La Vie de Jésus (Taxil)/Chapitre XXIV

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P. Fort (p. 98-103).

CHAPITRE XXIV

LE PREMIER CAMOUFLET

Une fois qu’il eut terminé sa propagande en Samarie, Jésus repartit pour la Galilée, se dirigeant vers Nazareth.

Les railleries de ses compatriotes, après l’affaire de Cana, lui tenaient au cœur, et il ne désespérait pas de passer à la longue pour un grand personnage auprès des villageois qui l’avaient connu simple charpentier.

Il espérait que son esclandre de Jérusalem aurait fait du bruit jusqu’à Nazareth. Il se disait que, s’il parvenait à augmenter un peu sa renommée pendant le reste de son voyage, il obtiendrait un véritable triomphe dans l’humble cité habitée par sa famille.

Pour atteindre ce résultat, il se donna, partout où il eut l’occasion de s’arrêter, comme étant un docteur très expert dans toutes les matières théologiques.

On l’accueillait alors dans les synagogues et on lui demandait un bout de sermon. Je vous laisse à penser si le gaillard s’en donnait à cœur-joie et si sa langue allait bon train.

Sur un verset de la Bible, le premier venu, il faisait une dissertation à n’en plus finir.

Notez que, bien qu’il n’eût suivi aucun cours spécial, il avait bien le droit de se dire docteur. Ce qui eût été illégitime de la part d’un autre était fort naturel chez lui. En somme, il était fils du pigeon ; il possédait la science infuse ; les balourdises qui pouvaient s’échapper de sa bouche étaient des oracles, du moment qu’elles émanaient de lui, individu divin. Le pigeon, son père et son co-associé dans la Trinité, était seul responsable de ses discours ; c’était le pigeon qui les lui inspirait ; en cas de boulette, le coupable était le pigeon : c’est clair.

Il allait donc son chemin, sans prendre garde à la critique.

Quand il mettait le pied dans une ville, il s’empressait de se rendre tout d’abord à la synagogue, au moment des offices.

Les synagogues, à cette époque, étaient toutes bâties sur le même modèle. Elles ne différaient que par la richesse et la grandeur, suivant l’importance des villes. Leur plan uniforme était celui-ci : une longue salle s’étendant entre deux portiques, et terminée par un sanctuaire.

On n’y voyait ni images, ni autel, mais un coffre de bois couvert d’un voile et renfermant les livres sacrés d’Israël. Ce meuble, qui rappelait par sa forme la caisse dans laquelle se trouvait Jéhovah lorsqu’il causait la nuit avec le petit Samuel, occupait la place d’honneur dans la synagogue.

Le sanctuaire était la partie de l’édifice la plus en vénération. C’est là que se trouvaient les premiers sièges où les scribes et les pharisiens posaient leurs respectables derrières ; là encore étaient les places où l’on conduisait les fidèles distingués par leur opulence, car de tout temps les propriétaires des forts capitaux ont été hautement considérés dans les églises. Saint Frusquin est l’éternel saint des saints.

Vers le milieu s’élevait l’estrade où montaient le lecteur des livres sacrés et le rabbi qui exhortait l’assemblée.

Quant au troupeau des fidèles, il se tenait comme il pouvait dans la nef de l’église, séparée par une barrière en deux parties, dont l’une était réservée aux hommes et l’autre aux femmes.

Une lampe brûlait jour et nuit devant l’arche des livres saints, et le faîte du monument devait dépasser toutes les maisons de la ville, ou du moins élever au-dessus d’elles une longue flèche semblable aux campaniles des églises modernes et des mosquées musulmanes.

Auprès des portes figuraient, accrochés aux piliers, différents troncs, ouvrant leurs gueules toujours prêtes à engloutir l’argent des naïfs.

On le voit, les fondateurs de la religion chrétienne ont copié le judaïsme jusque dans ses moindres détails.

Toute synagogue avait à sa tête un chef, assisté de vieillards auxquels on donnait le nom de pasteurs. Ce chapitre présidait aux exercices religieux, jugeait, châtiait, excommuniait les audacieux qui avaient l’aplomb de ne pas tenir pour sérieuses toutes les mômeries de la sainte boutique ; on allait même, quand les mécréants poussaient trop loin l’irrévérence des choses sacrées, jusqu’à les envoyer enchaînés au Sanhédrin, grand conseil de Jérusalem.

Le membre le plus actif avait un nom suave ; on l’appelait l’Ange. Les trois quarts du temps, c’était un vieux puant, cassé en deux, les gencives édentées, les lèvres baveuses, le nez en pomme de terre, la tête branlante, le crâne chauve comme un œuf d’autruche. On l’appelait l’Ange tout de même, bien qu’il donnât une idée peu avantageuse des habitants des cieux.

Au-dessous des dignitaires se trouvait le Chazzan, ministre inférieur qui présentait les livres sacrés au lecteur, veillait sur les portes et faisait les apprêts nécessaires.

Quant à l’ordre du service, il était fixé par des règles scrupuleusement observées. En entrant, on trempait les mains dans une eau bénite, soi-disant pour les laver. Le ministre officiant récitait une prière avec les bras étendus. Puis, toute l’assistance entonnait des psaumes, chacun beuglant plus ou moins en mesure, ce qui ne manquait pas de produire une affreuse cacophonie au milieu de laquelle perçait la voix grinçante des chantres. Le célébrant récitait des invocations, et tous les fidèles répondaient en chœur : Amen.

Après quoi, venaient une série de dix-huit bénédictions et le sermon, qui était le morceau de résistance de la cérémonie. Généralement, c’était le Rabbi qui en faisait les frais ; mais quand un juif étranger, réputé savant, paraissait dans l’assemblée, vite on le conduisait à l’estrade pour entendre son speech.

Ce fut un jour de grande cérémonie religieuse que Jésus arriva à Nazareth. Ses disciples se rendirent avant lui à la synagogue, pour lui préparer son entrée en scène. Ils s’étaient mêlés à la foule.

L’Oint avait quelque peu changé son costume. Les commentateurs catholiques nous disent qu’il avait ce jour-là un grand manteau l’enveloppant et qu’il s’était mis sur la tête un voile serré autour du front par une cordelette à la mode des Bédouins. De sa tenue ordinaire, il n’avait conservé que sa tunique.

Par exemple, cette tunique mérite une mention expresse.

Elle était sans couture. Entendez-vous ? sans aucune couture ! Et elle lui servait depuis sa naissance !!!

Cette tunique modèle était d’une étoffe particulière, qui s’agrandissait au fur et à mesure des développements du corps de Jésus. Ses membres augmentaient de grandeur, de force, ils pouvaient se raidir même, jamais la tunique ne craquait. Quand il prenait du ventre, élargissement de la tunique ; quand il maigrissait, rétrécissement. Cette tunique merveilleuse, Jésus l’a gardée jusqu’à sa mort. Nous verrons à ce moment-là ce qu’elle est devenue ; car ce vêtement a sa légende.

Le bon ami de la Samaritaine se présenta donc brusquement au milieu de la synagogue de Nazareth. Les disciples, qui avaient le mot, de s’écrier tous ensemble :

— Un docteur ! un docteur de Jérusalem ! À la tribune ! à la tribune !

Comme s’il avait été demandé par l’unanimité de l’assistance, Jésus s’élança sur l’estrade et saisit prestement la longue bande de papyrus que le chazzan tenait roulée sur un bâton d’ivoire et sur laquelle étaient inscrits les textes sacrés. Aussitôt, il développa l’inscription et se mit à lire ou à faire semblant de lire :

— Prophétie d’Isaïe !… Attention !… L’esprit du Seigneur est sur moi ; c’est pourquoi il m’a consacré par son onction, il m’a envoyé pour évangéliser les pauvres, guérir les cœurs affligés, annoncer aux captifs leur délivrance et aux aveugles le recouvrement de leur vue, pour renvoyer libres ceux qui sont brisés sous leurs fers, pour publier l’an de pardon du Seigneur et le jour de sa justice !

Il est facile de comprendre quel parti le malin compère se proposait de tirer de sa citation si adroitement choisie.

Il referma le livre, le rendit au ministre, et s’assit. Tout le monde, dans la synagogue, dit l’Évangile, avait les yeux fixés sur lui.

Alors, il commença gravement :

— Mesdames ! messieurs !… C’est aujourd’hui que cette prédiction, dont je viens de vous donner lecture, est accomplie !

Premier camouflet : four d’une conférence de Jésus (chap. XXIV).
Premier camouflet : four d’une conférence de Jésus (chap. XXIV).
Premier camouflet : four d’une conférence de Jésus (chap. xxiv).
 

C’était de l’aplomb.

La masse des fidèles, multitude toujours disposée à avaler toutes les bourdes qu’on lui présente avec autorité, était dans le ravissement, comptant les syllabes qui tombaient de cette bouche doctorale.

Jésus allait continuer, quand tout à coup un des assistants, un peu moins naïf que les autres, s’écria :

— Ah ! mais je ne me trompe pas, c’est le charpentier, c’est le fils de Joseph !

Il n’en fallut pas davantage pour rompre le charme. Qui connaît le caractère si impressionnable et si flottant des foules se rendra facilement compte du revirement subit qui se produisit.

Quelques-uns des fidèles s’étaient dit en eux-mêmes :

— Il me semble que j’ai déjà vu cette tête quelque part. Lorsque le moins naïf cria : « C’est le charpentier », tous répondirent en chœur :

— Parbleu !

Et alors, en avant les interpellations.

Chacun était vexé de s’en être laissé imposer.

Ce fut une avalanche d’exclamations narquoises :

— Que ça de toupet !

— Il voulait nous fourrer dedans, le camarade !

— Jésus, est-ce qu’on va bien, chez toi ?

— Oùs qu’est ton rabot ?

— T’as donc quitté la menuiserie pour les montages de coups ?

— C’est-y le père Joseph qui t’a fait recevoir docteur ?

— Faut laisser à d’autres l’interprétation des prophètes, ma vieille, et surtout l’interprétation d’Isaïe, qui a été massacré avec des scies !

— C’est pour ça qu’il explique Isaïe, pardienne ! c’est comme ancien charpentier qu’il veut encore le massacrer !

— Retourne à ton établi, Jésus !

— Tu fais le docteur, commence par te guérir toi-même ! Tu es malade, ma pauvre branche ; faut soigner ça !

Les quolibets pleuvaient comme grêle. Le fils du pigeon essaya de dominer l’orage.

Au premier moment de répit qui se fit dans le tumulte, il dit :

— J’entends quelqu’un qui me crie : « Médecin, guéris-toi toi-même. » — Je comprends très bien la raillerie. Je vois à vos murmures que vous n’avez pas grande confiance en moi. Ces prodiges que j’ai accomplis, vous a-t-on dit, à Cana, vous désirez, pour me croire, que je les accomplisse ici, à Nazareth. Permettez-moi une seule comparaison. Lorsqu’il y eut, en Israël, une famine de trois ans, Élie porta secours à une veuve ; mais cette veuve était une païenne de Sarepta, ville des Sidoniens. En outre, sous le prophète Élisée, il y avait de nombreux lépreux sur la terre de Judée. Qui Élisée guérit-il ? un de ses compatriotes ? Non, il guérit Naaman, général syrien. Donc, ne vous étonnez pas si les prophètes comme Élie, Élisée et moi, ont l’habitude de réserver leurs miracles pour les étrangers.

La réponse était pas mal impertinente, on en conviendra. Aussi, ce fut une explosion générale de mécontentement dans la synagogue. Un transport de colère souleva l’assemblée. Eux, Nazaréens, comparés à des païens et des lépreux ! C’était trop fort.

Il n’y eut plus des murmures cette fois ; il y eut un seul cri :

— Enlevez-le ! enlevez-le !

On se précipita sur lui, on l’arracha de l’estrade, on le fit sortir de la synagogue avec force torgnoles.

Jésus reçut tous les horions.

Il riait dans sa barbe ; à chaque coup de poing ou coup de pied qui lui était allongé, il se murmurait à voix basse :

— Allez-y, mes chers compatriotes, tapez dur ! c’est tout à l’heure que vous allez être épatés !

Les autres le bousculaient ferme, ne sachant pas ce qui se préparait : ils le poussaient devant eux, avec bourrades et renfoncements à la clef, et ils le conduisirent ainsi jusqu’en haut d’une montagne qui était hors de la ville et la dominait. Au sommet de cette montagne se trouvait un précipice ; nos mécréants comptaient faire exécuter au charpentier un saut de belle hauteur.

Mais quand ils furent arrivés au bord du précipice, Jésus, mettant subitement en action sa divinité, les écarta, passa au milieu d’eux et se retira. (Luc, chap. IV, vers. 15-30).

Les Nazaréens en restèrent bleus. Seulement, ils étaient si mal disposés pour Jésus que, malgré le miracle, pas un d’entre eux ne se convertit.

Le fils du pigeon, lui, s’en retourna, le cœur rempli de tristesse. Il aurait pu être fier d’avoir donné à ses compatriotes incrédules cette preuve indiscutable de sa force ; au contraire, il ne pensa à cette aventure que pour envisager le camouflet qu’il avait reçu à la synagogue.

Quoi ! lui, dieu et tiers de dieu tout à la fois, il avait accordé à Nazareth l’honneur de le compter plus de vingt ans parmi ses habitants, et c’était de la sorte qu’on le recevait !…

Il prenait la peine d’expliquer aux fidèles que les prédictions d’Isaïe étaient réalisées, et, dès les premiers mots de son discours, on l’accueillait par d’unanimes sifflets, comme un ténor qui chante faux !…

C’était vexant pour son amour-propre.

Quant aux apôtres, ils n’avaient guère brillé pendant toute la bagarre. L’Évangile ne relate pas qu’un seul d’entre eux se soit montré et se soit opposé à la conduite au précipice.

Dès qu’ils avaient vu que cela tournait mal, ils s’étaient tenus cois.

Ils ne furent donc pas les moins surpris de voir leur chef revenir sain et sauf de la montagne.

Et, si Jésus leur demanda : — Où diable étiez-vous passés ? — sans doute, ils répondirent qu’ils avaient bien fait tout leur possible pour empêcher le Maître d’être mis en capilotade, mais que leurs efforts s’étaient brisés contre la colère de la foule, et que… etc., etc.