La Vie est quotidienne (Baillon)/08

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Les Éditions Rieder (p. 85-92).

LES YEUX DU PÈRE FRANÇOIS


Le père François avait passé sa vie à travailler pour les autres. Il était ouvrier agricole. À ce métier, si on se fatigue beaucoup, on ne s’instruit guère. Il en savait pourtant assez pour comprendre que s’il arrive aux hommes d’avoir des idées bizarres, les femmes en ont souvent de stupides. Ainsi la sienne. Ne se mit-elle pas en tête de rire le jour où il annonça :

— Femme j’ai un petit soleil dans l’œil gauche.

À première vue, prétendre que l’on a un petit soleil dans l’œil gauche pouvait en effet sembler une idée ridicule. Et pourtant si. Ça lui avait pris la veille, au lit, comme il fermait les yeux pour s’endormir.

À vrai dire, ce n’était pas un soleil comme celui de là-haut. Il n’était pas blanc, il était noir ; il était moins gros aussi ; mais on sentait qu’il brûlait. Ses rayons flambaient comme ceux d’un soleil véritable. La preuve : tantôt ils y étaient et maintenant brusquement ils venaient de s’éteindre.

Quand elle eut bien ri :

— T’auras trop regardé la lumière, dit sa femme, il t’en sera resté un brin dans les yeux.

Peut-être bien après tout.

Pendant la matinée, il ne songea à rien. Il battait pour le quart d’heure le blé du fermier Simonon ; il ne s’agissait pas de flâner à l’ouvrage, car la récolte avait été bonne. Sur le coup de midi, il eut besoin de son pain qu’il avait mis au frais dans la grange et, sitôt qu’il eut passé de la pleine lumière dans le noir, il revit son soleil dans l’œil gauche. Cela ne dura pas d’ailleurs : le temps de prendre son pain, de revenir au jour, le petit soleil avait disparu.

La journée finie, le père François ne dit rien à sa femme : elle s’était moquée une première fois, il n’allait pas lui donner l’occasion de se moquer une nouvelle fois. Mais quand il se coucha :

— Écoute, fit-il, ce tantôt en cassant la croûte et maintenant pendant que je te parle, j’ai un petit soleil dans l’œil gauche.

— T’auras trop regardé la lumière.

Et elle se mit à rire.

Le lendemain, il se surveilla. Il s’arrangea pour se tenir à l’ombre, il évita de regarder les flammes qui dansaient dans l’âtre ; à la soirée, il ne voulut pas que sa femme allumât la lampe, car on est toujours tenté de regarder cette petite flamme. Il eut beau faire ! Dès qu’on eut fermé les volets pour la nuit, le petit soleil se ralluma dans son œil.

Il en fut de même les autres jours.

Les femmes feraient mieux de se taire. Si peu qu’il en eût parlé à la sienne, tout le monde au village sut bientôt ce qui arrivait au père François. Les uns riaient :

— Quel blagueur !

Les autres :

— Hé, père François, à quelle heure se couche-t-il, le soleil que vous avez dans les yeux ?

Il en avait pris son parti et plaisantait lui-même :

— Vous verrez bien l’hiver, quand vous gèlerez, avec mon petit soleil je n’aurai pas froid.

Il n’avait pas cru si bien dire. Un jour, la neige tomba. Le soir il eut son soleil. Et non seulement dans l’œil gauche. Il en eut un dans l’œil droit. Ce soleil-là n’était pas noir comme le premier : il était vert, avec un cercle rouge alentour. Le plus inquiétant, c’est qu’en le frottant à travers la paupière, il le fit éclater en mille petits morceaux qui portèrent leur brûlure jusque dans l’arrière de la tête.

Pour le coup, le vieux père François pensa qu’il y aurait quelque chose à faire. Il consulta son maître. Le père Simonon était de ces gros fermiers qui n’ont pas beaucoup d’argent à dépenser en salaires, mais trouvent toujours un bon conseil à votre service :

— À votre place, vous avez mal aux yeux, j’irais voir un oculiste.

Un oculiste, c’est comme qui dirait un médecin pour les yeux. Bien que venu du fermier Simonon, le conseil ne fut pas si bon qu’on aurait pu le croire. D’abord, pour trouver l’oculiste, François dut se rendre à la ville. Ensuite, il eut à verser vingt francs. Et puis, au lieu de dire : « Ce n’est rien », le médecin, après beaucoup de manigances avec de petites lampes et des outils, affirma que c’était grave et que, pour commencer, il allait prescrire des lunettes.

Des lunettes ! Passe encore quand on perd son temps à lire des journaux et des livres. Mais pour travailler dans les champs ! De plus ces verres n’étaient pas transparents comme les verres d’une fenêtre : ils étaient bleus. Voyez-vous le père François avec ses deux ronds bleus sur la figure ? Sans parler des moqueries de sa femme, ils lui valurent bien des misères. Le premier matin que, ces lunettes sur le nez, il entra dans l’écurie du fermier Simonon, le cheval ne reconnut plus son homme et prit si peur que François eut de la peine à se remettre du coup de sabot qu’il reçut en plein milieu du ventre. D’ailleurs, à travers ce bleu comment distinguer les blés qui sont mûrs de ceux qui le sont moins ?

Heureusement des lunettes peuvent glisser par terre. La première fois qu’en fauchant, François sentit les siennes s’envoler de son nez, tant pis, elles pouvaient bien pourrir, il se garda bien de les ramasser. Il eut même la précaution de piétiner la place, pour être sûr qu’on ne les retrouverait plus.

En ce temps, il eut à cause de ses yeux toutes espèces de mésaventures. Bien qu’il n’en parlât plus, il voyait toujours ses soleils, tantôt dans l’œil droit, tantôt dans le gauche, souvent dans les deux. Un jour, il ne put avaler sa soupe, parce que, croyant prendre le sel, il l’avait assaisonnée avec du poivre. Sa femme le traita de fainéant. Une autre fois, elle lui demanda de vider l’eau de sa lessive et vlan ! il envoya dans la rigole un grand seau plein de lait. De nouveau, elle le traita de fainéant. Elle en prenait l’habitude.

Et c’est ainsi qu’un matin, elle le surprit qui traînait dans son lit, les yeux ouverts à ne rien faire. Elle dut le secouer :

— Hé ! lève-toi, fainéant, il est l’heure.

Il répondit :

— L’heure ?… Mais non, il fait encore très noir.

Elle ne comprit pas tout de suite que, si son homme voyait noir quand il faisait clair, il était devenu aveugle.

Elle n’en revenait pas. Lui non plus, au premier moment.