La Vie est quotidienne (Baillon)/06

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Les Éditions Rieder (p. 67-75).

LES ÉTRENNES DE NANETTE


Il n’est pas dit qu’elle fût bossue. Mais certainement elle était vieille. Quand elle voulait l’embrasser, Henry se détournait à cause des poils du menton qui piquaient. Ainsi, elle ne rencontrait que les cheveux. C’est elle qui s’occupait d’Henry.

Henry n’avait plus de papa. Plus de maman, non plus. Un orphelin, comme on dit. Une tante l’avait recueilli. Ça, c’était une bonne action. Oui ! mais cette accueillante personne était déjà fort absorbée à soigner ses migraines. Elle avait aussi fort affaire à rendre visite au bon Dieu que l’on trouve un peu partout dans les églises. De plus, elle était vieille demoiselle et si les vieilles demoiselles possèdent souvent un cœur d’or, celle-ci l’avait en diamant, très dur. Si bien qu’elle ne comprenait pas toujours ce qui se passait chez les petits enfants dont le cœur est en chair. Surtout quand elle se nouait autour du front un linge mouillé pour rafraîchir sa migraine.

Nanette au contraire devait être autre chose qu’une vieille demoiselle. À certains moments, on parlait d’elle et voilà qu’on disait : « Madame Ponot. » Elle-même, il lui arrivait de parler quelquefois. Elle disait : « Feu mes enfants… défunt mon mari, dont Dieu ait l’âme. » En disant cela, elle poussait un soupir amusant comme tout. Alors peut-être bien qu’elle était veuve. Oui c’est cela ! Veuve comme Henry était orphelin.

En été, quand il fait chaud, il ne se passait rien. En hiver, le matin elle entrait dans la chambre d’Henry. Il y avait des fleurs de glace sur les vitres :

— Coucou ! Lève-toi, petit.

— Déjà, Nanette ? Et tante ?

— La migraine… Lève-toi, petit.

— Il fait si froid, Nanette.

— Courage ! J’ai un bon feu à la cuisine.

Ses vêtements l’attendaient bien chauds.

Nanette s’entendait comme pas une à lui faire avaler son huile de foie de morue. C’est mauvais l’huile de foie de morue ! Cela remplace les baisers que l’on ne reçoit pas de sa tante.

— Eh non ! disait Nanette. C’est très bon… Regarde.

Elle s’en donnait une cuillerée.

— Hap !

— Si bon que ça, Nanette ? Alors prends encore une cuiller.

— Voilà, petit. Hap ! Et maintenant à ton tour. Sans grimaces.

Elle n’en versait qu’un peu. Il aurait eu mauvaise grâce.

— Hap !

Il ne soupçonnait pas pourquoi certains midis, Nanette se frottait l’estomac :

— Ça me brûle, petit. Je vais me mettre à la diète.

Nanette l’aimait bien fort. Henry aussi aimait bien fort Nanette. Mais il eût préféré un menton moins piquant.

Ce matin, Nanette lui cria de la porte :

— Lève-toi, petit. Et tu sais, c’est la nouvelle année. Je te la souhaite bonne et heureuse.

— Oui, je sais, Nanette.

Il trouvait tout naturel que Nanette la lui souhaitât bonne et heureuse. Il ne songea pas à dire : « Et moi de même Nanette. » Il se détourna vite parce qu’il voyait arriver les picots du menton :

— As-tu préparé mon beau costume ?

— Dans la cuisine près du poêle, petit.

— Et tante ?

— La migraine.

Quand c’était la nouvelle année, Henry avait une journée très remplie. Il se rendait d’abord chez son grand-père. Grand-père habitait la même rue, à l’autre bout. Henry emportait une lettre qu’il avait fidèlement transcrite d’après le modèle sur le tableau noir de l’école. Il la lisait. Il recevait un billet de cinq francs, plus un grand pain d’épice qui d’année en année aurait pu sembler le même, si la nouvelle date n’y avait été écrite en sucre. Puis il rentrait à la maison et prenait une deuxième lettre, celle qu’il lirait à son parrain. Cette lettre également, il l’avait copiée d’après le tableau noir de l’école. Parrain lui donnait encore cinq francs. Seulement le grand pain d’épice était un petit gâteau de Savoie et Henry devait écouter un discours sur les devoirs d’un bon écolier, puis répondre :

— C’est promis parrain.

Après quoi, il rentrait et attendait que sa tante en eût fini avec sa migraine et ses Bons Dieux dans les églises. Il lui lisait sa troisième lettre. Tante répondait.

— Parfaitement, mon neveu. N’oubliez pas que la Bonté du Bon Dieu est ce qu’il y a de meilleur en ce monde.

Cet avis valait plus qu’un gâteau et cinq francs.

Cette année débuta exactement comme les autres. Quand il arriva chez son grand-père, celui-ci n’eut pas l’air de savoir quel jour on était. Cependant, le pain d’épice était prêt et, à côté, l’enveloppe fermée où se trouvaient les cent sous.

— Eh bien ! s’étonna grand-père, tu ne vas donc plus à l’école ?

— Pas aujourd’hui, grand-père, et j’ai quelque chose à dire. Asseyez-vous, s’il vous plaît.

Grand-père, qui était assis, se leva, choisit son meilleur fauteuil, s’installa, joignit les mains, ce qui est un moyen de mieux entendre. Henry déploya sa lettre, fit son salut et…

— Ah ! mon Dieu ! grand-père, je me suis trompé de lettre. J’ai pris celle de parrain.

— Tu as pris celle de parrain ! Qu’à cela ne tienne. Lis quand même. Je suis sûr qu’elle commence comme la mienne : « En ce beau jour… »

— En effet ! Comment le saviez-vous ? Il y a cependant des différences. Ainsi, sur la vôtre, il y a : « Cher Grand-père. » Sur celle de parrain j’ai écrit : « Cher Parrain. » Et puis sur la vôtre, j’ai mis pour finir : « Votre petit-fils dévoué. »

— Oh alors ! Cours vite chercher celle du petit-fils dévoué.

Il courut. La porte était au loquet. Il entra et monta doucement pour ne se montrer à personne. Et dans sa chambre, qu’est-ce qu’il vit ? Nanette devant le lit, Nanette pliée en deux, les mains sur le visage et qui pleurait si fort qu’il crut d’abord qu’elle riait.

— Eh bien ! petit. Te revoilà ? Si vite, et sans ton pain d’épice. Que s’est-il donc passé ?

— Je me suis trompé de lettre, Nanette. Mais toi tu pleures. Qu’est-ce qu’il y a ?

— Moi ? Rien, petit. C’est la nouvelle année vois-tu… Je pensais à des choses…

Jamais il n’avait songé qu’une Nanette pût pleurer en pensant à des choses. Il regarda le menton dont il avait évité tantôt les picots. Et tout à coup il eut très mal. Qu’importe comment ses visites se terminèrent ! Sans doute qu’en le revoyant grand-père reprit son air de ne rien savoir ; qu’ayant prononcé son discours, parrain fut satisfait de la réponse et qu’en guise de gâteau, tante lui rappela que la Bonté du Bon Dieu était ce qu’il y a de meilleur en ce monde. Cela lui était bien égal : Nanette avait pleuré, Nanette pensait à des choses…

Pendant toute la journée, il fut un Henry bien occupé. Il s’enferma dans sa chambre. Il s’appliqua à certaine besogne qu’il voulut à tout prix terminer sans aide, ce qui l’obligea à tirer très fort la langue. À peine s’il consentit à descendre pour le repas du soir, et, au coucher, quand Nanette arriva : « Es-tu au lit, petit ? », il n’était pas au lit.

Trois bougies brûlaient sur la table. Elle était couverte d’un mouchoir blanc qui figurait une belle nappe. A droite, il y avait le pain d’épice de grand-père ; à gauche le gâteau de Savoie de parrain ; au milieu, l’une ne couvrant pas l’autre, les deux enveloppes de cinq francs.

Il prit par la main Nanette qui n’en revenait pas de sa surprise. Il lui dit ce qu’il avait dit à grand-père, le matin.

— Assieds-toi, s’il te plaît.

Et quand elle fut assise, quand elle eut joint les mains, il déroula un papier, fit sa révérence et commença :

— Ma chère et bonne Nanette…