La Vie de bohème/Acte V

La bibliothèque libre.
J.-A. Lelong (p. 125-150).

ACTE V.

CHEZ RODOLPHE.
Une chambre. — Au fond, un lit. — Porte à côté du lit à gauche. — Fenêtre à gauche, au deuxième plan. — Au premier plan, à droite, une cheminée. — Au premier plan, un peu vers la gauche, une table sur laquelle sont entassés des bouteilles et des plats vides. — À terre, des bouteilles, des assiettes, des coquilles d’huîtres, etc. — Un fauteuil Voltaire près de la cheminée — Un grand désordre.

Scène première.

RODOLPHE, MARCEL, COLLINE, SCHAUNARD.
Au lever du rideau, Colline et Schaunard sont près de la cheminée, enfoncés dans l’âtre éteint. Marcel et Rodolphe sont assis à la table, tristes et silencieux. On entend le vent souffler.
Colline, se reculant de la cheminée.

Qu’est-ce qui vient là ?

Schaunard.

C’est le père Borée, ambassadeur du mois de décembre !.. (Il grelotte.) Brrr !… brrr !… Eh ! Marcel !…

Marcel, relevant la tête.

Eh bien ?…

Schaunard.

Toi qui es debout, va donc voir dans la bibliothèque s’il ne reste pas un peu de fagot.

Marcel, sans se lever, montrant le ciel par la fenêtre.

Vois-tu là-bas ce petit nuage de fumée ?… C’est notre dernière bûche qui s’envole.

Schaunard.

Brrr !… brrr !… Sacrebleu ! nous ne sommes pas en sûreté ici. C’est une Sibérie !… il y règne une température capable de faire éclore des ours blancs… (Prenant un verre sur la cheminée.) Buvons !

Colline, prenant une bouteille et la renversant.

L’édition est épuisée !…

Il se lève et va près de Marcel.
Schaunard, rejetant le verre sur la cheminée.

Dieu ! que c’est bête un verre vide !… (D’un ton de mandoline.) Où dînerons-nous, aujourd’hui ?

Colline, de même.

Nous le saurons demain… (Frappant sur l’épaule de Marcel.) Est-ce que nous n’allons pas songer à travailler ?

Marcel.

Je ne travaille jamais en sortant de table, quand j’y suis resté cinq jours de suite… Je ne suis plus en train.

Schaunard, se levant.

Je connais ça… c’est dans la nature… Il y a des années où l’on n’est pas en train.

Colline, revenant près de Schaunard.

Viens nous-en… (Bas.) Les regrets de nos amis ont besoin de solitude… (Haut.) Adieu, Marcel.

Schaunard.

Adieu, Rodolphe…

Ils leurs serrent la main et sortent.

Scène II.

MARCEL, RODOLPHE.
Rodolphe se lève et gagne la droite. Pendant quelques instans ils demeurent silencieux, puis un bruit de pas se faisant entendre dans l’escalier, Marcel se lève précipitamment et va coller son oreille à la porte. Le bruit s’éloigne.
Marcel

Je m’étais trompé.

Rodolphe.

Celle que tu attends ne vient pas.

Marcel.

Que veux-tu dire ?

Rodolphe.

Tu attends Musette.

Marcel.

Je l’ai attendue, mais je ne l’attends plus. Il y a cinq jours, c’est vrai, je lui ai écrit ; je lui disais que nous avions des sommes, une apoplexie foudroyante de fortune… mon gain du jeu, tu sais… et je l’invitais à venir se chauffer pendant qu’il y avait du feu ; elle m’a répondu sur-le-champ qu’elle viendrait… Alors, c’est vrai, je l’ai attendue pendant cinq minutes…

Il passe près de la cheminée.
Rodolphe.

Tu l’as attendue pendant cinq jours, et tu l’attends encore.

Marcel.

Non.

Rodolphe.

Et si tu la voyais entrer, ton cœur lui sauterait au cou.

Marcel, montrant son cœur.

Non, la petite bête est morte. (S’asseyant devant la cheminée.) Et dire que pendant cinq jours cette cheminée à flambé comme l’enfer… Si Musette avait été là, elle qui était si frileuse.

Rodolphe.

La petite bête est morte, disais-tu ?

Marcel, se levant.

Eh bien ! non, elle ne l’est pas ; c’est stupide, mais c’est comme ça. — Ah ! toi, au moins, tu pouvais aimer ta Mimi à plein cœur… elle ne t’a jamais trompé, et si tu n’étais pas riche, son amour te faisait crédit.

Rodolphe.

Musette aussi t’aimait bien… Mais pourquoi n’as-tu pas essayé de la retenir autrefois ? Elle ne t’aurait peut-être pas quitté.

Marcel.

Je ne pouvais pas me battre en duel avec tous les cachemires qui lui faisaient la cour…

Il se rassied près de la cheminée.
Rodolphe.

C’est juste, tandis que moi j’ai perdu Mimi par ma faute. — Je l’ai soupçonnée, quand elle était fidèle ; et elle est partie depuis dix jours. — Pendant les cinq premiers, je l’ai cherchée partout, je ne l’ai pas trouvée et je n’ai rien appris.

Marcel.

Elle aura passé en Angleterre… (Se levant et allant ranger la table contre le mur de gauche.) Ah ! tiens, tôt ou tard, elle aussi t’aurait planté là pour un clerc de notaire frisé qui l’aurait séduite avec des madrigaux frappés à la monnaie.

Rodolphe, qui rêvait.

C’est égal… nous leur devons de beaux souvenirs.

Marcel.

Oui, mais tous ces souvenirs-là, ce n’est bon qu’à faire des regrets. Basth ! Parlons d’autre chose, et tâchons de nous réchauffer… car il fait un froid !… Qu’est-ce qu’on pourrait donc bien brûler pour se dégourdir les doigts un moment ? Ah ! à propos de souvenirs, j’ai là quelques autographes de Musette… (Il va à une espèce de buffet qui est dans le coin, à gauche, et prend des lettres dans un tiroir.) Puisque je suis en train d’oublier, j’ai bien envie… mais avant. (S’asseyant près de la cheminée.) relisons une dernière fois ces lettres brûlantes… (Lisant.) « Je vais dîner chez ma tante ; comme il pleuvra peut-être ce soir, je ne rentrerai que demain matin. » Très-bien, je la connais sa tante, c’était mon cousin. En voici une autre. « J’ai pris l’argent qui était dans la tabatière pour aller acheter des bottines vertes. » Ces bottines-là ont dansé bien des contre-danses où je ne faisais pas vis-à-vis. (D’un ton railleur.) Ô mes lettres d’amour, de vertu, de jeunesse, à la poste !… (Il les jette au feu.) Tant pis, quand j’ai froid, je me brûlerais une jambe pour me chauffer l’autre.

Rodolphe, s’asseyant près de la table.

Ô petite Mimi ! joie de ma maison, c’est donc bien vrai que vous êtes partie et que je ne vous reverrai plus ? Ô petites mains blanches aux veines bleues, vous à qui j’avais fiancé mes lèvres ! avez-vous donc reçu mon dernier baiser ?… (En ce moment on entend dans l’escalier une voix qui chante : )

Réveillez-vous, ma mie Jeannette,
Et mettez vos plus beaux habits.

Rodolphe, courant à la porte où il trouve Marcel arrivé avant lui.

C’est la chanson de Mimi.

Marcel.

Oui ; mais c’est la voix de Musette…

Musette entre gaiement, et s’arrête en voyant l’aspect délabré de la chambre et la tristesse sur les visages.

Scène III.

les mêmes, MUSETTE.
Marcel, à part.

Soyons fier et dédaigneux !…

Il se pose avec fierté. Rodolphe donne la main à Musette et fait un pas pour remonter.
Musette, à Rodolphe.

Vous nous quittez ?

Rodolphe.

Oui, je vais acheter du tabac à la Havane.

Musette le remercie du geste. Rodolphe sort.
Musette, à part.

Je n’ose plus entrer… (Appelant doucement.) Marcel ! (Marcel ne bouge pas.) Est-ce qu’il faut que je m’en aille ?

Marcel.

Évidemment…

Musette, toute triste, va sortir ; Marcel par un mouvement involontaire fait un pas de son côté ; Musette jette son chapeau et son châle sur une chaise près du lit et s’élance dans ses bras.
Musette.

Mon petit Marcel…

Elle monte sur la pointe du pied pour que Marcel l’embrasse.
Marcel, se détournant avec effort et passant à gauche.

Je ne suis plus votre petit Marcel !

Musette, regardant autour d’elle.

Il fait bien froid chez vous.

Marcel.

Le feu vous a attendue pendant cinq jours, et la table aussi… (Montrant la cheminée.) Il ne reste plus que des cendres… (Montrant la table.) il ne reste pas de miettes.

Musette, timidement et s’asseyant.

Je suis en retard.

Marcel.

Cinq jours pour traverser le Pont-Neuf ! vous avez donc pris par les Pyrénées ?… (Musette ne répond rien et pose sa tête sur la poitrine de Marcel qui s’est rapproché d’elle.) Qu’est-ce qui vous a retenue ? Est-ce un caprice blond ou brun ?

Musette.

C’est la pluie.

Marcel.

La pluie, je comprends. (Avec amertume.) Ô Danaé !

Musette.

C’est la vérité… et si je ne craignais de te faire de la peine…

Marcel.

Oh ! une épingle de plus ou de moins dans la pelote ! (Touchant la robe de Musette.) Mais qu’est-ce que vous avez donc là-dessous ?

Musette, avec coquetterie.

Tu le sais bien… (Se levant.) Écoute, quand j’ai reçu ta lettre, je l’ai montrée à mylord.

Marcel.

Quel âge a mylord ?

Musette.

Il a quinze jours… D’abord, ça l’a un peu surpris… il a fait oh !… mais je lui ai dit : Écoutez, mylord, depuis que j’ai un corset de quatre-vingt francs, je ne sens plus mon cœur battre, bien sûr je l’ai laissé dans un des tiroirs de Marcel ; je vais le chercher, et je suis partie. Mais, quand j’étais à moitié chemin, voilà une averse !… ah !… et pas une voiture… J’étais à la porte de Madeleine, je monte, on allait tirer une loterie au profit d’une pauvre famille. Madeleine me saute au cou et me demande un lot ; elle prend quelque chose dans ma poche, je la laisse faire sans regarder. La loterie se tire, et tout-à-coup voilà un joli monsieur qui s’approche de moi, et qui me dit : Mademoiselle, j’ai le numéro 23… (Baissant les yeux.) Et le numéro 23, c’était…

Marcel.

C’était ?…

Musette.

Tiens, parlons politique…

Marcel.

Eh bien ?

Musette, tout bas.

C’était la clef de mon boudoir, et comme je le suppliais de me la rendre : Mademoiselle, me répondit-il, je la rendrai, mais à la serrure.

Marcel, remontant.

Tiens, va-t’en.

Musette, partant d’un grand éclat de rire.

Ah bah ! c’était un Espagnol, et je ne connaissais pas l’Espagne.

Marcel.

Je te le disais bien que tu avais pris par les Pyrénées !… (Il s’assied.)

Musette.

Que veux-tu ? mon existence folle est une chanson, chacun de mes amours en est un couplet… mais c’est toi qui en est le refrain…

Elle l’enlace dans ses bras.
Air : Venise est encor au bal.

Souvenirs des anciens jours,
Rappelez-lui ma tendresse !
Les infidèles amours
Sont les plus charmans toujours.
Comme un démon tentateur,
L’orgueil a séduit mon cœur…
Mais le vrai, le seul bonheur,
La seule richesse,
C’est l’amour dans la gaîté,
C’est la vie aventureuse
Et c’est notre liberté
Toujours si joyeuse.

(Elle force Marcel à l’embrasser. Rodolphe rentre et descend la scène d’un air pensif.)

Scène IV.

les mêmes, RODOLPHE.
Musette.

Ah ! c’est Rodolphe !… (À Marcel.) Comme il a l’air triste !… (Elle passe près de Rodolphe.)

Rodolphe, à Musette.

Depuis dix jours, est-ce que vous ne l’avez pas rencontrée ?

Musette.

Qui donc ?

Rodolphe.

Mimi.

Musette.

Comment ?

Marcel, bas à Musette.

Un tas d’histoires, des jalousies, des soupçons ; c’est l’oncle de Rodolphe qui est cause de tout cela… Enfin, Mimi s’est envolée, et peut-être qu’elle a maintenant un nouvel amour et des chapeaux à plume

Musette, riant.

Mimi avec un chapeau à plumes ! Oh ! Dieu ! qu’elle doit être drôle !… (Changeant de ton sur un geste de Marcel, à Rodolphe.) Ah ! bath ! elle reviendra, je suis bien revenue, moi.

Marcel.

Parbleu ! tu ne fais qu’aller et venir…

Musette s’est approchée de Rodolphe, qu’elle semble chercher à consoler. Tout à coup on entend du bruit dans l’escalier, Rodolphe tressaille. — Musique à l’orchestre.
Rodolphe.

Ah ! mon Dieu ! je ne me trompe pas cette fois…

Il écoute.
Musette.

Qu’est-ce donc ?

Rodolphe, lui mettant la main sur son cœur.

Écoutez… c’est mon cœur qui crie après elle…

Mimi paraît en s’appuyant contre le chambranle de la porte.
Musette.

Mimi ! Ah ! je le disais bien.

Rodolphe, courbant à Mimi.

Oui, oui, c’est elle !… ah !…


Scène V.

les mêmes, MIMI, pâle, abattue.
Mimi.

Rodolphe !

Rodolphe, la couvrant de baisers.

Mimi, ma chère Mimi !

Mimi

Rodolphe ! mon ami, oh ! laisse-moi m’assoir, je ne peux pas me tenir… (Marcel avance le fauteuil, elle s’assied. Musette s’assied à côté d’elle. L’apercevant.) Ah ! te voilà ! bonjour, Musette, tu es revenue, tu as bien fait, va !… (Tendant la main à Marcel.) Bonjour, Marcel ; ça va bien, et moi aussi… (À elle-même.) Non, ça ne va pas bien.

Rodolphe.

Est-ce que tu souffres ?…

Mimi.

Non, je suis fatiguée seulement.

Rodolphe.

Ma pauvre Mimi !

Mimi.

Oui, ta pauvre Mimi qui te retombe sur les bras ! Tu ne m’attendais plus, hein ?

Rodolphe, à Mimi.

Mais d’où viens-tu, si tard par ce mauvais temps ?

Mimi.

D’où je reviens ? je ne viens pas de danser, va ; je reviens de l’hôpital.

Rodolphe.

Oh ! mon Dieu !

Marcel, bas à Rodolphe, qu’il prend à part.

Dis donc, je ne sais pourquoi, mais j’ai peur ; Mimi paraît bien mal.

Rodolphe, bas.

Je l’ai vu comme toi.

Marcel, bas.

Je vais aller chercher ce jeune médecin que nous connaissons.

Rodolphe.

Oui, et amène-le tout de suite…

Marcel sort. Rodolphe revient à Mimi.
Mimi, continuant de causer avec Musette.

Mon Dieu ! oui, ma chère, je sors de l’Hôtel-Dieu, un vilain endroit pour mourir ; j’ai eu bien de la peine à m’en aller, va ; on ne voulait pas me laisser partir. Heureusement on manquait de lits, et ça en faisait un de plus. Enfin, nous voilà… (À Rodolphe.) Ah ! mon pauvre ami, j’avais bien peur de ne plus te revoir.

Rodolphe, qui s’est agenouillé près d’elle.

Mais cette nuit de bal, où tu as quitté l’hôtel de…

Mimi, vivement.

Oui, je sais.

Rodolphe.

Où donc as-tu été ?

Mimi.

J’ai été tout droit sur le pont, comme une grisette de roman.

Rodolphe.

Tu voulais mourir ?

Mimi.

Dam !… qu’est-ce que tu voulais que je fasse ? On m’avait dit que j’étais un obstacle à ton bonheur ; je doutais d’abord… mais depuis… (Soupirant.) Ah !… enfin… ça m’a décidée. J’ai cru que tu m’avais oubliée pour de bon, et j’ai couru à la rivière ; où voulais-tu que j’aille ?

Rodolphe, avec amour.

Mimi !

Mimi.

J’ai regardé l’eau couler ; elle était bien sale ! Ça n’était pas beau, va ! Je me tenais appuyée contre le parapet, je regardais machinalement autour de moi. Tout-à-coup, je ne sais pas comment, mes yeux se sont tournés du côté du quai, et j’ai aperçu, à notre petite fenêtre, la lumière que j’avais oublié d’éteindre. Tout mon bonheur passé semblait me regarder par cette fenêtre. Alors j’ai oublié la grande dame, j’ai oublié la rivière, et je n’ai plus pensé qu’à toi. Je me suis rappelé le temps où nous avions vécu dans cette chambre. Dans ce temps-là, tu te souviens, la lumière brûlait tard aussi ; tu travaillais dans la nuit, et de temps en temps tu te dérangeais pour venir m’embrasser dans mon lit. Tous ces souvenirs avaient un peu troublé mes idées ; la rivière gonflée avait beau me dire : Viens-tu ? en grondant sous les arches… je ne me pressais pas et je me disais : Quand je serai au fond de l’eau, il ne pourra plus venir m’embrasser. Cependant il fallait bien en finir, et je n’étais pas venue là pour m’amuser ; je me suis penchée de nouveau sur le parapet, mais le courage m’a encore manqué. Alors j’ai regardé la fenêtre où la lumière brûlait toujours, et je me suis dit : J’irai dans l’eau quand la lumière s’éteindra. Ah ! vois-tu, mon ami, quand on souffre, on a bientôt dit : Je m’en vais mourir. On croit que c’est facile ; mais on se trompe joliment, va ! Pendant que j’attendais le signal pour faire le saut, la fièvre m’a saisie, j’ai perdu la tête, et je suis tombée évanouie sur le pavé. Quand je suis revenue à moi, j’étais dans un lit de l’Hôtel-Dieu.

Musette, à part, se levant.

Pauvre fille !

Rodolphe, à Mimi qui veut se lever.

Tu es fatiguée, repose-toi.

Mimi.

Je ferai tout ce que tu voudras… Dis donc, si j’avais trouvé une autre femme ici, c’est moi qui serait joliment descendue par la fenêtre… (Elle tousse.)

Rodolphe.

Ne parle plus.

Mimi.

Tu m’aimes toujours, n’est-ce pas ?

Rodolphe.

Si je t’aime !… (On frappe à la porte.)


Scène VI.

RODOLPHE, LE MÉDECIN, MIMI, MUSETTE, puis MARCEL.
Le Médecin.

Vous m’avez fait demander ?

Rodolphe, se relevant et venant près du Médecin.

Chut !…

Musette retourne près de Mimi et lui parle bas.
Le Médecin.

Je comprends…

Rodolphe.

Mimi… ma petite fille, voilà un de mes amis qui est monté me voir en passant. C’est un médecin. Si tu lui disais où tu souffres, ce que tu éprouves ?

Le Médecin, venant près de Mimi dont il prend la main.

Vous permettez, mademoiselle ?…

Rodolphe semble épier avec anxiété la physionomie du Médecin, qui lui fait signe de s’écarter. — Marcel rentre. — Musette et Rodolphe vont au-devant de lui pendant que le Médecin semble consulter Mimi.
Marcel.

Le médecin est-il venu ?

Musette.

Il est là !

Marcel.

Qu’a-t-il dit ?

Rodolphe.

Nous ne savons rien encore…

Musette et Marcel se rapprochent de Mimi.
Le Médecin, à Mimi.

Tranquillisez-vous, mademoiselle… ce n’est rien… du repos, et tout ira bien.

Rodolphe, joyeux.

Ah !…

Marcel et Musette redescendent la scène et vont s’asseoir près de Mimi, pendant que le Médecin et Rodolphe sont dans un coin du théâtre.
Le Médecin, revenant à Rodolphe et lui prenant la main. Bas.

Mon ami, c’est fini.

Rodolphe, tressaillant.

Perdue ? Ô Mimi ! ma pauvre Mimi !

Le Médecin.

Dans huit jours au plus tard.

Rodolphe.

Quoi ! sitôt ?

Le Médecin.

Plus tôt… Demain peut-être.

Mimi, se penchant vers Rodolphe et le Médecin.

Qu’est-ce que vous dites là tous deux ?

Rodolphe, prenant un ton gai, et venant à elle.

Nous complotons pour te faire prendre quelque chose de très-mauvais qui te guérira bien vite.

Musette, à Mimi.

Tu vois bien, si tu étais en danger, il ne rirait pas.

Marcel, qui vient de porter une écritoire et du papier sur la table, bas à Rodolphe.

Que dit le médecin ?

Rodolphe, bas.

C’est fini !

Le Médecin, à Mimi.

Allons ! ne vous tourmentez pas.

Mimi.

Oh ! je suis mieux déjà depuis que je suis ici… (La fièvre commence à la prendre.) Il faut me guérir bien vite, monsieur !… (Montrant Rodolphe qui s’est rapproché et dont elle a pris la main.) Vous le voyez, je suis toute sa joie — une triste joie, n’est-ce pas ? Enfin, il m’aime comme ça… (Regardant la robe de Musette.) C’est joli cette robe !… Tout-à-l’heure, en revenant de l’hôpital, j’ai regardé les magasins. Quel malheur que ça coûte aussi cher !… (Avec vivacité.) Comme on est drôle quand on est malade ! on a toutes sortes d’envies. (À Rodolphe.) Tu sais bien, moi qui ne suis pas coquette, je voudrais avoir… (Tristement.) Non, n’y pensons plus !…

Le Médecin est allé s’asseoir à la table et écrit son ordonnance. — Marcel est retourné près de Musette.
Rodolphe.

Si, au contraire, parle, qu’est-ce ? que veux-tu ? Est-ce une belle robe de soie, comme celle de Musette, avec une garniture de blonde ?

Mimi, riant et toussant.

Ah ! de la blonde !… comme il est bête ! c’est de la dentelle !… Non, je ne veux pas de robe de soie. Je voudrais avoir… un manchon, mais j’en ai bien envie…

Musette fait signe à Rodolphe de dire oui.
Rodolphe, à Mimi.

Ce n’est que cela, ma chérie ? tu l’auras !

Musette, bas à Marcel.

J’en ai un chez moi, tu iras le prendre.

Mimi.

Bientôt ?

Rodolphe.

Tout-à-l’heure…

Marcel remonte et repasse près du Médecin.
Mimi.

Ça coûte cher un manchon. Tu es donc riche ?

Rodolphe, vivement.

Oui, nous sommes riches !

Mimi, répétant.

Ah ! bien ! si nous sommes riches, il faut faire aller le commerce. Va me chercher mon manchon.

Le Médecin J’ai quelques visites à faire. Je reviendrai dans la soirée.

Il sort. Rodolphe et Marcel le reconduisent.
Musette, à Mimi.

Allons, viens te reposer.

Mimi.

Je veux bien… (Elle se lève, appuyée sur Musette et sur Rodolphe, qui est revenu près d’elle. — En remontant.) Tiens, le médecin est parti !

Rodolphe.

Oui.

Mimi.

Qu’est-ce qu’il a dit de moi ?

Rodolphe.

Il a dit que si tu voulais être bien sage, dans huit jours tu pourrais aller au bal.

Mimi.

Avec mon manchon ?

Rodolphe.

Oui, avec ton manchon.

Mimi, pendant qu’on l’aide à se mettre sur le lit.

Quel bonheur ! Alors, pour commencer, je vais tâcher de dormir ; car je ne dormais presque pas, là-bas… Ces grandes salles, c’est si triste la nuit !… (Musette range le fauteuil près de la cheminée. — Serrant Rodolphe entre ses bras.) Ah ! mon ami, ne me renvoie pas à l’hôpital, j’y mourrais… (Doucement.) Je suis si bien ici… (Sa voix baisse.) dans ma petite chambre… (Plus bas.) auprès de toi… mon Rodolphe… (Elle s’endort.)

Musette, bas.

Elle commence à dormir… (Elle tire les rideaux.)

Marcel, montrant les débris du festin.

Hein ! si nous avions pu prévoir ; dire qu’il ne reste pas une goutte des cent écus que nous avons bus dans ces bouteilles…

Musette, à Rodolphe.

Vous la gardez, n’est-ce pas ?…

Rodolphe, avec transport.

Si je la garde…

Musette.

Et de l’argent !

Rodolphe.

Je vais chez mon oncle.

Musette.

Ah ! mais, que je suis étourdie, moi ! En attendant, (Elle ôte ses bracelets et les donne à Marcel.) va m’accrocher ça, tu sais où !… Comme je suis folle de ne pas y avoir pensé plus tôt !

Rodolphe, lui serrant la main.

Ah ! Musette, merci !… (La nuit vient peu-à-peu.)

Musette.

Dieu ! que vous êtes bête !… (À Marcel.) N’oublie pas de monter chez moi pour prendre le manchon ! et pendant que tu seras en course, passe chez Schaunard et Colline.

Rodolphe, venant près de Marcel.

Préviens-les de ce qui m’arrive.

Marcel, entraînant Rodolphe.

Oui, viens… allons battre le rappel de la monnaie…

Ils sortent.

Scène VII.

MIMI, endormie, MUSETTE, auprès du lit.
Musette.

Elle dort… (Elle va à la cheminée et allume une chandelle, la chambre s’éclaire.) En voilà une qui n’aura pas eu de chance ! si elle avait voulu cependant, elle aurait pu être comme moi… J’aurais bien été comme elle si j’avais pu. Nous avions chacune notre maladie ! moi une maladie qui m’a fait vivre, la coquetterie et le plaisir. Elle, une maladie mortelle, l’amour et l’honnêteté… (Retournant au lit.) On dirait qu’elle a froid… (Elle jette son châle sur le lit.) Pauvre fille ! elle n’aura jamais été si bien mise.


Scène VIII.

MUSETTE, MARCEL et RODOLPHE, entrant ensemble.
Marcel tient à la main un carton duquel il retire un manchon qu’il dépose sur un meuble. Rodolphe est triste et silencieux.
Musette, allant vers Rodolphe.

Eh bien ?

Rodolphe, bref.

Rien !

Musette.

Comment ! vous n’avez rencontre personne…

Rodolphe, avec une ironie amère.

J’ai rencontré un pauvre qui m’a demandé l’aumône.

Il passe à droite.
Musette, allant vers Marcel.

Et toi… combien t’a-t-on prêté là-bas ?

Marcel.

Rien !

Musette.

Comment !

Marcel, lui rendant ses bijoux.

C’est aujourd’hui dimanche, le clou fait relâche, il faut attendre à demain.

Musette.

Demain. Mais, d’ici-là…


Scène IX.

les mêmes, COLLINE, SCHAUNARD, entrant ensemble.
Schaunard en habit de nankin.
Marcel, allant à Schaunard.

Eh bien ?

Schaunard, fouillant dans sa poche.

Voilà trente sous !… (Il les donne à Marcel.)

Rodolphe, à Colline.

Eh bien ?

Colline, fouillant dans sa poche.

Voilà trois francs.

Marcel, les prenant.

Quatre livres dix… Je vais chez le pharmacien…

Il sort.
Musette, à Colline et Schaunard.

Comment avez-vous fait ?

Schaunard.

J’ai voulu vendre une pelure dans laquelle je comptais hiverner ; mais c’est aujourd’hui dimanche — ces choses-là n’arrivent qu’à moi, — il n’y avait pas un seul marchand d’habits dans les rues, et les fripiers étaient fermés. Cependant, j’en ai trouvé un ; il m’a offert trente sous de mon alpaga, et un habit de nankin en retour. Je n’avais pas le choix, j’ai pris, voilà.

Musette.

Pauvre garçon ! un habit de nankin de ce temps-ci.

Schaunard.

Ça n’est pas chaud ; mais c’est joli, et puis il y a longtemps que j’avais envie d’en avoir un ! (Il remonte.)

Colline.

Moi, c’est autre chose ! j’ai voulu vendre mes livres ; mais tous les bouquinistes étaient clos dans leur vie privée. Quand j’ai vu ça, je suis entré chez un épicier et je lui ai négocié, au poids, une série de philosophes grecs… Ça valait dix écus, mais ça ne pesait que trois francs. J’ai pris, voilà !…

Rodolphe est remonté près de la fenêtre.
Schaunard.

L’art est dans le marasme… et à cette heure, une moitié de Paris emprunte cent sous à l’autre moitié qui les lui refuse… (Il passe à droite.)

Musette, à Rodolphe.

Est-ce que votre Providence habituelle vous abandonnerait ?

Rodolphe, toujours ironique.

La Providence ! la Providence… (Montrant la fenêtre.) quand il fait ce temps là, elle reste au coin de son feu.

Musette.

Et votre oncle ?

Rodolphe.

Je l’ai vu. Il montait en voiture pour se rendre au bal chez Mme de Rouvre…

Schaunard vient s’asseoir à gauche, près de la fenêtre.
Musette.

Eh bien ?

Rodolphe.

Il n’y a rien à attendre de lui.

Musette.

Vous ne lui avez donc pas dit…

Rodolphe.

Je lui ai dit tout, mais il ne croit à rien ; il dit qu’elle joue la comédie, et que c’est un moyen pour entortiller son monde et arriver à son but.

Musette, avec colère.

Dieu ! s’il est possible d’entendre ça de sang-froid…

Elle repasse à droite et s’assied dans le fauteuil. Colline s’est assis près de la cheminée.
Rodolphe, allant entr’ouvrir les rideaux du lit.

Pauvre fille !… tu m’as aimé, et dans mon amour égoïste je t’ai associée à ma vie de misère… chaque jour j’ai assisté à ton martyre patient, et pendant que tu tremblais sous les frissons de la fièvre… je me réchauffais à la chaleur de ton amour… (S’agenouillant.) Je t’en demande pardon… oui… c’est à cause de moi que te voilà sitôt couchée sur ce lit où je vois déjà la mort naître sur ton visage.


Scène X.

les mêmes, Mme DE ROUVRE, puis MARCEL et DURANDIN.
Mme de Rouvre est entrée silencieusement.
Rodolphe, se relevant et l’apercevant.

Vous !… vous ici, madame !… (Tous se lèvent.)

Mme de Rouvre.

Parlez bas… (Montrant le lit.) Qu’elle ne vous entende point.

Rodolphe.

Quoi ! vous savez ?…

Mme de Rouvre.

M. Durandin est chez moi en ce moment ; il m’a tout appris.

Rodolphe.

Madame…

Mme de Rouvre.

En d’autres temps, Rodolphe, j’ai pu laisser échapper sur cette jeune fille des paroles…

Rodolphe, vivement.

Et moi, madame, comment pourrai-je m’excuser pour ma conduite inconvenante chez vous ?…

Mme de Rouvre.

Ne vous excusez pas… il n’y a plus ici ni inconvenance ni rivalité… (Montrant le lit.) Il y a le malheur et la pitié !… (Vivement.) la pitié sincère, qui souffrirait d’un refus… (Tirant un portefeuille.) Cette maladie peut être longue… prenez…

Elle lui donne le portefeuille.
Rodolphe, bas en lui baisant la main.

Ah ! Césarine, merci.

Mme de Rouvre.

Et maintenant, permettez-moi de me retirer…

Durandin entre en même temps que Marcel qui apporte les médicamens, qu’il pose sur la table.
Durandin, à Mme De Rouvre.

Vous êtes venue ? quelle folie !…

Rodolphe.

Mon oncle !

Durandin.

Laisse-moi dire un mot à madame, je te parlerai ensuite.

Mme de Rouvre, à Durandin.

Pas ici… Monsieur, reconduisez-moi.

Durandin, à Mme de Rouvre.

Tout-à-l’heure, chez vous, quand je vous ai parlé de ce qui se passait ici, vous m’avez accusé d’insensibilité, de cruauté même ! Eh bien ! je suis venu exprès pour vous prouver que je ne suis ni insensible, ni cruel ! seulement, je ne veux pas être dupe.

Rodolphe.

Mon oncle !

Durandin.

Et je ne veux pas que tu le sois non plus… car, ma parole d’honneur, vous êtes fous tous tant que vous êtes.

Mme de Rouvre.

Monsieur, taisez-vous.

Durandin.

Je vous le répète, vous êtes dupe d’une comédie !…

Il passe à droite.
Schaunard, mettant une chaise près du lit.

Une comédie ! Permettez-moi de vous offrir une stalle pour mieux la voir.

Musette, à Durandin.

Ah ! tenez… vous n’avez pas de cœur !…

Durandin, à Musette.

Vous défendez votre pareille, je comprends ça.

Musette, éclatant, mais d’une voix sourde.

Mimi, ma pareille ! Mimi, si bonne, si dévouée, si douce ! oh ! comme vous ne me connaissiez guère !… Ah ! M. Million, si vous pouviez être jeune pendant un carnaval ?

Durandin.

Eh bien ?

Musette.

Je n’en demanderais pas davantage pour faire fondre votre fortune au creuset de mes caprices. Vous voyez bien ces petites dents-là, elles croqueraient des lingots ! (Frappant du pied.) Vous n’avez pas un fils quelque part, que je le mette sur la paille ?

Durandin.

Eh bien ! à la bonne heure, vous, vous êtes franche. (Il passe près de Rodolphe.) Voyons, elle est malade, dis-tu ; eh bien ! je la ferai entrer dans une maison de santé… (Élevant de plus en plus la voix.) Mais je ne veux pas qu’elle reste ici… (Pendant ce temps le rideau s’est entr’ouvert. On voit Mimi qui écoute. Musette l’aperçoit et court à elle.) À cette condition je donnerai de l’argent, mais elle partira !

Mme de Rouvre, à Durandin.

Vous ne donnerez rien, monsieur, et elle ne partira pas.

Durandin.

Madame…

Rodolphe, voyant Mimi qui descend de son lit aidée de Musette et de Marcel.

Mon oncle, allez-vous-en !

Mimi

M. Durandin !… Laisse-moi partir…

Durandin, qui achève à part une discussion avec Rodolphe.

Tu es fou… je te dis que tu es fou !

Mimi

Ne le grondez pas, monsieur, je m’en vais… (À Rodolphe qui est venu près d’elle.) Laisse-moi partir… je ne veux pas qu’on te fasse l’aumône pour moi !…

Rodolphe, tenant Mimi.

Ah !… (À Durandin.) Allez-vous-en, mon oncle…

Il soutient Mimi dans ses bras, et, avec Musette, la conduit dans le fauteuil que Colline a approché. Musette lui donne son manchon.
Musette.

Vois comme il est joli.

Mimi.

Oui… bien joli !… Elle fourre ses mains dans le manchon, et s’essuie les yeux avec.

Rodolphe, lui prenant la main.

Mimi !

Mimi.

Oui, tu m’aimes bien, mon pauvre ami, mais je te gêne.

Rodolphe.

Tais-toi !

Mimi, en se retournant, elle aperçoit Mme de Rouvre ; elle pousse un cri et se dresse debout.

Mme de Rouvre !… Adieu, Ropolphe !… adieu !…

Mme de Rouvre remonte.
Rodolphe.

Mimi !

Mimi, faisant un pas.

Adieu… je veux partir, ne me retiens pas… J’irai à l’hôpital… Je reviendrai quand je serai guérie…

Elle s’affaisse lentement dans le fauteuil. Durandin hausse les épaules.
Mme de Rouvre, assise près de la table.

Vous êtes cruel, monsieur !… (Elle se lève.)

Rodolphe, qui s’est approché.

Oh ! oui, bien cruel !…

Durandin, à voix basse, à Rodolphe et à Mme de Rouvre.

Eh bien !… voyons… elle est en danger, dites-vous ?

Rodolphe.

Elle est mourante, monsieur !

Durandin.

Je vais la sauver… (Il pose sa canne et son chapeau, et s’approchant du fauteuil.) Mlle Mimi, c’était une épreuve ; c’est fini… (Il prend la main de Rodolphe et celle de Mimi.) Je vous le donne !… (Mimi pousse un long soupir et ne répond pas ; musique à l’orchestre.) Vous l’aimez et il vous aime, vous êtes bonne et il sera riche ; soyez heureuse… Allons, levez-vous et embrassez-moi…

Moment de silence ; Musette, qui est penchée vers Mimi, se relève tout à coup, pousse un grand cri et tombe à genoux. Tout le monde entoure Mimi ; Durandin, après un mouvement, lâche la main de Mimi qui tombe inerte.
Durandin.

Ah ! mon Dieu !

Rodolphe.

Ah !… (Il s’agenouille près de Mimi.)

Schaunard, ouvrant la porte brusquement et apportant à Durandin sa canne et son chapeau.

Une comédie !… Eh bien ! monsieur ! la pièce est finie ; on va éteindre.

Musette.

Adieu, Mimi.

Rodolphe, se relevant et sanglotant.

Ô ma jeunesse ! c’est vous qu’on enterre.

FIN.