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La Vie d’un simple/27

La bibliothèque libre.
Stock (p. 155-157).
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XXVII


Je n’étais pas le seul, d’ailleurs, à servir de cible aux risées du maître et de ses amis : mon voisin Primaud, de Baluftière, y contribuait pour une bonne part. Il faut dire que la physionomie de ce brave Primaud incitait de prime abord à la moquerie ; il avait le nez camus, une grande bouche édentée qui s’ouvrait à tout propos pour un gros rire bêtement bruyant ; et il avait une drôle de façon de regarder le ciel d’un œil quand on lui parlait. Avec cela, naïf comme pas un, coupant dans tous les ponts qu’on se donnait la peine de lui tendre. Enfin, il avait encore cette particularité d’aimer le lard à la folie. Or, cette particularité, M. Frédéric la connaissait. Chaque dimanche presque, sous un prétexte ou sous un autre, il mandait au château son métayer et lui faisait servir une énorme tranche de lard. On le laissait seul à la cuisine et il se régalait, comme bien on pense. Après un bon quart d’heure, le bourgeois venait le rejoindre.

— As-tu bien mangé, Primaud ?

— Oh ! oui, monsieur Frédéric !

— Mais un gros morceau de lard reste encore sur le plat ; il ne faut pas le laisser, voyons… Tiens, je sais que tu es de force à l’engloutir.

Et il le lui mettait sur son assiette.

— C’est trop, monsieur Frédéric, j’ai le ventre plein, je ne peux plus…

— Allons, allons, Chose, tu plaisantes ; c’est sans doute que tu as soif ; Julie, donne-lui donc un verre de vin.

Pour s’en retourner, Primaud passait dans notre cour. Souvent il entrait à la maison ou venait me voir aux étables.

— Tiennon, me disait-il, je viens encore de faire un bon repas.

— Ah ! tant mieux, répondais-je, c’est toujours ça d’attrapé ; je parie que vous avez mangé du lard à volonté ?

— Plus que j’ai voulu, mon vieux ! Figurez-vous que M. Frédéric est venu et qu’il m’en a servi lui-même un gros morceau ; de sa main, vous comprenez, je ne pouvais pas refuser, surtout qu’il m’a fait donner du vin.

Il s’honorait beaucoup de ce témoignage flatteur. Jamais il ne lui venait à l’idée qu’il pût y avoir là quelque chose de blessant pour sa dignité d’homme. Peut-être même considérait-il comme preuves d’évidence et marques de gloire les traces cireuses que laissait, de chaque côté de sa bouche, le ruissellement graisseux du lard. Il rentrait chez lui enchanté.

Seulement, cette débauche hebdomadaire de mon collègue favorisé cachait un but malpropre. À son insu, sans doute, Primaud jouait le triste rôle de mouchard. M. Gorlier obtenait par lui tous les renseignements qu’il désirait avoir sur les gens de ses domaines et sur les habitants de la commune. Trois ans auparavant, quand Napoléon, — qu’on appelait à présent Badinguet, ― avait fait une espèce de contre-révolution afin de se faire nommer empereur, deux hommes de Franchesse avaient été expédiés à Cayenne de par la faute, disait-on, des bavardages inconscients du mangeur de lard. Le bourgeois lui avait fait entendre que ce serait un grand bien que de débarrasser le pays de ceux qui affichaient leurs préférences pour la République, et le malheureux s’était empressé de lui signaler tout ceux qu’il connaissait pour être des ch’tits républicains. On pouvait excuser Primaud parce que c’était de sa part bêtise et non méchanceté : mais je ne trouvais pas que M. Frédéric fût excusable d’employer de tels moyens pour se renseigner, non plus que d’user de son influence ensuite pour faire du mal aux gens de son pays.

Dès que je fus averti, je me défiai du voisin et ne lui dis plus que ce qu’il n’y avait nulle raison de tenir caché.

À cette époque déjà, on appelait Primaud « le mangeux de lard ». Il est mort depuis longtemps ; mais le sobriquet lui a survécu et une sorte de légende s’est attachée à son nom. À Franchesse, on dit encore à présent de quelqu’un qui aime bien le lard : « C’est un vrai Primaud ! »