours relus avec profit ; leurs œuvres restent classiques, pour les lecteurs même qui croient connaître leurs découvertes. Un maître habile saura toujours remonter à ces sources, et y puiser, sur les sujets que l’on croit épuisés, des vues nouvelles, des méthodes fécondes, et un modèle précieux d’exposition. Les successeurs de Viète n’ont rien laissé à glaner dans ses livres.

Le temps, qui transforme tout, a rendu méconnaissables les emprunts qu’on lui a faits. Chaque fois qu’on répète, en lui rendant justice : Viète est l’inventeur de l’algèbre ! on prépare un grand étonnement aux écoliers qui, sachant lire couramment cette belle langue, voudront ouvrir le petit traité d’algèbre qu’il a nommé Isagoge. Celui qui a suivi avec profit un cours de mécanique très complet, parfaitement exposé par un maître habile et savant, peut trouver en lisant le livre d’Huygens sur le pendule des idées profondes et nouvelles et des voies restées inconnues ; pour le lecteur de Viète aujourd’hui, rien de semblable n’est à espérer ; tout ce qu’il a inventé est devenu familier pour quiconque a étudié, peu importe sous quel maître. Viète, c’est une surprise pour ses lecteurs, ne parle pas la langue dont il est l’inventeur. Pour être mieux compris sans doute, il s’attarde aux vieux usages. Sans faire paraître ici des formules qui effaroucheraient les lectrices moins savantes que Catherine de Parthenay, je suppose qu’un écolier écrive la sixième puissance d’un binôme. Une seule ligne lui suffira, donnant le résultat, clairement, complètement, sans que rien reste à expliquer ; il croira, confiant dans les singulières notions sur l’histoire de la science qu’il est de mode aujourd’hui de donner dans nos écoles et qui se bornent à associer un nom propre à chaque théorème, qu’il a écrit dans la langue inventée par Viète. Qu’il veuille bien ouvrir l’Isagoge à la page 18. J’ai sous les yeux l’édition de Schooten, j’y trouve l’expression de la puissance sixième d’un binôme, mais la formule n’y est pas. Chacun des sept termes, successivement, est défini par une phrase latine, et dix-sept lignes de soixante lettres chacune, qui dans nos traités d’algèbre feraient trente lignes, sont consacrées à l’énoncé du théorème, sans rien ajouter au résultat qui dans la langue algébrique remplit à peine la moitié d’une ligne, — et sans le démontrer, bien entendu.

Je n’ai pas choisi un cas d’exception. Les quatre-vingts grandes pages dédiées à la vicomtesse de Rohan, dans lesquelles Viète a fait pour la première fois usage des lettres pour désigner les quantités connues aussi bien que les inconnues, si on les traduisait dans la langue algébrique, sans en rien supprimer, et en acceptant les notations actuelles, pourraient se réduire à dix petites pages.

Dans ces écrits qui véritablement forment un traité d’algèbre, très admiré de ses contemporains, et que Huygens a étudiés avec profit, Viète rencontre et fait naître un grand nombre d’équations du second degré ; aucune d’elles ne l’embarrasse, assurément, et chacune est résolue avec élégance, mais cette élégance même nous choquerait aujourd’hui. La formule générale qui donne d’avance toutes les solutions n’est pas révélée au lecteur. Viète l’ignorai t-il ? Il est impossible de le croire, mais elle l’aurait gêné en le forçant à dire, ou que la formule est fausse, et alors pourquoi la donner ? ou, ce qu’il ne voulait aucunement accepter, que toute équation du second degré a deux racines, toujours deux, jamais plus, et jamais moins, comme nous l’affirmons aujourd’hui. Il faut, suivant Viète, les classer ; quelques-unes n’ont pas de racines, d’autres en ont une seule, dans certains cas il y en a deux.

Viète n’admet ni les racines négatives, ni les racines imaginaires. On ne doit pas lui reprocher de n’avoir pas fait, en les introduisant dans la science, une grande et importante découverte, mais on s’explique pourquoi les écrits de l’inventeur de l’algèbre n’ont plus pour ceux qui viennent trois siècles trop tard qu’un intérêt purement historique.

Ne nous persuadons pas, quoi qu’en ait dit Fourier, qu’il soit juste d’enlever à Descartes la gloire d’avoir inventé l’application de l’algèbre à la géométrie. La démonstration de Fourier est de forme irréprochable, mais au fond à peine spécieuse.

Viète, dit-il, a appliqué l’algèbre à la solution d’un grand nombre de problèmes de géométrie. Cela n’est pas contestable. Est-il possible alors d’attribuer à Descartes, né soixante ans après lui, la découverte de l’application de l’algèbre à la géométrie ?

Descartes n’est pas le premier qui ait résolu par l’algèbre des problèmes de géométrie, cela n’est pas contestable en effet, mais la conséquence que Fourier en déduit repose sur une confusion de mots. Descartes a inventé une méthode entièrement nouvelle, qui, depuis l’année 1637, a renouvelé la science. Viète, mort en 1603, a ignoré cette méthode et tout ce qui avait pu y conduire ; il a appliqué l’algèbre à des questions très différentes de celles que traitait Descartes ; la voie qu’il a suivie n’appartient aucunement à ce que nous avons pris l’habitude d’appeler géométrie analytique. Ce nom, on ne saurait le nier, serait un titre bien choisi pour les découvertes très différentes de Viète, mais ceux qui le réclament pour elles doivent en adopter un autre pour les conceptions de Descartes. Viète a moins appliqué l’algèbre à la géométrie que la géométrie à l’algèbre. Tous ses problèmes appartiennent à la science des figures, les lettres qu’il y introduit représentent des longueurs, l’homogénéité qu’il impose à toutes ses équations montre que, dans sa pensée, chacune d’elles traduit un problème de géométrie. Ses découvertes algébriques sont obtenues par la trigonométrie.

Les contemporains de Viète ne pouvaient trop l’admirer et le louer ; il était incomparable et supérieur à tous. Mais, s’il a surmonté tous les géomètres qui l’entouraient, il ne semble pas supérieur à la science de son temps.

Un capitaine, le plus habile du monde, vainqueur héroïque de tous ceux qui s’arment d’un pieu, manient l’épée, lancent flèches et javelots, doit le céder dans l’histoire de l’art militaire aux inventeurs de la poudre, des fusils, des canons et de l’exercice à feu. C’est pour cela que Viète, malgré son admirable génie mathématique, ne pourrait être rapproché sans injustice de Descartes, de Huygens, de Leibniz et de Newton.

J. Bertrand.