La Vie de lord Tennyson

La bibliothèque libre.
La Vie de lord Tennyson
Revue des Deux Mondes4e période, tome 144 (p. 671-682).
LA VIE D’ALFRED LORD TENNYSON

L’ouvrage en deux gros volumes, de plus de cinq cents pages chacun, que vient de consacrer à la mémoire d’Alfred Tennyson son fils Hallam, est moins une biographie en forme qu’un ample et copieux recueil de documens, où puiseront comme à la source les futurs biographes de l’auteur d’In Memoriam et de Maud[1]. A mesure que son talent mûrissait, Tennyson visait davantage à la sobriété, à la concision ; il aimait à dire « qu’on reconnaît le véritable artiste à ce qu’il sait se borner, et qu’en certains cas la moitié vaut plus que le tout. » Il n’a pas légué à son fils son aversion pour la prolixité, pour les minuties, pour les inutiles longueurs ; on en trouvera beaucoup dans les deux gros volumes, qui pourtant se laissent lire sans fatigue, sans ennui. Le second lord Tennyson avait son intention : il tenait à prouver que son illustre père était un de ces hommes qu’on peut étudier à la loupe, sans que leur gloire en souffre. Ce poète d’un caractère noble et pur a mené une vie sans reproche. Ajoutons que cette irréprochable vie fut aussi douce que belle, qu’on peut le ranger sans hésitation au nombre des poètes rares en leur espèce qui furent des hommes heureux, qu’il n’eut jamais de grandes difficultés avec lui-même ni de procès avec la destinée.

Le parfait bonheur n’étant pas de ce monde, il eut sa part de ce que l’Église appelle le pain d’absinthe et d’amertume. Mais s’appliquant à être heureux, il n’avait pas de complaisance pour ses chagrins et s’en délivrait en les mettant en vers. Il perdit dans sa jeunesse le plus cher de ses amis ; son deuil lui a inspiré la plus admirable de ses œuvres. A soixante-dix-sept ans, il apprit que son fils cadet venait de mourir à bord du bateau qui le ramenait des Indes, que le corps était resté dans la Mer-Rouge. « La pensée de la mort de Lionel, disait-il, me brise le cœur ; il était si jeune et si plein de promesses ! » Il adoucit sa peine en travaillant avec plus d’acharnement à un nouveau poème, qui parut au mois de décembre de la même année. Les poètes ont des douleurs et des consolations que ne connaissent pas les autres hommes ; par une grâce du ciel, Tennyson était plus savant dans l’art de se consoler que dans l’art de souffrir.

A ses deux grands chagrins il faut en ajouter beaucoup de petits, causés par des contrariétés trop vivement ressenties, par l’excessive délicatesse d’un épidémie tendre aux mouches. Il y avait en lui un singulier contraste. Cet homme de haute taille, bien découplé, aux larges épaules, à la large poitrine, au large front couronné d’une épaisse chevelure noire, à l’œil ardent, au teint olivâtre, à la voix métallique, aux longs doigts terminés par des ongles carrés, était si vigoureux qu’un jour il enleva dans ses bras son petit poney, broutant dans une pelouse, et que quelqu’un s’écria : « Alfred, il n’est pas juste que vous soyez à la fois Hercule et Apollon ! » Cet Hercule conserva sa vigueur jusque dans sa vieillesse. Presque octogénaire, son pas était si rapide qu’on avait peine à le suivre ; tous les jours, il marchait pendant deux heures, et dans les vingt dernières minutes, il trottait. Méprisant les parapluies, il bravait les averses, enveloppé dans son long manteau de couleur sombre ; de temps à autre il s’arrêtait pour secouer son chapeau aux larges bords, alourdi par l’eau du ciel, et il se moquait « des douillets qui s’acagnardent au coin de leur feu. »

Mais l’Apollon logé dans ce corps d’Hercule avait les nerfs fort irritables et facilement agacés. Il disait à son fils « qu’il était moins sensible au plaisir d’être admiré, encensé, qu’à la souffrance que lui causait la moindre critique, fût-elle dirigée contre l’ongle du plus petit doigt de ses pieds. » — « Comme tous les Tennyson, j’ai le sang noir, et je me rappelle toutes les méchancetés qu’on a pu me dire, je ne me souviens guère des éloges. » Il exagérait beaucoup : il se remettait bien vite de ses émotions, il oubliait bientôt ses chagrins, son sang noir ne le tourmentait pas longtemps. Il sentait lui-même que, si sa peau avait été plus épaisse, plus dure, plus coriace, il n’aurait pas été Tennyson : qu’il n’aurait pas eu cette finesse de touche, cette délicatesse de pinceau que vantaient justement ses admirateurs. Aussi bien sa famille était-elle attentive à lui épargner autant que possible les piqûres, les égratignures. Pendant cinquante-deux ans, il ne publia pas un seul volume sans qu’un inconnu lui adressât une lettre injurieuse, toujours la même, qui, selon l’usage, n’était pas signée. On avait soin de l’intercepter et de la brûler. Renan m’a raconté que, chaque année, à jour fixe, il recevait de province une lettre anonyme, contenant, s’il m’en souvient, ces simples mots : « Souvenez-vous que vous serez damné ! » On n’avait garde de la brûler ; on savait qu’il la lirait sans s’émouvoir, qu’elle réjouirait son ironie.

Pour épuiser la liste des malheurs de Tennyson, rappelons que la critique se montra sévère jusqu’à la dureté pour son premier livre, pour ses Poésies lyriques, publiées en 1830. On le traita de dilettante, on l’accusa de ne savoir peindre que des figures et des vignettes de keepsake. Il traversa une crise de découragement, pendant laquelle il songea à quitter l’Angleterre, à se réfugier à Jersey, en France, en Italie ; mais la crise fut courte ; il sortit bientôt de son abattement, il se remonta, il crut en lui-même et à son avenir. En 1842, à l’âge de trente-trois ans, il publie en deux volumes un choix de ses premiers poèmes, retouchés, remaniés, refaits et accompagnés de peintures d’intérieur, d’idylles anglaises. Cette fois, il entre subitement dans la gloire. C’est comme un coup de théâtre ; il s’est emparé des cœurs, ils lui resteront fidèles. Son nom est sur toutes les lèvres ; Oxford traduit ses vers en latin et en grec, on le compare, on le préfère à Wordsworth. « Durant bien des années, disait un de ses amis, nous autres, ses partisans, ne formions qu’une secte. Longtemps après la publication de son premier volume, j’écrivis un article où je le proclamais grand poète ; l’éditeur supprima l’épithète, il considérait que le public ne tolérerait pas un tel éloge. » Désormais, l’admiration tient de l’engouement ; des fanatiques l’égaleront à Shakspeare, le mettront au-dessus de Byron, au-dessus de Goethe ; il n’est plus d’exagération capable d’effaroucher le public.

A partir de cette mémorable année, tout lui réussit, tous ses désirs s’accomplissent. En 1850, il épouse une femme distinguée, qui sera sa plus chère société, son conseil, son appui, et dont il a vanté en prose comme en vers la rare intelligence « et la foi aussi sereine que les profondeurs d’un ciel bleu de juin ». Par une faveur de sa destinée, il mourra avant elle. Que lui fallait-il pour être heureux ? La gloire ne lui aurait pas suffi ; il n’aimait pas à rouler sa vie, il était avide des vrais biens, la paix, le repos, les douceurs d’un intérieur tranquille, il soupirait après les grâces que dispensent à leurs favoris les dieux domestiques. Le monde le fatiguait, Londres l’attirait peu ; il préférait aux dissipations le recueillement de l’esprit, à tous les salons un jardin dont il connaissait et pouvait nommer toutes les plantes. Il était né pour vivre aux champs ; mais sa félicité eût été incomplète si la maison qu’il habitait ne lui avait pas appartenu.

Ce fut en 1853 qu’il devint l’heureux propriétaire de Farringford, « ce palais enchanté, environné de vertes murailles. » Il y passera les quarante dernières années de sa vie, il y écrira les plus célèbres de ses poèmes. Mais, si sages que soient les poètes, ils sont insatiables. En 1874, il achète une seconde villa, Aldworth. « Jamais aucun poète avant lui, écrivait Aubrey de Vere, n’a possédé de pareilles résidences. La seconde était aussi bien choisie que la première. Située sur une hauteur, elle permettait au poète de promener ses yeux sur une vaste étendue de cette terre anglaise qu’il aimait tant, de la voir se chauffera son meilleur soleil d’été, bornée au loin par son inviolable mer. D’année en année, il arpentait deux majestueuses terrasses, en compagnie des hommes les plus connus de son temps, hommes d’État, soldats, gens de lettres, savans, artistes, quelques-uns de race royale, quelques-uns fameux dans les pays lointains ; mais aucun ne lui était plus cher que les amis de sa jeunesse. »

Il jouissait d’autant plus de sa nouvelle fortune qu’il l’avait longtemps souhaitée, en se repaissant d’espérances qui lui semblaient un beau rêve. Pour jouir pleinement du bonheur, il faut l’avoir attendu et qu’un jour il vienne à nous, comme un voleur, par-dessus les murailles, ou comme un sylphe, par le trou d’une serrure : on le tient, on ne le lâchera plus, et jusqu’à la fin on sera aussi étonné que ravi de le tenir. Fils d’un ecclésiastique que son père, par un inexplicable caprice, avait déshérité au profit de son cadet, Alfred Tennyson avait connu, sinon la pauvreté, du moins la vie étroite, où il faut compter sans cesse pour nouer les deux bouts, s’imposer plus d’une privation, se refuser le superflu, chose très nécessaire. Trop court de finance pour pouvoir entretenir une famille, il avait dû malgré lui retarder longtemps son mariage ; il ne se croyait pas en droit de s’offrir « le luxe du cœur. » Lorsque, après dix ans de séparation et de renoncement, il épousa enfin miss Emily Sellwood, ils s’installèrent dans une maison peu confortable, qui était un assez vilain nid. A la vérité, elle était entourée d’arbres, on entendait chanter les oiseaux. Mais à peine arrivés, une tempête démolit à moitié le mur de leur chambre à coucher, et par cette grande brèche entraient le vent et la pluie. Cette demeure était si solitaire qu’il fallait faire des lieues pour trouver un médecin et un boucher, et qu’il n’y avait pas un commissionnaire, un voiturier qui passât à portée de la voix.

S’il est vrai que le bonheur est une comparaison, le souvenir de l’incommode masure qui avait abrité sa lune de miel rendit sûrement plus vifs les plaisirs qu’éprouvait le possesseur de Farringford et d’Aldworth, en arpentant ses deux admirables terrasses ; et on peut croire aussi que le fâcheux accueil fait à ses premiers vers, les mortifications infligées jadis à son amour-propre étaient un assaisonnement qui donnait plus de prix à toutes les louanges qu’on lui prodiguait. Il possédait dorénavant tout ce qu’il avait désiré et d’autres choses encore, qu’il n’avait jamais songea souhaiter. En novembre 1850, héritier de Wordsworlh mort depuis peu, il avait été nommé poète-lauréat, par l’intercession du prince Albert, amoureux de son talent. Plus tard, on voulut le nommer baronnet, il refusa. En 1883, on lui offre la pairie, et cette fois il accepte : « Puis-je refuser un honneur, écrivait-il à un ami, qui, comme le dit Gladstone, est fait en ma personne à toute la littérature ? Toutefois, étant de la race des nerveux, des sensitifs, j’ai eu des heures de grand ennui : il me tardait d’échapper aux commentaires et aux médisances des journaux. » Le voilà devenu Alfred lord Tennyson ; mais son titre lui semblait moins glorieux que son nom ; il était moins fier de siéger à la Chambre haute, où il ne siégea guère, que d’avoir composé certain poème dont il s’était vendu en peu de temps près de 60 000 exemplaires.

Il y a toujours du mérite à être heureux. Quelques complaisances qu’ait pour nous une destinée bénigne, on n’en jouit pleinement qu’à la condition d’avoir l’esprit et le caractère bien faits. Aide-toi, et le ciel t’aidera. Tennyson a beaucoup aidé à son bonheur. Il n’eut jamais de convoitises déraisonnables, de désirs absurdes, d’espérances chimériques. Sa seule ambition fut d’être un grand poète. Il l’avait eue dès son enfance ; à cinq ans, il faisait déjà des vers ; à douze ans, il avait composé un poème épique, « plein, disait-il, de batailles, de marines et de montagnes » ; à quatorze ans, il avait écrit un drame en vers blancs. Il était le quatrième de douze enfans, huit garçons et quatre filles, qui tous avaient l’imagination fort éveillée, et dont le principal amusement était d’écrire sous forme de lettres des histoires, qu’on déposait sous les légumiers et qui étaient lues à haute voix après le dîner. Mais ils reconnaissaient tous Alfred pour leur maître, pour leur plus brillant conteur, pour le coryphée de la troupe. « Ma tante Cecilia, écrit son biographe, raconte que dans les longues soirées d’hiver, au coin du feu, le petit Alfred la faisait asseoir sur ses genoux, qu’Arthur et Mathilde s’appuyaient l’un sur son épaule droite, l’autre sur son épaule gauche, que le bébé Horatio se logeait entre ses jambes, et que fascinés par sa parole, bouche béante, ils écoulaient sans se lasser ses longs récits, des aventures de chevaliers traversant des forêts inexplorées, délivrant des demoiselles en détresse, ou combattant des dragons sur de gigantesques montagnes, quelquefois aussi des histoires d’Indiens, de démons ou de sorcières. » Il avait dès ce temps l’amour des descriptions riches, qu’il conserva toute sa vie.

Lorsque Taine s’occupait de préparer son Histoire de la littérature anglaise, il eut l’occasion de s’entretenir avec M. Palgrave, qu’il savait fort lié avec Tennyson, et il lui demanda si cet élégant poète n’avait pas été dans sa jeunesse un homme de plaisirs, s’il n’avait pas vécu dans une maison pleine d’objets rares, de bibelots d’une précieuse beauté. M, Palgrave lui répondit que, peu favorisé des dons de la fortune, Tennyson avait été le moins voluptueux des étudians de Cambridge, et n’avait jamais dépensé beaucoup pour se bien loger : « L’éminent critique, ajoute M. Palgrave, m’écouta d’un air de désappointement, et ne put abandonner son idée ; son siège était fait. Lorsque parut son livre, j’y retrouvai quelque trace de son étrange opinion sur le sybaritisme de Tennyson, sur le brillant milieu où il avait composé ses premiers vers. »

Taine était loin de compte ; rien ne ressemblait moins à un palais bâti par les fées que le modeste presbytère de Somersby, où il était né. Ce village tranquille est situé dans un district du comté de Lincoln, qui n’offrait à ses yeux que des collines grises, des plaines sévères, une mer orageuse. Le maître de la maison était d’humeur morose, elle souvenir de l’injustice qui l’avait appauvri assombrissait ses pensées. Si Alfred Tennyson avait un père qui riait peu, il avait une tante, Mrs Bourne, qui ne riait jamais, et il eût été fort déçu s’il avait compté sur elle pour égayer son imagination. Cette rigide calviniste pleurait pendant des heures, « parce que Dieu, disait-elle, est infiniment trop bon. » Elle s’écriait dans son désespoir : « N’a-t-il pas damné la plupart de mes amis ? Mais moi, moi, il m’a choisie entre mille pour le salut éternel, et je ne vaux pas mieux que mes voisins. » Elle dit un jour à son neveu : « Alfred, Alfred, quand je vous regarde, je pense aux paroles de la divine Écriture : Éloignez-vous de moi, vous maudits, et allez brûler dans le feu qui ne s’éteint point ! »

L’esprit souffle où il veut ; il avait soufflé sur Alfred Tennyson, et, dans son tranquille et rustique Somersby, il s’en remettait à son imagination du soin de lui donner des fêtes.

Il a raconté lui-même qu’il se levait souvent à la pointe du jour « pour aller voir les perles d’or de la rosée, scintillant dans l’herbe, sous les pommiers du verger. » Près du village coulait un ruisseau aux bords escarpés et fleuris, dans lequel flottaient de longues mousses. Jusque dans sa vieillesse, il s’est souvenu de ce ruisseau. La mer n’était pas loin, et « nulle part, dit-on, elle n’est si sauvage et si bruyante, nulle part les vagues ne sont plus hautes, nulle part les brisans n’ont un rugissement plus semblable au fracas du tonnerre. « Oubliant le feu qui ne s’éteint point, le neveu de Mrs Bourne passait des heures à contempler ces vagues, à écouter ce tonnerre. — L’esprit souffle où il veut, — et quand certaines fumées montent au cerveau, quelque matière en fusion qu’on jette dans ce moule, il en sort des chevaliers errans, des enchanteurs, des fées. En conversant avec tel laboureur des environs, Tennyson crut plus d’une fois avoir affaire au roi Arthur, qui lui disait ses secrets, et plus d’une fois, faute de mieux, la dame de ses pensées lui est apparue sous les traits de la gouvernante de ses sœurs. On a conservé une lettre qu’il lui adressait à l’âge de douze ans : il l’appelait sa chère, son incomparable dulcinée, l’âme de son âme, l’adorable maîtresse de son cœur, et il célébrait la splendeur de ses charmes et ses angéliques perfections. M. Palgrave aurait dû représenter à Taine que ce qui inspire les poètes, ce n’est pas tant ce qu’ils possèdent que ce qui leur manque.

Sa vocation avait été précoce ; il lui est demeuré Adèle ; né poète, il ne se piquait point d’être autre chose. Il n’affecta jamais de mépriser le talent qui avait fait sa gloire et jamais il ne se vanta d’en posséder d’autres que le ciel lui avait refusés. Il ne se flattait point d’avoir le génie des affaires ; il s’est contenté d’administrer sagement son bien, de faire tous les ans sa balance, et il n’a pas connu ces mortels embarras d’argent qui tuent le bonheur. Il ne se croyait pas un grand agriculteur ; il lui suffisait d’embellir son jardin, qu’il ne trouva jamais trop petit. Il ne se targuait pas non plus d’être un grand politique, et il ne s’est point soucié de jouer un rôle dans la Chambre des lords. Il faisait grand cas du bon sens. Il se plaignait un jour que ce don précieux eût manqué à Shelley, et une femme lui ayant répondu : — « A la bonne heure, mais le Christ avait-il le sens commun ? » — il répliqua : « Il en avait, madame, plus que vous et moi. »

Esprit très cultivé, très orné, il s’intéressait à tout, à la science comme à la littérature, comme à la théologie, sans avoir la prétention d’être un théologien ou un savant ; le sens commun lui avait appris que chacun a ses aptitudes particulières, et que le métier de poète demande un homme tout entier. Toute sa vie, qu’il compulsât de vieilles chroniques ou relût son Pindare en grec, le Cantique des Cantiques en hébreu ; qu’il se promenât dans son jardin ou voyageât sur le continent ; qu’il se mît au courant des plus récentes découvertes ou parcourût quelque manuel de philosophie, quelque traité de physique ou d’histoire naturelle ; qu’il s’entretint avec des physiologistes ou avec de petits bourgeois, avec des astronomes ou avec des paysans, avec des explorateurs célèbres ou avec Garibaldi, à qui il savait gré « d’avoir dans les affaires de ce monde la divine stupidité d’un héros » ; il rapportait, il ramenait tout à la poésie, et sa principale occupation, le premier de ses soins était de chercher partout des inspirations, des sujets et des images ; et ses inspirations furent toujours sincères, ses sujets furent le plus souvent appropriés à la nature de son talent, ses images furent presque toutes d’une remarquable justesse, on sentait qu’il les avait prises à la source.

D’année en année plus sévère pour lui-même, et poussant l’amour de l’exactitude jusqu’au scrupule, toutes les comparaisons, toutes les métaphores qu’il empruntait à la science étaient d’une parfaite correction. Le rouge de la honte lui serait monté au visage s’il s’était permis, comme l’un de nos plus grands poètes, de confondre l’Asie Mineure avec la Syrie et l’Afrique, de remplacer les pistachiers francs de Smyrne, les térébinthes de Chio par des palmiers, et de promener sous leurs ombrages


Des tentes balancées
Au dos des éléphans.


Un grand astronome lui a rendu le témoignage qu’il connaissait admirablement les étoiles, que son astronomie était irréprochable, et on assure qu’il jeta au panier l’une de ses poésies les plus achevées parce qu’un botaniste y avait relevé une erreur. Nous avons tous nos faiblesses : on reprochait à ce poète, qui ne voulait être que poète, d’aimer trop à parler de ses vers, et de se complaire à les réciter, en disant à ses auditeurs : « Eh bien ! qu’en pensez-vous ? ce n’est pas trop mal : Not bad that, is it ? » Il s’aimait ; que ferait-on dans ce monde si l’on ne s’aimait un peu ? Mais, exempt de toute fatuité, il se rendait sans peine aux observations qui lui semblaient justes, et s’admirant beaucoup, il lui en coûtait peu d’admirer les autres : « Un soir, à Farringford, raconte M. Palgrave, il me lut en grec l’Hylas de Théocrite, cette petite idylle belle entre les plus belles. Il me vanta la tendresse, la grâce que respire le passage où le poète nous montre le beau jeune homme, entraîné dans les profondeurs d’une source par des nymphes amoureuses, et ne répondant que par un murmure confus aux appels désespérés de son compagnon : « Trois fois Hercule cria : Hylas ! Trois fois l’enfant l’entendit, et une voix indistincte sortit de l’eau, et quoiqu’elle fût très proche, elle semblait déjà venir de loin. » Après avoir lu ces vers, Tennyson poussa un soupir de béatitude : « Je serais heureux de mourir, dit-il, si j’en avais écrit de pareils. »

Non seulement il n’a jamais poursuivi que son droit, n’a jamais été tourmenté par les ambitions extravagantes qui gâtent la plus belle vie du monde ; si l’on en juge par le livre de son fils, les orages du cœur et des passions lui ont été épargnés. C’était une de ces âmes à climat tempéré, qui ne connaissent ni les âpres bises du Nord ni les ardeurs violentes des tropiques. Il n’eut pas de peine à régler ses mœurs et ses actions ; il était né tout réglé ; il avait sucé avec le lait l’amour de l’ordre, de la discipline ; il avait dans le sang comme une sagesse native.

On l’accusait d’aimer trop le tabac ; ce fut, je crois, son seul excès, sa seule débauche et sa seule servitude. Il eût porté sa tête sur un échafaud plutôt que de renoncer à sa pipe. En 1876, M. Gladstone l’ayant invité à venir passer quelques jours chez lui, à Hawarden, il lui fit ses conditions : « Puisque vous voulez bien m’assurer, lui écrivait-il, que vous vous arrangerez comme vous pourrez pour ne pas perdre ma visite, arrangez-vous pour me donner une chambre où je pourrai fumer ma pipe, aussi souvent qu’il me plaira. » Il voyait flotter dans cette fumée toutes les images dont il aimait à s’inspirer ; elle lui montrait la figure des gens et des choses qui lui plaisaient, le ruisseau de Somersby, ses myosotis et ses mousses, le passé, l’avenir, les pays qu’il avait vus et ceux qu’il rêvait de voir. Mme Tennyson lui reprochait de confondre l’usage avec l’abus, de donner à sa pipe des heures qu’il aurait dû consacrer à sa correspondance. Ayant reçu le 21 décembre 1876 une lettre courtoise et fort gracieuse de Robert Browning, il lui rapporta, pour toute réponse, un entretien qu’il venait d’avoir avec sa femme, en sortant de table : — « Pourquoi n’avez-vous pas remercié M. Browning de sa lettre ? — Pourquoi lui écrirais-je ? Je lui avais envoyé mon volume, il m’en a accusé réception. — Oui, mais en quels termes ! Écrivez-lui qu’il vous a décerné une couronne de violettes. — Dites plutôt une couronne d’or. — J’écrirais pour vous si je le pouvais ; je dois rester couchée et ne puis ni écrire ni lire. — Bien, je vais monter pour fumer ma pipe et lui écrire. — Oui, vous allez monter, et, votre pipe à la bouche, vous minuterez une lettre que vous n’enverrez jamais. — Vous vous trompez, je lui rapporterai notre entretien... Et là-dessus, il monta, fuma, et, malgré sa pipe, il écrivit et signa : A. Tennyson. » Il semblait avoir pris à tâche de démentir les sinistres pronostics des détracteurs farouches de la nicotine, de leur prouver que c’est un poison bien lent. Il était né le 6 août 1809, il est mort en 1892.

Son biographe assure, et nous l’en croyons sans peine, que même dans sa jeunesse cet intrépide fumeur, qui vécut quatre-vingt-trois ans, ne déraisonna jamais, qu’il n’a pas eu son âge de folie, qu’il n’a jamais songé sérieusement à décrocher la lune, qu’il n’a jamais mâché à vide, qu’il ne s’est jamais créé des douleurs imaginaires plus funestes que les maux réels, que jamais il n’a semé le vent ni moissonné des tempêtes. Grand conteur d’anecdotes, il en était une qui lui plaisait entre toutes. Tous ses amis lui ont entendu dire qu’en 1848, un peintre anglais, Edward Lear, ayant quitté momentanément une petite ville de l’Italie du Sud où il séjournait, la trouva à son retour tout autre qu’il ne l’avait laissée. Les habitans avaient profité de son absence pour faire une révolution, et, comme pris de vin, ils parcouraient les rues en faisant de grands gestes et criant à tue-tête : « Libéria ! Patria ! » — « Où est ma clef ? » demanda-t-il au portier de son auberge. Donnez-moi la clef de ma chambre, où j’ai laissé mes effets. » Plongé dans l’ivresse d’un âge d’or, le portier, qu’il réveillait brusquement de son rêve, lui répondit avec humeur : — « Quelle clef ? quelle chambre ? quels effets ? Il n’y a plus d’effets ! Il n’y a plus de chambre ! il n’y a plus de clefs ! Il n’y a plus rien ! Tout est amour et liberté. Oh ! quelle belle révolution ! » Nombre de poètes ont connu ces jours d’ivresse où il n’y a plus ni clefs, ni chambres, où il n’y a plus rien : la terre a disparu, ils ne voient plus dans le monde que la passion qui les tient ou l’idée qui les berce. On raconte qu’un jour Shelley s’amusa à construire une flottille de petits navires en papier, qu’il les lançait dans un étang et goûtait un plaisir extrême à les regarder voguer. On prétend aussi que, le papier venant à lui manquer, il fouilla dans ses poches, que par aventure il y trouva un billet de banque, qu’après trois secondes d’hésitation il le transforma en un joli petit bateau, auquel il fit prendre le chemin de l’étang. Tennyson pouvait sans injustice l’accuser de n’avoir pas eu toujours le sens commun. Mais l’admiratrice de Shelley, qu’il avait rembarrée, aurait pu lui répondre à son tour qu’il n’est pas donné à tout le monde d’être fou, que la démence des grands poètes est une maladie sacrée, que leur raison n’est le plus souvent qu’une folie domptée et captive.

Si cet homme heureux et raisonnable ne se laissait pas emporter par ses passions, dont il triomphait facilement, on ne voit pas non plus que son bonheur ait jamais été troublé par de douloureuses inquiétudes d’esprit, par des crises de conscience. La religion de sa jeunesse fut celle de son âge mûr. Il avait une foi sincère, très épurée, très élevée, une sorte de simplicité chrétienne, qui n’attachait qu’une importance secondaire aux questions de dogmes et de formes. Le dur calvinisme lui répugnait, et il n’avait garde de croire, comme sa tante, que des millions d’hommes eussent été prédestinés au malheur éternel. Mais il respectait toutes les convictions sérieuses, et quand il rencontrait un méthodiste, il s’appliquait à ne pas le froisser. Une puritaine de sa connaissance à qui il demandait quelles étaient les nouvelles du jour, lui répondit : « En vérité, monsieur Tennyson, je ne sais qu’une nouvelle, c’est que le Christ est mort pour tous les hommes. — Ce sont là de vieilles nouvelles, répliqua-t-il, et de bonnes nouvelles, et des nouvelles toujours nouvelles. » Et la bonne femme fut contente de lui. Il n’avait pas plus de goût pour le rationalisme acerbe que pour l’orthodoxie dogmatisante et farouche. Il pensait que notre vie est une énigme dont nous n’avons pas le mot, que nous sommes entourés de mystères, que, s’il est absurde de les nier, il est puéril de les rapetisser ; et il en voulait à ses compatriotes d’être trop enclins « à considérer Dieu comme un incommensurable clergyman, et quelquefois aussi à le confondre avec le diable. »

Il était par-dessus tout un fervent spiritualiste, et il savait avec certitude que son âme était immortelle. Wordsworth, se promenant un soir avec un ami, s’arrêta tout à coup pour saisir de ses deux mains l’un des barreaux d’une grille et le secouer fortement. Puis, s’étant retourné vers son compagnon fort surpris de cette cérémonie : — « Mon cher, lui dit-il, c’est un moyen auquel je suis obligé de recourir quelquefois pour me convaincre de l’existence de mon corps. » Tennyson disait qu’à de certains momens la chair n’était plus rien pour lui, que sa pensée lui paraissait plus réelle et lui tenait de plus près que ses mains et ses pieds. Pour se persuader pleinement de l’existence de son moi spirituel, pour anéantir ce qu’il appelait « les chimères de l’espace et du temps », il lui suffisait de se répéter deux ou trois fois son nom, d’évoquer mentalement l’ombre d’Alfred Tennyson, et il sentait bientôt remuer en lui un être invisible, illimité, sur qui la mort n’avait point de prise.

Il croyait parce qu’il voulait croire, et il voulait croire parce qu’il croyait. S’il lui vint jamais des doutes, ils ne firent qu’effleurer son âme, sans y laisser plus de traces que n’en laisse dans l’eau d’un lac l’ombre d’un oiseau qui passe. Mais eût-il douté, il estimait qu’un poète a charge de consciences, et il se serait tenu pour un criminel, s’il avait ébranlé dans l’esprit d’un seul de ses lecteurs des croyances qu’il jugeait nécessaires au bonheur des individus et au salut des sociétés. Sa mère lui écrivait en 1860 : « Avec quelle ferveur j’ai prié Dieu pour que notre miséricordieux Rédempteur intercède auprès de notre Père céleste, et que par la grâce de son saint Esprit tu emploies les talens qu’il t’a donnés à graver dans les cœurs, en toute occasion, les préceptes de sa sainte parole ! » Il n’a pas fait précisément ce que désirait sa mère ; mais quelque sujet qu’il traitât, drames historiques, légendes chevaleresques, idylles anglaises, scènes de la vie bourgeoise, il a toujours mis l’art au service de la morale. Il n’évangélisait pas, il moralisait, et c’est peut-être ce que lui reprochait l’implacable anonyme qui, à chaque volume qu’il publiait, lui envoyait une lettre d’injures.

On se dit souvent en le lisant : « Il y a dans ce vaste univers beaucoup de choses qui n’y devraient pas être, et qu’il n’a pas vues parce qu’il ne voulait pas les voir. » Il a nettoyé la grande maison, il la transforma en un monde charmant, où l’on n’est jamais exposé à faire de mauvaises rencontres : on en fait souvent dans la vie réelle. Une fois ou l’autre, tous les grands poètes ont effarouché leurs lecteurs, et la Bible elle-même abonde en récits scandaleux. Plus chaste, plus réservé que la Bible, il se répétait sans cesse : « Malheur à celui par qui le scandale arrive ! » Il a trop sacrifié à la convention, et peut-être a-t-il été trop heureux, trop maître de ses désirs et de son cœur. Mais, si sa raison n’était pas une folie domptée et captive, ce poète moraliste avait beaucoup de charme, une grâce exquise, et il excellait dans son art. Quelque amour qu’on ait pour les grands chênes, ce n’est pas une raison pour mépriser l’écorce argentée et l’élégance un peu grêle du bouleau.


G. VALBERT.

  1. Alfred lord Tennyson, a Memoir by his son, 2 vol. in-8o ; Londres, 1897, Macmillan and C°.