La Vie de Jésus (Taxil)/Chapitre III

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P. Fort (p. 13-16).

CHAPITRE III

L’OPÉRATION DU SAINT-ESPRIT

Un garçon joliment dégourdi, c’était l’ange Gabriel, ce jeune envoyé de Jéhovah que nous avons vu tout à l’heure dans le Tabernacle. Gabriel, s’il faut en croire les livres saints, a la spécialité d’ébahir les gens en leur apprenant qu’ils auront des moutards. Nous l’avons vu fonctionner à propos de la naissance de Jean ; nous allons le voir fonctionner encore, — et où çà ? — chez une cousine d’Élisabeth.

Élisabeth avait une cousine, nommée Marie, qui habitait à Nazareth, obscur village de la Galilée. Marie était jeune, brune et jolie à croquer ; un morceau de roi, quoi !

À cette époque, en fait de roi, il n’y avait en Judée que le sieur Hérode, lequel, à vrai dire, n’était pas le véritable roi aux yeux des Juifs ; car il était un monarque imposé par les Romains, c’était un usurpateur. De roi légitime, pas un cheveu ! Mais la race royale de David comptait néanmoins un certain nombre de descendants, parmi lesquels un charpentier du nom prédestiné de Joseph.

Donc, Marie, morceau de roi, avait été fiancée à Joseph, descendant de David.

Le père et la mère de la jeune fille, papa Joachim et maman Anne, avaient tout d’abord consacré leur demoiselle au Seigneur ; c’est-à-dire que dès sa plus tendre enfance, ils lui avaient fait promettre solennellement en plein Temple, qu’elle ne se marierait jamais et qu’elle travaillerait exclusivement pour messieurs les curés.

Un beau jour, Joachim et Anne changèrent d’idée, et, pour un motif que l’Évangile oublie de nous faire connaître, ils fiancèrent leur demoiselle au charpentier Joseph. Peut-être lui devaient-ils une facture trop élevée pour leurs ressources, et Joseph, en vieux roublard qu’il était, avait-il demandé la petite en solde de tout compte. Ce sont là des arrangements qui se pratiquent quelquefois.

Bref, on avait passé l’éponge sur les engagements antérieurs, et les fiançailles de Marie et de Joseph avaient été célébrées, toujours d’une manière solennelle et au même Temple où la petite avait formulé ses vœux. Dans tous les siècles, au temps jadis aussi bien qu’aujourd’hui, les prêtres ont toujours été très accommodants : on leur avait promis la brunette pour leur service personnel ; moyennant quelques pièces de cent sous, ils consentirent à s’en passer et bénirent les fiançailles du charpentier comme ils auraient béni celles du commissionnaire du coin.

Marie seule s’était fait tirer un peu l’oreille. Joseph n’était pas de la première jeunesse ; il avait une grande barbe broussailleuse, un air grognon, le caillou par trop clairsemé et le langage passablement bourru ; ce fiancé-là ne représentait pas un avenir bien gai ; et puis, elle prenait au sérieux ses vœux, la petite.

La première fois qu’on lui parla de Joseph, elle fit une moue caractéristique, et dit :

— Zut alors ! et mon vœu de virginité ?

Heureusement pour lui, Joseph était un fin diplomate. Il eut un sourire ineffable, passa sa main dans ses rares mèches, et dit d’un ton dégagé :

— Oh ! si ce n’est que cela qui vous inquiète, mademoiselle, il m’est bien facile de vous tranquilliser. Vous croyez peut-être que c’est pour ça que je tiens au mariage ? Ma parole, vous vous mettez le doigt dans l’œil. Moi, je m’en moque un peu. Le fin mot de l’histoire, c’est que je m’embête à six francs l’heure ; personne pour me tenir compagnie ; j’avais un perroquet, il est mort la semaine dernière ; avec ça, voyez mes culottes, c’est moi qui me recouds mes boutons, sont-ils assez mal recousus ! Tenez, si je cherche à prendre femme, c’est tout bonnement pour avoir mes côtelettes cuites à point et mes habits bien reprisés. Voilà comment je comprends le mariage, moi ! Cela avait été dit d’une façon si bonhomme que les larmes en vinrent aux yeux de la mère Anne. Elle se tourna vers sa fille et lui glissa ces mots dans le tuyau de l’oreille :

— Allons, ne fais pas tant ta mijaurée, petite sotte ! D’abord, ton père et moi, nous voulons te marier quand même, et puisque tu nous dois l’obéissance, il faudra bien que tu en passes par nos volontés. Nous n’avons pas les moyens de réaliser tes engagements passés ; ton père, tu le sais, a fait depuis quelque temps de mauvaises affaires ; pour que tu entres définitivement au Temple, les lévites exigent l’apport d’un trousseau assez conséquent, tandis que Joseph, lui, te prend sans dot. Décide-toi, voyons, nigaude ; jamais tu ne trouveras une aussi bonne pâte de mari.

Marion avait baissé les yeux et murmuré :

— Eh bien, oui, maman, j’accepte ; seulement, il est bien entendu que je ne reviendrai jamais sur mes conditions.

Joseph s’était incliné et avait répliqué :

— Mademoiselle, vous me faites bien de l’honneur.

Et voilà comment la demoiselle au père Joachim était devenue la fiancée du descendant de David.

En attendant le jour du mariage, la brunette demeurait chez son père et sa mère et gardait la maison, pendant que ceux-ci étaient en journée chez leurs patrons respectifs.

Or, par une belle matinée du mois de mars, à l’éclosion même du printemps, à un moment où Marion était seulette dans sa chambre, un beau monsieur entra : il était fort joli garçon.

La brune enfant releva la tête et se montra étonnée ; mais sa surprise n’avait rien de désagréable, — au contraire.

Le beau jeune homme s’avança, un doux sourire sur les lèvres.

— Je vous salue, Marie, dit-il. Oh ! vous êtes vraiment pleine de grâce. On voit bien que le Seigneur est avec vous, lui, l’auteur de tout ce qui est charmant ; vous êtes privilégiée au-dessus de toutes les femmes ; l’enfant qui naîtra de vous sera certainement mille fois béni.

Marie était de plus en plus étonnée, et elle était en même temps ravie : jamais elle n’avait entendu une voix si mélodieuse à son oreille ; quelle différence avec l’organe grinçant du vieux barbon qu’on lui destinait pour époux !

Ce qui l’épatait, par exemple, au superlatif, c’était de s’entendre parler d’un gosse qui devait naître d’elle. Elle répondit au joli garçon (je prends textuellement la phrase dans l’évangéliste Luc, chapitre Ier, verset 34) : « Comment cela pourra-t-il se faire, puisque je ne connais point d’homme ? »

Cette innocente naïveté combla d’aise le joli garçon.

— N’ayez aucun souci de cela, répliqua-t-il, ô gracieuse Marie ; n’ayez aucune crainte ; c’est là un détail insignifiant. Je m’appelle Gabriel et suis ange de mon métier ; ainsi, vous pouvez vous en rapporter à moi. Laissez la vertu du Très-Haut vous couvrir de son ombre, et vous verrez ensuite. Je vous le dis, ma mignonne, vous aurez un enfant, vous lui donnerez le nom de Jésus, et tout le monde l’appellera le Fils de Dieu.

Dès ce moment, la petite Marie était convaincue.

— Je suis votre servante, dit-elle en s’abandonnant aux volontés du Seigneur ; qu’il me soit fait selon votre parole.

Que se passa-t-il alors dans la maison de Nazareth ? demande feu Mgr Dupanloup qui, lui aussi, a écrit la Vie de Jésus. Et le saint évêque ajoute : — À cet instant, le Verbe se fit chair.

Va pour le Verbe !

L’ange Gabriel, une fois sa mission terminée, secoua ses blanches ailes et disparut, toujours par le plafond.

La Vierge était fécondée ; l’opération du Saint-Esprit avait obtenu une réussite complète.

À ce propos, je me permettrai de poser une simple question à mon vieil ami notre Saint-Père le Pape : — Pourquoi les Évangiles appellent-ils indifféremment Jésus-Christ le « Fils de Dieu » ou le « Fils de l’Homme » — C’est que « Fils de l’Homme » ou « Fils de Dieu », ce n’est pas la même chose, saperlipopette ! D’autant plus que Gabriel est un mot hébreu qui veut dire textuellement : l’Homme de Dieu.

Saint-Père, vous seriez bien aimable de nous expliquer cela au prochain concile ; car, si des fidèles allaient s’imaginer que les Évangiles, en appelant Jésus à la fois Fils de l’Homme et Fils de Dieu, ont voulu dire que ledit Jésus est le fils de « l’Homme de Dieu », cela risquerait de nous amener une nouvelle hérésie.

Au moins, Très Saint-Père, ne vous figurez pas que c’est pour mon compte, à moi, que je vous soumets cette observation.

Croyant jusqu’au bout des ongles, je laisse l’ange Gabriel tout à fait en dehors de l’opération du Saint-Esprit. J’aime bien mieux croire, — et fermement, je vous l’assure, — que c’est le pigeon qui s’en est acquitté tout seul.

C’est infiniment plus drôle.