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La Vie d’un simple/4

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Stock (p. 24-26).
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IV


Quand je songe que je n’avais pas encore sept ans quand m’arrivaient ces aventures, quand je compare mon enfance à celle des petits d’aujourd’hui qu’on dorlote et qu’on choie, et qu’on n’oblige à aucun travail manuel avant douze ou treize ans, je ne puis m’empêcher de dire qu’ils ont joliment de la chance. En ai-je fait, moi, des séances de plein air pendant qu’eux font leurs séances d’école ! Je restai berger pendant deux ans, ce qui me permit d’esquiver, jusqu’à huit ans et demi, les très mauvais jours : car on n’envoie pas les brebis dehors quand il pleut ou neige. Mais alors on me confia les cochons et c’en fut fini des journées de repos. Qu’il pleuve ou vente, que le soleil darde ou que la bise cingle, par la neige ou par le gel, il me fallait aller aux champs. Oh ! ces terribles factions d’hiver, alors que l’on est enduit de boue tout au long des jambes, que l’on a les pieds mouillés et que le froid étreint, quoi qu’on fasse, en une progression méchante ! On ne peut pas s’asseoir ; les haies dépouillées ne donnent plus d’abri ; les doigts gourds et crevassés font mal ; un tremblement convulsif agite le corps : oh ! qu’on est malheureux !

Il y avait toujours deux truies mères qu’on appelait les « vieilles gamelles » et deux bandes de petits, soit quinze ou vingt. Tout cela s’agitait, grognait, fouillait le sol. Quand les truies avaient des petits tout jeunes qui restaient à l’étable, elles devenaient particulièrement difficiles à garder, l’instinct de la maternité les poussant à aller au plus tôt les rejoindre. Elles perçaient au travers des haies avec une facilité étonnante et il fallait des ruses de stratège pour les empêcher de partir ; il était d’ailleurs impossible de les faire rester bien longtemps. Mais enfin, quand je les échappais dans ces moments-là, j’avais la certitude qu’elles s’en iraient tout droit vers la maison. Il n’en était malheureusement plus ainsi quand les petits, devenus forts, les suivaient. En été, dès l’époque où jaunissent les orges, elles devenaient insupportables, étant maraudeuses à l’excès. Quand elles arrivaient à pénétrer dans un champ de céréales, elles y causaient des dégâts nombreux et il n’était pas commode de les y découvrir ; de plus, il était quasi impossible de les empêcher d’y retourner. Je reçus encore de bonne taloches les rares fois où je ne sus pas préserver de leurs ravages les champs de grain. Après les céréales venaient les fruits. Mes « vieilles gamelles » connaissaient, dans un rayon de plusieurs kilomètres, tous les poiriers sauvageons grands producteurs et j’avais beau courir et me gendarmer, il ne m’était guère possible de les empêcher de faire chaque jour une grande promenade circulaire pour manger les fruits tombés. Les choses continuaient de même à l’époque des châtaignes, des faînes et des glands, et il fallait veiller ferme à cause des semailles nouvelles et des pommes de terre non encore arrachées. Le comble était que toute la troupe ne se suivait pas. Les familles se divisaient, chaque bande de petits suivant la mère en un endroit différent. D’autres fois, les jeunes, trop inexpérimentés, restaient en panne, les uns ici, les autres ailleurs, ne pouvant suivre les « vieilles gamelles » dans toutes leurs pérégrinations. Et pendant que je poursuivais les uns, les autres se sauvaient d’un autre côté : il en résultait qu’à certains jours de guigne je ne pouvais arriver à les ramener tous ensemble à l’étable. Souvent il me fallait, à la tombée de nuit, repartir au diable à la recherche des manquants.

À tous les embêtements que les cochons me causaient aux champs, venait s’ajouter l’ennui d’entretenir en parfait état de propreté le domicile particulier de ces messieurs. Ils étaient logés en trois cahutes exiguës adossées au pignon de la maison ; ils y étaient toujours trop serrés, et, à cause des pavés disjoints, le nettoyage était difficile. Je faisais de mon mieux pourtant ; mais ma mère, qui allait souvent passer l’inspection, ne trouvait jamais que ce fût suffisant : toujours elle me faisait des observations. Je me rappelle d’une fois où elle me battit, parce que j’avais mis à des gorets nouveau-nés de la paille trop raide, ce qui leur avait fait tomber la queue presque à tous.

Ces petites misères ont suffi à me faire garder de ce temps-là d’assez mauvais souvenirs. Mais ce fut à une foire d’hiver à Bourbon, ou j’étais allé avec mon père conduire une bande de nourrains, que m’advint le plus triste épisode de ma carrière de porcher.