La Vie de Jésus (Taxil)/Chapitre XXXIX

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P. Fort (p. 193-196).

CHAPITRE XXXIX

OÙ BAPTISTE PERD LE GOÛT DU PAIN

Quelqu’un qui n’avait pas d’odalisques à sa disposition, c’était le cousin Baptiste. Douze longs mois s’étaient passés depuis qu’il avait été arrêté pour avoir censuré, d’une manière un peu trop vive, la conduite privée du roi Hérode.

Ses disciples, dans le but d’attendrir Jésus, avaient parlé de pain noir et d’eau malsaine. Ils avaient exagéré ; car les livres saints eux-mêmes déclarent que le cousin Baptiste était assez bien soigné dans la forteresse de Machéronte. Nous savons déjà que ses disciples allaient et venaient, accomplissant toutes ses commissions.

L’Évangile ajoute même qu’Hérode venait rendre parfois visite à son prisonnier, et qu’il lui demandait des conseils.

Lisez saint Marc (chap. VI, vers. 20) : « Hérode, sachant que Baptiste était un homme juste et saint, le craignait et avait du respect pour lui, faisait beaucoup de choses selon ses avis, et l’écoutait volontiers. »

C’était précisément parce qu’il le craignait qu’il le tenait sous clef ; mais cela ne l’empêchait pas de lui témoigner un grand respect. C’est l’Évangile qui le dit. Donc, le cousin Baptiste était un prisonnier privilégié.

S’il avait eu seulement pour deux sous de malice, il serait promptement sorti de prison, et cela avec les plus grands honneurs. Il préféra, le nigaud, envoyer ses messagers à Jésus, qui lui fit répondre comme on l’a vu :

Tu l’as voulu, n’ t’en plains pas !
Tire laïtou, laïtou, lanlaire.
Tu l’as voulu, n’ t’en plains pas !
Tir’-toi d’ la comm’ tu pourras !

Puisque la privation de liberté (c’était la seule chose qui lui manquait) lui était insupportable, et puisque Jésus se conduisait à son égard comme le dernier des lâcheurs, Baptiste aurait parfaitement pu, sans faire le moindre accroc à son amour-propre, se mettre tout à fait dans les petits papiers d’Hérode.

Le tétrarque se serait félicité de l’avoir entièrement comme guide et aurait brisé ses chaînes pour lui donner une haute fonction à la cour.

Pas du tout. Le cousin Baptiste ne comprit pas ses intérêts.

Se trouvant à la merci d’Hérode, il continua, comme par le passé, à lui adresser des remontrances à propos de son mariage, chaque fois qu’il en avait l’occasion. Naturellement, ces observations étaient désagréables à Sa Majesté, et, par-dessus le marché, Baptiste se créait gratuitement une ennemie mortelle dans Hérodiade, qui était ainsi mise en cause.

Il ne faut jamais fourrer son nez dans les affaires de femmes, dit un proverbe très sensé. C’est en effet là une des questions qui amènent le plus souvent la brouille entre les meilleurs amis. Votre camarade le plus cher se toque d’une beauté qui, à vos yeux, est une laideur, et qui vous déplaît souverainement ; laissez-les donc filer ensemble le parfait amour, et ne mettez pas votre doigt entre l’arbre et l’écorce ! Si, au contraire, vous venez donner votre avis au camarade, qui ne vous le demande pas, il vous prendra à tic, et, le jour où, dégoûté de sa Dulcinée, il l’enverra au diable, le camarade ne se réconciliera pas avec vous pour ça. Voyez-vous, cela est réglé comme du papier à musique.

Baptiste appartenait à l’espèce agaçante de ces gens grognons qui se donnent la mission stupide de censurer les ménages.

Hérode ne pouvait pas lui demander un conseil sur un acte politique, sans qu’après avoir répondu il ajoutât :

— Oui, Majesté, faites ceci, faites cela ; c’est mon avis : mais ce n’est pas tout que de s’occuper de la politique. Il faut aussi songer à son intérieur, et la vérité m’oblige à vous dire que le premier de vos devoirs serait de flanquer votre femme Hérodiade à la porte et de reprendre votre ancienne.

Hérode fronçait les sourcils et sortait sans rien dire.

Le soir, en causant sur l’oreiller avec Hérodiade, si celle-ci avait le malheur de lui demander :

— Eh bien, et Baptiste ?

Il lui répondait :

— Ne m’en parle pas ; ce n’est pas un mauvais homme au fond, mais il a une fichue manie…

— Il t’a encore chanté son antienne à propos de notre mariage ?

— Justement.

— Le sale animal ! concluait Hérodiade en grinçant des dents.

Hérodiade était nerveuse. Le fait se reproduisant sans cesse, elle en arriva à ne plus pouvoir penser à Baptiste sans avoir une attaque de nerfs. Le cousin de Jésus l’horripilait.

Au début, elle se contentait de l’appeler plaisamment « Monsieur De-quoi-je-me-mêle » ; puis, elle avait dit pour le désigner : « Le Grincheux ». — Que fait le Grincheux ? N’a-t-il pas défuncté, le Grincheux ? — Enfin, elle en était au « sale animal. »

« Sale animal » est le dernier degré de la colère d’une reine. Après « sale animal », il n’y a plus que la potence.

Le tétrarque regrettait amèrement d’avoir répété à sa femme tous les potins de Baptiste. Pour n’avoir pas su cacher les intempérances de langage de son prisonnier, il était maintenant dans l’obligation de le défendre contre les fureurs d’Hérodiade.

Celle-ci était poursuivie par une idée fixe :

— Puisque ce sacré Baptiste, pensait-elle, persiste à fourrer son nez dans nos affaires, il faut que je le lui fasse couper.

De couper le nez à Baptiste à couper sa tête, il n’y avait qu’un pas ; ce pas fut promptement franchi.

Voici dans quelles circonstances :

Le roi Hérode, qui n’avait pour prénom aucun nom de saint (les saints du calendrier n’étaient pas inventés à cette époque), célébrait sa fête au jour anniversaire de sa naissance, suivant la coutume des Romains.

Cette année, il la célébra à Machéronte.

Il offrit un festin à ses courtisans, aux officiers et aux nobles de la Galilée. Tout ce que nous savons de la richesse des Hérodes, de leur profusion, de leur faste, donne lieu de croire que l’appareil de la fête et de la table fut au-delà de ce qu’on peut décrire. Hérodiade, pas bête, qui connaissait les côtés faibles de son oncle et mari, avait ordonnancé les plaisirs.

Antipas avait commandé la bombance ; il s’était chargé de la partie matérielle du repas. La reine, elle, avait simplement dit :

— Je fais mon affaire du ballet qui terminera la soirée.

Tout un piège était caché derrière ce ballet. Vous allez voir le truc.

On procéda par ordre. On dîna copieusement et l’on but royalement. Puis, les derniers flacons vidés, on passa au grand salon bleu qui avait été aménagé pour la circonstance : au fond, une estrade destinée aux danseuses. Hérode, amateur fou des danses voluptueuses importées d’Italie, avait pris place au premier rang des fauteuils.

Le ballet commença. Les danseuses, toutes jolies à croquer, avaient été choisies parmi les plus alertes disciples de Terpsichore. À leur tête était Salomé, qui levait la jambe comme pas une ; cette Salomé était la fille même d’Hérodiade, issue de son premier mariage.

La charmante enfant dansa à la satisfaction générale. Les bouquets pleuvaient sur l’estrade. Hérode était enthousiasmé.

— Jarnombille ! s’écria-t-il, quelle grâce ! Je n’ai jamais vu d’entrechats si bien exécutés ! Pour le plaisir que j’ai eu, je donnerai à l’adorable danseuse, j’en fais le serment, tout ce qu’elle voudra, quand ce serait la moitié de mon royaume !

— Je vous prends au mot, beau-papa, fit Salomé.

— Je ne m’en dédis pas, répliqua Hérode Antipas.

Salomé courut vers sa mère et lui dit à l’oreille :

— Maman, que faut-il demander ?

— La tête de Baptiste, répondit Hérodiade.

Alors, la jeune fille se retournant vers le roi, et minaudant de sa plus gracieuse moue :

— Petite Salomé, dit-elle, veut tête de Baptiste sur joli plateau argent, na !

Hérode ne s’attendait pas à ce coup-là ; il fit un bond sur son fauteuil et baissa le menton, comme un homme qui demande à réfléchir.

Mais les courtisans, qui trouvaient délicieuse la fantaisie de Salomé, entonnèrent en chœur :

— Tête Baptiste !… Tête Baptiste !… Tête Baptiste !…

Un roi n’a que sa parole, — quand il veut bien la tenir.

Antipas appela son bourreau, qu’Hérodiade avait eu soin d’inviter à la fête :

— Garçon, commanda-t-il, servez chaud la tête de Baptiste à mademoiselle !

— Sur un plateau d’argent ! ajouta Salomé, qui tenait à ce que les choses se fissent avec cérémonie.

Un quart d’heure après, Salomé offrait à sa mère la binette du précurseur sur le plateau obligatoire.

S’il faut en croire saint Jérôme, qui n’assistait cependant pas à la scène (puisqu’il ne naquit que trois siècles plus tard), Hérodiade se serait amusée à percer de son aiguille la langue du prophète.

Et c’est ainsi que la reine fit passer à Baptiste le goût du pain.

Le tétrarque dormit très mal cette nuit-là et d’autres encore. Il rêva bien souvent de sa victime. Baptiste lui apparaissait, jaillissant de ses meubles les plus intimes. Il lui semblait, en ouvrant sa table de nuit, que le fils de Zacharie en surgissait, pâle et solennel, et lui disait d’une voix de basse :

— Assassin !

Bien mieux, quand on lui apprit les exploits de Jésus, Hérode murmura :

— Je vois ce que c’est !… C’est Baptiste qui est ressuscité !… C’est lui qui a quitté le tombeau et qui opère ces prodiges ! (Matthieu, XIV, 1-12 ; Marc, VI, 14-29 ; Luc, IX, 7-9.)