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La Vie d’un simple/30

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Stock (p. 171-176).
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XXX


La troisième année de mon séjour à la Creuserie, je trouvai moyen d’être infidèle à ma femme.

— Oh ! par exemple, va-t-on s’écrier, avec une vie si bien remplie, comment pouviez-vous trouver le temps de songer aux intrigues amoureuses ? C’est bon pour les riches qui, ne sachant comment tuer leurs loisirs, courent de ci de là, au gré de leurs caprices, avec l’espoir de trouver de l’imprévu.

Eh bien, la chose arriva tout de même, tout à fait par hasard, il est vrai… Et je crois que, sous tous les rapports, je méritais de sérieuses circonstances atténuantes.

Victoire, en raison de son état maladif, était détachée des plaisirs sexuels autant qu’une créature peut l’être. Moi, robuste, plein de vigueur et de santé, j’éprouvais parfois, en dépit de mes fatigues, le besoin de faire acte de mâle. Mais je n’osais m’approcher d’elle, sachant que je serais mal reçu, que ma tentative la rendrait plus encore plaintive et grincheuse, accentuerait son état d’agacement. Or donc je me tenais coi, refoulant mon désir ; mais cela n’en contribuait pas moins à refroidir nos relations. Néanmoins, je ne me donnais pas la peine de chercher ailleurs.

À la maison même, j’aurais bien pu trouver l’occasion avec nos servantes, dont quelques-unes n’eussent pas été, je pense, aussi farouches que la petite Suzanne, de Fontbonnet. Mais j’avais trop le respect de mon intérieur pour en arriver là : je savais que, dans ces conditions, la chose finit toujours par être découverte, qu’il en résulte des brouilles difficiles à raccommoder et que c’est d’un exemple déplorable pour les enfants.

Ainsi qu’il arrive souvent, ma première faute se produisit un jour où je n’y pensais pas du tout. C’était un peu après la mi-juillet ; on venait de terminer la rentrée des foins et celle des seigles, et les blés n’étaient pas encore mûrs. Un orage ayant donné de l’eau la veille, je profitai de cette période d’accalmie pour aller herser un de mes champs de guéret. Ce champ se trouvait assez loin de chez nous, à droite de la rue qui reliait Bourbon et Franchesse et à proximité de la petite locaterie des Fouinats.

J’étais venu au hersage de grand matin, et, comme j’avais dit vouloir faire une longue attelée, Victoire m’envoya à déjeuner par la servante. Je mangeai la soupe à l’ombre d’un vieux poirier, non loin de la chaumière dont j’apercevais les murs en pisé et le toit de paille, au sommet duquel croissaient des plantes vertes. Le journalier qui habitait là, un petit rougeaud qui bégayait, travaillait constamment dans les fermes ; la femme, une blonde assez appétissante qui se nommait Marianne, allait aussi en journée à l’occasion : ils n’avaient pas d’enfants. Or, ce matin de juillet était chaud et la soupe se trouva trop salée ; quand j’eus mangé, la soif me prit, et je n’avais pas d’eau. Tout naturellement, l’idée me vint d’aller demander à boire à la Marianne, que je savais chez elle pour l’avoir entendu appeler ses poules. Mes bœufs au repos soufflaient et ruminaient tout à leur aise ; je décrochai, par mesure de prudence, la chaîne qui les attelait à la herse, et je me hâtai vers la chaumière.

La Marianne, vêtue seulement d’un jupon court et d’une chemise, procédait à sa toilette. Elle avait ramené en avant pour les peigner ses cheveux défaits, dans lesquels se jouait malignement un rayon du soleil matinal ; ils me semblèrent soyeux et attirants ; ils la nimbaient d’une auréole d’or. Sa figure, quoique brunie par le hâle, avait des tons roses ; ses épaules nues étaient rondes et pleines ; sa nuque saillait, blanche et veloutée, et ses seins libres apparaissaient, rotondités tentatrices, au dessus de l’échancrure de la chemise.

Bref, elle me sembla belle, et je sentis dès l’abord courir une petite fièvre dans mon organisme.

— Bonjour, Marianne ; je vous dérange ? fis-je en entrant.

Elle tourna à demi la tête :

— Ah, c’est vous, Tiennon… Vous me trouvez dans une drôle de tenue.

— Vous êtes chez vous : c’est bien le moins que vous ayez la liberté de vous mettre à l’aise… Je venais vous demander à boire.

— C’est bien facile.

Sans même prendre le temps de renouer ses cheveux, elle alla prendre sur le dressoir un grand pichet de terre jaune qu’elle remplit au seau, derrière la porte, et me le tendit. Elle voulut aller chercher un verre, mais je refusai et bus à la coquelette[1] presque toute l’eau du pichet.

— Vous aviez donc bien soif, dit la Marianne en souriant dans sa toison défaite, à moins que vous ne la trouviez meilleure que celle de chez vous.

— C’est peut-être les deux, répondis-je. Vous savez bien que le changement augmente le désir.

(La phrase que j’employai n’était pas aussi correcte que celle-ci, mais le sens était celui-là.)

Elle comprit bien mon allusion : ses joues se colorèrent, ses yeux s’animèrent et son sourire se fit moqueur.

— Ça dépend… Il y a des choses qui ont toujours le même goût, fit-elle.

— Vous le savez par expérience ? demandai-je malicieusement.

Et comme elle ne s’éloignait pas, je plongeai l’une de mes mains dans le flot d’or de ses cheveux dénoués, alors que l’autre allait se perdre dans la bâillure de la chemise, entre les mamelons tentateurs !

La Marianne n’eut aucune révolte ; il me sembla même qu’elle provoquait mes caresses. Et, avant de sortir de la chaumière, je goûtai dans ses bras cet oubli éphémère de tout, cet instant de bonheur surhumain que l’on trouve dans l’accomplissement de l’amour.

J’étais troublé beaucoup quand je sortis : il me semblait que tout, au dehors, allait clamer ma faute. Je fus quasi étonné de retrouver mes bœufs bien tranquilles à la même place, de constater que le soleil brillait comme auparavant, que les lignes vertes des haies et les carrés de culture conservaient le même aspect, que mon champ de guéret avait la même teinte rougeâtre d’argile lavé, que les cailles chantaient de même dans les blés jaunissants, que les hirondelles et les bergeronnettes voletaient autour de moi comme si rien d’anormal n’avait eu lieu. Et, en rentrant à la maison, mon attelée faite, j’éprouvai une grande satisfaction de ne constater nul changement dans les façons d’être à mon égard de ma femme, des enfants, des domestiques, non plus que de M. Parent, le régisseur, qui vint dans l’après-midi. Cela me tranquillisa et me fit ramener l’acte à de plus justes proportions.

Mes relations avec la Marianne se continuèrent pendant dix-huit mois, plus ou moins suivies, selon les circonstances. Nous avions tous deux le souci de ne pas nous faire remarquer, de sauver les apparences. Il fallait donc que j’aie des motifs plausibles d’aller seul du côté des Fouinats, soit pour un travail quelconque, soit pour aller voir mes bêtes au pâturage. Il y avait des moments où les bons prétextes étaient difficiles à trouver et où je restais plusieurs semaines sans la voir. Hélas ! on a beau être prudent : à la campagne tout est remarqué, tout se découvre. Ma maîtresse ne me demandait jamais d’argent et je ne lui en offrais pas, bien entendu. Mais je lui permettais de conduire ses chèvres dans mes champs d’alentour, d’y prendre de l’herbe pour ses lapins, et je fermais les yeux volontairement quand ses volailles causaient quelques dégâts aux emblavures. Les domestiques, les voisins s’intriguèrent de cette tolérance ; on me guetta ; on vit que je faisais des haltes à la maison et cela fit jaser. La chose ayant été rapportée à M. Parent, il donna congé à la Marianne qui s’en fut habiter au-delà du bourg de Franchesse, sur la route de Limoise : nos amours frauduleuses en restèrent là.

Le père Giraud, à qui ces bruits étaient parvenus me prit à part un jour et me tança d’importance. Mais Victoire, fort heureusement, ne sut jamais rien de l’affaire.

  1. En faisant couler de haut, dans la bouche, l’eau du vase.