La Vie en fleur/Chapitre XVII

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Calmann-Lévy (p. 203-220).

XVII

L’APPARTEMENT DE MONSIEUR DUBOIS

M. Dubois était un grammairien d’une force qui faisait peur. Pour le sens et les rapports des termes, rien n’égalait sa justice sévère ; au reste, assez indifférent à l’orthographe, qu’il ne mettait pas lui-même très exactement. Il disait ne pas comprendre qu’on perdît un temps précieux à ces minuties. Il appelait la grammaire de Noël et Chapsal une grammaire de quartier général, et la disait imposée par l’insatiable tyrannie de Napoléon qui, s’exerçant autant sur les idées que sur les actes, poursuivait toute indépendance d’esprit. Et quand ma mère parlait devant le vieillard de cette règle des participes, son perpétuel souci, il la consternait en lui répondant que, sur les participes, il n’en voulait pas savoir plus que Pascal et Racine, qui n’en savaient rien.

Le goût littéraire de M. Dubois me glaçait de respect et d’effroi.

Il était classique, mais avec beaucoup de critique et une philosophie qui lui dictait tous ses jugements. Il trouvait plus d’esprit à Saint-Évremond qu’à Pascal. Bossuet, selon lui, exprimait dans un style rocailleux de pauvres idées ; son Discours sur l’Histoire universelle était aussi sot, disait-il, que l’Histoire de Paul Orose, dans laquelle il était copié.

— Corneille, disait-il, ne peut plaire à un esprit sage, puisque Napoléon l’admirait. En effet, sa tragédie d’Horace sent la boucherie. M. Dubois tenait l’Esprit des lois et l’Essai sur les mœurs pour les deux plus beaux monuments de la pensée humaine. Il avait du goût pour les tragédies de Voltaire, malgré la faiblesse du style. En fait de poètes, à l’en croire, il n’y avait que les Grecs et les Romains. De ceux-là il se délectait et gardait toujours dans sa poche un Théocrite ou un Catulle de petit format et bien imprimé, car il était bibliophile.

Il savait Virgile par cœur, et contait qu’ayant récité un jour avec le général Miollis le 4e  Livre de l’Énéide, ils avaient tous deux fondu en larmes. La rime lui rendait le vers moderne insupportable. Il la trouvait barbare, bonne seulement à soutenir l’attention débile d’hommes grossiers et ignorants, et à satisfaire des oreilles incultes en marquant pesamment la cadence. Il conjecturait que ce retour régulier des mêmes sons avait été à l’origine un moyen mnémotechnique pour des êtres qui, faute d’habitude, n’apprenaient pas facilement. Ce qui ne l’empêchait pas de goûter fort les vers de La Fontaine, de Voltaire et de Parny. Il s’en tenait là, ignorant totalement les poètes romantiques. De la prose contemporaine, il ne connaissait que ce qui traite de politique et d’histoire. Les Mémoires d’Outre-Tombe, mal reçus du public, déplurent particulièrement à M. Dubois qui reprochait à Chateaubriand l’outrance du langage et le vide de la pensée.

Un goût si sévère n’était guère communicatif. D’ailleurs, le goût se forme tard chez les hommes ordinaires et seulement par une expérience longue, parfois pénible. Le goût étant le sens de l’agréable, il s’affine dans la souffrance. Le grand vieillard qui voulut bien s’intéresser à moi dès ma sortie de l’enfance ne m’apprit pas le bon langage, mais il m’inspira l’amour des arts d’imitation et un ardent enthousiasme pour la beauté sensible.

M. Dubois, comme tous les archéologues de son temps, connaissait surtout la sculpture grecque par des ouvrages de l’époque romaine. Le sens de la grandeur et de la simplicité ne lui manquait pas ; mais il avait vu trop tard les marbres du Parthénon, et le Laocoon restait pour lui la plus parfaite expression du beau. Ce n’en était pas moins un connaisseur.

Ayant voyagé en Italie à une époque où l’on n’y allait guère, ayant fréquenté les artistes de son temps, il s’était fait sans grande dépense un cabinet de curieux, dont il jouissait dans le silence et dans le recueillement. Mais, comme il faut, en ce monde, que toute joie soit gâtée, sa gouvernante troublait la paix d’un intérieur tranquille et orné. Clorinde « buvait ». Et M. Dubois, bien qu’il fût très secret, avait confié un jour à ma mère qu’il avait un soir trouvé Clorinde ivre-morte dans sa cuisine incendiée. Je m’étonnais qu’il ne la congédiât pas ; mais ma mère en paraissait moins surprise.

De temps en temps, quand il était content de mes progrès, il me disait :

— Mon enfant, je te montrerai mes antiques et aussi quelques morceaux de peinture comme on n’en fait plus. Car nous sommes submergés par les barbares. On ne sait plus dessiner.

Ce qu’il appelait barbares, c’était les Couture, les Cognet, les Deveria et surtout Delacroix dont il avait horreur. Il ne le comprenait pas. Il ne comprenait pas tout. Mais qui de nous peut se flatter de tout comprendre ?

En se proposant de me recevoir chez lui, M. Dubois me faisait un grand honneur, et rare. Demeurant avec sa vieille gouvernante, sans parents, sans amis, il ne recevait âme vivante. Aussi, faisait-on des contes étranges sur ce logis où personne n’avait jamais pénétré. Il était situé, au deuxième étage, sur la cour, dans un vieil hôtel de la rue Sainte-Anne. M. Dubois l’habitait depuis son enfance.

Naître, vivre et mourir dans la même maison.

M. Dubois avait eu une mère charmante, qu’il adorait. Elle était belle, jouait de la harpe comme madame de Genlis, peignait des fleurs comme Van Spandonck. Morte subitement, en 1815, sa chambre, disait-on, avait été laissée intacte par son fils, avec sa harpe, une romance ouverte sur le clavecin, sa boîte d’aquarelle et le vase rempli des fleurs qu’elle avait commencé de peindre, ensevelis depuis quarante ans sous un linceul de poussière. On disait qu’il y avait dans le salon de M. Dubois le portrait d’une dame poudrée dont la main droite disparaissait sous un bouquet de roses, et l’on croyait que c’était le portrait d’une arrière-grand’mère de M. Dubois qui, sur son lit de mort, avait écrit à son fils absent qu’elle lui donnait sa malédiction. Mais, six semaines après qu’on l’eut mise en terre, on trouva un matin sur son portrait la main droite effacée et remplacée par des roses fraîchement peintes. On pensa qu’elle était venue elle-même opérer cette substitution pour donner à entendre qu’elle révoquait les termes de sa dernière lettre. Il y avait eu dans cette maison plusieurs victimes de la terreur dont les ombres indignées hantaient les escaliers et les corridors.

De temps en temps, M. Dubois répétait :

— Mon enfant, il faudra qu’un de ces jours tu viennes voir mes antiques.

Mon parrain, qui était le meilleur et le plus accommodant des hommes, chicanait quelquefois M. Dubois sur son amour de l’antique. Mon parrain trouvait l’antique beau mais froid, et ne parlant pas au cœur. Il aimait, comme Gautier, les vieux tableaux de l’école allemande et les primitifs italiens.

Un jour qu’il vantait les maîtres du Quattrocento, M. Dubois lui donna raison.

— Je tiens Mantegna, dit-il, pour un très grand maître. J’ai trouvé de ce peintre à Vérone, il y a une trentaine d’années, un Christ au Tombeau d’un dessin impérieux et puissant. C’est un superbe ouvrage.

Et, se tournant vers moi :

— Mon enfant, il faudra que je te le fasse voir.

Cette fois la visite fut décidée ; on prit jour, il m’en souvient, pour le jeudi après Pâques. Je mis mes plus beaux habits et pris mon chapeau de haute forme, car, à cette époque, le melon n’était pas toléré même aux très jeunes gens. Et à une heure et demie, je sortis de chez moi très ému.

Sitôt sur le palier, j’entendis souffler, comme autrefois soufflait ma bonne Mélanie, et vis la mère Cochelet[1] assise sur une marche de l’escalier, la tête entre les genoux et suffoquant. Elle était vraiment hideuse, la loupe qui lui bouchait l’œil droit était maintenant grosse comme le poing, et de cet œil bouché coulaient, sur une joue tachée de terre, des larmes visqueuses et rouillées. Son bonnet sale et son serre-tête noir, secoués par la toux, découvraient un crâne chauve et crasseux. De grosses boucles d’or qui pendaient à ses oreilles achevaient sa hideur. J’eus le tort, en passant devant elle, de hâter le pas et de détourner la tête. Tout soufflant, elle m’appela d’une voix rude.

Je m’approchai d’elle. Elle me regardait d’un gros œil mauvais :

— Mon petit ami, n’est-ce pas qu’en m’entendant souffler, vous vous êtes dit : « C’est un phoque ! », car, si vous aviez pensé que j’étais une femme, vous m’auriez tiré votre chapeau.

Elle laissa retomber sa tête sur ses genoux et recommença de souffler.

Je rougis, balbutiai des excuses et lui offris mon bras pour monter l’escalier. Elle le refusa sans grâce. Je m’en allai triste et confus.

Mais, dès que je fus dehors, le vent frais, l’air subtil, le ciel riant m’emplirent de gaîté et d’oubli. J’aimais ma grand’ville, que je me peignais en miniature dans mon cœur pour l’embrasser tendrement ; j’aimais ma royale rivière de Seine, si sage, si contenue dans ses atours de pierre, et d’une beauté citadine ; j’aimais les grands quais illustres et familiers, bordés de platanes réguliers, de vieux hôtels et de palais. Ils s’enveloppaient alors de calme et de silence, ces beaux quais. Alors, la vulgarité tapageuse des trams n’en troublait pas la majesté. Je pris le pont de fonte gardé par quatre femmes de pierre qu’on ne vit jamais sourire ; je traversai la cour du Louvre où s’élevait, criant notre histoire par toutes ses pierres, le palais des Tuileries, cruellement incendié dix ans plus tard par des vaincus, puis rasé par des bourgeois malfaisants. Ayant franchi le guichet de l’échelle et traversé la rue de Rivoli, je m’engageai dans un dédale de rues étroites et tortueuses qui depuis sont tombées sous la pioche, et atteignis le coin de la rue Sainte-Anne et de la rue Thérèse. Là, M. Dubois habitait, depuis son enfance, le second étage d’une maison du temps de Louis XV. Je fus reçu par Clorinde. Si comme il faut croire, elle « buvait », c’était une ivrognesse terriblement secrète. Je n’ai vu de ma vie vieille femme plus grave, plus tranquille, plus blanche et plus silencieuse. Dès l’entrée, l’appartement de M. Dubois révélait le curieux et le connaisseur. L’antichambre était pleine de fragments de statues et de sarcophages romains. Il y avait dans la salle à manger des marbres et de ces vases rouges ornés de figures noires, de beau style grec, qu’on appelait encore à cette époque vases étrusques. M. Dubois me montra, comme le plus riche trésor de son cabinet, un torse en marbre pentélique de jeune faune, sa nébride sur l’épaule ; il m’en vanta la grâce, la pureté, la simplicité.

— La mutilation d’une telle œuvre, me dit-il, est un des plus grands crimes de l’humanité. Mais quand une œuvre atteint ce degré de perfection, sa beauté réside tout entière en chacune de ses parties. Tandis que dans nos ouvrages modernes, si l’on ôte l’expression, c’est-à-dire la grimace, il ne reste plus rien.

Et M. Dubois parla d’abondance :

— En poésie, en art, en philosophie, il faut revenir aux anciens. Pourquoi ? Parce que rien ne se peut plus faire de beau, de bien, de sage. Il fut donné aux Grecs de porter l’art à sa perfection. Ce fut le privilège d’une race bien douée, qui, dans un beau climat, sous un ciel pur, sur une terre aux lignes harmonieuses, au bord d’une mer d’azur, pratiqua les mœurs de la liberté.

» Il y a, mon enfant, dans Hérodote, une parole qu’il faut retenir. Le vieil historien la met dans la bouche du Spartiate Démarate parlant à Xerxès : « Ô roi, sache que la pauvreté est l’amie fidèle de la Grèce, la vertu l’accompagne, fille de la sagesse et du bon gouvernement. » Les Grecs (et c’est le trait le plus heureux de leur génie) prirent l’homme pour mesure de toutes choses, et ils crurent à la justice des dieux ou du moins à leur modération.

M. Dubois me montra avec un soin flatteur les peintures et les dessins qu’il avait rapportés d’Italie ou recueillis autrefois à Paris. Il attirait particulièrement mon attention sur les maîtres qu’il estimait le plus, le Guide, les Carrache, l’Espagnolet, Battoni et Raphaël Mengs. Ces figures hirsutes d’évangélistes et de martyrs, noyées dans une ombre profonde, m’attristaient. Des académies de David, qui me furent très vantées, ne purent m’égayer. M. Dubois lui-même trouvait à David de la brutalité, mais il lui savait gré d’avoir rompu avec le mauvais goût de Boucher, de Pierre et de Fragonard.

Mon hôte me fit entrer dans une chambre où des colombes se becquetaient sur les trumeaux, au-dessus des glaces ternies. Il y avait quelque chose de vrai dans les bruits qui couraient sur cet appartement mystérieux ; je vis dans cette chambre une harpe aux cordes détendues, et, sur un clavecin, des rouleaux de musique ; je vis sur le mur le portrait d’une dame poudrée, un fichu blanc croisé sur la poitrine, et dont la main droite était cachée sous des roses qui paraissaient avoir été peintes après coup, d’une main hâtive. Mais M. Dubois se contenta de me dire que les meubles de cette chambre provenaient de ses parents.

Puis montrant une commode Louis XV, couverte de marqueterie et ornée de bronzes dorés d’or moulu, des fauteuils dorés recouverts de tapisseries à bergeries, des cantonnières en Beauvais, il murmura avec un demi-sourire :

— Ce sont les meubles de mon arrière-grand’mère. J’en ai bien souffert autrefois. Tu sais qu’il se fit à l’époque du Directoire et du Consulat une grande révolution dans l’art. Le goût, qui avait déjà commencé à s’épurer au déclin de la monarchie, fut tout à l’antique et l’on trouva grotesques les chinoiseries du vieux temps. J’habitais alors avec mes parents ; j’étais jeune, j’avais de l’amour-propre et il m’était pénible de vivre dans ces vieilleries et surtout d’y recevoir mes amis, dont quelques-uns étaient peintres, élèves de David et comme lui tout épris du grec et du romain. Je me rappelle qu’un jour je fus présenté à madame de Noailles qui, revenue de l’émigration, habitait dans la chaussée d’Antin un hôtel décoré par David et meublé sur les dessins de Percier et de Fontaine. Sur les murs étaient peints, en imitation de bronze, des faisceaux, des casques, des boucliers, des glaives et des frises de héros. On y voyait Romulus et Rémus tétant la louve, Brutus condamnant ses fils, Virginius immolant sa fille… Que sais-je encore ! On s’asseyait sur des chaises curules. Le boudoir était orné de peintures sur fond rouge imitées des fresques d’Herculanum. Cette décoration, cet ameublement me parurent admirables. Je ne sais si la beauté de l’hôtesse, dont les cheveux blonds et les bras de marbre étaient vraiment magnifiques, accrut mon admiration pour les murailles sur lesquelles elle promenait ses regards, pour les sièges sur lesquels elle reposait son corps de déesse ; mais je sortis de l’hôtel de Noailles fou d’enthousiasme. Et quand, de retour à la maison, je revis les commodes à gros ventre, les fauteuils à pieds tordus, les tapisseries avec leurs bergères et leurs moutons, je pleurai presque de dépit et de honte, et m’efforçai de démontrer à mon père que ces vieilleries étaient ridicules, et que jamais les Chinois, eux-mêmes, n’avaient rien produit de si absurde et de si grotesque. Mon père en convint : « Je sais bien, me dit-il, qu’on fait mieux à présent et que le goût est meilleur. Si l’on veut me changer mes antiquailles contre un mobilier dessiné par Messieurs Percier et Fontaine, j’y consentirai volontiers ; mais, comme personne ne sera assez fou pour faire le troc, je me contente des meubles dont mes parents se sont contentés, n’étant ni assez jeune, ni assez riche pour me meubler à la mode. »

— Ces paroles me furent amères, ajouta M. Dubois, et pourtant, tu le vois, mon ami, moi-même, soit parcimonie, soit piété filiale, soit pure négligence, j’ai gardé ces meubles de mon aïeule, et l’on me dit qu’au point de vue de l’économie domestique, je n’ai point eu tort, et que, même, j’ai fait une bonne affaire, que ces meubles naguère si décriés ont repris faveur et se payent aujourd’hui un assez grand prix.

Tandis qu’il parlait, mes regards restaient attachés à une petite toile, pendue dans la ruelle. J’avais vu, jusque-là, des vieillards du Guide et des Carrache, des martyrs de Ribera, un terrible Éliézer entouré de chameaux étranges de Battoni, un Christ au Tombeau de Mantegna d’une perfection impitoyable. J’avoue que la vue en était dure pour mon âge. Ce que je découvrais dans cette ruelle ne m’en parut que plus aimable. C’était une tête charmante, d’un bel ovale, avec des cheveux d’un blond doré, des yeux de violette, un regard ému, des épaules jeunes et charmantes.

— Qu’elle est belle ! m’écriai-je.

— Tu ne la connais pas ?… C’est la Psyché de Gérard. Le tableau fut exposé au Salon de 1796 ; il est maintenant au Louvre. C’est le chef-d’œuvre du peintre ; mais cette étude est bien meilleure que la partie correspondante du tableau. Quelle différence entre cette première pensée si heureuse et la réalisation ! La tête de Psyché, dans l’œuvre terminée, est d’un bon dessin assurément et d’une exécution soignée, mais un peu froide, trop polie, trop lisse et trop glacée. Il y a dans cette esquisse un faire plus libre, une manière plus large, plus de sentiment, une flamme douce, une fraîcheur de chair, une tendresse, une vénusté qui ne se retrouvent point dans la grande composition du Louvre. Il y a aussi la vérité, la nature saisie et fixée, la vie. Le modèle a inspiré le peintre.

— Mais, monsieur, m’écriai-je, le modèle ne pouvait pas être aussi beau que cela !

— Si fait, il était aussi beau. Gérard était un excellent portraitiste, et c’est dans ses portraits qu’il faut le préférer. Et ce que tu vois ici, mon ami, est un portrait, un portrait non pas tout à fait terminé, mais amené au point où il ne pouvait plus que perdre à être travaillé davantage. Je puis t’assurer que cette esquisse représente très fidèlement le modèle sans le flatter… Sache, mon enfant, que la flatterie est toujours une offense et qu’elle est un outrage à la beauté. Le modèle qui posa pour cette Psyché est resté longtemps célèbre dans les ateliers. Elle s’appelait Céline… Tu retrouveras Céline dans beaucoup de tableaux de l’époque impériale. Elle posa pour David, avec qui elle se brouilla : il était brutal, Céline était fière et avait un très mauvais caractère. Elle posa pour Guérin, pour Girodet, pour le baron Regnault et, plus tard, pour Hersent. C’était avec la Marguerite de Prud’hon le plus beau modèle femme de cette époque. Marguerite exhalait la volupté. Mais Céline était plus svelte, plus fine, plus élégante, sa chevelure avait plus de richesse, son teint plus d’éclat. Céline en 1815, bien qu’elle eût passé la première jeunesse, jouissait encore d’une si grande renommée parmi les peintres, que l’empereur Alexandre, lors de son séjour à Paris, voulut la voir, et lui donna pour ses papillotes une liasse de billets de la banque de Pétersbourg. On dit que la duchesse d’Angoulême fut curieuse aussi de voir Céline et lui fit un cadeau. Je l’ai rencontrée, un jour, dans l’atelier de Monsieur de Forbin ; elle était encore jolie, mais très épaissie. Il y a de cela quarante ans. Elle est bien vieille aujourd’hui… si elle vit encore.

Je quittai l’appartement de M. Dubois l’âme pleine de visions où les âges se mêlaient étrangement et hanté par l’ombre de Céline. Pendant des jours et des jours, elle me cacha le monde, je ne voyais qu’elle. J’étais fou ; j’étais surtout stupide.

  1. La mère Cochelet. Voir le Petit Pierre, p. 159.