La Vie du Bouddha (Foucher)/Introduction

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Payot (p. 7-22).

INTRODUCTION

Depuis que les hommes qui vivent sur cette terre se sont avisés qu’ils avaient une âme, ils se sentent incessamment tiraillés entre deux tendances contraires. Plongeant jusqu’à la ceinture, sinon jusqu’aux épaules, dans la brute, leur instinct les pousse à suivre aux dépens de leurs propres congénères la vieille loi inexorable de la lutte pour la vie ; et c’est ainsi qu’ils ne justifient que trop souvent l’adage : Homo homini lupus. Mais d’autre part, instruits par une longue expérience des horreurs de la guerre et des bienfaits de la concorde, ils tendent visiblement de siècle en siècle à développer dans des cercles toujours plus larges leur esprit de sociabilité. Ainsi constamment ballottés entre la cruauté et la bienveillance, la soif de jouissance et la joie du sacrifice, le désir de puissance et le mépris de la force brutale — pour tout dire en deux mots, entre l’égoïsme et l’altruisme — peuples et individus se conduisent tantôt en bêtes de proie se ruant à la curée, tantôt en anges de charité accourant à l’aide de leur prochain. Ce sont là, de nos jours, des faits d’observation courante ; et si l’on consulte l’histoire, on se heurte d’âge en âge aux mêmes contrastes. Non seulement tout homme est double, mais les seules personnalités marquantes qui se détachent sur le moutonnement sans fin des générations humaines à raison des profonds remous qu’elles y provoquent, représentent justement des incarnations exceptionnellement vigoureuses de ces deux tendances opposées : d’un côté les conquérants, créateurs d’empires par la violence, de l’autre les prophètes, fondateurs de religions dominées non plus par la crainte, mais par l’amour. Ces derniers sont de beaucoup les plus rares et ceux qui dépassent de plus haut le niveau ordinaire de l’humanité ; ce sont aussi ceux qui éxercent sur elle l’action la plus durable. Ils ont pris d’emblée sur leur temps une si longue et si lumineuse avance qu’après tant de siècles écoulés ils peuvent encore servir de guides à la marche hésitante du genre humain. Ils sont, comme on les a souvent appelés, les phares qui brillent au loin sur la sombre route et vers lesquels l’interminable caravane, qui n’a pu encore découvrir ni d’où elle vient ni où elle va, fait converger ses yeux et ses espoirs d’arriver enfin à l’étape suprême de l’éternel salut.

À cette élite extrêmement restreinte appartient sans conteste le Bouddha Çâkya-mouni. Tous les voyageurs qui ont visité l’Asie orientale ne peuvent qu’en porter témoignage. Cet homme qui n’a rien écrit, d’énormes recueils qui passent pour être faits de ses paroles sont toujours appris, récités, gravés, imprimés en dix langues vivantes — singhalais, birman, siamois, cambodgien, laotien, tibétain, chinois, mongol, mandchou et japonais — sans parler des traductions européennes. Cet homme qui n’a jamais régné, son royaume spirituel continue de s’étendre sur des centaines de millions d’âmes. Cet homme que les bâzârs de l’Inde centrale ont vu mendier chaque matin sa nourriture, ses images dorées trônent toujours sur l’autel, au milieu des nuages d’encens et du bourdonnement des prières, dans les pagodes d’Extrême Orient. Car il a eu beau s’en défendre à l’avance, ses fidèles ont cru percevoir en lui une intelligence et une force morale à ce point surnaturelles qu’ils en ont fait un dieu ; et ceux-là mêmes qui ne sont pas bouddhistes conviennent que cette grande figure est la plus largement humaine et la plus digne d’universelle admiration que l’Inde ait jamais enfantée. C’est à ces signes certains que le monde reconnaît ses Sauveurs. Il le sait, il le voit, mais quand il s’agit de comprendre et d’expliquer comment un enfant né d’une femme peut produire sur sa génération une impression si profonde que, loin de s’atténuer avec les siècles, elle aille au contraire en s’amplifiant, apparemment l’esprit humain se sent saisi de vertige. Les croyants se bornent à crier au miracle ; les hypercritiques préfèrent douter qu’un tel prodige surnaturel ait jamais vécu ; et ceux-là qui, comme nous, abordent le problème en historiens, sans aucune intention préconçue de dénigrement ou de propagande, restent dès l’abord interdits. Si loin qu’aient été déjà poussées les recherches, force leur est d’avouer qu’il demeure toujours au fond du creuset une particule de mystère qu’aucun réactif connu n’analyse et qu’aucun mot de la langue courante ne définit. C’est le secret de ces êtres exceptionnels ; et comme ce secret, moins perçu que senti par leurs contemporains, a été aussitôt enrobé sous des accrétions mythiques, il est à craindre que certains traits de leur physionomie ne nous échappent à tout jamais.

Il était honnête de commencer par cet aveu, mais il n’en reste pas moins qu’une moitié de l’Asie, cette mère de nos religions, a élevé le Bouddha au rang de ses dieux. C’est là un fait historique que le critique le plus sceptique ne peut ignorer ; et son simple énoncé détermine d’avance la méthode qu’il nous faudra suivre pour l’étudier. Nous avons affaire à une personnalité qui non seulement sort de l’ordinaire, mais qui est véritablement à deux visages, selon que l’on considère ce qu’elle dut être dans la réalité quotidienne ou, d’autre part, ce qu’elle est devenue dans l’imagination de ses sectateurs. Il n’est aucune circonstance de sa vie, si simple soit-elle, à propos de laquelle la question ne se pose de savoir où finit la vérité biographique et où commence la fiction légendaire : et du fait même de son apothéose il n’en pouvait être autrement. En même temps qu’il se divinisait, tous ses actes devaient être du même coup transposés, en corps comme en détail, dans la région surnaturelle des miracles et des mythes. Peut-être ne saurait-on trouver meilleure occasion — en un cas où aucun scrupule confessionnel ni aucune vénération héréditaire ne risque d’obscurcir le jugement des Européens — de saisir sur le vif le mécanisme de cette transposition inévitable.

Rappelons brièvement les faits de la cause. En ce temps-là — qui était à peu près celui de Zoroastre et de Confucius, cent ans avant Socrate et cinq siècles avant Jésus-Christ — en un coin perdu du Téraï népalais encore marqué par un pilier inscrit de l’empereur Açoka, dans la famille d’une sorte de seigneur féodal naquit un enfant. Sa mère mourut sept jours après sa naissance. Il fut élevé par sa tante maternelle, seconde épouse de son père, grandit, reçut l’éducation convenable à sa caste, se maria et eut à son tour un fils : mais à ce moment il fut pris d’un invincible dégoût du monde. Un beau jour, ou plutôt une belle nuit, — il avait alors vingt-neuf ans, l’âge critique pour les prophètes — il abandonne tout, maison, famille, épouse, enfant et quitte à cheval sa ville natale. Au matin il renvoie sa monture et son écuyer avec ses parures princières, échange ses vêtements de soie contre les grossiers habits d’un chasseur et, devenu moine mendiant, se met en quête d’une solution à l’éternel problème de la Destinée. Tout d’abord il entre à l’école d’ascètes réputés ; mais l’enseignement de ses maîtres ne le satisfait pas et il se retire dans la solitude. Enfin, après six ans de pénibles recherches, comme il était assis sous un arbre dont le rejeton existe encore près de Gayâ, dans le Bihâr, il croit sentir à l’aube du jour la vérité se lever en lui en même temps que le soleil, et il découvre le remède à la douleur du monde. Tout d’abord il va à Bénarès prêcher la nouvelle voie du salut à cinq de ses anciens compagnons d’étude ; mais bientôt le nombre des convertis se multiplie et sa doctrine se propage. Le Maître lui-même, quarante-cinq années durant[1], promène sa prédicante mendicité à travers tout le bassin moyen du Gange. Enfin la mort le surprend, au cours d’une de ces incessantes tournées, dans une petite bourgade obscure, située dans la même région, mais plus à l’Est que celle où il avait reçu le jour ; et il rend le dernier soupir, d’après les Singhalais, en l’an 543, ou, d’après les calculs des savants européens, vers 477 avant notre ère.

Voilà tout ce que nous savons, ou croyons savoir d’à peu près sûr au sujet de celui qui est resté surnommé le Bouddha — c’est-à-dire « l’Éveillé » ou, comme on traduit d’ordinaire, « l’Illuminé » (mieux vaudrait dire « le Clairvoyant », car le mot d’Illuminé a pris en français une acception péjorative). Rien ne peut être plus historique, au sens habituel du mot, que cette courte notice ; rien aussi de moins sensationnel. Mais attendez à peine deux siècles : déjà la renommée du prophète s’est répandue dans toute l’Inde avec sa doctrine. Pour des myriades de disciples et de fidèles il est devenu le Prédestiné, le Bienheureux[2], le Précepteur des hommes et des dieux. Avec une fidélité et une clarté plus ou moins grande sa pensée revit dans leur conscience à tous ; au contraire son image, réfractée par ces innombrables miroirs, irradie au point de devenir de plus en plus indiscernable. Déjà son existence n’est plus qu’un tissu de miracles. Tantôt il confond ses plus orgueilleux rivaux ou convertit ses pires adversaires à coups de prodiges inouïs ; tantôt il monte au ciel ou en descend à sa guise. Les animaux, les peuples et les rois le vénèrent à l’envi. Les dieux eux-mêmes l’exhortent à prêcher sa doctrine et y adhèrent les premiers. Seul, le génie du Mal et de la Volupté, dont il est venu détruire l’empire, se constitue son implacable ennemi ; et, à l’heure décisive de l’Illumination suprême, une lutte formidable s’engage entre l’ascète sans armes et les hordes monstrueuses de l’armée des démons. Ce n’est pas tout : la jeunesse du futur Bouddha se pare à présent des couleurs les plus chatoyantes. Le drame pathétique de sa vocation, la splendeur de la vie mondaine à laquelle il renonce, son habileté dans tous les genres de sports, d’arts ou de sciences, l’éclat de sa race, l’inexprimable beauté de sa personne, ce sont là désormais autant de choses qui vont sans dire et que les textes ne se lassent pourtant pas de répéter. Rien, quand il s’agit de cet être unique au monde, ne doit plus être l’effet du hasard : c’est délibérément qu’il a choisi sa ville natale, sa caste, sa famille, sa mère ; et ce n’est pas sans raison que celle-ci est morte au bout de sept jours. Ni sa naissance, ni sa gestation, ni sa conception ne sauraient plus être naturelles ; et il ne se peut pas que son avènement n’ait été annoncé dans le présent par des songes et des présages, et dès le plus lointain passé par les prédictions d’autres Bouddhas semblables à lui — disons mieux : décalqués sur lui.

C’est ainsi que l’imagination populaire s’est emparée de la biographie de cet homme et l’a, par sa vertu magique, exaltée en la légende d’un dieu. Dès lors, l’on comprend mieux pourquoi la critique européenne a tout naturellement adopté deux attitudes bien différentes en face de cet inextricable mélange de réalité et d’idéal, de vérité et de fiction, d’histoire et de mythe. Elle s’est trouvée, si l’on peut se permettre cette comparaison, comme devant un de ces fourrés quasi impénétrables à force d’être faits d’enchevêtrements de troncs séculaires, de rameaux multipliés, de branches entrelacées et de lianes grimpantes — lieux communs des forêts équatoriales, mais qui ne se rencontrent guère dans la djangle indienne qu’au fond des humides vallées de l’Himâlaya oriental. Que faire en présence d’un tel massif ? Se borner à tourner autour de lui, à compter ses frondaisons ou ses floraisons luxuriantes, à y reconnaître les produits spontanés du sol de l’Inde, non moins fécond en fables que celui de la Grèce — bref, ne chercher dans la légende bouddhique qu’un prétexte à composer un herbier de la flore mythique du bassin du Gange ? Le résultat ne manque assurément pas d’intérêt ; mais c’est se condamner d’avance à ignorer la véritable essence du géant de la forêt qui porte sans faiblir, comme un royal manteau, ce mouvant réseau de végétations parasites. Veut-on au contraire percer cette énigme ? Il faudra procéder tout autrement, porter résolument la hache dans ce rideau de fictions légendaires qui ont escaladé jusqu’au faîte et recouvert de pied en cap la personnalité historique qui leur sert de support ; mais quand on aura tout abattu et saccagé alentour, n’est-il pas à craindre qu’on ne découvre que l’arbre central est mort depuis longtemps, épuisé de sève par ses greffons étrangers et étouffé sous l’exubérance des plantes adventices ? Si bien que le critique serait ou devrait être le premier à regretter, devant le squelette décharné ainsi remis au jour, la triomphante parure dont il a pris à tâche de le dépouiller.

Comme champion des historiographes qui ont tenté de dégager sous le prolixe revêtement des mythes la sèche armature de l’histoire, on peut placer au premier rang Hermann Oldenberg, dont le beau livre a été traduit en français et en anglais. Pour trouver le plus brillant des mythographes, il n’est pas besoin de sortir de France où, dès 1873-1875, Émile Senart publia dans le Journal Asiatique la première monographie scientifique de la légende du Bouddha[3]. À prendre sa thèse dans toute sa rigueur et sans tenir compte des notables atténuations que la seconde édition de l’ouvrage y apporte, le Bouddha ne serait plus un personnage historique, à peine une entité, un postulat, un prétexte à cristalliser autour de soi tout un ensemble de récits mythiques ; et ces récits, familiers à toutes nos mythologies indo-européennes, aussi bien grecque que germanique ou iranienne, se rapporteraient uniformément aux merveilleuses aventures du héros solaire. À peine est-il né que sa mère Mâyâ, pareille aux vapeurs matinales, disparaît devant le rayonnement de son fils. Il poursuit sa carrière, triomphe de l’obscure armée des démons, fait tourner au zénith la « roue de sa loi », simple transposition de son disque aux mille rais. Mais bientôt il penche vers son déclin et disparaît dans l’Occident incendié de ses derniers rayons comme sur un bûcher gigantesque.

Émile Senart ne tarda pas à reconnaître qu’il avait eu tort « en paraissant donner trop de crédit au système d’interprétation » que l’école de mythologie comparée, dans l’enivrement de ses débuts, avait mis à la mode. On sait à quel point on en est revenu depuis, quand on s’est aperçu que la théorie du mythe solaire était une clef à toutes portes et une selle à tous chevaux. Avec quelle aisance n’a-t-on pas pu, par exemple, accommoder à cette sauce la biographie de Napoléon et nous le montrer naissant dans une île de la mer (c’est la Corse), embrasant l’Orient des premiers feux de sa gloire (ce sont les campagnes d’Italie et d’Égypte), puis poursuivant sa triomphante carrière au milieu des signes du zodiaque représentés par ses maréchaux, jusqu’à ce qu’enfin vaincu dans une lutte suprême contre les puissances du froid et des ténèbres (c’est la retraite de Russie), il agonise et s’éteint au fond de l’océan Austral (à Sainte-Hélène). Aussi H. Oldenberg a-t-il eu beau jeu à revendiquer contre l’intransigeance de cette conception purement mythologique les droits de l’histoire. Le caractère mythique de certains traits de sa légende ne permet pas de mettre en doute le fond réel de la biographie du Bouddha. Il y a plus d’un enfant dont la naissance a coûté le jour à sa mère. Il pousse d’autres arbres sur le sol de l’Inde que l’Arbre des Nuées des sagas scandinaves, et c’est sous un de ces arbres toujours feuillus des tropiques que, selon la coutume des religieux de son temps et du nôtre, Çâkya-mouni était assis à l’heure de son Illumination. Simple yogui entre tant d’autres (on dirait à présent sâdhou ou fakir), il a mené une existence parfaitement tangible, terrestre, humaine. C’est sur un bûcher de bois qu’a eu lieu, selon la coutume indienne, la crémation de son cadavre ; et, les traditions qui nous ont été transmises à son sujet une fois dépouillées de leurs enjolivements suspects, « il nous reste entre les mains un noyau solide de faits positifs, acquisition à la vérité fort modeste, mais absolument sûre, pour l’histoire ».

— Soit, répond Émile Senart dans le dernier opuscule[4] qu’il ait consacré à cette question : le Bouddha a certainement existé ; il a même exercé un prestige personnel des plus puissants, puisqu’il s’est avéré un fondateur d’ordre religieux et un entraîneur de foules. De tout cela nous tombons d’accord : mais en quoi cela nous explique-t-il le tour particulier qu’a pris sa légende ? Admettons qu’il ait été assis sous un vulgaire figuier au moment de son Illumination et que celle-ci n’ait été qu’une crise psychologique comme en ont eu de tout temps les visionnaires : encore reste-t-il à expliquer pourquoi cette crise d’âme a été conçue comme un duel entre le moine solitaire et le Dieu de l’Amour et de la Mort, et représentée comme une victoire sur une armée de génies du mal. Hallucination ou allégorie, dira-t-on ? Mais d’où vient que cette fantasmagorie démoniaque reproduise justement les épisodes, les accessoires et les couleurs du vieux duel atmosphérique, entre le dragon des ténèbres et le héros lumineux, dont sont remplis les hymnes védiques ? Et comment se fait-il que pour désigner l’acte de la prédication on ait eu recours au vieux symbole solaire de la roue, arme invincible du Monarque universel[5] ? À toutes ces questions et à bien d’autres encore il n’est qu’une réponse recevable : c’est que ces symboles, ces figures, ces décors hantaient les esprits dans les milieux où s’est développé le bouddhisme. À l’indice personnel du fondateur et à l’apport doctrinal de ses moines, il faut encore ajouter la collaboration aussi spontanée qu’anonyme des fidèles laïques, nourris dès l’enfance de mythes vishnouïtes : à ce prix seulement il est possible de rendre compte des bizarreries et des incohérences de la tradition scripturale.

On le voit : si l’interprétation mythologique d’É. Senart, poussée à l’extrême, tend à dissiper en fumée la personnalité du Bouddha, l’évhémérisme de H. Oldenberg aboutirait de son côté à une méconnaissance non moins grave de cette figure qui, arbitrairement isolée de son ambiance, deviendrait incompréhensible. Tous deux semblent donc avoir à la fois raison et tort, raison dans ce qu’ils admettent, tort dans ce qu’ils omettent. Dans le Bouddha d’É. Senart c’est l’homme qui manque[6] ; dans celui de H. Oldenberg, ce qui fait défaut, c’est le dieu. Or, ne nous lassons pas de le répéter, bien que Çâkya-mouni ait lui-même pris soin de nous avertir qu’il n’était qu’un homme, il est non moins certain que l’Inde en a fait un dieu. C’est là le trait dominant de sa destinée, là que réside l’intérêt passionnant de son histoire ; et quiconque en entreprend une étude d’ensemble ne saurait négliger ni l’un ni l’autre de ces deux aspects.

Ainsi donc, si grande que soit notre admiration pour l’érudition et la force de pensée qu’attestent les deux principales théories européennes relatives au Bouddha, il faut avouer qu’aucune d’elles ne nous satisfait pleinement. Dès lors il ne reste d’autre alternative que de se garder aussi bien des vertigineux essors de la mythologie comparée que des platitudes de l’évhémérisme et de suivre à mi-côte un petit sentier particulier. Et si l’outrecuidance paraissait à d’aucuns excessive de prétendre frayer ainsi une voie moyenne — ce chemin du juste milieu que le Maître recommandait formellement en toute occasion à ses disciples — qu’il soit permis de plaider qu’il y a un précédent. On raconte en effet qu’à la mort de Çâkya-mouni ses grands disciples éprouvèrent le besoin de fixer l’unique héritage qu’il leur eût laissé, à savoir sa doctrine. Ils convinrent donc de se réunir à Râdjagriha, la capitale du Magadha (aujourd’hui Râdjguir), et là, rappelant à l’envi leurs souvenirs, ils récitèrent ensemble, en une sorte de synode ou de concile, le texte ne varietur de la Bonne Loi. Ils avaient à peine fini que survint par hasard un autre moine, nommé Pourâna[7] (l’Ancien), que la convocation n’avait pas touché. On lui dit : « La Loi a été bien récitée par les doyens ; accepte cette Loi qu’ils ont récitée. » Et il répondit : « Il n’y a pas de doute que la Loi n’ait été bien récitée par les doyens ; mais ce que j’ai moi-même entendu des lèvres du Bouddha, ce que j’ai reçu de sa bouche, c’est à cela que je me tiendrai. » Osons dire à notre tour avec tout le respect convenable : « En vérité la biographie du Bouddha a été bien étudiée par nos prédécesseurs et nos maîtres ; mais justement ce sont eux qui nous ont enseigné les méthodes rigoureuses de la critique et prescrit le recours constant aux textes. Leurs mânes ne trouveront donc pas mauvais que nous remontions à notre tour jusqu’aux sources et que nous relisions après eux les Écritures qui renferment tout ce que nous pourrons jamais savoir de la vie et de la personne de Çâkya-mouni. Les savants européens ont très bien parlé ; mais souffrez que nous nous en tenions avant tout à la tradition indienne… »

Ici se présente, pour nous barrer la route choisie, une objection des plus spécieuses : À merveille, pourra-t-on dire, relisez les textes tout à votre aise : mais oserez-vous prétendre que ces textes vous suggéreront des conclusions autres que celles qu’en ont tirées vos prédécesseurs ? Selon le choix que vous ferez de vos autorités, vous retomberez forcément dans l’une ou l’autre des deux ornières déjà tracées. C’est un fait bien connu de tous les indianistes que H. Oldenberg a fondé sa théorie sur les écritures rédigées en pâli et É. Senart sur celles qui sont rédigées en sanskrit ou en prâkrit. Celui-ci professe, comme on dit, le bouddhisme du Nord, celui-là le bouddhisme du Sud ; car il n’y a pas une, mais deux grandes traditions bouddhiques, et entre les deux il vous faudra choisir à votre tour. Ou bien vous adopterez le préjugé d’orthodoxie que le talent de H. Oldenberg en Allemagne et de Rhys Davids en Angleterre a un instant créé en faveur du canon singhalais ; ou bien, avec l’école française, vous resterez suspect d’hérésie pour vous être surtout attaché aux textes originaires du Népal.

Cette argumentation peut paraître très forte aux personnes non prévenues ; et naguère, fondée qu’elle était sur une connaissance exacte de l’état des recherches, elle eût même été irréfutable : elle ne l’est plus aujourd’hui. Assurément, si l’on examine les choses à l’échelle des continents, de même que le christianisme européen compte une Église grecque et une Église latine, l’Asie orientale connaît un bouddhisme du Nord et un bouddhisme du Sud. Il y a même infiniment plus de différence, du point de vue des rites comme des doctrines, entre un lama chinois ou tibétain, d’une part, et un bonze singhalais ou cambodgien de l’autre, qu’entre un pope moscovite et un prêtre romain. Mais pour qui reste délibérément enfermé dans les frontières de l’Inde, il faut renoncer une fois pour toutes à prendre au pied de la lettre cette dénomination surannée (encore qu’il soit parfois commode de l’employer) de textes du Sud et de textes du Nord. Elle avait sa pleine raison d’être quand Eugène Burnouf recevait les manuscrits dans leur nouveauté des deux bouts opposés de la péninsule, les uns de Ceylan et les autres du Népal ; mais avec le progrès des études que son génie a fondées, grâce à la comparaison instituée entre les Écritures indiennes conservées et les traductions chinoises ou tibétaines des canons des diverses sectes bouddhiques, il est de plus en plus clairement apparu que, d’où qu’ils viennent, les plus anciens de ces textes sont, au même titre que le bouddhisme lui-même, originaires du bassin du Gange : seulement, au cours de leurs pérégrinations et de leurs vicissitudes, ne sont parvenus jusqu’à nous que les manuscrits sur feuilles de palmier ou sur écorce de bouleau qui avaient trouvé un sûr asile au sein des montagnes ou de l’océan, dans les bibliothèques singhalaises ou népalaises

Rien n’empêche donc que nous ne reprenions notre chemin en toute sûreté de conscience. Pour qui va au fond des choses il n’y a plus lieu en cette affaire de distinguer entre Midi et Septentrion. Il reste seulement que nous possédons en langues indiennes sur la vie légendaire du Bouddha Çâkya-mouni trois séries de documents appartenant à trois des quatre grandes sectes entre lesquelles s’est de bonne heure subdivisé le bouddhisme[8]. Les uns sont rédigés en pâli, comme le Mahâvagga (« la Grande section » des traités de discipline) ou le Mahâ-parinibbâna-soutta et font partie du canon des Sthaviras ou Thêras (Doyens), c’est-à-dire de la secte qui a réussi à se maintenir à Ceylan et essaimé de là en Indo-Chine. D’autres nous sont fournis par des ouvrages en sanskrit, tels que le Lalita-vistara (« la (biographie) développée à plaisir ») et le Divyâvadâna (« la Divine aventure »), qui relèvent du canon des Sarvâsti-vâdin, « Ceux qui professent le réalisme ». La troisième sorte, écrite en un prâkrit irrégulier, sorte de sanskrit macaronique, et représentée par le Mahâvastou, « le Grand sujet », constitue également un débris échappé au naufrage du canon des Mahâsânghikas ou de la « Grande Communauté ». Telles sont nos sources principales et entre ces diverses recensions nous n’avons ni ne nous accordons a priori le droit d’en adopter une à l’exclusion des autres. Ce qui a recommandé aux yeux de beaucoup de bons esprits le canon des Doyens, c’est sa relative sobriété : il aurait, disaient-ils, rejeté dans les commentaires les divagations que les autres sectes ont admises dans les textes ; et de là à conclure que la versio simplicior soit aussi la plus ancienne et la plus vraie, il n’y a qu’un pas qui a été vite franchi. À mesure que nous avancerons dans notre étude, nous nous apercevrons que cette supposition est beaucoup trop simpliste, et que le canon pâli n’est pas moins farci de merveilleux que celui des autres sectes. En même temps il nous apparaîtra de plus en plus clairement qu’à propos de chaque grand événement de la vie du Bouddha nos documents nous présentent la juxtaposition (ou, plus souvent encore, le mélange) de deux transmissions différentes ; l’une que son caractère mythique dénonce aussitôt comme la création de l’imagination populaire ; l’autre, plus sèche et plus abstraite, qui est évidemment l’œuvre des docteurs. Tout ce qu’on peut dire à la rigueur, c’est que les textes singhalais, plus tôt transportés hors de l’ambiance gangétique et édités surtout à l’usage des clercs, se sentent davantage de la tournure d’esprit monastique, tandis que ceux qui ont été élaborés dans l’Inde du Nord-Ouest pour l’édification des néophytes laïques se montrent plus prodigues de chiffres fantastiques et de détails miraculeux. Bien naïf serait celui qui écarterait d’autorité ces derniers pour croire aveuglément les premiers sur la foi de leur physionomie plus archaïque. Présentés différemment selon les milieux et les destinataires, ni les uns ni les autres de ces arrangements ne méritent d’avance pleine créance. Le seul encouragement que leur contraste nous apporte, c’est qu’il doit être plus facile de rétablir les faits à travers une double distorsion en sens inverse de la vérité qu’en présence d’un faux témoignage unique. Le fait que nous disposons de plusieurs versions séparées des mêmes incidents ne peut que favoriser les recherches. Ce qui achève de leur donner un fondement relativement solide, c’est qu’après tout les divergences que nous relevons entre les diverses rédactions sont beaucoup moins profondes que, pour les besoins de leur polémique, les partisans de l’orthodoxie singhalaise ne l’ont prétendu. Que leurs sources à toutes soient communes, c’est ce que nombre d’expressions identiques et de passages parallèles sont là pour démontrer à chaque pas[9]. Notre tâche consiste donc, en bonne méthode, à tirer le maximum de vraisemblance historique de la comparaison, point par point, des multiples branches de la tradition. Nous contribuerons ainsi, autant que l’état fragmentaire des documents qui nous sont accessibles pourra le permettre, à l’établissement déjà commencé des « synoptiques » bouddhiques. En même temps, nous amorcerons, dans la limite de nos moyens, cette étude de la formation de la légende, qui reste le but ultime du travail critique des érudits[10]. Car de même que les fouilles des archéologues ne doivent pas s’arrêter avant d’avoir atteint le sol vierge, de même les philologues se doivent de pousser de plus en plus profondément leurs sondages à travers l’amoncellement des Écritures jusqu’à ce qu’ils arrivent enfin, si faire se peut, au tuf historique.

Au cas où nous serions tenté de nous abandonner au courant des textes et de les suivre dans leurs folles exagérations, nous serions vite ramené à une vue plus pondérée des choses par l’examen d’une autre série de documents que nous n’avons pas encore mentionnée jusqu’ici, mais dont l’apport ne saurait plus être négligé par les historiens. Nous voulons parler des révélations dues aux progrès incessants de l’archéologie indienne et qu’accroissent de jour en jour l’interprétation des inscriptions d’Açoka, les fouilles pratiquées sur l’emplacement désormais localisé des huit villes saintes du bouddhisme ancien, et l’identification des sculptures exhumées aux abords des vieux sanctuaires. Ces monuments ne sont pas moins authentiques que les textes ; en un sens même ils sont plus sûrs, car s’ils ont souffert, eux aussi, bien des mutilations, du moins ils ne se prêtent ni aux remaniements postérieurs, ni aux interpolations tendancieuses. Or, leur effet immédiat est de ramener sur le plan des réalités terrestres une légende qui n’était que trop encline à se perdre, grâce à l’exubérance de l’imagination indienne, dans le ciel nuageux des mythes. Tel est surtout le rôle des scènes représentées sur les bas-reliefs — à peu près les seules épaves parvenues jusqu’à nous d’un art dont la peinture a dû être le plus beau fleuron : une fois rangées dans l’ordre biographique, elles nous fournissent une sorte de version figurée, parallèle à la version écrite, de la vie du Bouddha. Mais les sculpteurs sont forcément plus sobres dans leurs représentations que les écrivains dans leurs descriptions. Ainsi que chacun sait, le royaume du merveilleux, apanage du conteur et du poète, voire même jusqu’à un certain point du peintre, leur est interdit. Le propre de leur métier est de créer les dieux à l’image de l’homme et de réduire les prodiges aux proportions d’un fait divers.

L’art bouddhique, inauguré au iiie siècle avant notre ère par l’empereur Açoka, n’a été détruit dans l’Inde que par l’invasion musulmane et se survit encore au Tibet et en Extrême Orient : mais il va de soi que les deux plus vieilles écoles sont les seules qui nous intéressent ici. La plus ancienne est celle qui a fleuri dans l’Inde centrale à partir du iie siècle avant J.-C. sous la dynastie des Çoungas et qui nous a légué comme principaux débris une partie des sculptures qui couvraient les enceintes des vieux sanctuaires de Barhut, de Bodh-Gayâ et de Sâñchi[11]. Son trait le plus caractéristique en même temps que le plus surprenant pour les archéologues européens est l’espèce de gageure, qu’elle a tenue jusqu’au bout, de représenter des épisodes de la vie dernière du Bouddha sans jamais figurer le Bouddha autrement que par un symbole. La marque de fabrique de l’école indo-grecque du Gandhâra — dont la floraison ne commence d’ailleurs à se manifester qu’à partir du premier siècle de notre ère, plusieurs décades après que les derniers dynastes indo-grecs avaient été supplantés par des envahisseurs barbares — est au contraire l’instauration dans ces mêmes scènes, et dans bien d’autres encore, de l’image mi-hellénique et mi-indienne de leur protagoniste. Elle a ainsi renouvelé de fond en comble l’iconographie bouddhique ; et le succès de ses nouvelles formules, traduction plus satisfaisante parce que plus directe et plus précise de la légende, est suffisamment attesté par leur prompte intrusion dans l’école de Mathourâ comme dans celles du reste de l’Hindoustan et du Dekkhan, et finalement par leur adoption par toute l’Asie bouddhique ; mais ces imitations tardives n’ont rien à nous apprendre de nouveau. Nous ne pouvons pas davantage retenir ici celles mêmes qui affectent une allure nettement et consciemment biographique, comme les longues séries du temple de Pagan en Birmanie et du stoupa de Boro-Boudour dans l’île de Java : car leur caractère d’illustration purement livresque n’est pas douteux. Seul peut être utilement évoqué à l’appui de notre exposé le témoignage des œuvres vraiment anciennes et originales, dues à des artistes qui, aussi bien dans l’ « Inde du Nord » que dans celle « du Milieu », travaillaient encore d’après les indications orales de leurs donateurs, et non pas d’après des descriptions écrites : car seules ces sculptures sont susceptibles de nous fournir, et en fait nous fournissent parfois une forme inédite de la tradition populaire, en même temps que leur contrepoids nous sert de lest contre les envolées des textes.

Là ne se bornent pas d’ailleurs les services qu’elles peuvent nous rendre ; une étude approfondie des bas-reliefs ciselés sur les jambages et les linteaux des portes de Sâñchi, le seul ensemble que nous ayons conservé, révèle, croyons-nous, l’origine des rares données exactes qui nous aient été transmises au sujet de Câkya-mouni et les raisons de leur exceptionnelle survivance. C’est un fait cent fois répété que les Indiens n’ont pas le sens historique : en revanche il faut reconnaître le goût et le soin particulier qu’ils déploient pour établir et perpétuer ce qu’on pourrait appeler la topographie de leurs légendes[12]. Il est remarquable que chaque texte bouddhique se croie obligé de commencer par localiser l’épisode ou le sermon qu’il rapporte ; et la multitude des « guides de pèlerinages » (mâhâtmya) encore en usage procède de la même préoccupation. On peut ériger le fait en loi : n’ont subsisté dans l’Inde, avant leur notation par l’écriture, que les seuls souvenirs rattachés à un lieu ou à un objet déterminés ; mais en revanche ces souvenirs étaient susceptibles de durer aussi longtemps que les choses matérielles qui les rappelaient. Si nous savons aujourd’hui quelques détails de la vie du Bouddha, c’est que, dans chacune des huit villes jadis sanctifiées par sa présence, les moines du cru avaient de bonne heure organisé une tournée des monuments commémoratifs de son passage et l’accompagnaient régulièrement d’un commentaire pour le bénéfice de leurs visiteurs. Que ce ne soit pas là supposition pure, nous en avons deux preuves pour une. Dès avant notre ère telle ou telle face de jambage des portes de Sâñchi est consacrée à la figuration de tel ou tel cycle[13] : les scènes ainsi groupées se rapportent à des moments différents de la vie du Bouddha ; leur association dans les esprits comme sur la pierre tient uniquement au fait qu’elles s’étaient déroulées sur le même théâtre. Une démonstration plus éclatante encore du rôle considérable qu’ont joué les « huit pèlerinages » dans la conservation de la légende nous sera fournie par le témoignage des pèlerins eux-mêmes. Une chance dont les indianistes ne cessent de se louer leur vaut en effet de posséder les mémoires de plusieurs des nombreux voyageurs chinois que leur piété bouddhique amena et promena dans l’Inde du ve au viiie siècle de notre ère[14]. Particulièrement précieux pour eux est celui de Hiuan-tsang. Celui-ci ne manque pas en effet de relater à chaque étape ce qui lui a été conté, en présence de leurs « sacrés vestiges », au sujet des miraculeuses manifestations de l’ « Honoré du monde » ; et, ce faisant, il nous répète si bien la leçon des textes sacrés que Stanislas Julien crut devoir, à l’exemple des bibliographes chinois, intituler la première version européenne de sa relation : « Mémoires sur les contrées occidentales, traduits du sanskrit en chinois en l’an 648 par Hiouen Thsang et du chinois en français… ». Que l’illustre explorateur, quand rentré dans sa patrie il rédigea à loisir son Si Yuki, ne se soit pas fait faute d’utiliser, pour préciser ses souvenirs, les livres qu’il avait rapportés de l’Inde, rien n’est plus vraisemblable, mais son récit de voyage n’est pas pour autant « traduit du sanskrit ». Comme nous aurons l’occasion de le montrer en détail (infra, p. 108), l’accord habituel entre sa Relation et les Écritures provient du fait que celles-ci ne sont de leur côté, en tout ce qui touche la biographie du Bouddha, qu’une rédaction plus ou moins littéraire des propos que se transmettaient sur place et de bouche en bouche les cicérones des « huit places saintes ». Du même coup s’expliquent et le morcellement de la légende, reflet de la vie errante dû Maître, et l’apparence décousue du plan qu’à sa suite il nous faudra adopter. Seul le cycle de Kapilavastou présente une assez longue série continue parce que les vingt-neuf premières années du Bodhisattva se sont passées dans cette ville ou à ses abords immédiats ; mais après l’Illumination à Bodh-Gayâ et la Première prédication à Bénarès, tout ordre, aussi bien logique que chronologique, se rompra jusqu’à l’Ultime trépas à Kouçinagara. Seule subsistera la répartition géographique, et c’est pourquoi les incidents inoubliés de la carrière magistrale nous promèneront de Çrâvastî à Râdjagriha et de Sânkâçya à Vaïçalî.

En concrétisant ainsi de bonne heure les souvenirs relatifs au Bouddha et en nous initiant au mécanisme de leur transmission, les monuments augmentent assurément la confiance du philologue en leur ancienneté, sinon en leur véracité ; et comme sculptures et écritures se corrigent et s’éclairent mutuellement, un maniement judicieux de ces deux ordres de documents devrait permettre de se faire une idée assez juste, sinon du Bouddha en personne, du moins de la conception que se faisaient de lui les Indiens vers le début de notre ère[15]. Le résultat est déjà appréciable, mais nos prétentions ne sauraient raisonnablement aller au delà : car pour remonter plus haut nous n’avons de lui ni portrait, ni mémoires, ni témoignages contemporains. De même qu’il erre de par le monde un Juif qui a vu Jésus-Christ portant sa Croix, on nous dit bien qu’il existe encore sur la terre un moine qui a personnellement connu Çâkya-mouni. Ce pendant d’Ahasvérus se nomme Pindola Bharadvâdja, et c’est pour avoir fait inconsidérément usage de ses pouvoirs magiques qu’il a été condamné par le Maître, en pénitence de sa faute, à demeurer vivant ici-bas jusqu’à la venue du futur Bouddha Maïtrêya. Quelque deux cents ans plus tard, l’empereur Açoka, au plus fort de sa crise de dévotion, fut transporté d’allégresse en ayant devant lui un homme qui, avec sa tête chenue et ses yeux creux voilés par la blanche retombée de ses sourcils — tel enfin que les Chinois représentent le génie de la Longévité — put lui répondre : « Oui, j’ai vu souvent l’Incomparable, tout comme tu me vois[16] »… Aux personnes que rien, sauf un témoignage oculaire, ne saurait satisfaire, il ne reste d’autre ressource que d’interroger ce Pindola. Açoka n’a pas omis de lui demander son adresse ; elle est malheureusement un peu vague : il lui a dit demeurer au nord du lac, sur la montagne Gandha-mâdana (Enivrante-de-parfums), dans l’Himâlaya central.

Un dernier mot paraît nécessaire. Nous ne nous interdirons pas ci-dessous de comparer à l’occasion les traditions chrétiennes et bouddhiques[17] : la clarté de notre exposé ne pourra qu’y gagner. Bouddhisme et Christianisme ont, cela va de soi, beaucoup de traits communs, tout au moins dans leur morale. Ces deux phénomènes historiques n’appartiennent pas seulement à la même planète, ils sont nés sur le même continent au cours du même millénaire et traduisent en leur fond les mêmes aspirations universelles vers la paix promise sur la terre aux hommes de bonne volonté. Aussi a-t-on cru pouvoir compiler nombre de rapprochements entre leurs Écritures respectives ; et détracteurs ou apologistes n’ont pas manqué de faire couler à ce sujet beaucoup d’encre dans des fins contradictoires. Car il n’en a pas fallu davantage à l’esprit de parti pour décréter, tantôt que la légende du Christ plagie effrontément celle du Bouddha, tantôt que la tradition bouddhique n’est qu’une contrefaçon indienne calquée sur l’Évangile apporté dans la péninsule par l’apôtre st Thomas. Nous laisserons naturellement de côté ces vaines polémiques ; mais peut-être sied-il qu’à propos du point précis qui nous intéresse directement ici, à savoir la biographie des deux fondateurs, nous nous expliquions à l’avance sur la position à laquelle nos études nous induisent à nous tenir.

Tout d’abord il faut, à notre avis, renoncer à cette idée par trop simpliste que l’antériorité du Bouddha par rapport au Christ oblige a priori de considérer toute analogie entre leurs deux doctrines comme un emprunt fait par le christianisme au bouddhisme. Non seulement on doit compter avec l’identité foncière de l’esprit humain à travers la diversité des pays, mais encore, et surtout, il convient de se mettre d’accord avec les données de la chronologie. Or celle-ci nous apprend que la Communauté monastique des « Fils du Çâkya » a longtemps végété obscurément dans l’Inde centrale. Ce n’est que dans la seconde moitié du iiie siècle avant notre ère que, sous l’impulsion du zèle dévot de l’empereur Açoka, elle s’est répandue dans les « cinq Indes » et jusqu’à Ceylan. Freinée à l’Ouest par les invasions scytho-parthes, elle n’a vraiment débordé de ce côté les frontières de la péninsule qu’à partir du règne de Kanishka ; et aussitôt la Perse, toute à la ferveur de sa renaissance mazdéenne, lui a barré la route du monde méditerranéen et l’a forcée à se retourner vers l’Extrême Orient. Tout compte fait, ce n’est pas avant la fin du ier ou le début du iie siècle de notre ère qu’elle a commencé à élever des prétentions à l’universalisme et, pour les besoins de sa propagande, s’est mise à rédiger les premières « vies » de son Maître. Si donc l’on croit retrouver dans les Évangiles — et notamment dans les Évangiles apocryphes de l’Enfance — des incidents miraculeux rappelant ceux que rapportent également le Lalita-vistara ou le Bouddha-tcharita, on ne peut considérer comme résolue d’avance la question de savoir qui est l’emprunteur et qui le prêteur (cf. infra, p. 36 et 57).

Ce n’est pas tout : prenez les cas les plus favorables — nous voulons dire ceux où l’analogie semble au premier abord des plus frappantes, comme quand, de part et d’autre, les Écritures insistent sur le caractère immaculé de la conception du futur prophète (infra, p. 46 s.) ou racontent qu’un vieillard inspiré a prédit l’exceptionnelle destinée du nouveau-né (infra, p. 61 s.). Si au lieu de raisonner dans l’abstrait vous confrontez les passages correspondants et qu’aucune partialité sectaire n’obnubile chez vous le sens critique, vous constaterez que, sous l’apparente conformité des préoccupations ou des situations, ni la lettre, ni (ce qui importe plus encore) l’esprit des deux textes, une fois placés côte à côte, ne se ressemblent le moins du monde. À mesure que vous avancez dans votre lecture, la prétendue analogie se dissipe et finit par s’effacer. Ce n’était qu’un fantôme qui disparaît du moment qu’on veut le saisir ; et comme à chaque fois cette expérience se répète, on est bien forcé de conclure que les deux traditions sont absolument indépendantes. Elles ont été élaborées, nous ne disons pas en vase clos, mais dans des milieux parfaitement étrangers l’un à l’autre, bien que l’un et l’autre partiellement ouverts aux influences iraniennes.

Tel est le verdict formel du philologue, si la question est soumise à son jugement. Assurément l’historien peut revenir à la charge et rappeler que cet isolement n’a pas été perpétuel ; que le christianisme a forcé la barrière sassanide et établi sous les Gouptas des diocèses jusque dans l’Inde ; que de son côté la théosophie bouddhique a recruté des adhérents dans les cercles gnostiques d’Alexandrie et de Syrie ; que Mâni a pu tenter la synthèse des deux religions ; et que de leurs rapports entre elles nous tenons au moins une preuve palpable, puisque le roman de la jeunesse du Bouddha, passé du sanskrit en grec par l’intermédiaire du syriaque, s’est introduit dans la patrologie chrétienne sous l’autorité de st Jean Damascène et que le Bodhisattva, à peine déguisé sous le nom de Joasaph ou Josaphat, a pris place dans les martyrologes romain et grec. Ce sont là des faits bien connus et que nul ne conteste : mais ils sont tous postérieurs de plusieurs siècles au temps où les biographies des deux Sauveurs avaient été fixées de façon définitive. Ils ne changent donc rien à la constatation que nous venons de faire (et que quiconque sait lire est à même de refaire pour son compte), à savoir qu’il ne se peut rien concevoir de plus dissemblable comme décor, comme teneur et comme ton que les Évangiles et les Soutras[18] bouddhiques qui y correspondent, alors même qu’ils sont probablement contemporains, ou peu s’en faut. Les ambiances dont ces textes sont sortis semblent vraiment aux antipodes l’une de l’autre. Assurément les deux religions ont eu, chacune dans sa sphère, un rôle analogue et des plus bienfaisants. Le christianisme s’efforce, sans y avoir encore réussi, d’adoucir les mœurs sanguinaires des peuples carnivores, mangeurs de blé et buveurs de vin, que nous sommes. Bien que particulièrement adapté aux besoins spirituels des buveurs d’eau végétariens de la rizière, le bouddhisme compte à son actif d’avoir rendus inoffensifs Tibétains et Mongols. Mais c’est un fait d’expérience courante que, de nos jours encore, ces deux églises n’exercent nulle part, pas plus en Europe qu’en Asie, aucune action marquée l’une sur l’autre. Trop distantes dans leur dogmatique, trop voisines dans leur morale, elles n’ont ni possibilité de se confondre, ni raisons de s’attaquer. Si la violente intrusion entre elles des fanatiques armées de l’Islam avait été épargnée à l’humanité, il est vraisemblable qu’à elles deux, elles se seraient pacifiquement partagé le monde.


  1. Tel est du moins le chiffre traditionnel ; mais v. supra p. 322.
  2. Nous rendons régulièrement Bhagavat par « Bienheureux » et Tathâgata « Celui qui est venu ainsi » (l’Erchomenos) par « Prédestiné ». — Nous gardons en principe aux mots indiens leur forme sanskrite, sauf dans les citations de textes pâli.
  3. V. à la Liste des titres abrégés Oldenberg et Senart.
  4. É. Senart Origines bouddhiques (Bibl. de vulgarisation du Musée Guimet, vol. XXV Paris 10907 p. 6 et 42 du tiré à part).
  5. Nous employons l’équivalent « Monarque universel » pour le Cakravartin indien auquel É. Senart a consacré tout le premier chapitre de son Essai. — Il va de soi qu’une grande partie de ce dernier ouvrage garde une valeur durable. Nous ne songeons pas à dissimuler que nous avons suivi une méthode diamétralement inverse de la sienne. À la façon des mythologues comparatistes il part du mythe, considère que celui-ci s’est mué en légende et le saisit en train de s’acheminer à l’état de conte (p. 435). Nous partons au contraire du récit traditionnel et ne nous interdisons pas de discerner ce qu’il peut avoir de fond historique dissimulé sous les superstructures mythiques édifiées après coup. Mais nous ne pouvons que nous retrouver d’accord quand (p. 448) il réclame pour l’action populaire une large place et décèle dans la tradition plus d’une fiction empruntée au cycle vishnouite. D’autre part nous n’écartons pas systématiquement et à l’avance, comme H. Oldenberg, les traditions légendaires dont le caractère apocryphe est évident : nous les retenons au contraire pour tâcher d’en tirer, à défaut de données historiques, d’utiles enseignements sur le jeu de l’esprit humain. En fait les documents indiens nous fournissent avant tout (ainsi qu’il est spécifié p. 13) les éléments d’une étude de psychologie religieuse. Reconnaissons qu’ils ne permettent guère d’aborder le bouddhisme que de ce biais. L’étudiant doit savoir qu’aucune recherche de fond ne peut plus être entreprise sur cette religion par qui ne dispose pas des sources tibétaines et chinoises en même temps que des indiennes.
  6. La phrase est empruntée à Aug. Barth (Œuvres, I, p. 344), mais il lui donne une application différente : c’est à l’interprétation astronomique imposée à la légende par H. Kern dans les notes de son Histoire du Bouddhisme dans l’Inde (trad. Gédéon Huetvol. Paris 1901) qu’il reproche de négliger l’homme.
  7. CVA XI I, II ; ne pas confondre ce Purâṇa avec l’hétérodoxe Pûraṇa (supra p. 251).
  8. Nous ne retenons, pour simplifier les choses, que les quatre grandes dénominations sous lesquelles Yi-tsing range les dix-huit sectes bouddhiques (I-Tsing A Record of the Buddhist Religion trad. J. Takakusu Oxford 1896 p. xxiii). Aux deux textes pâli cités (MVA et MPS) il faut adjoindre le Culla-vagga (CVA), le Sutta-nipâta (SN), le Jâtaka et tout particulièrement l’introduction à son commentaire (NK), ainsi que le commentaire du Dhammapada (DhPC). On peut y ajouter trois sutta du Majjhima-nikâya (nos 36, 85 et 100) qui ne sont guère qu’un remaniement du MVA ; dans le Dîgha-nikâya, le Mahâpadâna-sutta (trad. dans Dial. II) qui ressasse la vie de Çâkya-muni sous le nom du Buddha précédent Vipassi = Vipaçyin (de même que fait aussi le MVU I p. 193 s. sous le nom du Buddha Dîpankara) ; et dans le Saṃyutta-nikâya le Mahânidâna-sutta (trad. dans Dial. II). N’oublions pas enfin les compilations singhalaises et birmanes utilisées respectivement par Spence Hardy (Manual) et P. Bigandet (Vie). — Aux textes sanskrits (LV et DA) se rattachent, outre le Buddha-carita (BC) et le Sûtrâlankâra (SA), les extraits du Dulva tibétain réunis par W. W. Rockhill (Life) ainsi que la compilation tibétaine résumée par A. Schiefner (Leben) ; se souvenir à ce propos de la phrase de Sylvain Lévi dans le JA (juillet-août 1908 p. 102) : « Désormais au lieu de dire Rockhill, Schiefner, Dulva, nous pouvons dire : les Mûla-sarvâsti-vâdin ». On sait que l’original sanskrit de leur vinaya, récemment découvert dans un stûpa près de Gilgit, est en cours de publication au Cachemire. — Le Mahâvastu (MVU) a été excellemment édité et résumé par É. Senart. — De la quatrième grande secte, celle des Sammatîya ou Sammitîya (les Unanimes ou les Mesurés ?) rien n’a été publié, que nous sachions, de leur canon original. L’Abhi-nishkramaṇa-sûtra qui s’est conservé en chinois semble être une compilation de passages empruntés à diverses sectes : la traduction abrégée en est due à S. Beal (ANS) ainsi que celle de la version chinoise du BC (Fo-sho-hing-tsan-king dans S. B. E. vol. XIX) et du Text and Commentary of the Memorial of Sakya Buddha Tathâgata by Wong Puh (viie siècle) dans JRAS old series V 1863 p. 155-220. Citons enfin les passages traduits du tibétain ou du pâli par Léon Feer dans le t. V des Annales du Musée Guimet (Paris 1883). — Nous croyons qu’en sanskrit Lalita-vistara ne pouvait originairement signifier que ce que nous avons suggéré à la ligne 19 ; mais ce sens a paru insuffisamment édifiant, et avec les Tibétains et les Chinois on traduit ordinairement ce titre par le « Développement des jeux » ou « du jeu » entendant dévotement par ce dernier mot la carrière du Prédestiné (cf. BL p. 248).
  9. On trouvera plusieurs de ces passages parallèles dans E. Windisch, Mâra und Buddha (Leipzig, 1895 p. 3 et 43) et Buddha’s Geburt (Leipzig, 1908, ch. vii) ; L. Feer, Ann. du Musée Guimet t. V p. 482 ; et supra p. 224 s. Senart constate également (p. xxi) qu’il n’y a aucune divergence profonde entre les deux traditions ni dans le fond ni sur le nombre des épisodes.
  10. Nous sommes heureux de pouvoir renvoyer en dernière heure à l’important article de M. l’Abbé Ét. Lamotte sur la Légende du Buddha (Rev. de l’histoire des religions CXXXIV 1947-8) : le lecteur y trouvera, en même temps qu’une très complète bibliographie raisonnée des biographies du Buddha et de leurs sources, un premier aperçu des « états successifs de la légende » au cours des dix siècles qu’elle a pris pour se constituer.
  11. V. la Liste des titres abrégés s. v. Ajaṇtâ, Amarâvati, Barhut, Bodh-Gayâ, Mathurâ, Sâñchi, et aussi B. Budur. La série tardive de Pagan a été publiée par Duroiselle, ASI Ann. Rep. 1913-4.
  12. Sur le sens topographique des Indiens cf. Études d’orientalisme publiées à la mémoire de Raymonde Linossier (Paris, 1932) I p. 270-1. Mâhâtmya signifie proprement « magnanimité », puis, par double extension du sens, « efficacité » et « ouvrage prônant l’efficacité » d’une place de pèlerinage (tîrtha).
  13. Sâñchi, p. 201 et cf. p. 206 s. et pl. 19 ou 51-2 ; p. 219 et pl. 34, etc.
  14. V. la Liste des titres abrégés s. v. Fa-hien et Hiuan-tsang et cf. Stan. Julien, I, titre et p. xxiii-xxiv (la date exacte serait 646).
  15. La prétention est plus modeste qu’on ne pourrait croire : on considère ordinairement avec Senart (p. XXXII) que « l’unanimité de la tradition et le témoignage des monuments figurés prouvent que la légende existait d’une façon générale dès le iiie siècle avant notre ère ».
  16. DA p. 399-402.
  17. On trouvera une bibliographie raisonnée de la question des rapports entre bouddhisme et christianisme dans BL p. 402 s. et DhPC I, p. 9 s., et l’on pourra constater à quel point la littérature est abondante et les opinions partagées.
  18. Sûtra (pâli Sutta) signifie proprement « fil » ou « cordelette », puis, par extension, tantôt « fascicule », tantôt « file » de règles didactiques formulées en un cahier. Chez les bouddhistes le terme désigne spécialement les textes originaux qui sont censés remonter à la prédication du Maître ; le recueil de ces récits, homélies et dialogues forme avec le Vinaya ou « Discipline monastique » les deux parties anciennes de la Triple corbeille des Écritures (Tri-piṭaka).