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La Vie d’un simple/10

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Stock (p. 61-69).
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X


L’argent, comme bien on pense, était rare à la maison, et, jusqu’à dix-sept ans, je n’eus jamais même une pauvre pièce de vingt sous dans ma poche. Pourtant, les jours de sortie, il me prenait des envies d’aller à l’auberge, de voir du nouveau. Nous allions à la messe à tour de rôle, car il n’y avait que deux garnitures d’habits propres pour nous quatre. Mes frères avaient bien leurs habits de noce, mais ils les réservaient pour les jours de grande fête et pour les cérémonies possibles. (La garniture d’effets de drap du mariage durait la vie d’un homme et lui servait encore de toilette funèbre.) Mon père et mon frère Louis allaient au bourg de compagnie ; le dimanche suivant, c’était au tour de mon parrain et au mien.

Or, je voyais que mes camarades de catéchisme commençaient d’aller boire bouteille chez Vassenat, et cela m’ennuyait de n’avoir pas d’argent pour les accompagner. Le second dimanche avant le carnaval, il était de tradition pour les jeunes de bien s’amuser. Étant dans ma dix-huitième année, j’osai, ce jour-là, demander un peu d’argent. Mon père eut un soubresaut et gémit :

— Qu’en veux-tu faire ? Si jeune que ça, mon Dieu !

Ma mère, intervenant, déclara qu’il n’y aurait plus moyen de suffire si je voulais me mettre déjà à manger de l’argent. Je finis pourtant par obtenir quarante sous.

Là-dessus, je partis content comme un roi, levant la tête plus que de coutume et faisant bouffer ma blouse avec orgueil. Après la messe, au lieu de m’esquiver, j’abordai franchement Boulois, du Parizet, et j’offris de payer un litre. Il y avait déjà longtemps qu’il allait chez Vassenat, lui, et il connaissait tous les habitués : il eut vite raccroché quelques intimes et nous nous trouvâmes bientôt cinq ou six attablés ensemble. N’ayant pas l’habitude du lieu, je restai d’abord tout penaud. Même avec ceux de mon groupe je n’osais rien dire. Je les entendais avec étonnement rappeler d’anciennes débauches et passer une revue des filles du pays en faisant sur chacune des commentaires désobligeants ou ironiques.

À la suite de la salle d’auberge, il y avait une salle de danse où préludèrent bientôt le vieux maigre avec sa vielle, et le joufflu au nez cassé avec sa musette. Je me transportai là avec mes camarades. Les filles entraient par une porte latérale donnant sur une ruelle. Par dessus leurs grosses robes de bure, elles avaient de petits châles gris ou bruns croisant sur la poitrine et tombant en pointe derrière le dos. Leurs bonnets blancs étaient recouverts de chapeaux de paille ronds, sans bords, garnis de velours noir, avec des brides qui flottaient sur leurs épaules. Thérèse Parnière était là. C’était à présent une belle fille de seize ans, toujours blonde et fraîche, très développée. Comme j’étais plus familier avec elle qu’avec aucune autre, je la demandai pour danser, ce à quoi elle consentit : elle fut quasi ma cavalière pendant toute la durée du bal. Entre les danses, je rejoignais Boulois et les autres ; nous regagnions dans la salle d’auberge la petite table où s’alignaient nos litres ; nous buvions une rasade en devisant gaîment, et nous repartions aux premiers accords de la vielle.

Il en fut ainsi jusqu’à cinq heures du soir, heure où s’esquivèrent les dernières filles. Alors, comme nous avions très faim, nous demandâmes du pain et du fromage. Ces provisions furent dévorées en un clin d’œil, à peine le temps de vider deux nouveaux litres. On s’offrit ensuite le café, puis la goutte. C’était la première fois que je buvais autant : je me trouvai un peu gris. Je voyais comme en un rêve l’agitation de la salle, les groupes qui, autour des tables, riaient et chantaient, et mes compagnons, très gais aussi, qui avaient leur part dans le vacarme de l’ensemble. Quand on se leva pour partir, je sentis que je n’étais pas bien stable. Dehors, Boulois me prit par le bras, sans quoi je me serais certainement étalé dans quelque fossé. Pourtant l’air me fit du bien et, quand nous fûmes à proximité du Parizet, j’avais repris mon aplomb ; mon camarade put rentrer chez lui, me laissant seul. Je fis sans encombre le reste du chemin. Chez nous je trouvai tout le monde couché, bien qu’il ne fût pas encore huit heures :

— Eh bien, quoi, on dort déjà ? fis-je en pénétrant dans la cuisine enténébrée.

Je butai dans le banc qui fit un grand bruit et je me mis à pester et à monologuer. Les deux mioches de mon parrain et les trois de mon frère Louis s’éveillèrent en criant. Ma mère se leva ainsi que ma belle-sœur Claudine : je voulus les embrasser.

— Il est saoûl ! firent-elles de compagnie.

Ma mère me prépara à manger en gémissant, parce que j’avais dépensé si bêtement ce pauvre argent qui donne tant de peine à gagner. La Claudine donna le sein à son petit dernier qui pleurait, puis elle le remit dans son berceau et, tout en le berçant, chanta pour le faire endormir :

« Dodo, le petit, dodo…
Le petit mignon voudrait bien dormir :
Son petit sommeil ne peut pas venir.
Dodo, le petit, dodo… »

Mais ni les reproches de ma mère, ni ses regrets, ni la mélopée de ma belle-sœur, ni les cris de son enfant, n’eurent le don de m’émouvoir. Je fis le boucan plus que de raison et tins tout le monde éveillé par ma verve et mes façons de pantin jusqu’à plus de neuf heures. Après quoi, m’étant couché, je dormis profondément jusqu’au matin. Au travail, le lendemain, mes frères se moquèrent de moi à cause de ma triste mine et parce que je fus obligé d’aller boire dans les fossés, tellement j’avais la bouche chaude.

Je n’eus pas l’occasion de recommencer de sitôt. À Pâques, on me donna vingt sous seulement. Il me fallut attendre la fête patronale, en juin, pour rattraper une autre pièce de quarante sous.

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Heureusement, on savait à cette époque s’amuser sans argent ; on organisait fréquemment des parties de plaisir qui ne coûtaient rien : c’étaient, à la belle saison, des bals champêtres qu’on appelait les « vijons » et, en hiver, les veillées.

Pour les vijons, on choisissait autant que possible un carrefour ombreux et gazonné à souhait et, au jour dit, toutes les jeunes filles, tous les jeunes gens de la contrée s’y réunissaient. Il venait même des gens mariés, et aussi des vieillards et des enfants : tous ceux, en un mot, qui avaient à dépenser un moment de loisir. Quand on pouvait avoir un « berlironneur » quelconque, on dansait agréablement autant qu’on en avait envie : les vieux même faisaient leur bourrée. S’il n’y avait pas de musiciens, les plus dévoués chantaient ou sifflotaient des airs ; et ça marchait tout de même. En plus des danses on avait la ressource des petits jeux. On formait un grand cercle au milieu duquel s’agitait une victime aux yeux bandés qui n’était délivrée qu’après avoir deviné qui lui faisait face, qui lui frappait dans la main, ou autre chose dans le même genre. On faisait donner des gages, ce qui permettait d’embrasser les filles. Enfin, pour les hommes sérieux à qui ces plaisirs-là semblaient trop enfantins, il y avait un jeu de quilles où s’organisaient de longues parties.

Les amoureux, par exemple, ne pouvaient guère s’isoler ; il y avait trop de monde ; la chose eût été aussitôt remarquée et commentée avec malveillance. Ces réunions du grand jour restaient donc très honnêtes : il ne s’y passait jamais rien d’anormal.

Les veillées d’hiver donnaient souvent plus de liberté. Elles avaient lieu d’après le même principe que les vijons. On se réunissait un dimanche dans un domaine et le dimanche suivant dans un autre. On y dansait, y jouait, on y riait. Quelquefois, quand ceux de la maison voulaient bien faire les choses, ils offraient une poêlée de châtaignes, ce qui achevait agréablement la soirée. Et quand on s’en allait vers minuit, on avait parfois la chance de servir de guide, dans l’obscurité, à l’élue de son cœur, ce qui était tout à fait charmant.

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Ce fut dans cette circonstance que j’en arrivai à faire des aveux à Thérèse Parnière, ma voisine de la Bourdrie. Depuis ma première sortie chez Vassenat, pour ne pas dire depuis la noce de mes frères, je me sentais attiré vers elle. Aux vijons et aux veillées, j’étais son danseur attitré, et, par des pressions de mains et des regards tendres, je lui montrais assez quels sentiments elle m’inspirait. Mais quand il m’arrivait de la rencontrer en dehors de ces réunions, je ne trouvais rien à lui dire que des paroles banales sur la température et le mauvais état des chemins ; et pourtant Dieu sait si le cœur me battait fort !

Ce dimanche-là, il y avait veillée à Suippière et je m’y étais rendu seul de chez nous : (la Catherine, souffrante, n’avait pas voulu m’accompagner et mes frères ne sortaient plus que très rarement.) De la Bourdrie, il n’y avait que la Thérèse et son frère Bastien. Je prévoyais bien qu’à l’heure du départ Bastien voudrait accompagner la plus jeune des Lafont, de l’Errain, qui était sa bonne amie de longue date. Comme je ne me gênais pas avec lui, je lui dis en confidence qu’il serait embarrassé à cause de sa sœur.

— Eh bien, reconduis-la donc, me dit-il.

Je lui avouai que ce serait mon plus cher désir. Il se mit à rire et reprit :

― Tu n’as qu’à lui demander, badaud, elle sera bien contente.

En dansant une polka je m’armai de toupet et dis à Thérèse :

— Veux-tu de moi pour conducteur, ce soir ?

— Mais oui, si tu veux, fit-elle sans hésiter. Autant toi qu’un autre.

Selon l’usage, la veillée se termina vers minuit. Tous les étrangers sortirent ensemble, et, dans la cour, la division eut lieu par maisonnée ou par groupements sympathiques. Je rejoignis Thérèse qui, à dessein, avait quitté son frère de quelques pas, et nous pénétrâmes dans un grand champ qu’il fallait traverser pour gagner la Bourdrie. Il faisait très noir. Le vent d’Ouest soufflait violemment par rafales intermittentes. La bruine, qui n’avait cessé de tomber dans la journée, avait rendu le sol glissant. Nous allions avec précaution, nous tenant par le bras et essayant mutuellement de nous éviter une chute complète quand nos sabots dérapaient.

Je gardais le silence, très ému par la nouveauté de la scène. Thérèse dit :

— Il ne fait pas bon s’en aller ; il fait aussi noir que dans le cul d’un four.

— Oh bien, quand on est deux… fis-je timidement.

Et, sur sa joue fraîche, je posai mes lèvres d’un geste brusque.

Je ne pouvais, en raison des ténèbres, observer sa physionomie, mais il me sembla que mon audace ne l’avait point trop surprise. Pourtant, comme je faisais mine de vouloir m’arrêter :

— Finis donc, va, grand bête ! dit-elle d’un ton plus condescendant que fâché.

Je lâchai son bras, recueillis sa main dans ma main droite et, du bras gauche, lui enlaçai la taille.

— Il y a bien longtemps, Thérèse, que je souhaitais une occasion comme ça pour te proposer de devenir ton bon ami…

— Tu en seras bien avancé… Tu ne veux pas te marier encore, je pense ?

— Peut-être sans bien tarder, va…

Je serrai plus fort sa taille et pressai sa main davantage ; puis, d’un mouvement énergique, je l’arrêtai :

— Tu voudras, dis ?

— Quoi ?

— Te marier avec moi ?

Et, grisé, sans lui donner le temps de me répondre, je l’embrassai de nouveau, longuement. Mes lèvres cherchèrent ses lèvres…

Elle avait renversé la tête d’un geste instinctif : je la sentis tressaillir.

— Finis, je t’en prie, reprit-elle d’une voix plus faible, quasi suppliante.

Mais elle ne put éviter ma caresse ; nos lèvres se scellèrent en un baiser délicieux. Tout près, avec un air de nous narguer, une chouette se mit à pousser une série de hululements gutturaux. Nous reprîmes notre marche à pas plus vifs, troublés beaucoup tous les deux de cette première manifestation d’amour et péniblement impressionnés par les cris de mauvais augure de l’oiseau nocturne.

La bruine s’était remise à tomber, dense et froide. Elle humectait la cape de bure de ma compagne ; elle dégoulinait sur ma grosse blouse de cotonnade qu’elle était impuissante à pénétrer et sur nos mains unies, chaudes de fièvre, elle mettait son contact glacé…

Le champ traversé, il nous fallut, par un échalier, franchir la bouchure qui le séparait du pré de la Bourdrie. Il faisait tellement noir que nous eûmes de la peine à trouver l’échalier. Je le passai le premier et, comme le pré était en contre-bas, je reçus Thérèse dans mes bras au pied du pieu crochu qui servait d’accès pour monter et d’échelon pour descendre. Je voulus m’autoriser de ce service pour en faire le prétexte d’une nouvelle étreinte, mais elle se dégagea si vite que je n’eus même pas le temps de l’embrasser. Tout au long du pré humide nous allâmes très sagement et presque silencieusement. Il nous fallut ensuite parcourir un bout de très mauvais chemin ; nous fûmes obligés de passer à la file sur un sentier fait de grosses pierres placées en ligne et assez éloignées l’une de l’autre. Pour faire le brave, et malgré que le sentier ne me fût guère familier, je voulus aller le premier. Ma témérité fut punie : bien qu’avançant avec précaution, je manquai une des pierres et m’enfonçai dans une flaque d’eau jusqu’à mi-jambe. Des gouttes de cette eau boueuse allèrent souiller les vêtements et la figure de ma compagne. Je me tirai de là tout penaud, le pantalon ruisselant et imprégné de boue, pendant qu’elle riait de l’aventure. Dans la cour, je la repris néanmoins par la taille et, avant de la quitter, je la pressai tout contre moi en une étreinte passionnée, et lui redonnai, sans qu’elle s’en fâchât, un long baiser d’amant…

Je regagnai, fiévreux, le Garibier. Une exubérance de vie me soulevait. Par cette nuit d’hiver sombre, venteuse et pluvieuse, j’avais du ciel bleu plein le cœur…

Donc, à partir de cette soirée, Thérèse devint ma bonne amie attitrée. Je n’eus pas crainte d’afficher mes préférences pour elle aux autres veillées de cet hiver-là, aux vijons de l’été suivant, non plus qu’au bal de l’auberge Vassenat, les jours de fête. J’allais même la trouver dans les pâtures, les dimanches où il n’y avait pas assemblement, et nous passions de longues heures seul à seule au long des grosses haies parfumées et discrètes, complices des amoureux. Pourtant elle ne devint pas ma maîtresse. Nos relations se bornèrent à des mignardises innocentes, à des baisers nombreux et à des rééditions de nos effusions de lèvres du premier soir. Jeunes et naïfs tous deux, la timidité, la pudeur, la crainte des suites nous empêchèrent d’aller jusqu’à la consommation de l’amour. J’avais d’ailleurs absolument l’intention d’en faire ma femme.