La Vie de Marianne (éd. Charpentier)/Partie 10

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La Vie de Marianne (1731-1740)
Texte établi par Jules JaninG. Charpentier (p. 452-496).


DIXIÈME PARTIE.


Vous reçûtes hier la neuvième partie de mon histoire, et je vous envoie aujourd’hui la dixième ; on ne saurait guère aller plus vite. Je prévois, malgré cela, que vous ne me tiendrez pas grand compte de ma diligence ; j’avoue moi-même que je n’ai pas le droit de la vanter. J’ai été jusqu’ici si paresseuse, qu’elle ne signifie pas encore que je me corrige ; elle a plus l’air d’un caprice qui me prend que d’une vertu que j’acquiers, n’est-il pas vrai ? Je suis sûre que c’est là votre pensée. Patience, vous me faites une injustice, madame ; mais vous n’êtes pas encore obligée de le savoir ; c’est à moi dans la suite à vous l’apprendre, et à mériter que vous m’en fassiez réparation. Poursuivons ; c’est toujours mon amie la religieuse qui parle, et qui est revenue sur le soir dans ma chambre où je l’attendais.

Vous vous ressouvenez bien, reprit-elle, que je suis chez madame Dursan, qui me prodiguait tout ce qui sert à l’entretien d’une fille ; de sorte qu’il ne tint qu’à ma mère de m’aimer beaucoup, si pour obtenir son amitié, je n’avais qu’à ne lui être point à charge, et qu’à lui laisser tout doucement oublier que j’étais sa fille.

Aussi l’oublia-t-elle si bien, qu’il y avait quatre ans qu’il ne nous était venu de ses nouvelles, quand je perdis madame Dursan, avec qui je n’avais vécu que cinq ou six ans ; et je les passai d’une manière si tranquille et si uniforme, que ce n’est pas la peine de m’y arrêter.

Je vous ai déjà dit qu’on m’appelait la belle Tervire ; car, dans chaque petit canton de la province, il y a presque toujours quelque personne de notre sexe qui est la beauté du pays, celle, pour ainsi dire, dont le pays se fait fort.

Or, c’était moi qui avais cette distinction-là, que je n’ai pas portée ailleurs, et qui alors m’attirait quantité d’amants campagnards dont je ne me souciais guère ; mais ils servaient à montrer que j’étais la belle par excellence, et c’était là tout ce qui m’en plaisait.

Non que j’en devinsse plus glorieuse avec mes compagnes, je n’étais pas de cette humeur-là ; elles ont pu souvent n’être pas contentes de ma figure qui triomphait de la leur, mais jamais elles n’ont eu à se plaindre de moi ni de mes façons ; jamais ma vanité ne triomphait d’elles ; au contraire, j’ignorais autant que je pouvais les préférences qu’on me donnait, je les écartais, je ne les voyais point, je passais pour ne les point voir ; je souffrais même pour mes compagnes qui les voyaient, quoique je fusse bien aise que les autres les vissent. C’est une puérilité dont je me souviens encore ; mais comme il n’y avait que moi qui le savais, que mes amies ne me croyaient pas instruite de mes avantages, cela les adoucissait ; c’était autant de rabattu sur leur mortification, et nous n’en vivions pas plus mal ensemble.

Tout le monde m’aimait, au reste. Elle est plus aimable qu’une autre, disait-on, et il n’y a qu’elle qui ne s’en doute pas. On ne parlait que de cela à madame Dursan ; partout où nous allions, on ne l’entretenait de moi que pour me louer, et on témoignait que c’était de bonne foi, par l’accueil et par les caresses qu’on me faisait.

Il est vrai que j’étais née douce, et qu’avec le caractère que j’avais, rien ne m’aurait plus inquiétée que de me sentir mal dans l’esprit de quelqu’un.

Madame Dursan, que j’aimais de tout mon cœur, et qui en était convaincue, recueillait de son côté tout le bien qu’on lui disait de moi, en concluait qu’elle avait raison de m’aimer, et ne le concluait qu’en m’aimant tous les jours davantage.

Depuis que j’étais avec elle, je ne l’avais jamais vue qu’en parfaite santé ; mais comme elle était d’un âge très avancé, insensiblement cette santé s’altéra. Madame Dursan, jusque-là si active, devint infirme et pesante ; elle se plaignit que sa vue baissait ; d’autres accidents de la même nature survinrent ; nous ne sortions presque plus du château, c’étaient toujours de nouvelles indispositions ; et elle en eut une, entre autres, qui parut lui annoncer une fin si prochaine, qu’elle fit son testament sans me le dire.

J’étais alors dans ma chambre, où il n’y avait qu’une heure que je m’étais retirée, pour me livrer à toute l’inquiétude et à toute l’agitation d’esprit que me causait son état.

J’avais pris tant d’attachement pour elle, et je tenais si fort à la tendresse qu’elle avait pour moi, que la tête me tournait quand je pensais qu’elle pouvait mourir.

Aussi, depuis quelques jours, étais-je moi-même extrêmement changée. De peur de l’effrayer cependant, je paraissais tranquille, et tâchais de montrer un peu de ma gaîté ordinaire.

Mais en pareil cas on rit de si mauvaise grâce, on imite si mal et si tristement ce qu’on ne sent point ! Madame Dursan ne s’y trompait pas, et souriait tendrement en me regardant comme pour me remercier de mes efforts.

Elle venait donc d’écrire son testament, quand je quittai ma chambre pour la rejoindre. J’avais pleuré, et il reste toujours quelque petite impression de cela sur le visage.

D’où viens-tu, ma nièce ? me dit-elle, tu as les yeux bien rouges ! Je ne sais, lui répondis-je ; c’est peut-être de ce que je me suis assoupie un quart d’heure. Non, tu n’as pas l’air d’avoir dormi, reprit-elle en secouant la tête ; tu as pleuré.

Moi, ma tante ! de quoi voulez-vous que je pleure ? m’écriai-je avec cet air dégagé que j’affectais. De mon âge et de mes infirmités, me dit-elle en souriant. Comment ! de vos infirmités ! Pensez-vous qu’un petit dérangement de santé qui se passera me fasse peur, avec le tempérament que vous avez ? lui répondis-je d’un ton qui allait me trahir si je ne m’étais pas arrêtée.

Je suis mieux aujourd’hui ; mais on n’est pas éternelle, mon enfant, et il y a longtemps que je vis, me dit-elle en cachetant un paquet.

À qui écrivez-vous donc, madame ? lui dis-je sans répondre à sa réflexion. À personne, reprit-elle ; ce sont des mesures que je viens de prendre pour toi. Je n’ai plus de fils ; depuis près de vingt ans qu’on n’a entendu parler du mien, je le crois mort ; et quand il vivrait, ce serait la même chose pour moi ; non que j’aie encore aucun ressentiment contre lui ; s’il vit, je prie Dieu de le bénir, et de le rendre honnête homme ; mais ni l’honneur de la famille, ni la religion, ni les bonnes mœurs qu’il a violées, ne me permettent de lui laisser mon bien.

Je voulus l’interrompre ici pour essayer de l’attendrir sur ce malheureux fils ; mais elle ne m’écouta point.

Tais-toi, me dit-elle, mon parti est pris. Ce n’est point par humeur que je suis inflexible ; il n’est pas question ici de bonté, mais d’une indulgence folle et criminelle qui nuirait à l’ordre et à la justice humaine et divine. L’action de Dursan fut affreuse ; le misérable ne respecta rien et tu veux que je donne un exemple d’impunité, qui serait peut-être funeste à ton fils même, si jamais tu en as un ! Si le mien, comme a fait autrefois ton père, qui fut traité avec trop peu de rigueur, s’était marié, je ne dis pas à une fille de condition, mais du moins de bonne famille, ou simplement de famille honnête quoique pauvre, en vérité, je me serais rendue ; je n’aurais pas regardé au bien, et je ne serais pas aujourd’hui à lui faire grâce ; mais épouser une fille de la lie du peuple, et d’une famille connue pour infâme parmi le peuple ! je n’y saurais penser qu’avec horreur. Revenons à ce que je disais.

Il ne me reste pour tout héritier que ton oncle Tervire, qui était déjà assez riche, et qui l’est de ton bien ; il a profité durement du malheur de ton père, m’a-t-on dit ; il ne l’a jamais ni consolé ni secouru. Il se réjouirait encore du malheur de mon fils et du sujet de mes larmes ; ainsi je ne veux point de lui ; il jouit d’ailleurs de l’héritage de tes pères, et n’en prend pas plus d’intérêt à ton sort. Je songe aussi que tu n’as pas grand secours à attendre de ta mère ; tu mérites une meilleure situation que celle où tu resterais, et ma succession servira du moins à faire la fortune d’une nièce que j’aime, dont je vois bien que je suis aimée, qui craint de me perdre, qui me regrettera, j’en suis sûre, toute mon héritière qu’elle sera, et que mon fils, qui peut n’être pas mort, ne trouvera pas sans pitié pour lui dans la misère où il peut être ; ta reconnaissance est une ressource que je lui laisse. Voilà, ma fille, de quoi il est question dans le papier cacheté que tu vois ; j’ai cru devoir me hâter de l’écrire, et je t’y donne tout ce que je possède.

Je ne lui répondis que par un torrent de larmes. Ce discours, qui m’offrait partout l’image de sa mort, m’attendrit et m’effraya tant, qu’il me fut impossible de prononcer un mot ; il me sembla qu’elle allait mourir, qu’elle me disait un éternel adieu, et jamais sa vie ne m’avait été si chère.

Elle comprit le sujet de mon saisissement et de mes pleurs ; je m’étais assise ; elle se leva pour s’approcher de moi, et me prenant la main : Tu m’aimerais encore mieux que ma succession, n’est-il pas vrai, ma fille ? Mais ne t’alarme point, me dit-elle ; ce n’est qu’une précaution que j’ai prise. Non, madame, lui dis-je en faisant un effort, votre fils n’est pas mort, et vous le reverrez, je l’espère.

En cet instant, nous entendîmes quelque bruit dans la salle. C’étaient deux dames d’un château voisin, qui venaient voir madame Dursan ; et je me sauvai pour n’être point vue dans l’état où j’étais.

Il fallut cependant me montrer un quart d’heure après. Elles venaient inviter madame Dursan à une partie de pêche qui se faisait le lendemain chez elles ; et comme elle s’en excusa sur ses indispositions, elles la prièrent du moins de vouloir bien m’y envoyer, et tout de suite demandèrent à me voir.

Madame Dursan leur promit que j’y viendrais ; elle me fit avertir, et je fus obligée de paraître.

Ces deux dames, toutes deux encore jeunes, dont l’une était fille et l’autre mariée, étaient aussi de toutes nos amies celles avec qui je me plaisais le plus, et qui avaient le plus d’amitié pour moi ; il y avait dix ou douze jours que nous ne nous étions vues. Je vous ai dit que mes inquiétudes m’avaient beaucoup changée, et elles me trouvèrent si abattue, qu’elles crurent que j’avais été malade. Non, leur dis-je ; tout ce que j’ai, c’est que depuis quelque temps je dors assez mal ; mais cela reviendra. Là-dessus, madame Dursan me regarda d’un air attendri, et que j’entendis bien ; c’est qu’elle s’attribuait mon insomnie.

Ces dames, me dit-elle ensuite, souhaitaient que nous allassions demain à une partie de pêche qui se fera chez elles ; mais je suis trop incommodée pour sortir, et je n’y enverrai que toi, Tervire. Comme il vous plaira, lui répondis-je, bien résolue de prétexter quelque indisposition, plutôt que de la laisser seule toute la journée.

Aussi le lendemain, avant que madame Dursan fût éveillée, eus-je soin de leur dépêcher un domestique, qui leur dit qu’une migraine violente qui m’était venue dès le matin, et qui me retenait au lit, m’empêchait de me rendre chez elles.

Madame Dursan, étonnée, quelques heures après, de voir entrer chez elle une femme de chambre qu’elle avait chargée de me suivre, apprit d’elle que je n’étais point partie, et sut en même temps l’excuse que j’en avais donnée.

Cependant je me levai pour aller chez elle, et j’étais à moitié de sa chambre, quand je la rencontrai qui malgré la peine qu’elle avait à marcher depuis quelque temps, et soutenue d’un laquais, venait voir elle-même en quel état j’étais.

Comment ! te voilà levée ! me dit-elle en s’arrêtant dès qu’elle me vit ; et ta migraine ? Ce n’en était pas une, lui dis-je, je me suis trompée ; ce n’était qu’un grand mal de tête qui est extrêmement diminué, et je suis bien fâchée de n’être pas arrivée plus tôt pour vous le dire.

Va, reprit-elle, tu n’es qu’une friponne, et tu mériterais que je te fisse partir tout à l’heure ; mais viens donc, puisque tu as voulu rester. Je vous assure que je serais partie, si je n’avais pas cru être malade, lui répondis-je d’un air ingénu. Et moi, me dit-elle, je t’assure que j’irai partout où l’on m’invitera, puisque tu n’es pas plus raisonnable. Eh ! mais, sans doute, vous irez partout, repris-je ; j’y compte bien, vous ne serez pas toujours indisposée ; et en tenant de pareils discours, nous arrivâmes dans sa chambre.

Nombre de petites choses pareilles à celles que je vous dis là, et dans lesquelles elle devinait toujours mon intention, de quelque manière que je m’y prisse, m’avaient tellement gagné son cœur, qu’elle m’aimait autant que la plus tendre des mères aime sa fille.

Sur ces entrefaites, la plus ancienne des deux femmes de chambre qu’elle avait, vieille fille qui avait toute sa confiance, et qui la servait depuis vingt-cinq ans, tomba malade d’une fièvre aiguë qui l’emporta en six jours de temps.

Madame Dursan en fut consternée ; il est vrai qu’à l’âge où elle était, il n’y a presque point de perte égale à celle-là.

C’est une amie d’une espèce unique que la mort vous enlève en pareil cas, une amie de tous les instants, à qui vous ne vous donnez pas la peine de plaire ; qui vous délasse de la fatigue d’avoir plu aux autres ; qui n’est, pour ainsi dire, personne pour vous, quoiqu’il n’y ait personne qui vous soit plus nécessaire ; avec qui vous êtes aussi rebutante, aussi petite d’humeur et de caractère que vous avez quelquefois besoin de l’être ; avec qui vos infirmités les plus humiliantes ne sont que des maux pour vous, et point une honte ; enfin, une amie qui n’en a pas même le nom, et que souvent vous n’apprenez que vous aimiez que lorsque vous ne l’avez plus, et que tout vous manque sans elle. Telle était la position de madame Dursan, qui avait près de quatre-vingts ans.

Aussi, comme je vous l’ai dit, tomba-t-elle dans une mélancolie qui redoubla mes frayeurs.

Il lui fallait cependant une autre femme de chambre, et on lui en envoya plusieurs dont elle ne s’accommoda point. Je lui en cherchai moi-même, et lui en présentai une ou deux qui ne lui convinrent pas non plus.

Ce fut ainsi qu’elle passa près d’un mois, pendant lequel elle eut lieu dans mille occasions de se convaincre de ma tendresse et de mon zèle.

Dans cette occurrence, un jour qu’elle reposait, et que je me promenais en lisant aux environs du château, j’entendis un bruit au bout de la grande allée qui lui servait d’avenue ; je tournai de ce côté-là, pour savoir de quoi il était question. Je vis que c’était le garde de madame Dursan avec un de ses gens qui querellaient un jeune homme, qui semblaient avoir envie de le maltraiter, et tâchaient de lui arracher un fusil qu’il tenait.

Je me sentis un peu émue du ton brutal et menaçant dont ils lui parlaient, aussi bien que de cette violence qu’ils voulaient lui faire, et je m’avançai le plus vite que je pus, en leur criant de s’arrêter.

Plus j’approchai d’eux, et plus leur action me déplut ; c’est que j’en voyais mieux le jeune homme en question, et il était en effet difficile de le regarder indifféremment ; son air, sa taille et sa physionomie me frappèrent, malgré l’habit tout uni et presque usé dont il était vêtu.

Que faites-vous donc là, vous autres ? dis-je alors avec vivacité à ces brutaux, quand je fus près d’eux. Nous arrêtons ce garçon qui chasse sur les terres de madame, qui a déjà tué du gibier, et que nous voulons désarmer, me répondit le garde avec toute la confiance d’un valet qui est charmé d’avoir droit de faire du mal.

Le jeune homme, qui, dès que je m’étais approchée, avait ôté son chapeau d’un air fort respectueux, jetait de temps en temps sur moi des regards modestes et suppliants pendant que l’autre parlait.

Laissez, laissez aller monsieur, dis-je au garde, qui ne l’avait appelé que ce garçon, et dont je fus bien aise de corriger l’incivilité ; retirez-vous, ajoutai-je ; il est sans doute étranger, et n’a pas su les endroits où il pouvait chasser.

Je ne faisais que traverser pour aller ailleurs, mademoiselle, me répondit-il alors en me saluant, et ils ont tort de croire que j’ai tiré sur la terre de leur dame, et plus encore de vouloir désarmer un homme qu’ils ne connaissent point, qui, malgré l’état où ils le voient, n’est pas fait, je vous assure, pour être maltraité par des gens comme eux, et sur lequel il ne se sont jetés que par surprise.

À ces mots, le garde et son camarade insistèrent pour me persuader qu’il ne méritait point de grâce, et continuèrent de l’apostropher désagréablement ; mais je leur imposai silence avec indignation.

En arrivant, je ne les avais trouvés que brutaux ; et depuis qu’il avait dit quelques paroles, je les trouvais insolents. Taisez-vous, leur dis-je, vous parlez mal ; éloignez-vous mais ne vous en allez pas.

Et puis, m’adressant à lui : Vous ont-ils ôté votre gibier ? lui dis-je. Non, mademoiselle, me répondit-il, et je ne saurais trop vous remercier de la protection que vous avez la bonté de m’accorder dans cette occasion. Il est vrai que je chasse, mais pour un motif qui vous paraîtra sans doute bien pardonnable ; c’est pour un gentilhomme qui a beaucoup de parents dans la noblesse de ce pays-ci, qui en est absent depuis longtemps, et qui est arrivé avant-hier avec ma mère. En un mot, mademoiselle, c’est pour mon père ; je l’ai laissé malade, ou du moins très indisposé dans le village prochain, chez un paysan qui nous a retirés ; et comme vous jugez bien qu’il y vit assez mal, qu’il n’y peut trouver qu’une nourriture moins convenable qu’il ne faudrait, et qu’il n’est guère en état de faire beaucoup de dépense, je suis sorti tantôt pour aller dans la ville, qui n’est plus qu’à une demi-lieue d’ici, vendre un petit bijou que j’ai sur moi ; en sortant j’ai pris ce fusil dans l’intention de chasser en chemin, et de rapporter à mon père quelque chose qu’il pût manger avec moins de dégoût que ce qu’on lui donne.

Vous voyez bien, Marianne, que voilà un discours assez humiliant à tenir ; cependant, dans tout ce qu’il me dit là, il n’y eut pas un ton qui n’excitât mes égards autant que ma sensibilité, et qui ne m’aidât à distinguer l’homme d’avec sa mauvaise fortune ; il n’y avait rien de si opposé que sa figure, et son indigence.

Je suis fâchée, lui dis-je, de n’être pas venue assez tôt pour vous épargner ce qui vient de se passer, et vous pouvez chasser ici en toute liberté ; j’aurai soin qu’on ne vous en empêche pas. Continuez, monsieur ; la chasse est bonne sur ce terrain-ci, et vous n’irez pas loin sans trouver ce qu’il faut pour votre malade. Mais peut-on vous demander ce que c’est, que ce bijou que vous avez dessein de vendre ?

Hélas ! mademoiselle, reprit-il, c’est fort peu de chose : il n’est question que d’une bagatelle de deux cents francs, tout au plus, mais qui suffira pour donner à mon père le temps d’attendre que ses affaires changent. La voici, ajouta-t-il en me la présentant.

Si vous voulez revenir demain matin, lui dis-je après l’avoir prise et regardée, peut-être vous en aurai-je défait ; je la proposerai du moins à la dame du château, qui est ma tante : elle est généreuse je lui dirai ce qui vous engage à la vendre ; elle en sera sans doute touchée, et j’espère qu’elle vous épargnera la peine de la porter à la ville, où je prévois que peu de gens en auront envie.

C’était en lui remettant la bague que je lui parlais ainsi ; mais il me pria de la garder.

Il n’est pas nécessaire que je la reprenne, mademoiselle, puisque vous voulez bien tenter ce que vous dites, et que je reviendrai demain, me répondit-il. Il est juste d’ailleurs que la dame dont vous parlez ait le temps de l’examiner ; ainsi, mademoiselle, permettez que je vous la laisse.

La subite franchise de ce procédé me surprit un peu, me plut, et me fit rougir, je ne sais pourquoi. Cependant je refusai d’abord de me charger de cette bague, et le pressai de la reprendre. Non, mademoiselle, me dit-il encore en me saluant pour me quitter ; il vaut mieux que vous l’ayez dès aujourd’hui, afin que vous puissiez la montrer ; et là-dessus il partit, pour abréger la contestation.

Je m’arrêtai à le regarder pendant qu’il s’éloignait, et je le regardais en le plaignant, en lui voulant du bien, en ne me croyant que généreuse.

Le garde et son camarade étaient restés dans l’allée, à trente ou quarante pas de nous, comme je le leur avais ordonné, et je les rejoignis.

Si vous retrouviez aujourd’hui ou demain ce jeune homme chassant encore ici, leur dis-je, je vous défends, de la part de madame Dursan, de l’inquiéter davantage ; je vais avoir soin qu’elle vous le défende elle-même. Et puis je rentrai dans le château, l’esprit toujours plein de ce jeune homme et de sa décence, de ses airs respectueux et de ses grâces. Cette bague même qu’il m’avait laissée avait part à mon attention ; elle m’occupait, et n’était pas pour moi une chose indifférente.

J’allai chez madame Dursan, qui était réveillée, et à qui je contai ma petite aventure, avec l’ordre que j’avais donné de sa part au garde.

Elle ne manqua pas d’approuver tout ce que j’avais fait. Un jeune chasseur de si bonne mine (car je n’omis rien de ce qui pouvait le rendre intéressant), un jeune homme si poli, si doux, si bien élevé, qui chassait avec un zèle si édifiant pour un père malade, ne pouvait que trouver grâce auprès de madame Dursan, qui avait le cœur bon, et qui ne voyait dans mon récit que la justification ou l’éloge de l’étranger.

Oui, ma fille, tu as raison, me dit-elle ; j’aurais pensé comme toi si j’avais été à ta place, et ton action est très louable. (Pas si louable qu’elle se l’imaginait, ni que je le croyais moi-même ; ce n’était pas là le mot qu’il eût fallu dire.)

Quoi qu’il en soit, dans l’attendrissement où je la vis, j’augurai bien du succès de ma négociation au sujet de la bague dont je lui parlai, et que je lui montrai de suite, persuadée que je n’avais qu’à dire le prix pour en avoir l’argent.

Mais je me trompais ; les mouvements de ma tante et les miens n’étaient pas tout-à-fait les mêmes : madame Dursan n’était que bonne et charitable ; cela laisse du sang-froid, et n’engage pas à acheter une bague dont on n’a que faire.

Tu n’y songes pas, me dit-elle ; pourquoi t’es-tu chargée de-ce bijou ? À quoi veux-tu que je l’emploie ? Je ne pourrais le prendre que pour toi, et je t’en ai donné de plus beaux (comme il était vrai). Non, ma fille, reprends-le, ajouta-t-elle tout de suite en me le rendant d’un air triste ; ôte-le de ma vue ; il me rappelle une petite bague que j’ai eue autrefois, qui était, ce me semble, pareille à celle-ci, et que j’avais donnée à mon fils sur la fin de ses études.

À ce discours, je remis promptement la bague dans le papier d’où je l’avais tirée, et l’assurai bien qu’elle ne la verrait plus.

Attends, reprit-elle, j’aime mieux que tu proposes demain à ton jeune homme de lui prêter quelque argent, qu’il te rendra, lui diras-tu, quand il aura vendu son bijou. Voilà dix écus pour lui ; qu’on te les rende ou non, je ne m’en soucie guère, et je les donne, quoiqu’il ne faille pas le lui dire.

Je m’en garderai bien, lui repartis-je en prenant cette somme qui était bien au-dessous de la générosité que je me sentais, mais qui, avec quelque argent que je résolus d’y joindre, deviendrait un peu plus digne du service que j’avais envie de rendre ; car de l’argent, j’en avais : madame Dursan, qui, dans les occasions, voulait que je jouasse, ne m’en laissait point manquer.

Tout mon embarras fut de savoir comment je ferais le lendemain pour offrir cette somme au jeune homme en question, sans qu’il en rougît, à cause de l’indigence des siens, ni qu’il pût entrevoir qu’on donnait cet argent plus qu’on ne le prêtait.

J’y rêvai donc avec attention, j’y rêvai le soir, j’y rêvai étant couchée. J’arrangeai ce que je lui dirais, et j’attendis le lendemain sans impatience, mais aussi sans cesser un instant de songer à ce lendemain.

Il arriva donc ; et ma première idée, en me réveillant, fut de penser qu’il était arrivé.

J’étais avec madame Dursan sur la terrasse du jardin, et nous nous y entretenions toutes deux assises après le dîner, quand on vint me dire qu’un étranger, qui était dans la salle, demandait à me parler. C’est apparemment ton chasseur d’hier, me dit madame Dursan ; va lui rendre sa bague, et tâche de l’amuser un instant ; je vais retourner dans ma chambre, et je serais bien aise de le voir en traversant la salle.

Je me levai donc avec une émotion secrète que je n’attribuai qu’à la fâcheuse nécessité de lui remettre le diamant, et qu’à l’embarras du compliment que j’allais lui faire pour cette somme que je tenais toute prête, et que j’avais augmentée de moitié.

Je l’abordai d’abord avec cet air qu’on a quand on vient dire aux gens qu’on n’a pas réussi pour eux ; il se méprit à mon air, et crut qu’il signifiait que sa visite m’était, en ce moment-là, importune ; c’est du moins ce que je compris à sa réponse.

Je suis honteux de la peine que je vous donne, mademoiselle, et je crains bien de n’avoir pas pris une heure convenable, me dit-il en me saluant avec toutes les grâces qu’il avait, ou que je lui croyais.

Non, monsieur, lui repartis-je, vous venez à propos, et je vous attendais ; mais ce qui me mortifie, c’est que j’ai encore votre bague, et que je n’ai pu engager ma tante à la prendre, comme je vous l’avais fait espérer ; elle a beaucoup de ces sortes de bijoux, et ne saurait, dit-elle, à quoi employer le vôtre. Elle serait cependant charmée d’obliger d’honnêtes gens ; et, quoiqu’elle ne vous connaisse pas, sur ce que je lui ai dit que les personnes à qui vous appartenez étaient restées dans le village prochain, qu’elles venaient dans ce pays-ci pour une affaire de conséquence, et que vous ne vendiez ce petit bijou que pour en tirer un argent dont vos parents avaient actuellement besoin ; enfin, monsieur, sur la manière dont je lui ai parlé de vous et de l’attention que vous méritiez, elle a cru qu’elle ne risquerait rien à vous faire un plaisir qu’elle serait bien aise qu’on lui fît en pareil cas : c’est de vous prêter cette somme, en attendant que les vôtres aient reçu de l’argent, ou que vous ayez vendu le diamant dont la vente servira à vous acquitter ; et j’ai sur moi vingt écus que vous nous devrez, et que voilà, ajoutai-je.

Quoi ! mademoiselle, me répondit-il en souriant doucement et d’un air reconnaissant, vous me remettez la bague ! nous vous sommes inconnus, vous ne me demandez ni nom ni billet, et vous ne m’en offrez pas moins cet argent ! Vous avez raison, monsieur, lui dis-je ; on pourrait d’abord regarder cela comme imprudent, je l’avoue ; mais vous êtes assurément un jeune homme plein d’honneur ; on voit bien que vous venez de bon lieu, et je suis persuadée que je ne hasarde rien. À quoi d’ailleurs nous serviraient votre billet et votre nom, si vous n’étiez pas ce que je pense ? Quant au diamant, je ne vous le rends qu’afin que vous le vendiez, monsieur ; c’est avec lui que vous me payerez ; cependant ne vous pressez point ; il vaut, dit-on, plus de deux cents francs ; prenez tout le temps qu’il faudra pour vous en défaire sans y perdre ; et je le lui présentais en parlant ainsi.

Je ne sais, mademoiselle, me répondit-il en le recevant, de quoi nous devons vous être plus obligés, ou du service que vous voulez nous rendre, ou du soin que vous prenez pour nous le déguiser ; car on ne prête point à des inconnus : c’est vous en dire assez ; mon père et ma mère seront aussi pénétrés que moi de vos bontés ; mais je venais ici pour vous dire, mademoiselle, que nous ne sommes plus dans l’embarras, et que depuis hier nous avons trouvé une amie qui nous a prêté tout ce qu’il nous fallait.

Madame Dursan, qui entra alors dans la salle, m’empêcha de lui répondre. Il se douta bien que c’était ma tante, et lui fit une profonde révérence.

Elle fixa les yeux sur lui, en le saluant à son tour avec une honnêteté plus marquée que je ne l’aurais espéré, et qu’elle crut apparemment devoir à sa figure qui était fort noble.

Elle fit plus, elle s’arrêta pour me dire : N’est-ce pas monsieur qui vous avait confié la bague que vous m’avez montrée, ma nièce ? Oui, madame : mais il n’est plus question de cela, lui répondis-je, et monsieur ne la vendra point. Tant mieux, reprit-elle ; il aurait eu de la peine à s’en défaire ici ; mais, quoique je ne m’en sois pas accommodée, ajouta-t-elle en s’adressant à lui, pourrais-je vous être bonne à quelque chose, monsieur ? Vos parents, à ce que m’a dit ma nièce, sont nouvellement arrivés en ce pays-ci, ils y ont des affaires ; et s’il y avait occasion de les y servir, j’en serais charmée.

J’aurais volontiers embrassé ma tante, tant je lui savais gré de ce qu’elle venait de dire ; le jeune homme rougit pourtant, et j’y pris garde ; il me parut embarrassé. Je n’en fus point surprise ; il se douta bien qu’à cause de sa mauvaise fortune, ma tante avait été curieuse de voir comment il était fait ; et on n’aime point à être examiné dans ce sens-là, on est même honteux de faire pitié.

Sa réponse n’en fut cependant ni moins polie ni moins respectueuse. J’instruirai mon père et ma mère de l’intérêt que vous daignez prendre à leurs affaires, repartit-il, et je vous supplie pour eux, madame, de leur conserver des intentions si favorables.

À peine eut-il prononcé ce peu de mots, que madame Dursan resta comme étonnée. Elle garda même un instant de silence.

Votre père est-il encore malade ? lui dit-elle après. Un peu moins depuis hier soir, madame, répondit-il. Et de quelle nature sont ses affaires ? ajouta-t-elle encore.

Il est question, reprit-il avec timidité, d’un accommodement de famille, dont il vous instruira lui-même quand il aura l’honneur de vous voir ; mais de certaines raisons ne lui permettent pas de se montrer sitôt. Il est donc connu ici ? lui dit-elle. Non, madame ; mais il y a quelques parents, reprit-il.

Quoi qu’il en soit, répondit-elle en prenant mon bras pour l’aider à marcher, j’ai des amis dans le pays, et je vous répète qu’il ne tiendra pas à moi que je ne lui sois utile.

Elle partit là-dessus, et m’obligea de la suivre, contre mon attente ; car il me semblait que j’avais encore quelque chose à dire à ce jeune homme. Lui, de son côté, paraissait ne m’avoir pas tout dit non plus, et ne croyait pas que je me retirerais si promptement. Je vis dans ses yeux qu’il me regrettait, et je tâchai qu’il vît dans les miens que je voulais bien qu’il revînt, s’il le fallait.

Je suis de ton avis, me dit madame Dursan quand nous fûmes seules, ce garçon-là est de très bonne mine, et ceux à qui il appartient sont sûrement des gens de quelque chose. Sais-tu bien qu’il a un son de voix qui m’a émue ? En vérité, j’ai cru entendre parler mon fils. Que te disait-il quand je suis arrivée ? Qu’une amie que son père avait trouvée, repris-je, l’avait tiré du besoin d’argent où il était, et qu’il vous rendait mille grâces de la somme que vous offriez de prêter.

À te dire le vrai, me répondit-elle, ce jeune homme parle d’un accommodement de famille, et je crains fort que le père ne se soit autrefois battu ; il y a toute apparence que c’est pour cela qu’il se cache, et tant pis ; il lui sera difficile de sortir d’une pareille affaire.

On vint alors nous interrompre ; je laissai madame Dursan, et j’allais dans ma chambre pour y être seule. J’y rêvai assez longtemps sans m’en apercevoir ; j’avais voulu remettre à ma tante les dix écus qu’elle m’avait donnés pour le jeune homme, mais elle me les avait laissés. Il reviendra, disais-je, il reviendra ; je suis d’avis de garder toujours cette somme ; il ne sera peut-être pas fâché de la retrouver ; et je m’applaudissais innocemment de penser ainsi, j’aimais à me sentir un si bon cœur.

Le lendemain, je crus que la journée ne se passerait pas sans que je revisse le jeune homme ; c’était là mon idée, et l’après-dînée, je m’attendais à tout moment qu’on allait m’avertir qu’il me demandait. Cependant la nuit arriva sans qu’il eût paru ; mon bon cœur, par un dépit imperceptible, et que j’ignorais moi-même, en devint plus tiède.

Le jour d’après, point de visite non plus. Malgré ma tiédeur, j’avais porté sur moi jusque-là l’argent que je lui destinais ; mais alors : Allons, me dis-je, il n’y a qu’à le remettre dans ma cassette ; et c’était toujours mon bon cœur qui se vengeait sans que je le susse.

Enfin, le surlendemain, une des meilleures amies de madame Dursan, femme à peu près de son âge, qui l’était venue voir sur les quatre heures, et que je reconduisais par galanterie jusqu’à son carrosse, qu’elle avait fait arrêter dans la grande allée, me dit au sortir du château : Promenons-nous donc un instant de ce côté ; et elle tournait vers un petit bois qui était à droite et à gauche de la maison, et qu’on avait percé pour faire l’avenue. Il y a quelqu’un qui nous y attend, ajouta-t-elle, qui n’a pas osé me suivre chez vous, et que je suis bien aise de vous montrer.

Je me mis à rire. Au moins puis-je me fier à vous, madame, et n’a-t-on pas dessein de m’enlever ? lui répondis-je.

Non, reprit-elle du même ton, et je ne vous mènerai pas bien loin.

En effet, à peine étions-nous entrées dans cette partie du bois, que je vis à dix pas de nous trois personnes qui nous abordèrent avec de grandes révérences ; et de ces trois personnes, j’en reconnus une, qui était mon jeune homme. L’autre était une femme très bien faite, d’environ trente-huit à quarante ans, qui devait avoir été de la plus grande beauté, et à qui il en restait encore beaucoup, mais qui était pâle, et dont l’abattement paraissait venir d’une tristesse ancienne et habituelle ; au surplus, mise comme une femme qui n’aurait pu conserver qu’une vieille robe pour se parer.

L’autre était un homme de quarante-trois ou quarante-quatre ans, qui avait l’air infirme, assez mal arrangé d’ailleurs, et à qui on ne voyait plus, pour tout reste de dignité, que son épée.

Ce fut lui qui le premier s’avança vers moi, en me saluant ; je lui rendis son salut, sans savoir à quoi cela aboutissait.

Monsieur, dis-je-au jeune homme, qui était à côté de lui, dites-moi, je vous prie, de quoi il est question. De mon père et de ma mère que vous voyez, mademoiselle, me répondit-il ; ou, pour vous mettre encore mieux au fait, de M. et de madame Dursan. Voilà ce que c’est, ma fille, me dit alors la dame avec qui j’étais venue ; voilà votre cousin, le fils de cette tante qui vous a donné tout son bien, à ce qu’elle m’a confié elle-même ; et je vous en demande pardon ; car, avec la belle âme que je vous connais, je savais bien qu’en vous amenant ici, je vous faisais le plus mauvais tour du monde.

À peine achevait-elle ces mots, que la femme tomba à mes pieds : C’est à moi, qui ai causé les malheurs de mon mari, à me jeter à vos genoux, et à vous conjurer d’avoir pitié de lui et de son fils, me dit-elle en me tenant une main qu’elle arrosait de ses larmes.

Pendant qu’elle parlait, le père et le fils, tous deux les yeux en pleurs, et dans la posture du monde la plus suppliante, attendaient ma réponse.

Que faites-vous donc là, madame ? m’écriai-je en l’embrassant, et pénétrée jusqu’au fond de l’âme de voir autour de moi cette famille infortunée qui me rendait l’arbitre de son sort, et tremblait en me priant d’avoir pitié de sa misère.

Que faites-vous donc, madame ? levez-vous, lui criai-je ; vous n’avez point de meilleure amie que moi ; est-il nécessaire de vous abaisser ainsi devant moi pour me toucher ? Pensez-vous que je tienne à votre bien ? Est-il à moi, dès que vous vivez ? Je n’en ai reçu la donation qu’avec peine, et j’y renonce avec mille fois plus de plaisir qu’il ne m’en aurait jamais fait.

Je tendais en même temps une main au père, qui se jeta dessus, aussi bien que son fils, dont l’action, plus tendre et plus timide, me fit rougir, quelque distraite que je fusse par un spectacle aussi attendrissant.

À la fin, la mère, qui était jusque-là restée dans mes bras, se releva tout-à-fait et me laissa libre. J’embrassai alors M. Dursan, qui, ne pouvant prononcer que des mots sans aucune suite, commençait mille remercîments et n’en achevait pas un seul.

Je jetai les yeux sur le fils après avoir quitté le père. Ce fils était mon parent, et, dans de pareilles circonstances, rien ne devait m’empêcher de lui donner les mêmes témoignages d’amitié qu’à M. Dursan ; et cependant je n’osais pas. Ce parent-là était différent, je ne trouvais pas que mon attendrissement pour lui fût si honnête ; il se passait entre lui et moi je ne sais quoi de trop doux qui m’avertissait d’être moins libre, et qui lui en imposait à lui-même.

Mais aussi pourquoi l’aurais-je traité avec plus de réserve que les autres ? Qu’en aurait-on pensé ? Je me déterminai donc, et je l’embrassai avec une émotion égale à la sienne.

Voyons d’abord ce que vous souhaitez que je fasse, dis-je alors à M. et madame Dursan ; ma tante a beaucoup de tendresse pour moi, et vous pouvez compter sur tout le crédit que cela peut me donner sur elle ; encore une fois, le testament qu’elle a fait pour moi et rien, c’est la même chose ; je le lui déclarerai quand il vous plaira ; mais il faut prendre des mesures avant que de vous présenter à elle, ajoutai-je en adressant la parole à Dursan le père.

Trouvez-vous à propos que je la prévienne, me dit la dame qui m’avait amenée, et que je lui avoue que son fils est ici ?

Non, repris-je d’un air pensif ; je connais son inflexibilité à l’égard de monsieur, et ce ne serait pas là le moyen de réussir.

Hélas ! mademoiselle, reprit Dursan le père, c’est, comme vous voyez, à un mourant qu’elle pardonnerait ; il y a longtemps que je n’ai plus de santé ; ce n’est pas pour moi que je lui demande grâce, c’est pour ma femme et pour mon fils que je laisserais dans la dernière indigence.

Que parlez-vous d’indigence ? Ôtez-vous donc cela de l’esprit, lui répondis-je ; vous ne rendez point justice à mon caractère. Je vous ai déjà dit, et je le répète, que je ne veux rien de ce qui est à vous, que j’en ferai ma déclaration, et que dès cet instant votre sort ne dépend plus du succès de la réconciliation que nous allons tenter auprès de ma tante ; à moins que, sur mon refus d’hériter d’elle, elle ne fasse un nouveau testament en faveur d’un autre, ce qui ne me paraît pas croyable. Quoi qu’il en soit, il me vient une idée.

Votre mère a besoin d’une femme de chambre, elle ne saurait s’en passer ; elle en a perdu une que vous avez connue sans doute, c’était la Lefèvre ; mettons à profit cette conjoncture, et tâchons de placer auprès d’elle madame Dursan que voilà. Ce sera vous, dis-je à l’autre dame, qui la présenterez, et qui lui répondrez d’elle et de son attachement, qui lui en direz hardiment tout ce qu’en pareil cas on peut dire de plus avantageux. Madame est aimable ; la douceur et les grâces de sa physionomie vous rendront bien croyable, et la conduite de madame achèvera de justifier votre éloge ; voilà ce que nous pouvons faire de mieux. Je suis sûre que sous ce personnage elle gagnera le cœur de ma tante ; oui, je n’en doute pas, ma tante l’aimera, vous remerciera de la lui avoir donnée ; peut-être qu’au premier jour, dans la satisfaction qu’elle aura d’avoir trouvé infiniment mieux que ce qu’elle a perdu, elle nous fournira elle-même l’occasion de lui avouer sans péril une petite supercherie qui n’est que louable, qu’elle ne pourra s’empêcher d’approuver, qu’elle trouvera touchante, qui l’est en effet, qui ne manquera pas de l’attendrir, et qui l’aura mise hors d’état de nous résister quand elle en sera instruite. On ne doit point rougir d’ailleurs de tenir lieu de femme de chambre à une belle-mère irritée, qui ne vous a jamais vue, quand ce n’est qu’une adresse pour désarmer sa colère.

À peine eus-je ouvert cet avis, qu’ils s’y rendirent tous, et que leurs remercîments recommencèrent ; ce que je proposais marquait, disaient-ils, tant de franchise, tant de zèle et de bonne volonté pour eux, que leur étonnement ne finissait point.

Dès demain, dans la matinée, dit la dame qui était leur amie et la mienne, je mène madame Dursan à sa belle-mère ; heureusement elle m’a demandé tantôt si je ne savais pas quelque personne raisonnable qui pût remplacer la Lefèvre. Je lui ai même promis de lui en chercher une, et je vous arrête pour elle, dit-elle en riant à madame Dursan, qui était charmée de ce que j’avais imaginé, et qui répondit qu’elle se tenait pour arrêtée.

Nous entendîmes alors quelques domestiques qui étaient dans l’allée de l’avenue ; nous craignîmes ou qu’ils ne nous vissent, ou que ma tante ne leur eût dit d aller savoir pourquoi je ne revenais pas. Nous jugeâmes à propos de nous séparer, d’autant plus qu’il nous suffisait d’être convenus de notre dessein, et qu’il nous serait aisé d’en régler l’exécution suivant les occurrences, et de nous concerter tous les jours ensemble, quand une fois l’affaire serait entamée.

Nous nous retirâmes donc, madame Dorfrainville et moi (c’est le nom de la dame qui m’avait amenée), pendant que Dursan, sa femme et son fils allèrent, à travers le petit bois, gagner le haut de l’avenue, pour attendre cette dame qui devait en passant les prendre dans son carrosse, qui les avait tous trois logés chez elle, qui les faisait passer pour d’anciens amis dont la perte d’un procès avait déjà dérangé la fortune, et qui, pour les en consoler, les avait engagés à la venir voir pour quelques mois.

Tu as été bien longtemps avec madame Dorfrainville, me dit ma tante quand je fus arrivée. Oui, lui dis-je ; il n’était point tard, elle a eu envie de se promener dans le petit bois. Ma tante n’insista pas davantage.

Le lendemain, à dix heures du matin, madame Dorfrainville était déjà au château. Je venais moi-même d’entrer chez madame Dursan.

Enfin vous avez une femme de chambre, lui dit tout d’un coup cette dame, mais une femme de chambre unique ; sans vous je renverrais la mienne, et je garderais celle-là ; il faut vous aimer autant que je vous aime pour vous donner la préférence. C’est une femme attentive, affectionnée, vertueuse ; c’est le meilleur sujet, le plus fidèle, le plus estimable qu’il y ait peut-être ; je ne crois pas qu’il soit possible d’avoir mieux ; et tout cela se voit dans sa physionomie. Je la trouvai hier chez moi, qui venait d’arriver de vingt lieues d’ici.

Et de chez qui sort-elle ? dit ma tante. Comment a-t-on pu se défaire d’un si excellent sujet ? Est-ce que sa maîtresse est morte ? C’est cela même, repartit madame Dorfrainville, qui avait prévu la question, et qui ne s’était pas fait un scrupule d’imaginer de quoi y répondre. Elle sort de chez une dame qui mourut ces jours passés, qui en faisait un cas infini, qui m’en a dit mille fois des choses admirables, et qui la gardait depuis quinze ou seize ans. Je sais d’ailleurs qui elle est, je connais sa famille ; elle appartient à de fort honnêtes gens, et enfin je suis sa caution. Elle venait même dans l’intention de rester chez moi ; du moins n’a-t-elle pas voulu, dit-elle, entrer dans aucune des maisons qu’on lui propose, sans savoir si je ne la retiendrais pas ; mais comme je ne suis pas mécontente de la mienne, qu’il vous en faut une, je vous la cède, ou, pour mieux dire, je vous en fais présent ; car c’est un véritable présent.

Il ne fallait pas moins que ce petit roman-là, ajusté comme vous le voyez, pour engager madame Dursan à la prendre, et pour la guérir des dégoûts qu’elle avait d’employer une autre femme à son service après celle qu’elle avait perdue.

Eh bien ! madame, quand me l’enverrez-vous ? lui dit-elle. Tout à l’heure, répondit madame Dorfrainville ; elle ne viendra pas de loin, puisqu’elle se promène sur la terrasse de votre jardin, où je l’ai laissée. Quelque mérite, quelque raison qu’elle ait, je n’ai pas voulu qu’elle fût présente à son éloge ; elle ne sait pas aussi bien que moi tout ce qu’elle vaut, et il n’est pas nécessaire qu’elle le sache ; nous nous passerons bien qu’elle s’estime tant ; elle n’en vaudrait pas mieux, ajouta-t-elle en riant, et peut-être même en vaudrait-elle moins. Vous voilà instruite, c’en est assez ; il n’y a plus qu’à dire à un de vos gens de la faire venir.

Non, non, dis-je alors, je vais l’avertir moi-même ; et je sortis en effet pour l’aller prendre. Je me doutai qu’elle était inquiète, et qu’elle avait besoin d’être rassurée dans ces commencements.

Venez, madame, lui dis-je en l’abordant ; on vous attend, vous êtes reçue ; ma tante vous met chez vous, en croyant ne vous mettre que chez elle.

Hélas ! mademoiselle, vous me voyez toute tremblante, et j’appréhende de me montrer dans l’émotion où je suis, me répondit-elle avec un ton de voix qui ne prouvait que trop ce qu’elle disait, et qui aurait pu paraître extraordinaire à ma tante, si je l’avais amenée dans cet état-là.

Eh ! de quoi tremblez-vous donc ? lui dis-je : est-ce de vous présenter à la meilleure de toutes les femmes, à qui vous allez devenir chère, et qui dans quinze jours peut-être pleurera de tendresse, et vous embrassera de tout son cœur, en apprenant qui vous êtes ? Vous n’y songez pas ; allons, madame, paraissez avec confiance ; ce moment-ci ne doit rien avoir d’embarrassant pour vous ; qu’y a-t-il à craindre ? Vous êtes bien sûre de madame Dorfrainville, et je pense que vous l’êtes de moi.

Ah ! mon Dieu, de vous, mademoiselle ! me répondit-elle ; ce que vous me dites là me fait rougir ; et sur qui donc compterais-je dans le monde ? Allons, mademoiselle, je vous suis ; voilà toutes mes émotions dissipées.

Là-dessus nous entrâmes dans cette chambre dont elle avait eu tant de peur d’approcher. Cependant, malgré tout ce courage qui lui était revenu, elle salua avec une timidité qu’on aurait pu trouver excessive dans une autre qu’elle, mais qui, jointe à cette figure aimable et modeste, à ce visage plein de douceur qu’elle avait, parut une grâce de plus.

À mon égard, je souris d’un air satisfait, afin d’exciter encore les bonnes dispositions de ma tante, qui regardait à ma mine ce que je pensais.

Mademoiselle Brunon, dit madame Dorfrainville à notre nouvelle femme de chambre, vous resterez ici ; madame vous retient, et je ne saurais vous donner plus grande preuve de mon amitié qu’en vous plaçant auprès d’elle ; je l’ai bien assurée qu’elle serait contente de vous, et je ne crains pas de l’avoir trompée.

Je n’ose encore répondre que de mon zèle et des efforts que je ferai pour plaire à madame, répondit la fausse Brunon. Elle tint ce discours de la manière du monde la plus engageante. Je ne m’étonnai point que Dursan le fils l’eût tant aimée, et je n’aurais pas été surprise qu’alors même on eût pris de l’inclination pour elle.

Aussi madame Dursan la mère se sentit prévenue en sa faveur. Je crois, dit-elle à madame Dorfrainville, que je ne hasarde rien à vous remercier d’avance ; Brunon me revient tout à fait, j’en ai la meilleure opinion du monde, et je serais fort trompée moi-même si je n’achève pas ma vie avec elle. Je ne fais point de marché, Brunon ; vous n’avez qu’à vous fier à moi là-dessus : on me dit que je serai contente de vous, et vous le serez de moi ; mais n’avez-vous rien apporté avec vous ? C’est à côté de moi que je vous loge, et je vais dire à une de mes femmes qu’elle vous mène à votre chambre.

Non, non, ma tante, lui dis-je au moment qu’elle allait sonner ; je suis bien aise de la mettre au fait ; n’appelez personne ; je vais prendre quelque chose dans ma chambre, et je lui montrerai la sienne en passant. Elle a laissé deux cassettes chez moi que je lui enverrai tantôt, dit madame Dorfrainville. Je vous en prie, répondit ma tante. Allez, Brunon, voilà qui est fini, vous êtes à moi, et je souhaite que vous vous en trouviez bien.

Ce n’est pas de moi que je suis en peine, repartit Brunon avec son air modeste. Elle me suivit ensuite, et en sortant nous entendîmes ma tante qui disait à madame Dorfrainville : Cette femme-là a été belle comme un ange.

Je regardai Brunon là-dessus, et je me mis à rire : Trouvez-vous ce petit discours d’assez bon augure ? lui dis-je ; voilà déjà son fils à demi justifié.

Oui, mademoiselle, me répondit-elle en me serrant la main, ceci commence bien ; il semble que le ciel bénisse le parti que vous m’avez fait prendre.

Nous restâmes un demi-quart d’heure ensemble ; je n’étais sortie avec elle que pour l’instruire en effet d’une quantité de petits soins dont je savais tout le mérite, et que je lui recommandai. Elle m’écouta transportée de reconnaissance, et se récriant à chaque instant sur les obligations qu’elle m’avait ; il était impossible de les sentir plus vivement, ni de les exprimer mieux ; son cœur s’épanouissait ; ce n’était plus que des transports de joie qui finissaient toujours par des caresses pour moi.

Les gens de la maison allaient et venaient ; il ne convenait pas qu’on nous vît dans un entretien si réglé ; je la quittai, après lui avoir indiqué ses fonctions, et l’avoir même sur-le-champ mise en exercice. Elle avait de l’esprit ; elle sentait l’importance du rôle qu’elle jouait ; je continuais de lui donner des avis qui la guidaient sur une infinité de petites choses essentielles. Elle avait tous les agréments de l’insinuation sans paraître insinuante, et ma tante au bout de huit jours fut enchantée d’elle.

Si elle continue toujours de même, me disait-elle en particulier, je lui ferai du bien ; et tu n’en seras pas fâchée, ma nièce ?

Je vous y exhorte, ma tante, lui répondais-je ; vous avez le cœur trop bon, trop généreux, pour ne pas récompenser tout le zèle et tout l’attachement du sien ; car on voit qu’elle vous aime, que c’est avec tendresse qu’elle vous sert.

Tu as raison, me disait-elle, ; il me le semble aussi bien qu’à toi. Ce qui m’étonne, c’est que cette fille-là ne soit pas mariée, et que même, avec la figure qu’elle a dû avoir, elle n’ait pas rencontré quelque jeune homme riche, et d’un état au-dessus du sien, à qui elle ait tourné la tête. C’était précisément un de ces visages propres à causer bien de l’affliction à une famille.

Hélas ! répondais-je, il n’a peut-être manqué à Brunon, pour faire beaucoup de ravage, que d’avoir passé sa jeunesse dans une ville. Il faut que ce soit une de ces figures-là que mon cousin Dursan ait eu le malheur de rencontrer, ajoutai-je d’un air simple et naïf ; mais à la campagne où Brunon a vécu, une fille, quelque aimable qu’elle soit, se trouve comme enterrée, et n’est un danger pour personne.

Ma tante, à ce discours, levait les épaules et ne disait plus rien.

Dursan le fils revenait de temps en temps avec son père. Madame Dorfrainville les amenait tous deux et les descendait au haut de l’avenue, d’où ils passaient dans le bois, où j’allais les voir quelques moments ; et la dernière fois que le père y vint, je le trouvai si malade, il avait l’air si livide et si bouffi, les yeux si morts, que je doutai très sérieusement qu’il pût s’en retourner ; je ne me trompais pas.

Il ne s’agit plus de moi, ma chère cousine ; je sens que je me meurs, me dit-il ; il y a un an que je languis, et depuis trois mois mon mal est devenu une hydropisie qu’on n’a pas aperçue d’abord, et dont je n’ai pas été en état d’arrêter le progrès.

Madame Dorfrainville m’a donné un médecin depuis que je suis chez elle, m’a procuré tous les secours qu’elle a pu ; mais il y a apparence qu’il n’était plus temps, puisque mon mal a toujours augmenté depuis. Aussi ne me suis-je efforcé de venir aujourd’hui ici que pour vous recommander une dernière fois les intérêts de ma malheureuse famille.

Après tout ce que je vous ai dit, lui repartis-je, ce n’est plus ma faute si vous n’êtes pas tranquille. Mais laissons là cette opinion que vous avez d’une mort prochaine ; tout infirme et tout affaibli que vous êtes, votre santé se rétablira dès que vos inquiétudes cesseront ; ouvrez d’avance votre cœur à la joie. Dans les dispositions où je vois ma tante pour madame Dursan, quand nous lui avouerons tout, je la défie de vous refuser votre grâce : cet aveu ne tient plus à rien ; nous le ferons peut-être demain, peut-être ce soir ; il n’y a point d’heure à présent dans la journée qui ne puisse en amener l’instant ; ainsi, soyez en repos, tous vos malheurs sont passés. Il faut que je me retire, je ne puis disparaître pour longtemps ; mais madame Dursan va venir ici ; elle vous confirmera les espérances que je vous donne, et elle pourra vous dire combien vous m’êtes chers tous trois.

Ces dernières paroles m’échappèrent et me firent rougir, à cause du fils qui était présent ; peut-être je n’aurais rien dit des deux autres, s’il n’avait pas été le troisième.

Aussi ce jeune homme, tout plongé qu’il était dans la tristesse, se baissa-t-il subitement sur ma main, qu’il prit et qu’il baisa avec un transport où il entrait plus que de la reconnaissance, quoiqu’elle en fût le prétexte ; et il fallut bien aussi n’y voir que ce qu’il disait.

Je me levai cependant, en retirant ma main d’un air embarrassé. Le père voulut par honnêteté se lever aussi pour me dire adieu ; mais, soit que le sujet de notre entretien l’eût trop remué, soit qu’avec la difficulté qu’il avait de respirer, il eût été considérablement affaibli par les efforts qu’il venait de faire pour arriver jusqu’à l’endroit du bois où nous étions, il lui prit un étouffement qui le fit retomber à sa place, où nous crûmes qu’il allait expirer.

Sa femme, qui était sortie du château pour nous rejoindre, accourut aux cris du fils qui ne furent entendus que d’elle. J’étais moi-même si tremblante qu’à peine pouvais-je me soutenir, et je tenais un flacon dont je lui faisais respirer la vapeur ; enfin son étouffement diminua, et madame Dursan le trouva un peu mieux en arrivant ; mais de croire qu’il pût regagner le carrosse de madame Dorfrainville, ni qu’il soutînt le mouvement de ce carrosse, depuis le château jusque chez elle, il n’y avait pas moyen de s’en flatter, et il nous dit qu’il ne se sentait pas cette force-là.

Sa femme et son fils, tous deux plus pâles que la mort, me regardaient d’un air égaré, et me disaient : Que ferons-nous donc ? Je me déterminai.

Il n’y a point à hésiter, leur répondis-je ; on ne peut mettre monsieur qu’au château même ; et pendant que ma tante est avec madame Dorfrainville, je vais chercher du monde pour l’y transporter.

Au château ! s’écria sa femme ; eh ! mademoiselle, nous sommes perdus ! Non, lui dis-je, ne vous inquiétez pas ; je me charge de tout, laissez-moi faire.

Dans le parti que je prenais, j’entrevis en effet que, de tous les accidents qu’il y avait à craindre, il n’y en avait pas un qui ne pût tourner à bien.

Dursan malade, ou plutôt mourant, Dursan, que sa misère et ses infirmités avaient rendu méconnaissable, ne pouvait pas être rejeté de sa mère quand elle le verrait dans cet état, et ne serait plus ce fils à qui elle avait résolu de ne jamais pardonner.

Quoi qu’il en soit, je courus à la maison, j’en amenai deux de nos gens qui le prirent dans leurs bras, et je fis ouvrir un petit appartement qui était à rez-de-chaussée de la cour, et où on le transporta. Il était si faible, qu’il fallut l’arrêter plusieurs fois dans le trajet ; et je le fis mettre au lit, persuadée qu’il n’avait pas longtemps à vivre.

La plupart des gens de ma tante étaient alors dispersés. Nous n’en avions pour témoins que trois ou quatre, devant qui madame Dursan contraignait sa douleur, comme je le lui avais recommandé, et qui, sur les expressions de Dursan le fils, apprenait seulement que le malade était son père ; mais cela n’éclaircissait rien, et me fit venir une nouvelle idée.

L’état de M. Dursan était pressant ; à peine pouvait-il prononcer un mot : il avait besoin des secours spirituels ; il n’y avait point de temps à perdre ; il se sentait si mal qu’il les demandait, et il était presque impossible de les lui procurer à l’insu de sa mère ; je craignais d’ailleurs qu’il ne mourût sans la voir ; et, sur toutes ces réflexions, je conclus qu’il fallait d’abord commencer par informer ma tante qu’elle avait un malade chez elle.

Brunon, dis-je brusquement à madame Dursan, ne quittez point monsieur ; quant à vous autres, retirez-vous, (c’était à nos gens que je parlais) ; et vous, monsieur, ajoutai-je en m’adressant à Dursan le fils, ayez la bonté de venir avec moi chez ma tante.

Il me suivit les larmes aux yeux, et je l’instruisis en chemin de ce que j’allais dire. Madame Dorfrainville allait prendre congé de ma tante, quand nous entrâmes.

Ce ne fut pas sans quelque surprise qu’elles me virent entrer avec ce jeune homme.

Le père de monsieur, dis-je à madame Dursan la mère, est actuellement dans l’appartement d’en bas, où je l’ai fait mettre au lit ; il venait vous remercier, avec son fils, des offres de service que vous lui avez fait faire ; et la fatigue du chemin, jointe à une maladie très sérieuse qu’il a depuis quelques mois, a tellement épuisé ses forces, que nous avons cru tous qu’il expirerait dans votre cour. Dans le jardin où je me promenais, on est venu m’informer de son état : j’ai couru à lui, et n’ai eu que le temps de faire ouvrir cet appartement, où je l’ai laissé avec Brunon, qui le garde au moment où je vous parle, ma tante ; je le trouve si affaibli que je ne pense pas qu’il passe la nuit.

Ah ! mon Dieu, monsieur, s’écria sur-le-champ madame Dorfrainville à Dursan le fils, quoi ! votre père est-il si mal que cela ? Elle jugea bien qu’il fallait imiter ma discrétion, et se taire sur le nom du malade, puisque je le cachais moi-même.

Ah ! madame, ajouta-t-elle, que j’en suis fâchée ! Vous le connaissez donc ? lui dit ma tante. Oui, vraiment, je le connais, lui et toute sa famille ; il est allié par sa mère aux meilleures maisons de ce pays-ci ; il me vint voir il y a quelques jours ; sa femme et son fils étaient avec lui ; je vous dirai qui ils sont ; je leur offris ma maison, et je travaille même à terminer la malheureuse affaire qui l’a amené ici. Il est vrai, monsieur, que votre père me fit peur avec le visage qu’il avait. Il est hydropique, madame, il est dans l’affliction, et je vous demande toutes vos bontés pour lui ; elles ne sauraient être ni mieux placées ni plus légitimes. Permettez que je vous quitte, il faut que je le voie.

Oui, madame, répondit ma tante ; allons-y ensemble ; descendons, ma nièce me donnera le bras.

Je ne jugeai pas à propos qu’elle le vît alors ; je fis réflexion qu’en retardant un peu, le hasard pourrait nous amener des circonstances encore plus attendrissantes et moins équivoques pour le succès. En un mot, il me sembla que ce serait aller trop vite, et qu’avec une femme aussi ferme dans ses résolutions et d’aussi bon sens que ma tante, tant de précipitation nous nuirait peut-être, et sentirait la manœuvre ; que madame Dursan pourrait regarder toute cette aventure comme un tissu de faits concertés, et la maladie de son fils comme un jeu joué pour la toucher ; au lieu qu’en différant d’un jour, ou même de quelques heures, il allait se passer des événements qui ne lui permettraient plus la moindre défiance.

J’avais donné ordre qu’on allât chercher un médecin et un prêtre ; je ne doutais pas qu’on n’administrât M. Dursan ; c’était au milieu de cette auguste et effrayante cérémonie que j’avais dessein de placer la reconnaissance entre la mère et le fils ; et cet instant me paraissait infiniment plus sûr que celui où nous étions.

J’arrêtai donc ma tante : Non, lui dis-je, il n’est pas nécessaire que vous descendiez encore ; j’aurai soin que rien ne manque à l’ami de madame ; vous avez de la peine à marcher ; attendez un peu, ma tante ; je vous dirai comment il est. Si on juge à propos de le confesser et de lui apporter les sacrements, il sera temps alors que vous le voyiez.

Madame Dorfrainville, qui réglait sa conduite sur la mienne, fut du même sentiment. Dursan le fils se joignit à nous, et la supplia de se tenir dans sa chambre ; de sorte qu’elle nous laissa aller, après avoir dit quelques paroles obligeantes à ce jeune homme, qui lui baisa la main d’une manière aussi respectueuse que tendre, et dont l’action parut la toucher.

Nous trouvâmes la fausse Brunon baignée de ses larmes, et je ne m’étais point trompée dans mon pronostic sur son mari ; il ne respirait plus qu’avec tant de peine, qu’il en avait le visage tout en sueur ; et le médecin, qui venait d’arriver avec le prêtre que j’avais envoyé chercher, nous assura qu’il n’avait plus que quelques heures à vivre.

Nous nous retirâmes dans une autre chambre ; on le confessa, après quoi nous rentrâmes. Le prêtre, qui avait apporté tout ce qu’il fallait pour le reste de ses fonctions, nous dit que le malade avait exigé de lui qu’il allât prier madame Dursan de vouloir bien venir avant qu’on achevât de l’administrer.

Il vous a apparemment confié qui il est ? lui dis-je alors ; mais monsieur, êtes-vous chargé de le nommer à ma tante avant qu’elle le voie ? Non, mademoiselle, me répondit-il ; ma commission se borne à la supplier de descendre.

J’entendis alors le malade qui m’appelait d’une voix faible, et nous nous rapprochâmes.

Ma chère parente, me dit-il à plusieurs reprises, suivez mon confesseur chez ma mère avec madame Dorfrainville, je vous en conjure, et appuyez toutes deux la prière qu’il va lui faire de ma part. Oui, mon cher cousin, lui dis-je, nous allons l’accompagner ; je suis même d’avis que votre femme, pour qui elle a de l’amitié, vienne avec nous, pendant que votre fils restera ici.

Et effectivement il me passa dans l’esprit qu’il fallait que sa femme nous suivît aussi.

Ma tante, suivant toute apparence, ne manquerait pas d’être étonnée du message qu’on nous envoyait faire auprès d’elle. Je me souvins d’ailleurs que la première fois qu’elle avait parlé au jeune homme, elle avait cru entendre le son de la voix de son fils, à ce qu’elle me dit ; je songeai encore à cette bague qu’elle avait trouvée si semblable à celle qu’elle avait autrefois donnée à Dursan. Et que sait-on, me disais-je, si elle ne se rappellera pas ces deux articles, et si la visite dont nous allons la prier à la suite de tout cela, ne la conduira pas à conjecturer que ce malade qui presse tant pour la voir est son fils lui-même ?

Or, en ce cas, il était fort possible qu’elle refusât de venir ; d’un autre côté, son refus, quelque obstiné qu’il fût, n’empêcherait pas qu’elle n’eût de grands mouvements d’attendrissement, et il me semblait qu’alors Brunon qu’elle aimait, venant à l’appui de ces mouvements, et se jetant tout d’un coup en pleurs aux genoux de sa belle-mère, triompherait infailliblement de ce cœur opiniâtre.

Ce que je prévoyais n’arriva pas ; ma tante ne fit aucune des réflexions dont je parle, et cependant la présence de Brunon ne nous fut pas absolument inutile.

Madame Dursan lisait quand nous entrâmes dans sa chambre ; elle connaissait beaucoup l’ecclésiastique que nous lui menions, elle lui confiait même de l’argent pour des aumônes.

Ah ! c’est vous, monsieur, lui dit-elle ; venez-vous me demander quelque chose ? Est-ce vous qu’on a été avertir pour l’inconnu qui est là-bas ?

C’est de sa part que je viens vous trouver, madame, lui répondit-il d’un air extrêmement sérieux ; il souhaiterait que vous eussiez la bonté de le voir avant qu’il mourût, tant pour vous remercier de l’hospitalité que vous lui avez si généreusement accordée, que pour vous entretenir d’une chose qui vous intéresse.

Qui m’intéresse moi ? reprit-elle. Eh ! que peut-il avoir à me dire qui me regarde ? Vous avez, dit-il, un fils qu’il connaît, avec qui il a longtemps vécu avant que d’arriver dans ce pays-ci ; et c’est ce fils dont il a à vous parler.

De mon fils ! s’écria-t-elle encore ; ah ! monsieur, ajouta-t-elle après un grand soupir, qu’on me laisse en repos là-dessus. Dites-lui que je suis très sensible à l’état où il est ; que, si Dieu dispose de lui, il n’est point de services ni de sortes de secours que sa femme et son fils ne puissent attendre de moi. Je n’ai point encore vu la première, et si on ne l’a pas avertie de l’état où est son mari, il n’y a qu’à dire où elle est, et je lui enverrai sur-le-champ mon carrosse ; mais si le malade croit me devoir quelque reconnaissance, le seul témoignage que je lui en demande, c’est de me dispenser de savoir ce que le malheureux qui m’appelle sa mère l’a chargé de me dire ou bien, s’il est absolument nécessaire que je le sache, qu’il lui suffise que vous me l’appreniez, monsieur.

Nous ne crûmes pas devoir encore prendre la parole, et nous laissâmes répondre l’ecclésiastique.

Il peut être question d’un secret qui ne saurait être révélé qu’à vous, madame, et dont vous seriez fâchée qu’on eût fait confidence à un autre. Considérez, s’il vous plaît, madame, que celui qui m’envoie est un homme qui se meurt, qu’il a sans doute des raisons essentielles pour ne parler qu’à vous, et qu’il y aurait de la dureté, dans l’état où il est, madame, de vous refuser à ses instances.

Non, monsieur, répondit-elle ; la promesse qu’il peut avoir faite à mon fils de ne dire qu’à moi ce dont il s’agit, ne m’oblige à rien, et ne m’en laisse pas moins la maîtresse d’ignorer ce que c’est. Cependant, de quelque nature que soit le secret qu’il est si important que je sache, je consens, monsieur, qu’il vous le déclare. Je veux bien le partager avec vous ; si je fais une imprudence, je n’en accuserai personne, et ne m’en prendrai qu’à moi.

Eh ! ma tante, lui dis-je alors, tâchez de surmonter votre répugnance là-dessus ; l’inconnu, qui l’a prévue, nous a demandé en grâce, à madame Dorfrainville et à moi, de joindre nos prières à celles de monsieur.

Oui, madame, reprit à son tour madame Dorfrainville, je lui ai promis de vous amener, d’autant plus qu’il m’a bien assurée que vous vous reprocheriez infailliblement de n’avoir pas voulu descendre.

Ah ! quelle persécution ! s’écria cette mère toute émue ; quel moment pour moi ! De quoi faut-il donc qu’il m’instruise ? Et vous, Brunon, ajouta-t-elle en jetant les yeux sur sa belle-fille qui laissait couler quelques larmes, pourquoi pleurez-vous ?

C’est qu’elle a reconnu le malade, répondis-je pour elle, et qu’elle est touchée de le voir mourir.

Quoi ! tu le connais aussi ? reprit ma tante en lui adressant encore ces paroles. Oui, madame, repartit-elle ; il a des des parents pour qui j’aurai toute ma vie des sentiments de tendresse et de respect, et je vous les nommerais, s’il ne voulait pas rester inconnu.

Je ne demande point à savoir ce qu’il veut qu’on ignore, répondit ma tante ; mais puisque tu sais qui il est, et qu’il a vécu longtemps avec Dursan, dit-il, ne les aurais-tu pas vus ensemble ? Oui, madame, je vous l’avoue, reprit-elle ; j’ai connu même le fils de M. Dursan dès sa plus tendre enfance.

Son fils ! répondit-elle en joignant les mains ; il a donc des enfants ? Je pense qu’il n’en a qu’un, madame, répondit Brunon. Hélas ! que n’est-il encore à naître ! s’écria ma tante. Que fera-t-il de la vie ? Que deviendra-t-il, et qu’avais-je affaire de savoir tout cela ? Tu me perces le cœur, Brunon, tu me le déchires ; mais parle, ne me cache rien ; tu es peut-être mieux instruite que tu ne veux me le dire. Où est à présent son père ? Quelle était sa situation quand tu l’as quitté ? Que faisait-il ?

Il était malheureux, madame, repartit Brunon en baissant tristement les yeux.

Il était malheureux, dis-tu ? Il a voulu l’être ; achève, Brunon ; serait-il veuf ? Non, madame, répondit-elle avec un embarras qui ne fut remarqué que de nous qui étions au fait ; je les ai vus tous trois ; leur état aurait épuisé votre colère.

En voilà assez, ne m’en dis pas davantage, dit alors ma tante en soupirant ; quelle destinée, mon Dieu ! Quel mariage ! Elle était donc avec lui, cette femme que le misérable s’est donnée et qui le déshonore ?

Brunon rougit à ce dernier mot, dont nous souffrîmes tous ; mais elle se remit bien vite, et, prenant ensuite un air doux, tranquille, où je vis même de la dignité :

Je répondrais de votre estime pour elle, si vous pouviez lui pardonner d’avoir manqué de bien et de naissance, répondit-elle ; elle a de la vertu, madame ; tous ceux qui la connaissent vous le diront. Il est vrai que ce n’était pas assez pour être madame Dursan ; mais je suis bien à plaindre moi-même, si ce n’en est pas assez pour n’être point méprisable.

Eh ! que me dis-tu là, Brunon ? repartit-elle. Encore si elle te ressemblait !

Là-dessus je m’aperçus que Brunon était toute tremblante, et qu’elle me regardait comme pour savoir ce que je lui conseillais de faire ; mais pendant que je délibérais, ma tante, qui se leva sur-le-champ pour venir avec nous, interrompit si brusquement cet instant favorable à la réconciliation, et par là le rendit si court, qu’il était déjà passé quand Brunon jeta les yeux sur moi ; ce n’aurait plus été le même, et je jugeai à propos qu’elle se contînt.

Il y a de ces instants-là qui n’ont qu’un point qu’il faut saisir ; et ce point, nous l’avions manqué, je le sentis.

Quoi qu’il en soit, nous descendîmes. Aucun de nous n’eut le courage de prononcer un mot ; le cœur me battait, à moi. L’événement que nous allions tenter commençait à m’inquiéter pour ma tante ; j’appréhendais que ce ne fût la mettre à une trop forte épreuve ; mais il n’y avait plus moyen de s’en dédire ; j’avais tout disposé moi-même pour arriver à ce terme que je redoutais ; le coup qui devait la frapper était mon ouvrage ; et d’ailleurs, sans le secours de tant d’impressions, que j’allais, pour ainsi dire, assembler sur elle, il ne fallait pas espérer de réussir.

Enfin nous parvînmes à cet appartement du malade. Ma tante soupirait en entrant dans sa chambre. Brunon, sur qui elle s’appuyait aussi bien que sur moi, était d’une pâleur à faire peur. Je sentais mes genoux se dérober sous moi. Madame Dorfrainville nous suivait dans un silence inquiet et morne. Le confesseur, qui marchait devant nous, entra le premier, et les rideaux du lit n’étaient tirés que d’un côté.

Cet ecclésiastique s’avança donc vers le mourant, qu’on avait soulevé pour le mettre plus à son aise. Son fils, qui était au chevet, et qui pleurait à chaudes larmes, se retira un peu ; le jour commençait à baisser, et le lit était placé dans l’endroit le plus sombre de la chambre.

Monsieur, dit l’ecclésiastique à ce mourant, je vous amène madame Dursan, que vous avez souhaité de voir avant que de recevoir votre Dieu. La voici.

Le fils alors leva sa main faible et tremblante, et tâcha de la porter à sa tête pour se découvrir ; mais ma tante, qui arrivait en ce moment auprès de lui, se hâta d’avancer sa main pour retenir la sienne.

Non, monsieur, non, restez comme vous êtes, je vous en prie ; vous n’êtes que trop dispensé de toute cérémonie, lui dit-elle sans l’envisager encore.

Après quoi, nous la plaçâmes dans un fauteuil à côté du chevet, et nous nous tînmes debout auprès d’elle.

Vous avez désiré m’entretenir, monsieur ; voulez-vous qu’on s’écarte ? Ce que vous avez à me dire doit-il être secret ? reprit-elle ensuite, moins en le regardant qu’en prêtant l’oreille à ce qu’il allait répondre.

Le malade là-dessus fit un soupir ; et comme elle appuyait son bras sur le lit, il porta la main sur la sienne, il la lui prit, et, dans la surprise où elle était de ce qu’il faisait, il eut le temps de l’approcher de sa bouche, d’y coller ses lèvres, en mêlant aux baisers qu’il y imprimait quelques sanglots à demi étouffés par sa faiblesse et par la peine qu’il avait à respirer.

À cette action, la mère alors troublée, et confusément au fait de la vérité, après avoir jeté sur lui des regards attentifs et effrayés : Que faites-vous donc là ? lui dit-elle d’une voix que son effroi rendait plus forte qu’à l’ordinaire. Qui êtes-vous, monsieur ? Votre victime, ma mère, répondit-il du ton d’un homme qui n’a qu’un souffle de vie.

Mon fils ! Ah ! malheureux Dursan ! je te reconnais assez pour en mourir de douleur ! s’écria-t-elle en retombant dans le fauteuil où nous la vîmes pâlir et rester comme évanouie.

Elle ne l’était pas cependant ; elle se trouva mal, mais elle ne perdit pas connaissance ; et nos cris, avec les secours que nous lui donnâmes, rappelèrent insensiblement ses esprits.

Ah ! mon Dieu, dit-elle après avoir jeté quelques soupirs, à quoi m’avez-vous exposée, Tervire ?

Hélas ! ma tante, lui répondis-je, fallait-il vous priver du plaisir de pardonner à un fils mourant ? Ce jeune homme n’a-t-il pas des droits sur votre cœur ? N’est-il pas digne que vous l’aimiez ? Et pouvons-nous le dérober à vos tendresses ? ajoutai-je en lui montrant Dursan le fils, qui se jeta sur-le-champ à ses genoux, et à qui cette grand’mère, déjà toute rendue, tendit languissamment une main qu’il baisa en pleurant de joie ; et nous pleurions tous avec lui. Madame Dursan, qui n’était encore que Brunon, l’ecclésiastique lui-même, madame Dorfrainville et moi, nous contribuâmes tous à l’attendrissement de cette tante. Elle pleurait aussi, et ne voyait autour d’elle que des larmes, qui la remerciaient de s’être laissé toucher.

Cependant tout n’était pas fait : il nous restait encore à la fléchir pour Brunon, qui était à genoux derrière le jeune Dursan, et qui, malgré les signes que je lui faisais, n’osait s’avancer, dans la crainte de nuire à son mari et à son fils, et d’être encore un obstacle à leur réconciliation.

En effet, nous n’avions eu jusque-là qu’à rappeler la tendresse d’une mère irritée, et il s’agissait ici de triompher de sa haine et de son mépris pour une étrangère, qu’elle aimait à la vérité, mais sans la connaître et sous un autre nom.

Cependant ma tante regardait toujours le jeune Dursan avec complaisance, et ne retirait point sa main qu’il avait prise.

Lève-toi, mon enfant, lui dit-elle à la fin ; je n’ai rien à te reprocher, à toi. Hélas ! comment te résisterais-je, moi qui n’ai pas tenu contre ton père ?

Ici les caresses du jeune homme et nos larmes de joie redoublèrent.

Mon fils, dit-elle après en s’adressant au malade, est-ce qu’il n’y a pas moyen de vous guérir ? Qu’on lui cherche partout du secours ; nous avons des médecins dans la ville prochaine, qu’on les fasse venir, et qu’on se hâte.

Mais, ma tante, lui dis-je alors, vous oubliez encore une personne qui est chère à vos enfants, qui nous intéresse tous, et qui vous demande la permission de se montrer.

Je t’entends, dit-elle. Eh bien ! je lui pardonne ; mais je suis âgée, ma vie ne sera pas encore bien longue ; qu’on me dispense de la voir. Il n’est plus temps, ma tante, lui dis-je alors ; vous l’avez déjà vue, vous la connaissez, Brunon vous le dira.

Moi, je la connais ? reprit-elle ; Brunon dit que je l’ai vue ? Eh ! où est-elle ? À vos pieds, répondit Dursan le fils ; et celle-ci à l’instant venait de s’y jeter.

Ma tante, immobile à ce nouveau spectacle, resta quelque temps sans prononcer un mot, et puis, tendant les bras à sa belle-fille : Venez donc, Brunon, lui dit-elle en l’embrassant ; venez, que je vous paye de vos services. Vous me disiez que je la connaissais, vous autres ; il fallait dire aussi que je l’aimais.

Brunon, que j’appellerai à présent madame Dursan, parut si sensible à la bonté de ma tante, qu’elle en était comme hors d’elle-même. Elle embrassait son fils, elle nous accablait de caresses, madame Dorfrainville et moi : elle allait se jeter au cou de son mari, elle lui amenait son fils ; elle lui disait de vivre, de prendre courage ; il l’embrassait lui-même, tout expirant qu’il était ; il demandait sa mère, qui alla l’embrasser à son tour, en soupirant de le voir si mal.

Il s’affaiblissait à tout moment ; il nous le dit même, et pressa l’ecclésiastique d’achever ses fonctions ; mais comme, après tout ce qui venait de se passer, il avait besoin d’un peu de recueillement, nous jugeâmes à propos de nous retirer tous, en attendant que la cérémonie se fît.

Ma tante, qui, de son côté, n’avait pu supporter tant de mouvements et tant d’agitations sans en être affaiblie, nous pria de la ramener dans sa chambre.

Je me sens épuisée, je n’en puis plus, dit-elle à madame Dursan ; je n’aurais pas la force d’assister à ce qu’on va faire ; aidez-moi à remonter, Brunon (car elle ne l’appela plus autrement) : et nous la conduisîmes chez elle. Je la trouvai même si abattue, que je lui proposai de se coucher pour se mieux reposer ; elle y consentit.

Je voulus sonner pour faire venir une autre femme de chambre ; mais madame Dursan la jeune m’en empêcha. Oubliez-vous que Brunon est ici ? me dit-elle ; et elle se mit sur-le-champ à la déshabiller.

Comme vous voudrez, ma fille, lui dit ma tante, qui reçut son action de bonne grâce, et ne voulut pas s’y opposer, de peur qu’elle ne regardât son refus comme un reste d’éloignement pour elle. Après quoi elle nous renvoya tous chez le malade, et il ne resta qu’une femme de chambre auprès d’elle.

Son dessein n’était pas de rester au lit plus de deux ou trois heures ; elle devait ensuite revenir chez son fils ; mais il était arrêté qu’elle ne le verrait plus.

À peine fut-elle couchée, que ses indispositions ordinaires augmentèrent si fort qu’elle ne put se relever ; et à dix heures du soir son fils était mort.

Ma tante le comprit aux mouvements que nous nous donnions, madame Dorfrainville et moi, qui descendions tour à tour, et à l’absence de madame Dursan et de son fils, qui n’étaient ni l’un ni l’autre remontés chez elle.

Je ne revois ni Dursan ni sa mère, me dit-elle un quart d’heure après que Dursan le père eut expiré ; ne me cache rien : est-ce que je n’ai plus de fils ? Je ne lui répondis pas, mais je pleurais. Dieu est le maître, continua-t-elle tout de suite sans verser une larme, et avec une sorte de tranquillité qui m’effraya, que je trouvai funeste, et qui ne pouvait venir que d’un excès de consternation et de douleur.

Je ne me trompais pas. Ma tante fut plus mal de jour en jour ; rien ne put la tirer de la mélancolie dans laquelle elle tomba ; la fièvre la prit et ne la quitta plus.

Je ne vous dis rien de l’affliction de madame Dursan et de son fils ; la première me fit pitié, tant je la trouvai accablée. Le testament qui déshéritait son mari n’était pas encore révoqué ; peut-être appréhendait-elle que ma tante ne mourût sans en faire un autre, et ce n’aurait pas été ma faute ; je l’en avais déjà pressée plusieurs fois, et elle me renvoyait toujours au lendemain.

Madame Dorfrainville, qui lui en avait parlé aussi, passa trois ou quatre jours avec nous ; le matin du jour de son départ, nous insistâmes encore l’une et l’autre sur le testament.

Ma nièce, me dit alors ma tante, allez prendre une petite clef à tel endroit, ouvrez cette armoire, et apportez-moi un paquet cacheté que vous verrez à l’entrée. Je fis ce qu’elle me disait ; et dès qu’elle eut le paquet :

Qu’on ait la bonté de me laisser seule une demi-heure, nous dit-elle et nous nous retirâmes.

Tout ceci s’était passé entre nous trois ; madame Dursan et son fils n’y avaient point été présents ; mais ma tante les envoya chercher, quand elle nous eut fait rappeler, madame Dorfrainville et moi.

Nous jugeâmes qu’elle venait d’écrire ; elle avait encore une écritoire et du papier sur son lit, et elle tenait d’une main le papier cacheté que je lui avais donné.

Voici, dit-elle à madame Dursan, le testament que j’avais fait en faveur de ma nièce ; mon dessein, depuis le retour de mon fils, a été de le supprimer ; mais il y a trois ou quatre jours qu’elle m’en sollicite à chaque instant ; et je vous le remets, afin que vous y voyiez vous-même que je lui laissais tout mon bien.

Après ces mots, elle le lui donna. Prenant ensuite un second papier cacheté, qu’elle présenta à madame Dorfrainville : Voici, poursuivit-elle, un autre écrit dont je prie madame de vouloir bien se charger ; et, quoique je ne doute pas que vous ne satisfassiez de bonne grâce aux petites dispositions que vous y trouverez, ajouta-t-elle en adressant la parole à madame Dursan, j’ai cru devoir encore vous les recommander, et vous dire qu’elles me sont chères, qu’elles partent de mon cœur, qu’en un mot j’y prends l’intérêt le plus tendre, et que vous ne sauriez ni mieux prouver votre reconnaissance à mon égard, ni mieux honorer ma mémoire, qu’en exécutant fidèlement ce que j’exige de vous dans cet écrit, que je confie à madame Dorfrainville. Pour vous y exciter encore, songez que je vous aime, que j’ai du plaisir à penser que vous allez être dans une meilleure fortune, et que tous ces sentiments avec lesquels je meurs pour vous, sont autant d’obligations que vous avez à ma nièce.

Elle s’arrêta là, et demanda à se reposer ; madame Dorfrainville l’embrassa, partit à onze heures, et six jours après ma tante n’était plus.

Vous concevez aisément quelle fut ma douleur. Madame Dursan parut faire tout ce qu’elle put pour l’adoucir ; mais je ne fus guère sensible à tout ce qu’elle me disait, et, quoiqu’elle fût affligée elle-même, je crus qu’elle ne l’était pas assez ; ses larmes n’étaient pas amères ; il y entrait, ce me semble, beaucoup de facilité de pleurer, et voilà pourquoi elle ne me consolait pas malgré tous ses efforts.

Son fils y réussissait mieux ; il avait, à mon avis, une tristesse plus vraie : il regrettait du moins son père de tout son cœur, et ne parlait de ma tante qu’avec la plus tendre reconnaissance, sans songer, comme sa mère, à l’abondance où il allait vivre.

Et puis je le voyais sincèrement s’intéresser à mon affliction. Ce dernier article n’était pas équivoque ; et peut-être à cause de cela jugeais-je de lui plus favorablement sur le reste.

Quoi qu’il en soit, madame Dorfrainville vint deux jours après au château avec le papier cacheté que ma tante lui avait remis, et qui fut ouvert en présence de témoins, avec toutes les formalités qu’on jugea nécessaires.

Ma tante y rétablissait son petit-fils dans tous les droits que son père avait perdus par son mariage ; mais elle ne le rétablissait en entier qu’à condition qu’il m’épouserait, et qu’au cas qu’il en épousât une autre, ou que le mariage ne me convînt pas à moi-même, il serait obligé de me donner le tiers de tous les biens qu’elle laissait, de quelque nature qu’ils fussent.

Qu’au surplus l’affaire de notre mariage se déciderait dans l’intervalle d’un an, à compter du jour où le paquet serait ouvert : et qu’en attendant, il me ferait du même jour une pension de mille écus, dont je jouirais jusqu’à la conclusion de notre mariage, ou jusqu’au moment où j’entrerais en possession du tiers de l’héritage.

Toutes ces conditions-là sont de trop, s’écria vivement Dursan le fils pendant qu’on lisait cet article ; je ne veux rien qu’avec ma cousine.

Je baissai les yeux, et je rougis d’embarras et de plaisir sans rien répondre ; mais le tiers de ce bien qu’on me donnait, si je ne l’épousais pas, ne me tentait guère.

Attendez donc qu’on achève, mon fils, lui dit madame Dursan d’un air assez brusque, que madame Dorfrainville remarqua comme moi. J’aurais été honteux de me taire, reprit le jeune homme plus doucement ; et l’on continua de lire.

L’air brusque que madame Dursan avait eu avec son fils venait apparemment de ce qu’elle savait mon peu de fortune ; et, malgré le tiers du bien de ma tante que je devais emporter, si Dursan ne m’épousait pas, elle le voyait non seulement en état de faire un très riche mariage, mais encore d’aspirer aux partis les plus distingués par la naissance.

Quoi qu’il en soit, elle ne put s’empêcher, quelques jours après, de dire à madame Dorfrainville que j’avais bien raison de regretter une tante qui m’avait si bien traitée. Savez-vous qu’il n’a tenu qu’à mademoiselle de Tervire de l’être encore mieux ? lui répondit cette dame, qui fut scandalisée de sa façon de penser. Vous ne devez pas oublier que vous n’auriez rien sans elle, sans son désintéressement et sa généreuse industrie. Ne la regardez pas comme une fille qui n’a rien ; votre fils, en l’épousant, madame, épousera l’héritière de tout le bien qu’il a. Voilà ce qu’il en pense lui-même, et vous ne sauriez penser autrement sans une ingratitude dont je ne vous crois pas coupable.

À l’égard de leur mariage, repartit madame Dursan en souriant, mon fils est encore si jeune qu’il sera temps d’y songer dans quelques années. Comme il vous plaira, répondit madame Dorfrainville, qui ne daigna pas lui en dire davantage, et qui se sépara d’elle avec une froideur dont madame Dursan profita pour avoir un prétexte de ne la plus voir, et pour se délivrer de ses reproches.

Cette femme, que nous avions mal connue, ne s’en tint pas à éloigner le mariage en question. Je sus qu’elle faisait consulter d’habiles gens pour savoir si on ne pourrait pas attaquer le dernier écrit de ma tante ; ce fut encore madame Dorfrainville qu’on instruisit de cette autre indignité, et qui me l’apprit.

Dursan, qui la savait et qui n’osait me la dire, était au désespoir ; ce n’était pas de lui que j’avais à me plaindre alors, il m’aimait au delà de toute expression ; je ne lui dissimulais pas que je l’aimais aussi ; et plus madame Dursan en usait mal avec moi, plus son fils, que je croyais si différent d’elle, me devenait cher ; mon cœur le récompensait par là de ce qu’il ne ressemblait pas à sa mère.

Mais cette mère, tout ingrate qu’elle était, avait un ascendant prodigieux sur lui ; il n’osait lui parler avec autant de force qu’il l’aurait dû ; il n’en avait pas le courage. Pour le faire taire, elle n’avait qu’à lui dire : Vous me chagrinez ; c’en était fait, il n’allait pas plus loin.

Les mauvaises intentions de cette mère ne se bornèrent pas à me disputer, s’il était possible, le tiers du bien qui m’appartenait ; elle résolut encore de m’écarter de chez elle, dans l’espérance que son fils, en cessant de me voir, cesserait aussi de m’aimer avec tant de tendresse, et ne serait plus si difficile à amener à ce qu’elle voulait ; et voici ce qu’elle fit pour parvenir à ses fins.

Je vous ai dit qu’il y avait une espèce de rupture, ou du moins une grande froideur entre madame Dorfrainville et elle ; ce fut à moi qu’elle s’en prit. Mademoiselle, me dit-elle, madame Dorfrainville est toujours votre amie et n’est plus la mienne ; comment cela se peut-il ? Je vous le demande, madame, lui répondis-je ; vous savez mieux que moi ce qui s’est passé entre vous deux.

Mieux que vous ! reprit-elle en souriant d’un air ironique ; vous plaisantez, et elle aurait entendu raison si vous l’avez voulu. Le mariage dont il s’agit n’est pas si pressé.

Il ne l’est pas pour moi, lui dis-je ; mais elle n’a pas cru que ce fût vous qui dussiez le différer, si j’y consentais.

Quoi ! mademoiselle, vous me querellez aussi ? Déjà des reproches du service que vous nous avez rendu ! Cette humeur-là m’alarme pour mon fils, reprit-elle en me quittant.

J’ai vu Brunon me rendre plus de justice, lui criai-je, pendant qu’elle s’éloigna ; et depuis ce moment nous ne nous parlâmes presque plus, et j’en essuyai tous les jours tant de dégoûts, qu’il fallut enfin prendre mon parti trois mois après la mort de ma tante, et quitter le château, malgré la désolation du fils, que je laissai malade de douleur, et brouillé avec sa mère. Je ne pus ni le voir ni l’informer du jour de ma sortie, par tout ce que m’allégua sa mère, qui feignait ne pouvoir comprendre pourquoi je me retirais, et qui me dit que son fils, avec la fièvre qu’il avait, n’était pas en état de recevoir des adieux aussi étonnants que les miens.

Tant de fourberie m’empêcha de lui répondre là-dessus ; mais pour lui témoigner le peu de cas que je faisais de son caractère : J’ai demeuré trois mois chez vous, lui dis-je en partant ; il est juste de vous en tenir compte.

C’est bien plutôt moi qui vous dois trois mois de la pension qu’on vous a laissée, et je vais m’en acquitter tout à l’heure, dit-elle en souriant du compliment que je lui faisais, et dont ma retraite la consolait. Non, lui dis-je avec fierté ; gardez votre argent, madame ; je n’en ai pas besoin à présent ; et aussitôt je montai dans une chaise que madame Dorfrainville, chez qui j’allais, m’avait envoyée.

Je passe la colère de cette dame au récit que je lui fis de tous les désagréments que j’avais eus au château. J’avais écrit deux fois à ma mère depuis la mort de ma tante, et je n’en avais point eu de réponse, quoiqu’il y eût alors nombre d’années que je n’eusse eu de ses nouvelles ; et cela me chagrinait.

Où pouvait me jeter une situation comme la mienne ? Car enfin je ne voyais rien d’assuré ; et si madame Dursan, qui avait tenté d’attaquer le dernier testament de ma tante, parvenait à le faire casser, que devenais-je ? Il n’était pas question d’abuser de la retraite que madame Dorfrainville venait de me donner ; il ne me restait donc que ma mère à qui je pouvais avoir recours. Une des amies de madame Dorfrainville, femme âgée, allait faire un voyage à Paris ; je crus devoir profiter de sa compagnie, et partir avec elle ; ce que je fis en effet quinze jours ou trois semaines après ma sortie de chez madame Dursan, qui m’avait envoyé ce qui m’était dû de ma pension, et dont le fils continuait d’être malade, et pour qui je ne pus que laisser une lettre, que madame Dorfrainville elle-même me promit de lui faire tenir.