La Vie de Marianne (éd. Charpentier)/Partie 02

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La Vie de Marianne (1731-1740)
Texte établi par Jules JaninG. Charpentier (p. 45-86).


DEUXIÈME PARTIE


Dites-moi, ma chère amie, ne serait-ce point un peu par compliment que vous paraissez si curieuse de voir la suite de mon histoire ? Je pourrais le soupçonner ; car jusqu’ici tout ce que je vous en ai rapporté n’est qu’un tissu d’aventures bien simples, bien communes ; d’aventures dont le caractère paraîtrait bas et trivial à beaucoup de lecteurs, si je les faisais imprimer. Je ne suis encore qu’une petite lingère, et cela les dégoûterait.

Il y a des gens dont la vanité se mêle de tout ce qu’ils font, même de leurs lectures. Donnez-leur l’histoire du cœur humain dans les grandes conditions ; ce devient là pour eux un objet important ; mais ne leur parlez pas des états médiocres, ils ne veulent voir agir que des seigneurs, des princes, des rois, ou du moins des personnes qui aient fait une grande figure. Il n’y a que cela qui existe pour la noblesse de leur goût. Laissez là le reste des hommes : qu’ils vivent ; mais qu’il n’en soit pas question : ils vous diraient volontiers que la nature aurait bien pu se passer de les faire naître, et que les bourgeois la déshonorent.

Oh ! jugez, madame, du dédain que de pareils lecteurs auraient eu pour moi.

Au reste, ne confondons point ; le portrait que je fais de ces gens-là ne vous regarde pas ; ce n’est pas vous qui serez la dupe de mon état ; mais peut-être que j’écris mal. Le commencement de ma vie contient peu d’événements, et tout cela aurait bien pu vous ennuyer. Vous me dites que non, vous me pressez de continuer ; je vous en rends grâces, et je continue : laissez-moi faire, je ne serai pas toujours chez madame Dutour.

Je vous ai dit que j’allai à l’église, à l’entrée de laquelle je trouvai de la foule ; mais je n’y restai pas, mon habit neuf et ma figure y auraient trop perdu ; et je tâchai, en me glissant tout doucement, de gagner le haut de l’église ; où j’apercevais du beau monde qui était à son aise.

C’étaient des femmes extrêmement parées : les unes assez laides, et qui s’en doutaient, car elles tâchaient d’avoir si bon air qu’on ne s’en aperçût pas ; d’autres qui ne s’en doutaient point du tout, et qui, de la meilleure foi du monde, prenaient leur coquetterie pour un joli visage.

J’en vis une fort aimable ; et celle-là ne se donnait pas la peine d’être coquette ; elle était au-dessus de cela pour plaire, elle s’en fiait négligemment à ses grâces, et c’était ce qui la distinguait des autres, de qui elle semblait dire : Je suis naturellement tout ce que ces femmes-là voudraient être.

Il y avait aussi nombre de jeunes cavaliers bien faits, gens de robe et d’épée, dont la contenance témoignait qu’ils étaient bien contents d’eux, et qui prenaient sur le dos de leurs chaises de ces postures aisées et galantes qui marquent qu’on est au fait des bons airs du monde.

Je les voyais tantôt se baisser, s’appuyer, se redresser ; puis sourire, puis saluer à droite et à gauche, moins par politesse, ou par devoir, que pour varier les airs de bonne mine et d’importance, et se montrer sous différents aspects.

Et moi, je devinais la pensée de toutes ces personnes-là sans aucun effort : mon instinct ne voyait rien là qui ne fût de sa connaissance, et n’en était pas plus délié pour cela ; car il ne faut pas s’y méprendre, ni estimer ma pénétration plus qu’elle ne vaut.

Nous avons deux sortes d’esprit, nous autres femmes. Nous avons d’abord le nôtre, qui est celui que nous recevons de la nature, celui qui nous sert à raisonner, suivant le degré qu’il a, qui devient ce qu’il peut, et qui ne sait rien qu’avec le temps.

Et puis nous en avons encore un autre, qui est à part du nôtre, et qui peut se trouver dans les femmes les plus sottes. C’est l’esprit que la vanité de plaire nous donne, et qu’on appelle, autrement dit, la coquetterie.

Oh ! celui-là, pour être instruit, n’attend pas le nombre des années, il est fin dès qu’il est venu ; dans les choses de son ressort il a toujours la théorie de ce qu’il voit mettre en pratique. C’est un enfant de l’orgueil qui naît tout élevé, qui manque d’abord d’audace, mais qui n’en pense pas moins. Je crois qu’on peut lui enseigner des grâces et de l’aisance ; mais il n’apprend que la forme, et jamais le fond. Voilà mon avis.

Et c’est avec cet esprit-là que j’expliquais si bien les façons de ces femmes : c’est encore lui qui me faisait entendre les hommes ; car, avec une extrême envie d’être de leur goût, on a la clef de tout ce qu’ils font pour être du nôtre ; et il n’y aura jamais d’autre mérite à tout cela que d’être vaine et coquette ; et je pouvais me passer de cette petite parenthèse-là pour vous le prouver, car vous le savez aussi bien que moi : mais je me suis avisée trop tard de penser que vous le savez. Je ne vois mes fautes que lorsque je les ai faites ; c’est le moyen de les voir sûrement, mais non pas à votre profit ni au mien : n’est-il pas vrai ? Retournons à l’église.

La place que j’avais prise me mettait au milieu du monde dont je vous parle. Quelle fête ! C’était la première fois que j’allais jouir un peu du mérite de ma petite figure. J’étais tout émue du plaisir de penser à ce qui allait m’en arriver, j’en perdais presque haleine ; car j’étais sûre du succès, et ma vanité voyait venir d’avance les regards qu’on allait jeter sur moi.

Ils ne se firent pas longtemps attendre. À peine étais-je placée que je fixais les yeux de tous les hommes. Je m’emparai de toute leur attention : mais ce n’était encore là que la moitié de mes honneurs, et les femmes me firent le reste.

Elles s’aperçurent qu’il n’était plus question d’elles, qu’on ne les regardait plus, que je ne leur laissais pas un curieux et que la désertion était générale.

On ne saurait s’imaginer ce que c’est que cette aventure-là pour des femmes, ni combien leur amour-propre en est déconcerté ; car il n’y a pas moyen qu’il s’y trompe ni qu’il chicane sur l’évidence d’un pareil affront : ce sont de ces cas désespérés qui les poussent à bout et qui résistent à toutes ses tournures.

Avant que j’arrivasse, en un mot, ces femmes faisaient quelque figure : elles voulaient plaire et ne perdaient pas leur peine. Enfin chacune d’elles avait ses partisans, du moins la fortune était-elle assez égale ; et encore la vanité vit-elle quand les choses se passent ainsi ? Mais j’arrive, on me voit, et tous ces visages ne sont plus rien, il n’en reste pas la mémoire d’un seul.

Eh ! d’où leur vient cette catastrophe ? de la présence d’une petite fille qu’on avait pourtant vue se placer, qu’on aurait même risqué de trouver très jolie, si on ne s’en était pas défendu, enfin qui aurait bien pu se passer de venir là, et que, dans le fond, on avait un peu crainte, mais le plus imperceptiblement qu’on l’avait pu.

C’est encore leurs pensées que j’explique, et je soutiens que je les rends comme elles étaient. J’en eus pour garant certain coup d’œil que je leur avais vu jeter sur moi quand je m’avançai, et je compris fort bien tout ce qu’il y avait dans ce coup d’œil-là : on avait voulu le rendre distrait ; c’était d’une distraction faite exprès : car il y était resté, malgré qu’on en eût, un air d’inquiétude et de dédain, qui était un aveu bien franc de ce que je valais.

Cela me parut comme une vérité qui échappe et qu’on veut corriger par un mensonge.

Quoi qu’il en soit, cette petite figure dont on avait refusé de tenir compte, et devant qui toutes les autres n’étaient plus rien, il fallait en venir à voir ce que c’était pourtant, et retourner sur ses pas pour l’examiner, puisqu’il plaisait au caprice des hommes de la distinguer et d’en faire quelque chose.

Voilà donc mes coquettes qui me regardent à leur tour, et ma physionomie n’était pas faite pour les rassurer ; il n’y avait rien de si ingrat que l’espérance d’en pouvoir médire ; et je n’avais, en vérité, que des grâces au service de leur colère. Oh ! vous m’avouerez que ce n’était pas là l’article de ma gloire le moins intéressant.

Vous me direz que, dans leur dépit, il était difficile qu’elles me trouvassent aussi jolie que je l’étais : soit ; mais je suis persuadée que le fond du cœur fut pour moi, sans compter que le dépit même donne de bons yeux.

Fiez-vous aux personnes jalouses du soin de vous connaître, vous ne perdrez rien avec elles ; la nécessité de bien voir est attachée à leur misérable passion, et elles vous trouvent toutes les qualités que vous avez, en vous cherchant les défauts que vous n’avez pas : voilà ce qu’elles essuient.

Mes rivales ne me regardèrent pas longtemps : leur examen fut court ; il n’était pas amusant pour elles : et l’on finit vite avec ce qui humilie.

À l’égard des hommes, ils me demeurèrent constamment attachés, et j’en eus une reconnaissance qui ne resta pas oisive.

De temps en temps, pour les tenir en haleine, je les réglais d’une petite découverte sur mes charmes ; je leur en apprenais quelque chose de nouveau, sans me mettre pourtant en grande dépense. Par exemple, il y avait dans cette église des tableaux qui étaient à une certaine hauteur : eh bien, j’y portais ma vue, sous prétexte de les regarder, parce que cette industrie-là me faisait le plus bel œil du monde.

Ensuite c’était ma coiffe à qui j’avais recours : elle allait à merveille ; mais je voulais bien qu’elle allât mal, en faveur d’une main nue qui se montrait en y retouchant, et qui amenait nécessairement avec elle un bras rond qu’on voyait pour le moins, à demi, dans l’attitude où je le tenais alors.

Les petites choses que je vous dis là, au reste, ne sont petites que dans le récit ; car à les rapporter ce n’est rien : mais demandez-en la valeur aux hommes. Ce qu’il y a de vrai, c’est que souvent dans de pareilles occasions, avec la plus jolie physionomie du monde, vous n’êtes encore qu’aimable, vous ne faites que plaire ; ajoutez-y seulement une main de plus, comme je viens de le dire, on ne vous résiste plus ; vous êtes charmante.

Combien ai-je vu de cœurs hésitant de se rendre à de beaux yeux, et qui seraient restés à moitié chemin sans le secours dont je parle !

Qu’une femme soit un peu laide, il n’y a pas grand malheur, si elle a la main belle : il y a une infinité d’hommes plus touchés de cette beauté-là que d’un visage aimable : et la raison de cela, vous la dirai-je ? je crois l’avoir sentie.

C’est que ce n’est point une nudité qu’un visage, quelque aimable qu’il soit ; nos yeux ne l’entendent pas ainsi : mais une belle main commence à en devenir une : et, pour fixer de certaines gens, il est bien aussi sûr de les tenter que de leur plaire. Le goût de ces gens-là, comme vous le voyez, n’est pas le plus honnête ; c’est pourtant, en général, le goût le mieux servi de la part des femmes, celui à qui leur coquetterie fait le plus d’avances.

Mais m’écarterai-je toujours ? Je crois qu’oui ; je ne saurais m’en empêcher : les idées me gagnent, je suis femme, et je conte mon histoire ; pesez ce que je vous dis là, et vous verrez qu’en vérité je n’use presque pas des privilèges que cela me donne.

Où en étais-je ? À ma coiffe que je raccommodais quelquefois dans l’intention que j’ai dite.

Parmi les jeunes gens dont j’attirais les regards, il y en eut un que je distinguai moi-même, et sur qui mes yeux tombaient plus volontiers que sur les autres.

J’aimais à le voir, sans me douter du plaisir que j’y trouvais ; j’étais coquette pour les autres, et je ne l’étais pas pour lui ; j’oubliais à lui plaire et ne songeais qu’à le regarder.

Apparemment que l’amour, la première fois qu’on en prend, commence avec cette bonne foi-là, et peut-être que la douceur d’aimer interrompt le soin d’être aimable. Ce jeune homme, à son tour, m’examinait d’une façon toute différente de celle des autres ; elle était plus modeste, et pourtant plus attentive ; il y avait quelque chose de plus sérieux qui se passait entre lui et moi : les autres applaudissaient ouvertement à mes charmes, il me semblait que celui-ci les sentait ; du moins je le soupçonnais quelquefois, mais si confusément, que je n’aurais pu dire ce que je pensais de lui, non plus que ce que je pensais de moi.

Tout ce que je sais, c’est que ses regards m’embarrassaient, que j’hésitais de les lui rendre, et que je les lui rendais toujours ; que je ne voulais pas qu’il me vît y répondre, et que je n’étais pas fâchée qu’il l’eût vu.

Enfin, on sortit de l’église ; et je me souviens que j’en sortis lentement, que je retardais mes pas, que je regrettais la place que je quittais, et que je m’en allais avec un cœur à qui il manquait quelque chose, et qui ne savait pas ce que c’était. Je dis qu’il ne le savait pas, c’est peut-être trop dire ; car, en m’en allant, je retournais souvent la tête pour revoir encore le jeune homme que je laissais derrière moi ; mais je ne croyais pas me retourner pour lui.

De son côté, il parlait à des personnes qui l’arrêtaient, et mes yeux rencontraient toujours les siens.

La foule à la fin m’enveloppa, et m’entraîna avec elle ; je me trouvai dans la rue, et je pris tristement le chemin de la maison.

Je ne pensais plus à mon ajustement en m’en retournant ; je négligeais ma figure, et ne me souciais plus de la faire valoir.

J’étais si rêveuse, que je n’entendis pas le bruit d’un carrosse qui venait derrière moi, qui allait me renverser, et dont le cocher s’enrouait à me crier, gare.

Son dernier cri me tira de ma rêverie ; mais le danger où je me vis m’étourdit si fort, que je tombai en voulant fuir, et me blessai le pied en tombant.

Les chevaux n’avaient plus qu’un pas à faire pour marcher sur moi : cela alarma tout le monde ; on se mit à crier ; mais celui qui cria le plus fut le maître de cet équipage, qui en sortit aussitôt, et qui vint à moi : j’étais encore à terre, d’où malgré mes efforts je n’avais pu me relever.

On me releva pourtant, ou plutôt on m’enleva, car on vit bien qu’il m’était impossible de me soutenir. Mais jugez de mon étonnement, quand, parmi ceux qui s’empressaient à me secourir, je reconnus le jeune homme que j’avais laissé à l’église ! C’était lui à qui appartenait le carrosse ; sa maison n’était qu’à deux pas plus loin, et ce fut où il voulut qu’on me transportât.

Je ne vous dis point avec quel air d’inquiétude il s’y prit, ni combien il parut touché de mon accident. À travers le chagrin qu’il en marqua, je démêlai pourtant que le sort ne l’avait pas tant désobligé en m’arrêtant. Prenez bien garde à mademoiselle, disait-il à ceux qui me tenaient : portez-la doucement, ne vous pressez point ; car dans ce moment, ce ne fut point à moi qu’il parla. Il me sembla qu’il s’en abstenait à cause de mon état et des circonstances, et qu’il ne se permettait d’être tendre que dans ses soins.

De mon côté, je parlai aux autres, et ne lui dis rien non plus ; je n’osais même le regarder, ce qui faisait que j’en mourais d’envie : aussi le regardai-je, toujours en n’osant, et je ne sais ce que mes yeux lui dirent ; mais les siens me firent une réponse si tendre qu’il fallait que les miens l’eussent méritée. Cela me fit rougir, et me remua le cœur à un point qu’à peine m’aperçus-je de ce que je devenais.

Je n’ai de ma vie été si agitée. Je ne saurais vous définir ce que je sentais.

C’était un mélange de trouble, de plaisir et de peur ; oui, de peur, car une jeune fille qui en est là-dessus à son apprentissage, ne sait point où tout cela la mène : ce sont des mouvements inconnus qui l’enveloppent, qui disposent d’elle, qu’elle ne possède point, qui la possèdent ; et la nouveauté de cet état l’alarme. Il est vrai qu’elle y trouve du plaisir, mais c’est un plaisir fait comme un danger, sa pudeur même en est effrayée ; il y a quelque chose qui la menace, qui l’étourdit, et qui prend déjà sur elle.

On se demanderait volontiers dans ces instants-là : que vais-je devenir ? Car, en vérité, l’amour ne nous trompe point : dès qu’il se montre, il nous dit ce qu’il est, et de quoi il sera question ; l’âme, avec lui, sent la présence d’un maître qui la flatte, mais avec une autorité déclarée qui ne la consulte pas, et qui lui laisse hardiment les soupçons de son esclavage futur.

Voilà ce qui m’a semblé de l’état où j’étais, et je pense aussi que c’est l’histoire de toutes les jeunes personnes de mon âge, en pareil cas.

Enfin on me porta chez Valville, c’était le nom du jeune homme en question, qui fit ouvrir une salle où l’on me mit sur un lit de repos.

J’avais besoin de secours, je sentais beaucoup de douleur à mon pied, et Valville envoya sur-le-champ chercher un chirurgien, qui ne tarda pas à venir.

Je passe quelques petites excuses que je lui fis dans l’intervalle, sur l’embarras que je lui causais ; excuses communes que tout le monde sait faire, et auxquelles il répondit à la manière ordinaire.

Ce qu’il y eut pourtant de particulier entre nous deux, c’est que je lui parlai de l’air d’une personne qui sent qu’il y a bien autre chose sur le tapis que des excuses, et qu’il me répondit d’un ton qui me préparait à voir entamer la matière.

Nos regards même l’entamaient déjà ; il n’en jetait pas un sur moi qui ne signifiât, Je vous aime ; et moi je ne savais que faire des miens, parce qu’ils lui en auraient dit autant.

Nous en étions, lui et moi, à ce muet entretien de nos cœurs, quand nous vîmes entrer le chirurgien, qui, sur le récit que lui fit Valville de mon accident, débuta par dire qu’il fallait voir mon pied.

À cette proposition, je rougis d’abord par un sentiment de pudeur ; et puis en rougissant, pourtant je songeais que j’avais le plus joli petit pied du monde ; que Valville allait le voir, que ce ne serait point ma faute, puisque la nécessité voulait que je le montrasse devant lui ; ce qui était une bonne fortune pour moi, bonne fortune honnête et faite à souhait : car on croyait qu’elle me faisait de la peine ; on tâchait de m’y résoudre, et j’allais en avoir le profit immodeste, en conservant tout le mérite de la modestie, puisqu’il me venait d’une aventure dont j’étais innocente : c’était ma chute qui avait tort.

Combien dans le monde y a-t-il d’honnêtes gens qui me ressemblent, et qui, pour pouvoir garder une chose qu’ils aiment, ne fondent pas mieux leur droit d’en jouir que je faisais le mien dans cette occasion-là.

On croit souvent avoir la conscience délicate, non pas à cause des sacrifices qu’on lui fait, mais à cause de la peine qu’on prend avec elle pour s’exempter de lui en faire.

Ce que je dis là peint surtout beaucoup de bigots qui voudraient bien gagner le ciel, sans rien perdre à la terre, et qui croient avoir de la piété, moyennant les cérémonies pieuses qu’ils font toujours avec eux-mêmes, et dont ils bercent leur conscience. Mais n’admirez-vous pas, au reste, cette morale que mon pied amène ?

Je fis quelque difficulté de le montrer, et je ne voulais ôter que le soulier ; mais ce n’était pas assez. Il faut absolument que je voie le mal, disait le chirurgien, qui y allait tout uniment ; je ne saurais rien dire sans cela ; et là-dessus une femme de charge, que Valville avait chez lui, fut sur-le-champ appelée pour me déchausser ; ce qu’elle fit pendant que Valville et le chirurgien se retirèrent un peu à l’écart.

Quand mon pied fut en état, voilà le chirurgien qui l’examine et qui le tâte. Le bon homme, pour mieux juger du mal, se baissait beaucoup, parce qu’il était vieux et Valville, en conformité de geste, prenait insensiblement la même attitude, et se baissait beaucoup aussi, parce qu’il était jeune ; car il ne connaissait rien à mon mal, mais il se connaissait à mon pied, et m’en paraissait aussi content que je l’avais espéré.

Pour moi, je ne disais mot et ne donnais aucun signe des observations clandestines que je faisais sur lui ; il n’aurait pas été modeste de paraître soupçonner l’attrait qui l’attirait ; et d’ailleurs j’aurais tout gâté si je lui avais laissé apercevoir que je comprenais ces petites façons : cela m’aurait obligée moi-même d’en faire davantage, et peut-être aurait-il rougi des siennes : car le cœur est bizarre ; il y a des moments où il est confus et choqué d’être pris sur le fait quand il se cache ; cela l’humilie : et ce que je dis là, je le sentais par instinct.

J’agissais donc en conséquence ; de sorte qu’on pouvait bien croire que la présence de Valville m’embarrassait un peu, mais simplement à cause qu’il me voyait, et non pas à cause qu’il aimait à me voir.

Dans quel endroit sentez-vous du mal ? me disait le chirurgien, en me tâtant. Est-ce là ? Oui, lui répondis-je, en cet endroit même. Aussi est-il un peu enflé, ajoutait Valville en y mettant le doigt d’un air de bonne foi. Allons, ce n’est rien que cela, dit le chirurgien : il n’y a qu’à ne pas marcher aujourd’hui ; un linge trempé dans de l’eau-de-vie et un peu de repos vous guériront. Aussitôt le linge fut apporté avec le reste ; la compresse fut mise, on me chaussa, le chirurgien sortit, et je restai seule avec Valville, à l’exception de quelques domestiques qui allaient et venaient.

Je me doutai bien que je serais là quelque temps, et qu’il voulait me retenir à dîner ; mais je ne devais pas paraître m’en douter

Après toutes les obligations que je vous ai, lui dis-je, oserais-je encore vous prier, monsieur, de m’envoyer chercher une chaise, ou quelque autre voiture qui me mène chez moi ! Non, mademoiselle, me répondit-il, vous n’irez pas sitôt chez vous, on ne vous y reconduira que dans quelques heures ; votre chute est toute récente, on vous a recommandé de vous tenir en repos, et vous dînerez ici. Tout ce qu’il faut faire, c’est d’envoyer dire où vous êtes, afin qu’on ne soit point en peine de vous.

Et il le fallait effectivement ; car mon absence allait alarmer madame Dutour ; et d’ailleurs, qu’est-ce que Valville aurait pensé de moi, si j’avais été ma maîtresse au point de n’avoir à rendre compte à personne de ce que j’étais devenue ? Tant d’indépendance n’aurait pas eu bonne grâce : il n’était pas convenable d’être hors de toute tutelle à mon âge, surtout avec la figure que j’avais ; car il n’y a pas trop loin d’être si aimable à n’être plus digne d’être aimée. Voilà l’inconvénient qu’il y a d’avoir un joli visage ; c’est qu’il nous donne l’air d’avoir tort quand nous sommes un peu soupçonnées, et qu’en mille occasions il conclut contre nous.

Il conclura pourtant ce qu’il voudra, cela ne nous dégoûtera pas d’en avoir un ; en un mot, on plait avec un joli visage, on inspire ou de l’amour ou des désirs. Est-ce de l’amour ? fût-on de l’humeur la plus austère, il est le bien venu. Le plaisir d’être aimée trouve toujours sa place ou dans notre cœur ou dans notre petite vanité. Ne fait-on que nous désirer ? il n’y a encore rien de perdu. Il est vrai que la vertu s’en scandalise ; mais la vertueuse n’est pas fâchée du scandale.

Revenons. Vous êtes accoutumée à mes écarts.

Je vous disais donc que mon indépendance ne m’aurait pas été avantageuse, et Valville assurément ne m’envisageait pas sous cette idée-là ; ses égards ou plutôt ses respects en faisaient foi.

Il y a des attentions tendres et même timides, de certains honneurs qui ne sont dus qu’à l’innocence et qu’à la pudeur ; et Valville, qui me les prodiguait tous, aurait pu craindre de s’être mépris, et d’avoir été la dupe de mes grâces ; je lui aurais du moins ôté la douceur de m’estimer en pleine sûreté de confiance ; et quelle chute n’était-ce pas faire là dans son esprit ?

Le croirez-vous pourtant ? malgré tout ce que je risquais là-dessus, en ne donnant de mes nouvelles à personne, j’hésitai sur le parti que je prendrai. Et savez-vous pourquoi ? C’est que je n’avais que l’adresse d’une lingère à donner. Je ne pouvais envoyer que chez madame Dutour, et madame Dutour choquait mon amour-propre : je rougissais d’elle et de sa boutique.

Je trouvais que cette boutique figurait si mal avec une aventure comme la mienne ; que c’était quelque chose de si décourageant pour un homme de condition comme Valville, que je voyais entouré de valets ; quelque chose de si mal assorti aux grâces qu’il mettait dans ses façons ; j’avais moi-même l’air si mignon, si distingué ; il y avait si loin de ma physionomie à mon petit état ; comment avoir le courage de dire : Allez-vous en à telle enseigne, chez Madame Dutour où je loge ? Ah ! l’humiliant discours !

Passe pour n’être pas née de parents riches, pour n’avoir que de la naissance sans fortune ; l’orgueil, tout nu qu’il est par là, se sauve encore ; cela ne lui ôte que son faste et ses commodités, et non pas le droit qu’il a aux honneurs de ce monde, mais un si grand étalage de politesse et d’égards n’était pas dû à une fille de boutique : elle était bien hardie de l’avoir souffert, de n’y avoir pas mis ordre par sa confusion.

Et c’était là le retour de réflexion que je craignais dans Valville. Quoi ! ce n’est que cela, me semblait-il lui entendre dire à lui-même ? et l’ironie de ce petit soliloque-là me révoltait tant de sa part, que, tout bien pesé, j’aimais mieux lui paraître équivoque que ridicule, et le laisser douter de mes mœurs que de le faire rire de tous ses respects. Ainsi je conclus que je n’enverrais chez personne, et que je dirais que cela n’était pas nécessaire.

C’était on ne peut plus mal conclure, j’en conviens, et je le sentais ; mais ne savez-vous pas que notre âme est encore plus superbe que vertueuse, plus glorieuse qu’honnête, et par conséquent plus délicate sur les intérêts de sa vanité que sur ceux de son véritable honneur.

Attendez pourtant, ne vous alarmez pas. Ce parti que j’avais pris je ne le suivis point ; car, dans l’agitation qu’il me causait à moi-même, il me vint subitement une autre pensée.

Je trouvai un expédient dont ma misérable vanité fut contente, parce qu’il ne prenait rien sur elle, qu’il n’affligeait que mon cœur ; mais qu’importe que notre cœur souffre, pourvu que notre vanité soit servie ? Ne se passe-t-on pas de tout, et de repos, et de plaisir, et d’honneur même, et quelquefois de la vie, pour avoir la paix avec elle.

Or cet expédient dont je vous parle, ce fut de vouloir absolument m’en retourner.

Quoi ! quitter sitôt Valville, me direz-vous ? Oui, j’eus le courage de m’y résoudre, de m’arracher à une situation que je voyais remplie de mille instants délicieux si je la prolongeais.

Valville m’aimait, il ne me l’avait pas encore dit, et il aurait eu le temps de me le dire : je l’aimais, il l’ignorait, du moins je le croyais, et je n’aurais pas manqué de le lui apprendre.

Il aurait donc eu le plaisir de me voir sensible, moi celui de montrer que je l’étais, et tous deux celui de l’être ensemble.

Que de douceurs contenues dans ce que je vous dis là, madame ! l’amour peut en avoir de plus folles ; peut-être n’en a-t-il point de plus touchantes, ni qui aillent si droit et si nettement au cœur, ni dont ce cœur jouisse avec moins de distraction, avec tant de connaissance et de lumières, ni qu’il partage moins avec le trouble des sens ; il les voit, il les compte, il en démêle distinctement tout le charme, et cependant je les sacrifiais.

Au reste, tout ce qui me vint alors dans l’esprit là-dessus, quoique long à dire, n’est qu’un instant à être pensé.

Ne vous inquiétez point, mademoiselle, me dit Valville ; donnez votre adresse, on partira sur-le-champ.

Et c’était en me prenant la main qu’il me parlait ainsi, d’un air tendre et pressant.

Je ne comprends pas comment j’y résistai. Faites-y attention, ajouta-t-il en insistant. Vous n’êtes point en état de vous en aller sitôt ; il est tard : dînez ici, vous partirez ensuite. Pourquoi hésiter ? Vous n’avez rien à vous reprocher en restant ; on ne saurait y trouver à redire ; votre accident vous y force : allons, qu’on nous serve.

Non monsieur, lui dis-je ; permettez que je me retire ; on ne peut être plus sensible à vos honnêtetés que je le suis, mais je ne veux pas en abuser : je ne demeure pas loin d’ici ; je me sens beaucoup mieux, et je vous demande en grâce que je m’en aille.

Mais, me dit Valville, quel est le motif de votre répugnance là-dessus, dans une conjoncture aussi naturelle, aussi innocente que l’est celle-ci ? De répugnance, je vous assure que je n’en ai point, répondis-je, et j’aurais grand tort ; mais il sera plus séant d’être chez moi, puisque je puis m’y rendre avec une voiture. Quoi ! partir sitôt, me dit-il en jetant sur moi le plus doux de tous les regards ? Il le faut bien, repris-je en baissant les yeux d’un air triste (ce qui valait bien le regarder moi-même) ; et comme les cœurs s’entendent, apparemment qu’il sentit ce qui se passait dans le mien : car il reprit ma main qu’il baisa avec une naïveté de passion si vive et si rapide, qu’en me disant mille fois, je vous aime, il me l’aurait dit moins intelligiblement qu’il ne fit alors.

Il n’y avait plus moyen de s’y méprendre ; voilà qui était fini : c’était un amant que je voyais : il se montrait à visage découvert : et je ne pouvais, avec mes petites dissimulations, parer l’évidence de son amour. Il ne restait plus qu’à savoir ce que j’en pensais, et je crois qu’il dut être content de moi ; je demeurai étourdie, muette et confuse : ce qui était signe que j’étais charmée ; car avec un homme qui nous est indifférent, ou qui nous déplaît, on en est quitte à meilleur marché ; il ne nous met pas dans ce désordre-là : on voit mieux ce qu’on fait avec lui ; et c’est ordinairement parce qu’on aime, qu’on est troublée en pareil cas.

Je l’étais tant, que la main me tremblait dans celle de Valville ; que je ne faisais aucun effort pour la retirer, et que je la lui laissais par je ne sais quel attrait qui me donnait une inaction tendre et timide. À la fin pourtant je prononçai quelques mots qui ne mettaient ordre à rien ; de ces mots qui diminuent la confusion qu’on a de se taire, qui tiennent la place de quelque chose qu’on ne dit pas, et qu’on devrait dire. Eh bien ! monsieur, eh bien ! qu’est-ce que cela signifie ? Voilà tout ce que je pus tirer de moi ; encore y mêlai-je un soupir, qui en ôtait le peu de force que j’y avais peut-être mis.

Je me retrouvai pourtant ; la présence d’esprit me revint, et la vapeur de ces mouvements qui me tenaient comme enchantée, se dissipa. Je sentis qu’il n’était pas décent de mettre tant de faiblesse dans cette situation-là, ni d’avoir l’âme si entreprise, et je tâchai de corriger cela par une action de courage.

Vous n’y songez pas ! Finissez donc, monsieur, dis-je à Valville, en retirant ma main avec assez de force, et d’un ton qui marquait encore que je revenais de loin, supposé qu’il fût lui-même en état d’y voir si clair ; car il avait eu des mouvements aussi bien que moi. Moi, je crois qu’il vit tout ; il n’était pas si neuf en amour que je l’étais, et dans ces moments-là jamais la tête ne tourne à ceux qui ont un peu d’expérience par devers eux : vous les remuez, mais vous ne les étourdissez point ; ils conservent toujours le jugement, il n’y a que les novices qui le perdent. Et puis dans quel danger n’est-on pas quand on tombe en de certaines mains, quand on n’a pour tout guide qu’un amant qui vous aime trop pour vous mener bien !

Pour moi, je ne courais alors aucun risque avec Valville : j’avoue que je fus troublée, mais à un degré qui étonna ma raison, et qui ne me l’ôta pas ; et cela dura si peu, qu’on aurait pu en abuser, du moins je me l’imagine ; car au fond, tous ces étonnements de raison ne valent rien non plus, on n’y est point en sûreté ; il s’y passe toujours un intervalle de temps où l’on a besoin d’être traitée doucement ; le respect de celui avec qui vous êtes vous fait grand bien.

Quant à Valville, je n’eus rien à lui reprocher là-dessus, aussi lui avais-je inspiré des sentiments. Il n’était pas amoureux, il était tendre ; façon d’être épris qui, au commencement rend le cœur honnête, qui lui donne des mœurs, et l’attache au plaisir délicat d’aimer et de respecter timidement ce qu’il aime.

Voilà de quoi d’abord s’occupe un cœur tendre : à parer l’objet de son amour de toute la dignité imaginable, et il n’est pas dupe. Il y a plus de charme à cela qu’on ne pense, il y perdrait à ne s’y pas tenir ; et vous, madame, vous y gagneriez si je n’étais pas si babillarde.

Finissez donc, me diriez-vous volontiers, et c’est ce que je disais à Valville avec un sérieux encore altéré d’émotion. En vérité, monsieur, vous me surprenez, ajoutai-je ; vous voyez bien vous-même que j’ai raison de vouloir m’en aller, et qu’il faut que je parte.

Oui, mademoiselle, vous allez partir, me répondit-il tristement ; et je vais donner mes ordres pour cela, puisque vous ne pouvez vous souffrir ici, et qu’apparemment je vous y déplais moi-même, à cause du mouvement qui vient de m’échapper ; car il est vrai que je vous aime, et que j’emploierais à vous le dire tous les moments que nous passerions ensemble, et tout le temps de ma vie, si je ne vous quittais pas.

Et, quand ce discours qu’il me tenait aurait duré tout le temps de la mienne, il me semble qu’il ne m’aurait pas ennuyée non plus, tant la joie dont il me pénétrait était douce, flatteuse, et pourtant embarrassante ; car je sentais qu’elle me gagnait. Je ne voulais pas que Valville la vît, et je ne savais quel air prendre pour la mettre à couvert de ses yeux.

D’ailleurs, ce qu’il m’avait dit demandait une réponse ; ce n’était pas à ma joie à la faire, et je n’avais que ma joie dans l’esprit, de sorte que je me taisais les yeux baissés.

Vous ne répondez rien, me dit Valville ; partirez-vous sans me dire un mot ? Mon action m’a-t-elle rendu si désagréable ? Vous a-t-elle offensée sans retour ?

Et remarquez que pendant ce discours il avançait sa main pour ravoir la mienne, que je lui laissais prendre, et qu’il baisait encore en me demandant pardon de l’avoir baisée ; et ce qu’il y a de plaisant, c’est que je trouvais la réparation fort bonne, et que je la recevais de la meilleure foi du monde, sans m’apercevoir qu’elle n’était qu’une répétition de la faute ; je crois même que nous ne nous en aperçûmes ni l’un ni l’autre : entre deux personnes qui s’aiment, ce sont là des simplicités de sentiment que peut-être l’esprit remarquerait bien un peu s’il voulait, mais qu’il laisse bonnement passer au profit du cœur.

Ne me direz-vous rien, me disait donc Valville ? Aurai-je le chagrin de croire que vous me haïssez ?

Un petit soupir naïf précéda ma réponse, ou plutôt la commença. Non, monsieur, je ne vous hais pas, lui dis-je ; vous ne m’avez point donné lieu de vous haïr, il s’en faut bien. Eh ! que pensez-vous donc de moi, reprit-il avec feu ? Je vous ai dit que je vous aime, comment regardez-vous mon amour ? êtes-vous fâchée que je vous en parle.

Que voulez-vous que je réponde à cette question, lui dis-je ? Je ne sais pas ce que c’est que l’amour, monsieur ; je pense seulement que vous êtes un fort honnête homme, que je vous ai beaucoup d’obligation, et que je n’oublierai jamais ce que vous avez fait pour moi dans cette occasion-ci.

Vous ne l’oublierez jamais, s’écria-t-il ! Eh ! comment saurai-je que vous voudrez bien vous ressouvenir de moi, si j’ai le malheur de ne vous plus voir, mademoiselle ? Ne m’exposez point à vous perdre pour toujours ; et, s’il est vrai que vous n’ayez point d’aversion pour moi, ne m’ôtez pas les moyens de vous parler quelquefois, et d’essayer si ma tendresse ne pourra vous toucher un jour. Je ne vous ai vue aujourd’hui que par un coup de hasard ; où vous retrouverai-je, si vous me laissez ignorer qui vous êtes ? Je vous chercherais inutilement. J’en conviens, lui dis-je avec une franchise qui alla plus vite que ma pensée, et qui semblait nous plaindre tous deux. Eh bien ! mademoiselle, ajouta-t-il en approchant encore sa bouche de ma main (car nous ne prenions plus garde à cette minutie-là, elle nous était devenue familière ; voilà comme tout passe en amour) : eh bien ! nommez-moi, de grâce, les personnes à qui vous appartenez ; instruisez-moi de ce qu’il faut faire pour être connu d’elles ; donnez-moi cette consolation avant que de partir.

À peine achevait-il de parler, qu’un laquais entra : Qu’on mette les chevaux au carrosse pour conduire mademoiselle, lui dit Valville en se retournant de son côté.

Cet ordre, que je n’avais point prévu, me fit frémir : il rompait toutes mes mesures, et rejetait ma vanité dans toutes ses angoisses.

Ce n’était point le carrosse de Valville qu’il me fallait. La petite lingère n’échappait point par là à l’affront d’être connue. J’avais compris qu’on m’enverrait chercher une voiture ; je comptais m’y mettre toute seule ; en être quitte pour dire : Menez-moi dans telle rue, et, à l’abri de toute confusion, regagner ainsi cette fâcheuse boutique, qui m’avait coûté tant de peine d’esprit, et dont je ne pouvais plus faire un secret, si je m’en retournais dans l’équipage de Valville ; car il n’aurait pas oublié de demander à ses gens : où l’avez-vous menée ? Et ils n’auraient pas manqué de lui dire, à une boutique.

Encore n’eût-ce été là que demi-mal, puisque je n’aurais pas été présente au rapport, et que je n’en aurais rougi que de loin. Mais vous allez voir que la politesse de Valville me destinait à une honte bien plus complète.

J’imagine une chose, mademoiselle, me dit-il tout de suite quand le laquais fut sorti ; c’est de vous reconduire moi-même avec la femme que vous avez vue paraître. Qu’en dites-vous, mademoiselle ? il me semble que c’est une attention nécessaire de ma part, après ce qui vous est arrivé ; je crois même qu’il y aurait de l’impolitesse à m’en dispenser ; c’est une réflexion que je fais, et qui me vient fort à propos. Et moi je la trouvais tuante.

Ah ! monsieur, m’écriai-je, que me proposez-vous là ? Moi, m’en retourner dans votre carrosse au logis, et y arriver avec vous, avec un homme de votre âge ! Non, monsieur, je n’aurai pas cette imprudence-là ;  ; le ciel m’en préserve ! Vous ne songez pas à ce qu’on en dirait : tout est plein de médisants ; et, si on ne va pas me chercher une voiture, j’aime encore mieux m’en aller à pied chez moi, et m’y traîner comme je pourrai, que d’accepter vos offres.

Ce discours ne souffrait point de réplique ; aussi m’en parut-il outré.

Allons, mademoiselle, s’écria-t-il à son tour avec douleur en se levant d’auprès de moi ; je vous entends : vous ne voulez plus que je vous revoie, ni que je sache où vous reprendre ; car, de m’alléguer la crainte que vous avez, dites-vous, de ce qu’on pourrait dire, il n’y a point d’apparence qu’elle soit le motif de vos refus. Vous vous blessez en tombant ; vous êtes à ma porte, je m’y trouve ; vous avez besoin de secours, mille gens sont témoins de votre accident, vous ne sauriez vous soutenir ; je vous fais porter chez moi ; de là je vous ramène chez vous ; il n’y a rien de si simple, vous le sentez bien ; mais rien en même temps qui me mît plus naturellement à portée d’être connue de vos parents, et je vois bien que c’est à quoi vous ne voulez pas que je parvienne. Vous avez vos raisons, sans doute : ou je vous déplais, ou vous êtes prévenue.

Et là-dessus, sans me donner le temps de lui répondre, outré du silence morne que j’avais gardé jusque-là, et dans l’amertume de son chagrin, ayant l’air content d’être privé de ce qu’il était au désespoir de perdre, il part, s’avance à la porte de la salle, et appelle impétueusement un laquais, qui accourt : Qu’on aille chercher une chaise, lui dit-il, et, si on n’en trouve pas, qu’on amène un carrosse ; mademoiselle ne veut pas du mien.

Et puis revenant à moi : Soyez en repos, ajouta-t-il, vous allez avoir ce que vous souhaitez, mademoiselle : il n’y a plus rien à craindre ; et vous et vos parents me serez éternellement inconnus, à moins que vous ne me disiez votre nom, et je ne pense pas que vous en ayez envie.

À cela nulle réponse de ma part ; je n’étais plus en état de parler. En revanche, devinez ce que je faisais, madame : excédée de peines, de soupirs, de réflexions, je pleurais la tête baissée. Vous pleuriez ? Oui, j’avais les yeux remplis de larmes. Vous en êtes surprise ; mettez-vous au fait de ma situation, et vous verrez dans quel épuisement de courage je devais tomber.

Que n’avais-je pas souffert depuis une demi-heure ? Comptons mes détresses : une vanité inexorable qui ne voulait pas de madame Dutour, ni par conséquent que je fusse lingère ; une pudeur gémissante de la figure d’aventurière que j’allais faire, si je ne m’en tenais pas à être fille de boutique ; un amour désespéré, à quoi que je me déterminasse là-dessus : car une fille de mon état, me disais-je, ne pouvait pas conserver la tendresse de Valville, ni une fille suspecte mériter qu’il l’aimât.

À quoi donc me résoudre ? à m’en aller sur-le-champ ? Autre affliction pour mon cœur, qui se trouvait bien de l’entretien de Valville.

Et voyez que de différentes mortifications il avait fallu sentir, peser, essayer sur mon âme, pour en comparer les douleurs, et savoir à laquelle je donnerais la triste préférence ! Encore à quoi m’avait-il servi d’opter de m’être enfin fixée à la douleur de quitter Valville ? M’en était-il moins difficile de lui rester inconnue, comme c’était mon dessein ? Non vraiment, car il m’offrait son carrosse, il voulait me reconduire ; ensuite il se retranchait à savoir mon nom, qu’il n’était pas naturel de lui cacher, mais que je ne pouvais pas lui dire, puisque je ne le savais pas moi-même, à moins que je ne prisse celui de Marianne ; et prendre ce nom-là, c’était presque déclarer madame Dutour et sa boutique, ou faire soupçonner quelque chose d’approchant.

À quoi donc en étais-je réduite ? à quitter brusquement Valville sans aucun ménagement de politesse et de reconnaissance ; à me séparer de lui comme d’un homme avec qui je voulais rompre, lui qui m’aimait, lui que je regrettais, lui qui m’apprenait que j’avais un cœur (car on ne le sent que du jour où l’on aime, et jugez combien ce cœur est remué de la première leçon d’amour qu’il reçoit !), enfin, lui que je sacrifiais à une vanité haïssable que je condamnais intérieurement moi-même, qui me paraissait ridicule, et qui, malgré tout le tourment qu’elle me causait, ne me laissait pas seulement la consolation de me trouver à plaindre.

En vérité, madame, avec une tête de quinze ou seize ans, avais-je tort de succomber, de perdre tout courage, et d’être abattue jusqu’aux larmes ?

Je pleurais donc, et il n’y avait peut-être pas de meilleur expédient pour me tirer d’affaire, que de pleurer et de laisser tout là. Notre âme sait bien ce qu’elle fait, ou du moins son instinct le sait bien pour elle.

Vous croyez que mon découragement est malentendu, qu’il ne peut tourner qu’à ma confusion ; et c’est le contraire : il va remédier à tout ; car premièrement, il me soulagea, il me mit à mon aise, il affaiblit ma vanité, il me défit de cet orgueilleux effroi que j’avais d’être connue de Valville. Voilà déjà bien du repos pour moi : voici d’autres avantages.

C’est que cet abattement et ces pleurs me donnèrent, aux yeux de ce jeune homme, je ne sais quel air de dignité romanesque qui lui en imposa, qui corrigea d’avance la médiocrité de mon état, qui disposa Valville à l’apprendre sans être scandalisé ; car vous sentez bien que tout ceci ne saurait demeurer sans quelque petit éclaircissement. Mais n’en soyez point en peine, et laissez faire aux pleurs que je répands ; ils viennent d’ennoblir Marianne dans l’imagination de son amant ; ils font foi d’une fierté de cœur qui empêchera bien qu’il ne la dédaigne.

Et dans le fond, observons une chose. Être jeune et belle, ignorer sa naissance, et ne l’ignorer que par un coup de malheur, rougir et soupirer en illustre infortunée de l’humiliation où cela vous laisse ; si j’avais affaire à l’amour, lui qui est tendre et galant, qui se plaît à honorer ce qu’il aime : voilà, pour lui paraître charmante et respectable, dans quelle situation et avec quel amas de circonstances je voudrais m’offrir à lui !

Il y a de certaines infortunes qui embellissent la beauté même, qui lui préparent de la majesté. Vous avez alors, avec vos grâces, celles que votre histoire, faite comme un roman, vous donne encore. Et ne vous embarrassez pas d’ignorer ce que vous êtes née ; laissez travailler les chimères de l’amour là-dessus ; elles sauront bien vous faire un rang distingué, et tirer bon parti des ténèbres qui cacheront votre naissance. Si une femme pouvait être prise pour une divinité, ce serait en pareil cas que son amant l’en croirait une.

À la vérité, il ne faut pas attendre que cela dure : ce sont là de ces grâces et de ces dignités d’emprunt, qui s’en retournent avec les amoureuses folies qui vous en parent.

Et moi je retourne toujours aux réflexions, et je vous avertis que je ne me les reprocherai plus ; vous voyez bien que je n’y gagne rien, et que je suis incorrigible : ainsi tâchons toutes deux de n’y plus prendre garde. Je laisse Valville désespéré de ce que je voulais partir sans me faire connaître ; mais les pleurs qu’il me vit répandre le calmèrent tout d’un coup : je n’ai jamais rien vu de si doux ni de si tendre que ce qui se peignit alors sur sa physionomie ; et en effet, mes pleurs ne concluaient rien de fâcheux pour lui, ils n’annonçaient ni haine ni indifférence, ils ne pouvaient signifier que de l’embarras.

Eh quoi ! mademoiselle, vous pleurez ! me dit-il, en venant se jeter à mes genoux avec un amour où l’on démêlait déjà je ne sais quel transport d’espérance, vous pleurez ! Eh ! quel est donc le motif de vos larmes ? Vous ai-je dit quelque chose qui vous chagrine ? Parlez, je vous en conjure : d’où vient que je vous vois dans cet état-là ? ajouta-t-il, en me prenant une main qu’il accablait de caresses, et que je ne retirais pas, mais que dans ma consternation je semblais lui abandonner avec décence, et comme à un homme dont le bon cœur, et non pas l’amour, obtenait de moi cette nonchalance-là.

Répondez-moi, s’écria-t-il : avez-vous d’autres sujets de tristesse ? Et pourriez-vous hésiter d’ouvrir votre cœur à qui vous a donné tout le sien, à qui vous jure qu’il sera toujours à vous, à qui vous aime plus que sa vie, à qui vous aime autant que vous méritez d’être aimée ? Est-ce qu’on peut voir vos larmes sans souhaiter de vous secourir ? Et vous est-il permis de m’en pénétrer sans vouloir rien faire de l’attendrissement où elles me jettent ? Parlez : quel service faut-il vous rendre ? Je compte que vous ne vous en irez pas si tôt.

Il faudrait donc envoyer chez madame Dutour, lui dis-je naïvement alors, comme entraînée moi-même par le torrent de sa tendresse et de la mienne.

Et la voilà enfin déclarée cette dame Dutour si terrible, et sa boutique et son enseigne (car tout cela était compris dans son nom) ; et la voilà déclarée sans que j’y hésitasse : je ne m’aperçus pas que j’en parlais.

Chez madame Dutour ! une marchande de linge ! je la connais, dit Valville ; c’est donc elle qui aura le soin d’aller chez vous avertir où vous êtes ? Mais de la part de qui lui dira-t-on qu’on vient ?

À cette question ma naïveté m’abandonne : je me retrouvai glorieuse et confuse, et je retombai dans tous mes embarras.

Et en effet, y avait-il rien de si piquant que ce qui m’arrivait ? Je viens de nommer madame Dutour ; je crois par là avoir tout dit, et que Valville est à peu près au fait. Point du tout, il se trouve qu’il faut recommencer, que je n’en suis pas quitte, que je ne lui ai rien appris ; et qu’au lieu de comprendre que je n’envoie chez elle que parce que j’y demeure, il entend seulement que mon dessein est de la charger d’aller dire à mes parents où je suis, c’est-à-dire, qu’il la prend pour ma commissionnaire ; c’est là toute la relation qu’il imagine entre elle et moi.

Et d’où vient cela ? c’est que j’ai si peu l’air d’une Marianne ; c’est que mes grâces et ma physionomie le préoccupent tant en ma faveur ; c’est qu’il est si éloigné de penser que je puisse appartenir, de près ou de loin, à une madame Dutour, qu’apparemment il ne saura que je loge chez elle, et que je suis sa fille de boutique, que quand je le lui aurai dit, et peut-être répété dans les termes les plus simples, les plus naturels et les plus clairs.

Oh ! voyez combien il sera surpris ; et si moi, qui prévois sa surprise, je ne dois pas frémir plus que jamais de la lui donner !

Je ne répondais donc rien ; mais il se mêlait à mon silence un air de confusion si marqué, qu’à la fin Valville entrevit ce que je n’avais pas le courage de lui dire.

Quoi ! mademoiselle, est-ce que vous logez chez madame Dutour ? Oui, monsieur, répondis-je, d’un ton vraiment humilié : je ne suis pourtant pas faite pour elle, mais les plus grands malheurs du monde m’y réduisent. Voilà donc ce que signifiaient vos pleurs ? me répondit-il en me serrant la main avec un attendrissement qui avait quelque chose de si honnête pour moi et de si respectueux, que c’était comme une réparation des injures que me faisait le sort : voyez si mes pleurs m’avaient bien servie.

L’article sur lequel nous en étions, allait sans doute donner matière à une longue conversation entre nous, quand on ouvrit avec grand bruit la porte de la salle, et que nous vîmes entrer une dame menée, devinez par qui ? par M. de Climal, qui, pour premier objet, aperçut Marianne en face, à demi couchée sur un lit de repos, les yeux mouillés de larmes, et tête à tête avec un jeune homme, dont la posture tendre et soumise menait à croire que son entretien roulait sur l’amour, et qu’il me disait : Je vous adore ; car vous savez qu’il était à mes genoux ; et qui plus est, c’est que, dans ce moment, il avait la tête baissée sur une de mes mains, ce qui concluait aussi qu’il la baisait. N’était-ce pas là un tableau bien amusant pour M. de Climal !

Je voudrais pouvoir vous exprimer ce qu’il devint. Vous dire qu’il rougit, qu’il perdit toute contenance, ce n’est vous rendre que les gros traits de l’état ou je le vis. Figurez-vous un homme dont les yeux regardaient tout sans rien voir, dont les bras se remuaient toujours sans avoir de gestes ; qui ne savait quelle attitude donner à son corps qu’il avait de trop, ni que faire de son visage qu’il ne savait sous quel air présenter, pour empêcher qu’on n’y vît son désordre qui allait s’y peindre.

M. de Climal était amoureux de moi ; comprenez donc combien il fut jaloux : amoureux et jaloux, voilà de quoi être bien agité ; et puis M. de Climal était un faux-dévot, qui ne pouvait avec son honneur laisser transpirer ni jalousie ni amour : ils transpiraient pourtant malgré qu’il en eût ; il le sentait bien, il en était honteux, il avait peur qu’on aperçût sa honte ; et tout cela ensemble lui donnait je ne sais quelle incertitude de mouvements, sotte, ridicule, qu’on voit mieux qu’on ne l’explique : et ce n’est pas là tout ; son trouble avait encore un grand motif que j’ignorais ; le voici : c’est, que Valville, en se levant, s’écria à demi bas : Eh ! c’est mon oncle !

Nouvelle augmentation de singularité dans ce coup de hasard. Je n’avais fait que rougir en le voyant, cet oncle ; mais sa parenté, que j’apprenais, me déconcerta encore davantage ; et la manière dont je le regardai, s’il y fit attention, m’accusait bien nettement d’avoir pris plaisir aux discours de Valville. J’avais tout à fait l’air d’être sa complice ; cela n’était pas douteux à ma contenance.

De sorte que nous étions trois figures très interdites. À l’égard de la dame que menait M. de Climal, elle ne me parut pas s’apercevoir de notre embarras, et ne remarqua, je pense, que mes grâces, ma jeunesse, et la tendre posture de Valville.

Ce fut elle qui ouvrit la conversation. Je ne vous plains point, monsieur, vous êtes en bonne compagnie, un peu dangereuse à la vérité : je n’y crois pas votre cœur fort en sûreté, dit-elle à Valville en nous saluant : à quoi d’abord il ne répondit que par un sourire, faute de savoir que dire. M. de Climal souriait aussi, mais de mauvaise grâce, et en homme déterminé sur le parti qu’il avait à prendre, inquiet de celui que je prendrais ; car fallait-il qu’il me connût ou non, et moi-même allais-je en agir avec lui comme avec un homme que je connaissais ?

D’un autre côté, ne sachant aussi quel accueil je devais lui faire, j’observais le sien pour m’y conformer ; et comme son air souriant ne réglait rien là-dessus, la manière dont je saluai ne fut pas plus décisive, et se sentit de l’équivoque où il me laissait.

En un mot, j’en fis trop et pas assez. Dans la moitié de mon salut, il semblait que je le connaissais ; dans l’autre moitié je ne le connaissais plus ; c’était oui, c’était non, et tous les deux manqués.

Valville remarqua cette façon d’agir obscure ; car il me l’a dit depuis. Il en fut frappé.

Il faut savoir que, depuis quelque temps, il soupçonnait son oncle de n’être pas tout ce qu’il voulait paraître ; il avait appris, par de certains faits, à se défier de sa religion et de ses mœurs. Il voyait que j’étais aimable, que je demeurais chez madame Dutour, que j’avais beaucoup pleuré avant que de l’avouer. Que pouvait, après cela, signifier cet accueil à double sens que je faisais à M. de Climal, qui n’avait pas à son tour un maintien moins composé, ni plus clair ? Il y avait là matière à de fâcheuses conjectures.

J’oublie de vous dire que je feignis de vouloir me lever, pour saluer plus décemment : Non, mademoiselle, non, demeurez, me dit Valville, ne vous levez point ; madame vous en empêchera elle-même, quand elle saura que vous vous êtes blessée au pied : pour monsieur, ajouta-t-il en adressant la parole à son oncle, je crois qu’il vous en dispense, d’autant plus qu’il me paraît que vous vous connaissez.

Je ne pense pas avoir cet honneur-là, répondit sur-le-champ M. de Climal avec une rougeur qui vengeait la vérité de son effronterie. Est-ce que mademoiselle m’aurait vu quelque part ? ajouta-t-il en me regardant d’un œil qui me demandait le secret.

Je ne sais, repartis-je d’un ton moins hardi que mes paroles ; mais il me semblait que la physionomie de monsieur ne m’était pas inconnue. Cela se peut, dit-il : mais qu’est-il donc arrivé à mademoiselle ? Est-ce qu’elle est tombée ?

Et cette question-là, il la faisait à son neveu qui ne lui répondait rien. Il ne l’avait pas seulement entendue ; son inquiétude l’occupait de bien d’autres choses.

Oui, monsieur, dis-je alors pour lui, toute confuse que j’étais d’aider à soutenir un mensonge, dans lequel je voyais bien que Valville m’accusait d’être de moitié avec son oncle : oui, c’est une chute que j’ai faite près d’ici, presque au sortir de la messe, et on m’a portée dans cette salle, parce que je ne pouvais marcher.

Mais, dit la dame, il faudrait du secours. Si c’était une entorse, cela est considérable. Êtes-vous seule, mademoiselle ? N’avez-vous personne avec vous ? pas un laquais ? Non, madame, répondis-je, fâchée de l’honneur qu’elle me faisait, et que je reprochais à ma figure qui en était cause : je ne demeure pas loin d’ici. Eh bien, dit-elle, nous allons dîner, M. de Climal et moi, dans ce quartier ; nous vous ramènerons.

Encore ! dis-je en moi-même : quelle persécution ! Tout le monde a donc la fureur de me ramener ! Car sur cet article-là je n’avais pas l’esprit bien fait, et ce qui me frappa d’abord, ce fut, comme avec Valville, l’affront d’être reconduite à cette malheureuse boutique.

Cette dame qui parlait de femme, de laquais, dont elle s’imaginait que je devais être suivie, après cette opinion fastueuse de mon état, qu’aurait-elle trouvé ? Marianne. Le beau dénouement ! Et quelle Marianne encore ? Une petite friponne en liaison avec M. de Climal, c’est-à-dire, avec un franc hypocrite.

Car, quel autre nom eût pu espérer cet homme de bien, je vous le demande ? Que serait devenue la bonne odeur de sa vie, lui qui avait nié de me connaître, et moi-même qui m’étais prêtée à son imposture ? N’aurais-je pas été une jolie mignonne avec mes grâces, si madame Dutour et Toinon s’étaient trouvées sur le pas de leur porte, comme elles en avaient volontiers la coutume, et nous eussent dit : Ah c’est donc vous, monsieur ? Eh d’où venez-vous, Marianne ? comme assurément elles n’y auraient pas manqué ?

Oh ! voilà ce qui devait me faire trembler, et non pas ma boutique : c’était là le véritable opprobre qui méritait mon attention. Je ne l’aperçus pourtant que le dernier : et cela est dans l’ordre. On va d’abord au plus pressé : et le plus pressé pour nous, c’est nous-mêmes, c’est-à-dire, notre orgueil ; car notre orgueil et nous ce n’est qu’un, au lieu que nous et notre vertu c’est deux : n’est-ce pas, madame ? Cette vertu, il faut qu’on nous la donne ; c’est en partie une affaire d’acquisition. Cet orgueil, on ne nous le donne pas, nous l’apportons en naissant ; nous l’avons tant, qu’on ne saurait nous l’ôter ; et comme il est le premier en date, il est, dans l’occasion, le premier servi. C’est la nature qui a le pas sur l’éducation. Comme il y a longtemps que je n’ai fait de pause, vous aurez la bonté de vouloir bien que j’observe encore une chose que vous n’avez peut-être pas assez remarquée.

C’est que, dans la vie, nous sommes plus jaloux de la considération des autres que de leur estime, et par conséquent de notre innocence, parce que c’est précisément nous que leur considération distingue, et que ce n’est qu’à nos mœurs que leur estime s’adresse.

Oh ! nous nous aimons encore plus que nos mœurs. Estimez nos qualités tant qu’il vous plaira, vous diraient tous les hommes, vous me ferez grand plaisir, pourvu que vous m’honoriez, moi qui les ai, et qui ne suis pas elles ; car si vous me laissez là, si vous négligez ma personne, je ne suis pas content, vous prenez à gauche ; c’est comme si vous me donniez le superflu et que vous me refusiez le nécessaire ; faites-moi vivre d’abord, et me divertissez après ; sinon j’y pourvoirai : et qu’est-ce que cela veut dire ? c’est que, pour parvenir à être honoré, je saurai bien cesser d’être honorable ; et en effet, c’est assez là le chemin des honneurs : qui les mérite n’y arrive guère. J’ai fini.

Ma réflexion n’est pas mal placée ; je l’ai faite seulement un peu plus longue que je ne croyais. En revanche, j’en ferai quelque autre ailleurs, qui sera trop courte.

Je ne sais pas comment nous nous serions échappés, M. de Climal et moi, du péril où nous jetait cette dame, en offrant de me reconduire.

Aurait-il pu s’exempter de prêter son carrosse ? Aurais-je pu refuser de le prendre ? Tout cela était difficile. Il pâlissait et je ne répondais rien ; ses yeux me disaient : Tirez-moi d’affaire ; les miens lui disaient : Tirez-m’en moi-même ; et notre silence commençait à devenir sensible, quand il entra un laquais qui dit à Valville que le carrosse qu’il avait envoyé chercher pour moi était à la porte.

Cela nous sauva, et mon tartufe en fut si rassuré, qu’il osa même abuser de la sécurité où il se trouvait pour lors, et porter l’audace jusqu’à dire : Mais il n’y a qu’à renvoyer ce carrosse ; il est inutile, puisque voilà le mien ; et cela, du ton d’un homme qui avait compté me mener, et qui n’avait négligé de répondre à la proposition que parce qu’elle ne faisait pas la moindre difficulté.

Je songe pourtant que je devrais rayer l’épithète de tartufe que je viens de lui donner ; car je lui ai obligation, à ce tartufe-là. Sa mémoire me doit être chère ; il devint un homme de bien pour moi. Ceci soit dit pour l’acquit de ma reconnaissance, et en réparation du tort que la vérité historique pourra lui faire encore. Cette vérité a ses droits, qu’il faut bien que M. de Climal essuie.

Je compris bien qu’il s’en fiait à moi pour l’impunité de sa hardiesse, et qu’il ne craignait pas que j’eusse la malice ou la simplicité de l’en faire repentir.

Non, monsieur, lui répondis-je, il n’est pas nécessaire que je vous dérange, puisque j’ai une voiture pour m’en retourner : et si monsieur, dis-je tout de suite en parlant à Valville, veut bien appeler quelqu’un pour m’aider à me lever d’ici, je partirai tout à l’heure.

Je pense que ces messieurs vous aideront bien eux-mêmes, dit galamment la dame, et en voici un (c’était Valville qu’elle montrait) qui ne serait pas fâché d’avoir cette peine-là ; n’est-il pas vrai ? Discours qui venait sans doute de ce qu’elle l’avait vu à mes genoux. Au reste, ajouta-t-elle, comme nous nous en allons aussi, il faut vous dire ce qui nous amenait : avez-vous des nouvelles de madame de Valville (c’était la mère du jeune homme) ? Arrive-t-elle de sa campagne ? La reverrons-nous bientôt ? Je l’attends cette semaine, dit Valville d’un air distrait et nonchalant, qui prouvait mal cet empressement que la dame lui avait supposé pour moi, et qui m’aurait peut-être piquée moi-même, si je n’avais pas eu aussi mes petites affaires dans l’esprit ; mais j’étais trop dans mon tort pour y trouver à redire. Il y avait d’ailleurs dans sa nonchalance je ne sais quel fond de tristesse qui me rendait honteuse, parce que j’en apercevais le motif.

Je sentais que c’était un cœur consterné de ne savoir plus si je méritais sa tendresse, et qui avait peur d’être obligé d’y renoncer. Y avait-il rien de plus obligeant pour moi que cette peur-là, madame ? rien de plus flatteur, de plus aimable, rien de plus digne de jeter mon cœur dans un humble et tendre embarras devant le sien ! Car c’était là précisément tout ce que j’éprouvais. Un mélange de plaisir et de confusion, voilà mon état. Ce sont de ces choses dont on ne peut dire que la moitié de ce qu’elles sont.

Malgré cet air de froideur dont je vous ai parlé, Valville, après avoir satisfait à la question de la dame, vint à moi pour m’aider à me lever, et me prit par-dessous les bras ; mais comme il vit que M. de Climal s’avançait aussi : Non, monsieur, dit-il, ne vous en mêlez pas ; vous ne seriez pas assez fort pour soutenir mademoiselle, et je doute qu’elle puisse poser le pied à terre ; il vaut mieux appeler quelqu’un. M. de Climal se retira ; on a si peu d’assurance, quand on n’a pas la conscience bien nette ! et là-dessus il sonne. Deux de ses gens arrivent : Approchez, leur dit-il, et tâchez de porter mademoiselle jusqu’à son carrosse.

Je crois que je n’avais pas besoin de cette cérémonie-là, qu’avec le secours de deux bras, je me serais aisément soutenue ; mais j’étais si étourdie, si déconcertée, que je me laissai mener comme on voulait, et comme je ne voulais pas.

M. de Climal et la dame, qui s’en retournaient ensemble, me suivirent, et Valville marchait le dernier en nous suivant aussi.

Quand nous traversâmes la cour, je le vis, du coin de l’œil, qui parlait à l’oreille d’un laquais.

Et puis me voilà arrivée à mon carrosse, où la dame, avant que de monter dans le sien, voulut obligeamment m’arranger elle-même. Je l’en remerciai : mon compliment fut un peu confus. Ce que je dis à Valville le fut encore davantage ; je crois qu’il n’y répondit que par une révérence qu’il accompagna d’un coup d’œil où il y avait bien des choses que j’entendis toutes, mais que je ne saurais rendre, et dont la principale signifiait : Que faut-il que je pense ?

Ensuite je partis interdite, sans savoir ce que je pensais moi-même, sans avoir ni joie, ni tristesse, ni peine, ni plaisir. On me menait, et j’allais. Qu’est-ce que tout cela deviendra ? Que vient-il de se passer ? Voilà tout ce que je me disais dans un étonnement qui ne me laissait nul exercice d’esprit, et pendant lequel je jetai pourtant un grand soupir qui échappa plus à mon instinct qu’à ma pensée.

Ce fut dans cet état que j’arrivai chez madame Dutour. Elle était assise à l’entrée de sa boutique, qui s’impatientait à m’attendre parce que son dîner était prêt.

Je l’aperçus de loin qui me regardait dans le carrosse où j’étais, et qui m’y voyait, non comme Marianne, mais comme une personne qui lui ressemblait tant, qu’elle en était surprise ; et mon carrosse était déjà arrêté à la porte, qu’elle ne s’avisait pas encore de croire que ce fût moi ; c’est qu’à son compte, je ne devais arriver qu’à pied.

À la fin pourtant il fallut bien me reconnaître. Ah ! ah ! Marianne, eh ! c’est vous, s’écria-t-elle. Eh ! pourquoi donc en fiacre ? Est-ce que vous venez de si loin ? Non, madame, lui dis-je ; mais je me suis blessée en tombant, et il m’était impossible de marcher. Je vous conterai mon accident quand je serai rentrée ; ayez à présent la bonté de m’aider avec le cocher à descendre.

Le cocher ouvrait la portière pendant que je parlais. Allez, allez, me dit-il, arrivez, ne vous embarrassez pas, mademoiselle ; pardi ! je vous descendrai bien tout seul. Une belle enfant comme vous, qu’est-ce que cela pèse ? C’est le plaisir. Venez, venez, jetez-vous hardiment ; je vous porterai encore plus loin que vous n’iriez sur vos jambes.

En effet, il me prit entre ses bras, et me transporta comme une plume jusqu’à la boutique, où je m’assis tout d’un coup.

Il est bon de vous dire que, dans l’intervalle du transport, je jetai les yeux dans la rue du côté d’où je venais, et que je vis à trente ou quarante pas de là un des gens de Valville, qui était arrêté, et qui avait tout l’air d’avoir couru pour me suivre ; et c’était apparemment là le résultat de ce qu’il avait dit à ce laquais, quand je l’avais vu lui parler à l’oreille.

La vue de ce domestique aposté réveilla toute ma sensibilité sur mon aventure, et me fit encore rougir ; c’était un témoin de plus de la petitesse de mon état ; et ce garçon, quoiqu’il n’eût fait que me voir chez Valville, ne se serait pas, j’en suis sûre, imaginé que je dusse entrer chez moi par une boutique. C’est une réflexion que je fis ; n’en était-ce pas assez pour être fâchée de le trouver là ? Il est vrai que ce n’était qu’un laquais ; mais quand on est glorieuse, on n’aime à perdre dans l’esprit de personne ; il n’y a point de petit mal pour l’orgueil, point de minutie, rien ne lui est indifférent ; et enfin ce valet me mortifia ; d’ailleurs, il n’était là que par l’ordre de Valville, il n’y avait pas à en douter. C’était bien la peine que mon maître fît tant de façon avec cette petite fille-là ! pouvait-il dire en lui-même d’après ce qu’il voyait. Car ces gens-là sont plus moqueurs que d’autres ; c’est le régal de la bassesse, que de mépriser ce qu’ils ont respecté par méprise ; et je craignais que cet homme-ci, dans son rapport à Valville, ne glissât sur mon compte quelque tournure insultante ; qu’il ne se régalât un peu aux dépens de mon domicile, et n’achevât de rebuter la délicatesse de son maître. Je n’avais déjà que trop baissé de prix à ses yeux. Il n’osait déjà plus faire tant de cas de l’honneur qu’il y aurait à me plaire, et adieu le plaisir d’avoir de l’amour, quand la vanité d’en inspirer nous quitte ; et Valville était presque dans ce cas-là. Voyez le tort que m’eût fait alors le moindre trait railleur jeté sur moi ; car on ne saurait croire la force de certaines bagatelles sur nous quand elles sont placées ; et la vérité est que les dégoûts de Valville, provenus de là, m’auraient plus fâchée que la certitude de ne plus le voir.

À peine fus-je assise, que je tirai de l’argent pour payer le cocher ; mais madame Dutour, en femme d’expérience, crut devoir me conduire là-dessus, et me trouva trop jeune pour m’abandonner ce petit détail. Laissez-moi faire, me dit-elle, je vais le payer ; où vous a-t-il prise ? Auprès de la paroisse, lui dis-je. Eh ! c’est tout près d’ici, répliqua-t-elle en comptant quelque monnaie. Tenez, voilà ce qu’il vous faut.

Ce qu’il me faut, cela ! dit le cocher, qui lui rendit sa monnaie avec un dédain brutal ; oh ! que nenni : cela ne se mesure pas à l’aune. Mais que veut-il dire avec son aune, cet homme ? répliqua gravement madame Dutour : vous devez être content ; on sait peut-être bien ce que c’est qu’un carrosse, ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on en paie.

Eh ! quand ce serait de demain, dit le cocher, qu’est-ce que cela avance ? Donnez-moi mon affaire, et ne crions pas tant. Voyez de quoi elle se mêle ? Est-ce vous que j’ai menée ? Est-ce qu’on vous demande quelque chose ? Quelle diable de femme avec ses douze sous ! Elle marchande cela comme une botte d’herbes.

Madame Dutour était fière, parée, et, qui plus est, assez jolie ; ce qui lui donnait encore une autre espèce de gloire. Les femmes d’un certain état s’imaginent en avoir plus de dignité, quand elles ont un joli visage ; elles regardent cet avantage-là comme un rang. La vanité s’aide de tout, et remplace ce qui lui manque avec ce qu’elle peut. Madame Dutour se sentit donc offensée de l’apostrophe ignoble du cocher (je vous raconte cela pour vous divertir) : la botte d’herbes sonna mal à ses oreilles. Comment ce jargon-là pouvait-il venir à la bouche de quelqu’un qui la voyait ? Y avait-il rien dans son air qui fît penser à pareille chose ? En vérité, mon ami, il faut avouer que vous êtes bien impertinent, et il convient bien d’écouter vos sottises ! dit-elle. Allons, retirez-vous. Voilà votre argent ; prenez ou laissez : qu’est-ce que cela signifie ? Si j’appelle un voisin, on vous apprendra à parler aux bourgeois plus honnêtement que vous ne faites.

Eh bien ! qu’est-ce que me vient conter cette chiffonnière ? répondit l’autre en vrai cocher de fiacre. Gare ! prenez garde à elle : elle a son fichu des dimanches. Ne semble-t-il pas qu’il faille tant de cérémonies pour parler à madame ? On parle bien à Perrette. Eh ! palsambleu ! payez-moi. Quand vous seriez encore quatre fois plus bourgeoise que vous n’êtes, qu’est-ce que cela me fait ? Faut-il pas que mes chevaux vivent ? Avec quoi dîneriez-vous, vous qui parlez, si on ne vous payait pas votre toile ? Auriez-vous la face si large ? Fi ! que cela est vilain d’être crasseuse !

Le mauvais exemple débauche. Madame Dutour, qui s’était maintenue jusque-là dans les bornes d’une assez digne fierté, ne put résister à cette dernière brutalité du cocher ; elle laissa là le rôle de femme respectable qu’elle jouait, et qui ne lui rapportait rien, se mit à son aise, en revint à la manière de quereller qui était à son usage, c’est-à-dire, aux discours d’une commère de comptoir subalterne : elle ne s’y épargna pas.

Quand l’amour-propre, chez les personnes comme elle, n’est qu’à demi-fâché, il peut encore avoir soin de sa gloire, se posséder, ne faire que l’important, et garder quelque décence ; mais, dès qu’il est poussé à bout, il ne s’amuse plus à ces fadeurs-là, il n’est plus assez glorieux pour prendre garde à lui ; il n’y a plus que le plaisir d’être bien grossier et de se déshonorer tout à son aise qui le satisfasse.

De ce plaisir-là, madame Dutour s’en donna sans discrétion. Attends, attends, ivrogne, avec ton fichu des dimanches : tu vas voir la Perrette qu’il te faut ; je vais te la montrer, moi, s’écria-t-elle en courant se saisir de son aune qui était à côté du comptoir.

Et quand elle fut armée : Allons, sors d’ici s’écria-t-elle, ou je te mesure avec cela, ni plus ni moins qu’une pièce de toile, puisque toile il y a. Jarnibleu ! ne me frappez pas, lui dit le cocher qui lui tenait le bras ; ne soyez pas si osée ! je me donne au diable, ne badinons point ! Voyez-vous ! je suis un gaillard qui n’aime pas les coups, ou la peste m’étouffe ! Je ne vous demande que mon dû, entendez-vous ? il n’y a pas de mal à ça.

Le bruit qu’ils faisaient attirait du monde ; on s’arrêtait devant la boutique. Me laisseras-tu ! lui disait madame Dutour, qui disputait toujours son aune contre le cocher. Levez-vous donc, Marianne ; appelez M. Richard ; monsieur Richard ! criait-elle tout de suite elle-même et c’était notre hôte qui logeait au second et qui n’y était pas. Elle s’en douta. Messieurs, dit-elle en apostrophant la foule qui s’était arrêtée devant la porte, je vous prends tous à témoin ; vous voyez ce qu’il en est, il m’a battue (cela n’était pas vrai), je suis maltraitée. Une femme d’honneur comme moi ! Eh vite, eh vite, allez chez le commissaire : il me connaît bien, c’est moi qui le fournis ; on n’a qu’à lui dire que c’est chez madame Dutour. Courez-y, madame Catau ; courez-y, ma mie, criait-elle à une servante du voisinage ; le tout avec une cornette que les secousses que le cocher donnait à ses bras avaient rangée de travers.

Elle avait beau crier, personne ne bougeait, ni messieurs, ni Catau.

Le peuple à Paris n’est pas comme ailleurs. En d’autres endroits, vous le verrez quelquefois commencer par être méchant, et puis finir par être humain. Se querelle-t-on, il excite, il anime : veut-on se battre, il sépare. En d’autres pays, il laisse faire, parce qu’il continue d’être méchant.

Celui de Paris n’est pas de même ; il est moins canaille, et plus peuple que les autres peuples.

Quand il accourt en pareils cas, ce n’est pas pour s’amuser de ce qui se passe, ni comme qui dirait pour s’en réjouir ; non, il n’a pas cette maligne espièglerie-là ; il ne va pas rire, car il pleurera peut-être, et ce sera tant mieux pour lui ; il va voir, il va ouvrir des yeux stupidement avides ; il va jouir bien sérieusement de ce qu’il verra. En un mot, alors il n’est ni polisson ni méchant ; et c’est en quoi j’ai dit qu’il était moins canaille ; il est seulement curieux, d’une curiosité sotte et brutale, qui ne veut ni bien ni mal à personne, qui n’entend point d’autre finesse que de venir se repaître de ce qui arrivera. Ce sont des émotions d’âme que ce peuple demande ; les plus fortes sont les meilleures ; il cherche à vous plaindre si on vous outrage, à s’attendrir pour vous si on vous blesse, à frémir pour votre vie si on la menace : voilà ses délices : et si votre ennemi n’avait pas assez de place pour vous battre, il lui en ferait lui-même, sans en être plus malintentionné, et lui dirait volontiers : Tenez, faites à votre aise, et ne nous retranchez rien du plaisir que nous avons à frémir pour ce malheureux. Ce ne sont pourtant pas les choses cruelles qu’il aime, il en a peur au contraire, mais il aime l’effroi qu’elles lui donnent : cela remue son âme qui ne sait jamais rien, qui n’a jamais rien vu, qui est toujours toute neuve.

Tel est le peuple de Paris, à ce que j’ai remarqué dans l’occasion. Vous ne vous seriez peut-être pas trop souciée de la connaître ; mais une définition de plus ou de moins, quand elle vient à propos, ne gâte rien dans une histoire : ainsi laissons celle-là, puisqu’elle y est.

Vous jugez bien, suivant le portrait que j’ai fait de ce peuple, que madame Dutour n’avait point de secours à en espérer.

Le moyen qu’aucun des assistants eût voulu renoncer à voir le progrès d’une querelle qui promettait tant ! à tout moment on touchait à la catastrophe. Madame Dutour n’avait qu’à pouvoir parvenir à frapper le cocher de l’aune qu’elle tenait, voyez ce qu’il en serait arrivé avec un fiacre ?

De mon côté, j’étais désolée ; je ne cessais de crier à madame Dutour : Arrêtez-vous ! Le cocher s’enrouait à prouver qu’on ne lui donnait pas son compte, qu’on voulait avoir sa course pour rien, témoin les douze sous qui n’allaient jamais sans avoir leur épithète : et des épithètes d’un cocher, on en soupçonne l’incivile élégance.

Le seul intérêt des bonnes mœurs devait engager madame Dutour à composer avec ce misérable ; il n’était pas honnête à elle de soutenir l’énergie de ses expressions ; mais elle en dévorait le scandale en faveur de la rage qu’elle avait d’y répondre ; elle était trop fâchée pour avoir les oreilles délicates.

Oui, malotru ! oui, douze sous, tu n’en auras pas davantage, disait-elle. Et moi je ne les prendrai pas, douze diablesses, répondait le cocher. Encore ne les vaux-tu pas, continuait-elle ; n’est-tu pas honteux, fripon ? quoi ! pour venir d’auprès de la paroisse ici ? quand ce serait pour un carrosse d’ambassadeur. Tiens, jarni de ma vie ! un denier avec, tu ne l’aurais pas : j’aimerais mieux te voir mort, il n’y aurait pas grande perte ; et souviens-toi seulement que c’est aujourd’hui la Saint-Mathieu : bon jour, bonne œuvre ; ne l’oublie pas. Et laisse venir demain, tu verras comme il sera fait. C’est moi qui te le dis, qui ne suis pas une chiffonnière, mais bel et bien madame Dutour, madame pour toi, madame pour les autres, et madame tant que je serai au monde, entends-tu ?

Tout ceci ne se disait pas sans tâcher d’arracher le bâton des mains du cocher qui le tenait, et qui, à la grimace et au geste que je lui vis faire, me parut prêt à traiter madame Dutour comme un homme.

Je crois que c’était fait de la pauvre femme : un gros poing de mauvaise volonté, levé sur elle, allait lui apprendre à badiner avec la modération d’un fiacre, si je ne m’étais pas hâtée de tirer environ vingt sous et de les lui donner.

Il les prit sur-le-champ, secoua l’aune entre les mains de madame Dutour assez violemment pour l’en arracher, la jeta dans son arrière-boutique, enfonça son chapeau, en me disant : Grand merci, mignonne, sortit de là, et traversa la foule qui s’ouvrit alors, tant pour le laisser sortir que pour livrer passage à madame Dutour, qui voulait courir après lui, que j’en empêchai, et qui me disait que, jour de Dieu ! j’étais une petite sotte. Vous voyez bien ces vingt sous-là, Marianne, je ne vous les pardonnerai jamais, ni à la vie ni à la mort : ne m’arrêtez pas, car je vous battrai. Vous êtes encore bien plaisante avec vos vingt sous, pendant que c’est votre argent que j’épargne ! Et mes douze sous, s’il vous plaît, qui est-ce qui me les rendra (car l’intérêt chez madame Dutour ne s’étourdissait de rien) ? Les emporte-t-il aussi, mademoiselle ? il fallait donc lui donner toute la boutique.

Eh ! madame, lui dis-je, votre monnaie est à terre, et je vous la rendrai, si on ne la trouve pas ; ce que je disais en fermant la porte d’une main, pendant que je tenais madame Dutour de l’autre.

Le beau carillon ! dit-elle, quand elle vit la porte fermée ; ne nous voilà pas mal ! Ah çà, voyons donc cette monnaie qui est à terre, ajouta-t-elle en la ramassant avec autant de sang-froid que s’il ne s’était rien passé. Le coquin est bien heureux que Toinon n’ait pas été ici ; elle vous aurait bien empêchée de jeter l’argent par les fenêtres : mais il faut justement que cette bégueule-là ait été dîner chez sa mère. Malepeste ! elle est un peu meilleure ménagère. Aussi n’a-t-elle que ce qu’elle gagne, et les autres ce qu’on leur donne ; au lieu que vous, Dieu merci, vous êtes si riche, vous avez un si bon trésorier, pourvu qu’il dure !

Eh ! madame, dis-je avec quelque impatience, ne plaisantons point là dessus, je vous prie : je sais bien que je suis pauvre ; mais il n’est pas nécessaire de m’en railler, non plus que des secours qu’on a bien voulu me donner, et j’aime encore mieux y renoncer, n’avoir rien et sortir de chez vous, que d’y demeurer exposée à des discours aussi désobligeants. Tenez, dit-elle, où va-t-elle chercher que je la raille ? à cause que je lui dis qu’on lui donne. Eh ! pardi oui, on vous donne, et vous prenez, comme de raison : à bien donné, bien pris. Ce qui est donné n’est pas fait pour rester là, peut-être, et quand on voudra, je prendrai ; voilà tout le mal que j’y sache, et je prie Dieu qu’il m’arrive. On ne me donne rien, je ne prends rien, et c’est tant pis ; voyez de quoi elle se fâche ! Allons, allons, dînons ; cela devrait être fait : il faut aller à vêpres. Et tout de suite elle alla se mettre à table. Je me levai pour en faire autant, en me soutenant sur cette aune que madame Dutour avait remise sur le comptoir, et je n’en avais pas trop besoin.

Il me faudrait un chapitre exprès, si je voulais rapporter l’entretien que nous eûmes en mangeant.

Je ne disais mot et je boudais. Madame Dutour, comme je crois l’avoir déjà dit, était une bonne femme dans le fond, se fâchant souvent au delà de ce qu’elle était fâchée ; c’est-à-dire que de toute la colère qu’elle montrait dans l’occasion, il y en avait bien la moitié dont elle aurait pu se passer, et qui n’était là que pour représenter : c’est qu’elle s’imaginait que plus on se fâchait, plus on faisait figure ; et d’ailleurs elle s’animait elle-même du bruit de sa voix : son ton, quand il était brusque, engageait son esprit à l’être aussi. Et c’était de tout cela ensemble que me vint cette enfilade de duretés que j’essuyai de sa part ; et ce que je dis là d’elle n’annonce pas des mouvements de mauvaise humeur bien opiniâtres ni bien sérieux : ce sont des bêtises ou des enfances dont il n’y a que de bonnes gens qui soient capables ; de bonnes gens de peu d’esprit, à la vérité, qui n’ont que de la faiblesse pour tout caractère ; ce qui leur donne une bonté habituelle avec de petits défauts, de petites vertus qui ne sont que des copies de ce qu’ils ont vu faire aux autres.

Et telle était madame Dutour, que je vous peins par hasard en passant. Ce fut donc par cette bonté habituelle qu’elle fut touchée de mon silence.

Peut-être aussi s’en inquiéta-t-elle à cause de la menace que je lui avais faite de sortir de chez elle si elle me chagrinait davantage ; ma pension était bonne à conserver.

À qui en avez-vous donc ? me dit-elle : comme vous voilà muette et pensive ! Est-ce que vous avez du chagrin ? Oui, madame ! vous m’avez mortifiée, lui répondis-je sans la regarder.

Quoi ! vous songez encore à cela ? reprit-elle ; eh ! mon Dieu, Marianne, que vous êtes enfant ! Qu’est-ce donc que je vous ai dit ? Je ne m’en souviens plus : est-ce que vous croyez, quand on est en colère, qu’on va éplucher ses paroles ! Eh pardi ! ce n’est pas pour s’épiloguer qu’on vit ensemble. Eh bien ! j’ai parlé un petit brin de M. de Climal ; est-ce cela qui vous fâche, à cause que c’est lui qui prend soin de vous, et qui fait votre dépense ? Est-ce là tout ? Gageons, parce que vous n’avez ni père ni mère, que vous avez cru encore que je pensais à cela ? car vous êtes d’un naturel soupçonneux, Marianne ; vous avez toujours l’esprit au guet : Toinon me l’a bien dit ; et, sous prétexte que vous ne connaissez point vos parents, vous allez toujours vous imaginant qu’on n’a que cela dans la tête. Par hasard, hier, avec notre voisine, nous parlions d’un enfant trouvé qu’on avait pris dans une allée ; vous étiez dans la salle, vous nous entendîtes ; n’allez-vous pas croire que c’était vous que nous disions ? Je le vis bien à la mine que vous fîtes en venant ; et voilà que vous recommencez encore aujourd’hui ! Eh ! je prie Dieu que ce soit là mon dernier morceau, si j’ai non plus pensé à père et mère que s’il n’y en avait jamais eu pour personne. Au surplus, les enfants trouvés, les enfants qui ne le sont point, tout cela se ressemble ; et si on mettait là tous ceux qui sont comme vous, sans qu’on le sache, s’il fallait que le commissaire les emportât, où diantre les mettrait-il ? Dans le monde, on est ce qu’on peut, et non pas ce qu’on veut. Vous voilà grande et bien faite, et puis Dieu est le père de ceux qui n’en ont point ; charité n’est pas morte. Par exemple, n’est-ce pas une providence que ce M. de Climal ? Il est vrai qu’il ne va pas droit dans ce qu’il fait pour vous ; mais qu’importe ? Dieu mène tout à bien ; si l’homme n’en vaut rien, l’argent en est bon, et encore meilleur que d’un bon chrétien, qui ne donnerait pas la moitié tant. Demeurez en repos, mon enfant : je ne vous recommande que le ménage. On ne vous dit point d’être avaricieuse. Voilà que ma fête arrive : quand ce viendra la vôtre, celle de Toinon, dépensez alors, qu’on se régale ; à la bonne heure, chacun en profite : mais hors cela, et dans les jours de carnaval, où tout le monde se réjouit, gardez-moi votre petit fait.

Elle en était là de ses leçons, dont elle ne se lassait pas, et dont une partie me scandalisait plus que ses brusqueries, quand on frappa à la porte. Nous verrons qui c’était dans la suite ; c’est ici que mes aventures vont devenir nombreuses et intéressantes : je n’ai pas encore deux jours à demeurer chez madame Dutour, et je vous promets aussi moins de réflexions, si elles vous fâchent ; vous m’en direz votre sentiment.