La Vie de Jésus (Taxil)/Chapitre XXIX

La bibliothèque libre.
P. Fort (p. 128-131).

CHAPITRE XXIX

PREMIER PRIX DE GREDINERIE

Six disciples seulement composaient l’escorte habituelle du Verbe ; un septième allait bientôt s’ajouter à eux.

À l’époque où les Évangiles font passer les aventures fantastiques qui composent la prétendue Vie de Jésus, la Judée était sous la domination romaine, je l’ai déjà dit. Les césars avaient donc établi, sur toutes les nations conquises par eux, des percepteurs du tribut infligé aux vaincus.

Ces percepteurs, au pays de Jacob, étaient connus sous le nom de « publicains ».

Dans le début, cette qualification désignait les chevaliers qui prenaient à ferme les impôts des provinces. Un riche seigneur romain allait trouver l’empereur et lui disait :

— Voulez-vous m’accorder le fermage exclusif des taxes de telle province ? Bon an mal an, cela vous rapporte un million, et vous avez tous les tracas administratifs. Faisons une affaire ; je vous verserai chaque année le million convenu, je prendrai à ma charge tous les frais d’administration, et, en revanche, vous allez me signer un pouvoir m’autorisant dès ce jour à percevoir les impôts au nom de l’Empire.

César acceptait le marché.

On s’imagine alors facilement combien chaque fermier des impôts pressurait la population pour faire rendre à son entreprise le plus possible.

Des fois, quand il s’agissait d’importantes provinces, l’affaire était montée sur une grande échelle par de véritables compagnies financières. Ces compagnies avaient un administrateur résidant à Rome, lequel y représentait les associés ; partout, sur les moindres points du territoire en exploitation, fonctionnaient des employés subalternes surveillant l’entrée ou la sortie des marchandises taxées et en fixant plus ou moins justement la valeur.

Ce sont ces employés, sortes de « rats-de-cave » du césarisme romain, que l’Évangile désigne sous le nom de « publicains ». On choisissait de préférence, pour cet office, des habitants de la province conquise ; leur connaissance de la langue, des mœurs, des ressources de leur patrie, les rendait plus aptes que des étrangers à ces fonctions difficiles.

L’Oint fréquente la crapule et y récolte l’apôtre Matthieu (chap. XXIX).
L’Oint fréquente la crapule et y récolte l’apôtre Matthieu (chap. XXIX).
L’Oint fréquente la crapule et y récolte l’apôtre Matthieu (chap. xxix).
 

Entre nous, lesdites fonctions n’étaient pas très propres : pour percevoir de pareilles contributions, il ne fallait pas aimer beaucoup sa patrie, puisque l’argent ainsi prélevé sur la sueur du peuple passait au despote étranger. Les publicains jouissaient d’une popularité égale à celle qu’auraient aujourd’hui en France les commis des finances qui s’emploieraient à percevoir une dîme au profit de la Prusse.

Conspués, haïs, les publicains n’étaient pas, comme bien on pense, la fleur des pois ; ce personnel antipatriotique se recrutait dans la lie la plus impure de la population. Remis en de pareilles mains, le pouvoir des fermiers dégénérait naturellement en abus et en exactions de toutes sortes qui rendaient le nom de publicain synonyme de voleur. Cicéron (de Officiis, I, 42) n’hésite pas à les appeler « les plus vils des hommes » ; Stobée, célèbre compilateur grec (Serm., II, 34), à les regarder comme « les loups et les ours de la race humaine ». En un mot, les juifs les tenaient pour méprisables au même titre que les criminels et les prostituées ; la vérité m’oblige à dire que les juifs n’avaient pas tout à fait tort.

Eh bien, ce fut précisément dans ce rebut de la société que Jésus alla choisir son septième disciple.

Car, somme toute, il était vexé de n’avoir à sa suite que six fidèles, et il se disait qu’il était temps de compléter la douzaine.

Pour cela, il s’en alla traîner ses sandales dans tous les mauvais lieux de Capharnaüm.

Il rendit d’abord visite aux cabarets les plus mal famés.

Avec attention, il examinait les habitués de ces bouges ; il entamait la conversation avec eux. Et, alors, s’établissaient, entre deux verres de vin du crû, des dialogues dans le genre de celui-ci.

— Comment vont vos affaires, l’ami ? demandait Jésus.

— Mes affaires ?… Vous voulez dire : comment marche le commerce de Sidonia, mon illégitime ?… Eh ! eh ! pas trop mal. C’est une petite raplotte que j’ai lancée il n’y a pas deux ans, et qui fera son chemin… Y a un vieux sénateur qui s’en est toqué depuis la semaine dernière… Oh ! malheur ! C’est ça qu’est bon, un père conscrit, pour faire tomber de la braise dans la tirelire à Bibi !…

— Mais personnellement, vous n’avez donc aucun état ?

— Si fait, seulement, pour le quart d’heure, le métier chôme un brin… Faut vous dire, depuis qu’y a un tas de malotrus qui se mêlent de politique en diable, le gouvernement a mis sur pied toute sa police… Ça fait que l’on ne peut plus risquer le nez sur une grande route sans rencontrer à tout-instant les agents de l’autorité qui, pour ne pas voler leurs appointements, nous flanquent tout de même la main au collet quand ils ne réussissent pas à pincer des conspirateurs.

— Et quelle est donc votre profession ?

— Détrousseur de caravanes.

— Et marlou en même temps, si je ne m’abuse ?

— Pour vous servir, Seigneur !

Jésus admirait un moment son interlocuteur, et se disait en lui-même :

— C’est une canaille tout-à-fait réussie, ce monsieur-là. J’ai bien envie de le baptiser et de le faire entrer dans le cortège de mes disciples. Il ne dépareillerait pas ma troupe. Mais j’imagine que je trouverai mieux encore que ce scélérat. Cherchons toujours.

Et le Seigneur poursuivait sa petite enquête à travers tous les antres du vice.

Enfin, sur les bords du lac, Jésus se heurta un jour contre la porte d’une maisonnette borgne, où était inscrit ce mot : péage. C’était le repaire des publicains de Capharnaüm.

L’Oint pénétra parmi cette crapule et causa avec l’un, avec l’autre. Un nommé Lévi attira particulièrement son attention. Il l’interrogea. Le vaurien avait pour père un certain Alphée qui, dès la plus tendre enfance, l’avait habitué à toutes les ignominies. On ne pouvait rêver homme descendu plus bas dans la fange du crime. Si un concours d’infamie avait existé en Judée, à coup sûr, il aurait gagné chaque année le premier prix.

Marlou, voleur, espion, il résumait en lui toutes les gredineries ; c’était un coquin hors ligne. Sa scélératesse profonde était couronnée par cette suprême abjection : juif, il servait l’oppresseur étranger contre sa patrie.

— Voilà bien l’apôtre qu’il me faut, pensa Jésus.

Et, sans barguigner davantage, il développa son programme à l’immonde Lévi.

Quand il eut fini d’exposer ses projets, le Christ lui dit :

— Or çà, quelle est votre opinion là-dessus ? Voulez-vous vous enrôler dans ma bande ?

— Ça me va, répondit l’autre, vos idées sont les miennes. Je suis votre homme.

— Parfait… Alors, suivez-moi.

— Compris, conclu !

Le publicain se leva, et, après avoir donné une poignée de main à ses collègues du péage, il partit avec Jésus.

Il changea son nom sur l’ordre du maître. Lévi, dès ce jour, devint Matthieu. C’est ce joli personnage qui écrivit l’un des quatre évangiles. (Luc, V, 27-28 ; Marc, II, 13-44 ; Matthieu, IX, 9.)