La Vie est quotidienne (Baillon)/07

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Les Éditions Rieder (p. 77-84).

LE CHIEN-CHIEN À SA MÉMÈRE


Cela commença comme toujours en ces sortes d’aventures.

Il est vrai que six rues qui se joignent en étoile, forment un endroit dangereux et qu’au lieu de dire : « Que voulez-vous, monsieur : c’est un carrefour », on aurait mieux fait d’y poster un agent. Mais d’abord, y avait-il assez d’agents dans cette ville ? Et puis, les agents servent contre les apaches et, d’ailleurs, s’il fallait en poster partout où c’est nécessaire !

Le soir tombait. Dans ces rues où, en général, beaucoup de monde passait, il passait, en plus, tout ce que l’on voit de gens dans une rue, quand une journée s’achève : des femmes qui pensaient à leur soupe, des hommes qui pensaient à leur lit, d’autres qui pensaient au lit d’une voisine, de petits gosses aussi, et, peut-être, qui sait, perdu dans cette foule, un de ces bougres qui, à cause d’une dent ne pensait qu’à une chose : trouver le praticien qui consentirait à cette heure à le débarrasser de son mal.

Il passait également beaucoup de véhicules : des autos qui débouchaient de la gauche et disparaissaient sur la droite ; d’autres qui arrivaient de la droite pour disparaître sur la gauche ; puis des tramways, des charrettes à bras, des bicyclettes, des camions, tout cela pêle-mêle dans de la fumée qui faisait du bruit.

Parmi ces autos, deux survinrent. On n’aurait rien su en dire, sinon que l’une était rouge et l’autre peinte en gris. Elles étaient très belles, et elles allaient très vite.

On n’établit jamais lequel des deux chauffeurs prit mal sa direction. Il se trouva plus tard des gens pour prétendre que, si le chauffeur de l’auto rouge s’absorbait à fumer un cigare, l’autre ne s’absorbait pas moins à fumer une cigarette. Cela semble invraisemblable. Toujours est-il que brusquement des messieurs levèrent les bras : « Arrêtez ! arrêtez ! » ; qu’une jeune fille se jeta les mains sur les yeux, tandis que les deux machines se mordaient gueule à gueule, se cabraient, se dressaient, puis versaient, rouge dans grise, contre un réverbère.

Cela fit : « Boum ! » à cause des ferrailles ; et puis : « Clang ! » parce que le réverbère, se brisant, sous le choc, crachait au loin ce qui lui restait de chicots de verre dans sa lanterne.

Ce que l’on entendit ensuite, ce fut un long hurlement de femme. On aurait pu supposer que quelqu’un s’était fracassé une jambe sous les voitures. Mais le cri arrivait de plus loin. Il arrivait d’un balcon, à un troisième étage, hors de la bouche d’une petite dame qui, prenant le frais, venait de se demander ce qui serait advenu si, au lieu de dormir à l’abri dans ses bras, sa Mirette se fût trouvée à faire sa cro-crotte contre ce dangereux réverbère.

Quant aux chauffeurs, ils avaient plus d’une raison de se taire. Le premier avait voulu sauter. Mais prenant mal son élan il était tombé et se taisait gravement, le nez dans un peu de cervelle, sur le bord du trottoir. Le second se taisait aussi, correct, les mains au volant, avec un petit sourire qui parut moins niais, quand on eut vu un bout de fer qui lui sortait, avec quelque chose de rouge, de l’autre côté, dans le dos.

Ce qui survint ensuite ne fut pas différent de ce qui arrive toujours en ces sortes d’aventures. Dans cette rue, où tant de gens circulaient, chacun avec une idée différente, il n’y eut plus que des gens ayant tous la même idée. Les femmes ne pensaient plus à leur soupe, les hommes ne pensaient plus à des lits, le bougre ne pensait plus à sa dent. Ils accouraient ; ils se tassaient ; ils voulaient voir par-dessus les têtes, deviner entre les jambes, comment c’est fait quand deux autos se sont rencontrées pour culbuter un réverbère… Il y avait d’ailleurs deux morts. On entendit ainsi le Passant qui : « Parfaitement, messieurs », avait vu venir l’accident ; le voisin dont : « Voyez donc, messieurs », à deux mètres près, on aurait pu démolir la vitrine ; l’homme généreux qui déclara : « Moi, ces morts, cela me fend le cœur, mais… », et le bougre à la dent qui déclara que « tout de même, on ne pouvait les laisser comme cela… »

En ce moment on entendit, pour la deuxième fois, un long hurlement de femme : c’était la petite dame du troisième qui, s’étant rapprochée à sa manière — avec des jumelles — voyait qu’on ramassait les corps et se demandait ce qu’il serait advenu si, au lieu de ces hommes, on eût ramassé sa Mirette avant qu’elle eût fini sa cro-crotte contre le méchant réverbère.

Ce que l’on vit ensuite ne différa guère de ce que l’on voit en ces sortes d’aventures. Survint un agent ; il était maigre. Cela le dispensa de se dire que s’il n’allait pas vite, c’était parce qu’il était gros. On s’écarta, car il faut toujours ouvrir un passage à la justice. Quand il fut tout près, il regarda pourquoi tant de monde se trouvait rassemblé. Il constata : on avait brisé un réverbère ; on avait démoli des autos ; il y avait deux hommes par terre, ces hommes étaient morts.

Il tira son calepin, comme s’il voulait écrire un petit conte. Il demanda :

— Qui a fait ça ?

Il écouta le monsieur qui avait vu venir l’accident ; le voisin dont on aurait pu démolir la vitrine ; le monsieur dont cela fendait le cœur, le bougre qui, à cause de sa dent, supportait mal qu’on les laissât comme cela. Pour ce dernier, l’agent haussa les épaules. Il prit, d’ailleurs, son nom. Il chercha aussi le nom des chauffeurs, car on a beau être mort, on n’en reste pas moins responsable du bris d’un réverbère.

Ce qui survint alors ressemble en tout à ce qui arrive en ces sortes d’aventures. Peut-être à cause de l’agent, une ambulance arriva pour les morts, des camions s’amenèrent pour les autos, puis un petit bonhomme se présenta tout seul avec une brosse et balaya la place pour un nouvel accident. Un monsieur tira sa montre et constata qu’il avait perdu plus d’une heure. Il y eut ainsi moins de gens qui regardent et plus de gens qui passent : les femmes pensaient à leur soupe, les hommes pensaient à des lits ; le bougre pensait à sa dent. Il passa tout de même un curieux qui demanda : « Pourriez-vous me renseigner ?… », et quelqu’un d’averti pour répondre : « Parfaitement… une auto contre une bicyclette. »

En ce moment, pour la troisième fois, mais en plus long, montèrent des hurlements de femme. C’était la petite dame du troisième qui, prise d’on ne sait quelle rage, tordait le cou à son chien, parce qu’elle l’avait vu !… parce que, mon Dieu ! elle en était sûre : deux autos avaient écrabouillé sa Mirette qui faisait sa cro-crotte centre le méchant réverbère…

Cela manquait de logique… Mais cela finit comme toujours en ces sortes d’aventures.