La Vie d’un simple/33

La bibliothèque libre.
Stock (p. 186-191).
◄  XXXII.
XXXIV.  ►


XXXIII


En raison de la grande diminution de ressources et des frais d’indispensables réparations que lui causa la grêle, M. Gorlier passa tout l’automne et une partie de l’hiver à la Buffère. Il était d’une humeur impossible, sacrait et jurait sans relâche, et ne prenait même plus la peine de teindre sa barbe, dont les poils clairsemés étalaient leur blanc sale sur le cramoisi du visage. Il partit néanmoins vers la fin de janvier, en compagnie de Mlle Julie ; ils allèrent à Nice, un pays où il fait du soleil tout l’hiver et où de grandes fêtes ont lieu au temps du Carnaval. Ni l’un ni l’autre ne devaient revoir la Buffère : M. Gorlier mourut subitement, d’une attaque d’apoplexie, une dizaine de jours après son arrivée là-bas, et sa maîtresse, craignant sans doute de se rencontrer avec les héritiers, ne revint jamais. À tort ou à raison, on prétendit qu’elle s’était appropriée la bourse de voyage du défunt.

La propriété passa à un certain M. Lavallée, officier d’infanterie en garnison dans une ville du Nord, dont la femme était la nièce du maître défunt. À la suite de cette aubaine, M. Lavallée donna sa démission et vint, dans le courant de l’été, s’installer à la Buffère avec sa famille.

Le dimanche qui suivit son arrivée, il nous convoqua au château, le régisseur et tous les métayers. Du château, je ne connaissais encore que la cuisine. Mais on nous fit entrer, ce jour-là, dans une belle pièce si bien cirée qu’on avait peine à se tenir debout. Le père Moulin, du Plat-Mizot, fut près de s’étaler par terre, et cela nous fit bien rire. Seulement nous n’osions éclater, de peur d’être inconvenants. Nous nous tenions au contraire non loin de la porte, debout et silencieux, et nous avions de longs regards étonnés pour toutes les jolies choses que nous étions à même de contempler. Il y avait des fauteuils et des canapés garnis d’une étoffe à fleurs bleues, avec des franges, et qui semblaient étonnamment moelleux. Une petite table devant la cheminée était recouverte d’un tapis qui s’appareillait aux fauteuils et je vis, au bout d’un moment, que le papier des murs portait aussi des fleurs bleues semblables. Sur la cheminée, en marbre rose veiné de rouge, trônaient une belle pendule jaune sous globe et des flambeaux à six branches dont chacune était garnie d’une bougie rose. Ces objets se répétaient dans une grande glace à l’encadrement voilé de gaze qui appuyait sur la cheminée. De chaque côté, dans des jardinières à fleurs peintes supportées par de délicats guéridons, se trouvaient des plantes aux larges feuilles vertes, semblables à celles qui croissaient dans la fosse de mon grand pré. L’un des angles était occupé par une étagère en joli bois découpé sur laquelle se voyaient des bibelots de toutes sortes : statuettes, petits vases et photographies. L’unique meuble, en plus de la table, était un gros objet en bois d’un rouge tirant sur le noir dont je ne devinais pas l’usage : je questionnai tout bas M. Parent qui me dit que c’était un piano. Cette belle pièce ne contenait, en somme, que de belles choses inutiles ; je ne vis pas le moindre objet qui réponde à un besoin réel. Je songeai à notre cuisine noire au béton dégradé, à notre chambre avec ses trous, et me demandai s’il était juste que les uns soient si bien et les autres si mal.

Il y avait dix minutes à peu près que nous étions là quand M. Lavallée parut. C’était un homme d’une quarantaine d’années, plutôt petit, blond, mince et très remuant. En dépit de nos protestations, il nous fit asseoir sur les beaux fauteuils à fleurs bleues qu’il prit la peine de mettre en rang lui-même, face à la porte-fenêtre qui ouvrait sur le parc. M. Parent, et Primaud, le mangeux de lard, se partagèrent un canapé. Le propriétaire s’assit en face de nous, observa beaucoup nos physionomies, puis nous interrogea successivement en commençant par M. Parent. Il dit ensuite qu’il entendait faire de la bonne culture et qu’il comptait sur nous tous pour entrer dans ses vues.

— Il faut que, d’ici quelques années, nous puissions briller dans les concours, conclut-il.

M. Parent, très ému, approuvait en bredouillant, agitant sa grosse tête et roulant ses gros yeux ; sa lèvre inférieure pendait plus qu’à l’ordinaire et laissait passer un jet exagéré de salive. Le maître dut juger, dès cette première entrevue, qu’il n’était pas homme à révolutionner la culture et à perfectionner les cheptels : aussi lui donna-t-il congé peu de temps après.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il le remplaça par un grand jeune homme à figure sombre qui s’appelait M. Sébert et qui avait fait ses études dans une école d’agriculture, à Rennes, en Bretagne. M. Sébert entra en fonctions à la Saint-Martin, à l’époque même où le propriétaire quittait la Buffère pour aller passer l’hiver à Paris. Étant venu examiner mon cheptel, il déclara du premier coup qu’il faudrait tout changer.

— Soignez vos bœufs, nous les vendrons ; nous vendrons aussi les vaches dès qu’elles auront leurs veaux ; nous vendrons de même toutes les génisses, et les moutons et les cochons ; et nous achèterons d’autres bœufs, d’autres vaches, d’autres moutons, d’autres cochons.

Dans les six domaines il dit la même chose ; nous trouvâmes cela d’autant plus bizarre qu’il ne sacrifiait pas seulement les bêtes inférieures : il les voulait toutes faire vendre, bonnes et mauvaises.

Il ne se passa pas de semaine, cet hiver-là, qu’il ne nous faille circuler la moitié d’une nuit sur les routes et nous geler pendant des heures sur un foirail. On allait régulièrement aux foires de Bourbon, d’Ygrande, de Cérilly, de Lurcy, et bien souvent à celles de Souvigny, de Cosnes, de Cressanges et du Montet. C’était très fatigant, très ennuyeux et, à force de se répéter, cela occasionnait des dépenses considérables : car on ne pouvait revenir sans manger, et les aubergistes font payer cher leurs mauvaises ratatouilles. Et le travail des champs ne se faisait pas, pendant qu’on voyageait ainsi !

Quand le propriétaire revint en avril, tous les cheptels étaient changés et n’en valaient pas mieux. Seulement, nous étions endettés de plusieurs milliers de francs, car M. Sébert, quand il s’agissait d’acheter, ne taquinait guère :

— Voilà une bête convenable, disait-il, je veux l’avoir ; les bonnes bêtes ne sont jamais trop chères.

— Il est commode de se passer des fantaisies quand on roule sur l’argent des autres, disions-nous entre métayers.

Nous étions tous furieux après cet original qui nous ruinait…

À sa première visite, M. Lavallée me demanda :

— Eh bien, êtes-vous content de votre nouveau régisseur, Bertin ?

― Monsieur, il aime trop faire des affaires ; il ne fait que vendre et acheter : ça ne peut pas gagner.

— Si, vous verrez. Il renouvelle vos cheptels en bêtes de choix. D’ici deux ou trois ans, vous irez aux concours et vous obtiendrez des prix.

Tout le temps que le propriétaire resta à la Buffère, M. Sébert nous laissa à peu près tranquilles ; il se borna à nous faire vendre celles des bêtes nouvelles qui présentaient quelques défectuosités. Mais après que M. Lavallée fut reparti, l’histoire de l’année précédente recommença. Sans même donner de motifs, par caprice pur, nous semblait-il, il fit de nouveau tout rechanger.

Au printemps suivant, devant l’unanimité de nos plaintes, le bourgeois comprit enfin que son régisseur l’avait roulé. Dans le sous-seing qu’ils avaient passé, il était stipulé que ce dernier toucherait, en plus de son traitement fixe, cinq pour cent sur les ventes et autant sur les achats. Cette clause expliquait tout : l’amélioration des cheptels avait été le dernier des soucis de Sébert ; c’était uniquement pour faire sa poche qu’il avait vendu et acheté sans relâche. M. Lavallée voulut lui donner congé tout aussitôt ; mais le sous-seing portant engagement pour six années, il demanda pour consentir à s’en aller une indemnité de trente mille francs, puis transigea et daigna accepter les vingt mille francs que lui offrit le propriétaire. Le malin avait certainement économisé, au cours de ses deux années de gérance, une somme au moins égale, sinon supérieure. Il s’en alla se fixer en Algérie, où il devint gros propriétaire vigneron et où il fut très respecté sans nul doute : ne convient-il pas qu’on respecte le possesseur d’une fortune honnêtement acquise ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cette expérience coûteuse eut l’avantage de dégoûter le maître de ses projets de culture savante. Ça ne lui disait plus rien de devenir le Monsieur qui a des prix dans les concours. D’ailleurs, nous lui certifiâmes tous que les récompenses étaient données à la faveur plus qu’au mérite et que les lauréats même avaient toujours de la perte. D’autre part, il commençait de moins se plaire à la Buffère, et sa femme s’y ennuyait ferme. Pour ces divers motifs, M. Lavallée n’eut plus d’autre ambition que celle de tirer de ses biens le plus d’argent possible. Il nous déclara qu’il en gardait personnellement la direction et il prit tout simplement pour le représenter un jeune homme de Franchesse, nommé Roubaud, le fils d’un petit propriétaire voisin du bourg. Roubaud savait lire et écrire ; il cumula les fonctions de garde particulier et de régisseur ; il fut, d’ailleurs, moins un gérant qu’un simple teneur de comptes, Nous eûmes, nous, les métayers, une liberté plus grande, et les choses n’en allèrent que mieux.