La Vie est un sport

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La Vie est un sport
Revue des Deux Mondes7e période, tome 15 (p. 5-16).
LA VIE EST UN SPORT[1]


I. — LE DRAPEAU BLEU, BLANC, OR


Cette arrivée, en plein hiver, dans la montagne pareille à un îlot émergeant d’une mer de brumes, est aussi féerique et prodigieuse qu’un débarquement en Orient, dans l’odeur des citronniers et le poudroiement du soleil.

Vous quittez à Montreux le lac Léman, disparu, invisible, englouti dans le brouillard et bordé, — mais en est-on bien sûr ? — de molles villes assoupies et enfermées dans l’ouate comme des bijoux dans leur écrin ; vous prenez le petit chemin de fer électrique de l’Oberland bernois et vous commencez de monter sans vous en apercevoir, car vous êtes enveloppé de nuées et distinguez à peine, quand vous frottez la vitre embuée du wagon, l’apparition d’une végétation nouvelle, de hauts sapins-fantômes qui ont l’air d’être vêtus de longues houppelandes aux manches tombantes. Puis tout à coup, sans aucun avertissement préalable, perçant les brumes, comme un plongeur qui remonte à la surface de l’eau troue la vague brusquement, vous voici en pleine lumière. Et quelle lumière dans un ciel tout bleu, d’un bleu profond, d’un bleu non point massif, mais léger, aérien et mouvant, sur une terre toute blanche, d’un blanc étincelant comme une armure d’argent, étendue en longue vallée creusée pour mieux recevoir tout cet éclat sur ses pentes, ou soulevée en forme de pyramides, de dômes, de coupoles ou de tours qui semblent se dresser pour mieux jouir du jour et se prélasser dans un contentement sans bornes de la matière !

L’impression est si soudaine et inattendue, si véhémente et agréable, que vous avez envie de crier, de chanter à tue-tête, enfin de vous livrer à toutes les manifestations extérieures de la joie, et même les plus enfantines. Elle ne fera jusqu’au soir que grandir. Ce bleu et ce blanc vont changer, se transformer, s’exalter, crier et chanter eux aussi. Peu à peu le ciel au couchant s’embrasera et répandra sur la neige une brassée de fleurs de toutes nuances, un torrent de feu. La neige sera tour à tour violette, mauve, rose et dorée. Sur ces bouquets renversés, le petit train, de son allure correcte, continuera d’avancer comme s’il ménageait les surprises. Çà et là surgiront des villages paisibles, aux maisons à demi ensevelies : Château d’Oeix avec son église romane debout sur un tertre comme une statue sur son piédestal, Rougemont, dernier foyer de la Suisse romande, avec sa jolie chapelle basse entourée d’un cimetière, Saanen aux beaux vieux chalets solides qui défient les ans.

Puis les petites lumières s’allument, bien qu’il fasse clair encore. Mais la force électrique, fournie par les abondantes eaux, coûte si peu que l’on ne songe point à l’économiser à l’heure du chien-et-loup, et voici que le Palais de neige apparaît. Le Palais de neige, c’est le palace qui domine le village bernois de Gstaad, sorte de château fort à qui l’ombre est propice, car elle ne lui laisse que son apparence de forteresse confortable et dissimule l’architecture puérile et prétentieuse de son donjon. Toutes ses vitres illuminées font sur la neige bleuie une tache rouge. Il appelle, il invite, il attire la vallée qui, à Gstaad, s’élargit, devient un cirque entouré de montagnes favorables au ski et à la luge, à tous les sports d’hiver. Que de voyageurs s’arrêtent à cette gare, laissent repartir le petit train qui gravit le col de Saanenmöser pour redescendre sur Zweisimmen et Interlaken ! Là ils trouveront les traîneaux à deux ou quatre chevaux, recouverts de chaudes peaux de bêtes, qui les déposeront, le visage fouetté par un air si vivifiant qu’il ne paraît pas froid, au seuil des nombreux hôtels, ou sous le porche de l’accueillant Palais de neige que devrait surmonter le drapeau aux trois couleurs de la montagne en hiver : bleu, blanc, or…


Ainsi fut déposé à la nuit tombante, au début de ce dernier mois de février, sous le porche illuminé de ce Palais de légende, Maurice Aynaud-Marnière, ébloui non point tant par le spectacle auquel il avait assisté depuis son départ de Lausanne le matin, que par un autre mystérieux prestige de la montagne, le plus grand à ses yeux, le principal : le silence. Toute cette neige assourdissait les bruits, servait d’isolateur, supprimait le reste du monde. Il avait goûté la course en traîneau, scandée seulement par les grelots de l’attelage dont il n’entendait pas les sabots se poser.

« Pourvu, avait-il pensé à l’arrêt, que l’hôtel ne soit pas rempli, qu’il n’y ait ni musique ni danse, et que je n’y connaisse personne ! »

Aussitôt sa chambre retenue, — exposée au midi, à un étage élevé en prévision de toute offensive d’orchestre, avait-il réclamé, et il avait remarqué avec inquiétude l’hésitation du directeur à lui donner satisfaction, — il entra dans le hall qu’il avait aperçu dès l’entrée et il ne put réprimer un sourire de gratitude adressé à la Providence qui sans doute veillait sur lui. Car ce hall spacieux, immense, meublé de sièges savamment groupés autour de petites tables et formant ainsi d’innombrables salons à peine séparés les uns des autres, donnant par toute une façade vitrée sur la campagne dont on distinguait mal les formes indécises, indéfinies pentes de neige et masses noires des sapins rassemblés, — ce hall, tout ce hall était désert, et la solitude l’élargissait encore. À demi caché par une colonne, un couple affamé achevait de se bourrer de toasts sans dire un mot. Le nouveau venu lui jeta un regard venimeux, sans insister toutefois, car il pouvait tolérer cette présence insignifiante et d’ailleurs taciturne :

« Parfait ! parfait ! se dit-il, je serai ici à merveille. Le change a sans doute mis tout le monde en fuite. L’hôtel ne doit être habité que par quelques Anglais amateurs de bobsleigh, et quelques Norvégiens passionnés de ski. Ces sportifs fatigués doivent se coucher de bonne heure. Je sors de la tour de Babel, je vais retrouver, dans ce coin perdu, la paix que nous n’avons pu conclure avec l’Orient. »

Il prit l’ascenseur qui le hissa à son cinquième étage, gagna sa chambre, ouvrit la porte-fenêtre pour se rendre compte de la vue nocturne et dérangea des corneilles pacifiquement installées sur son balcon. Un passage d’un auteur espagnol, Ramón Gómez de la Serna, récemment découvert par le romancier Valéry Larbaud, lui revint à la mémoire : « Le ciel des nuits d’hiver où il gèle, avec une lune taillée en forme de glaçon, est un ciel pour patineurs. » La lune qui s’était levée était effectivement taillée en forme de glaçon, avec des arêtes vives et pointues à son croissant, et versait une lumière bleutée qui semblait de commande, pareille à celle qui entoure la façade de l’Opéra un soir de gala. Les étoiles frileuses palpitaient comme des regards sous les cils. Et les grandes étendues de neige refaisaient une sorte de jour délicat et doux.

Sentant le froid se poser sur son visage et ses mains, il se hâta de refermer la vitre, vérifia l’éclairage, les armoires, la salle de bains avec cette méfiance de l’homme qui vit beaucoup à l’hôtel et ne se contente pas du luxe apparent et, rassuré, il vida ses valises avec ordre. Après quoi, il s’habilla et revêtit le smoking d’usage, tout en s’adressant des paroles d’encouragement :

« Cette solitude, ce silence, quelle félicité ! Je suis délivré des conflits internationaux. Je vais vivre pour moi : patiner, luger, me taire en plusieurs langues, dormir. Plus de discussions interminables, de dîners diplomatiques, de tangos engageants, de fox-trott de rupture ! Adieu, le Palace de Lausanne encombré de Français, de Turcs et de Japonais, et le Beau-Rivage d’Ouchy réservé aux Anglais, Américains, Italiens et Roumains ! Ici, il n’y a que d’inoffensifs athlètes. Plus de combats de peuples, plus de luttes d’intérêts et de vanités ! La paix n’est plus nulle part, sauf ici dans ce nid de neige… »

Nouveau secrétaire à l’ambassade de Rome après de longs séjours en Orient et même en Extrême-Orient, Maurice Aynaud-Marnière avait été emmené par son ambassadeur à la conférence de Lausanne. Il y avait pris part à tous les conciliabules publics et secrets au cours desquels les Puissances occidentales tentèrent vainement, — mais trop tard puisqu’elles étaient elles-mêmes désarmées, — de rappeler à la Turquie qu’elle faisait partie des Puissances vaincues en 1918. Il revoyait sans effort, et même il ne pouvait écarter de son souvenir tous les personnages éminents, graves ou frivoles, le plus souvent frivoles et graves ensemble, vus au château historique d’Ouchy, ou au bar du Palace, ou aux bals de Beau-Rivage, qui avaient occupé la scène comme de tenaces protagonistes : la mince et élégante silhouette de M. Barrère, prince de la Renaissance italienne, un peu étriqué dans sa jaquette moderne, la carrure massive du sanguin lord Curzon à la recherche d’une attitude fine et ironique, la jeunesse persistante du général Weygand, portant avec légèreté le poids de la plus lourde documentation et découvrant d’emblée les solutions rapides et simples. Ceux-ci étaient les sérieux, et le plus sérieux n’était-il pas encore le maréchal Ismet-Pacha au nez pointu et aux cheveux luisants et plats, qui ne riait jamais et réclamait toujours ? À moins que ce ne fut le marquis Garroni, rasé jusqu’au crâne, aux beaux yeux fatigués et pochés, aux bajoues carrées, accoutumé à suivre les méandres de la diplomatie romaine ? Mais il y avait les autres : M. Tchitchérine qui, boutonné dans sa placide redingote et poussant vers le ciel la pointe de sa barbiche, avait l’air d’un ténor d’opérette et se faisait photographier journellement sous les aspects les plus terribles, notamment en uniforme de généralissime des armées rouges ; Djavid bey, conseiller financier de la délégation turque, dont la face plaisante et de travers se prêtait à toutes les transformations et parfois semblait s’escamoter elle-même comme la Dette ottomane ; et des Serbes, et des Géorgiens, et des Bulgares. Des Bulgares ? La Bulgarie n’avait-elle pas innové, en se faisant représenter par une jeune fille, une charmante jeune fille, mince, flexible comme une liane, avec de beaux yeux sombres éclairant une figure pâle, et casquée d’une chevelure fauve ? C’était Mlle Stancioff, secrétaire d’ambassade de son père à Londres, le plus jeune, et sans doute le plus aimable des diplomates…

La chambre 525 du Palais de Neige avait été en un instant envahie par tous ces fantômes qui se disputaient sur Andrinople, sur Mossoul, sur les capitulations, et croyaient régler les destinées de l’Orient, tandis qu’à des milliers de kilomètres une assemblée de fanatiques décidait, à Angora, du sort de l’Europe. Maurice Aynaud-Marnière, indigné de leur invasion, les mit poliment à la porte. Il était parti de Lausanne pour les fuir jusque dans la montagne. Il entendait voir des hommes et des femmes, désormais, le moins possible, et non des nationaux et des ministres plénipotentiaires. Et, résolument débarrassé de la hantise professionnelle, il descendit au restaurant.

Quelle ne fut pas sa stupeur ! Le restaurant, les deux salles du restaurant, — la commune éclairée par les plafonniers resplendissants, la réservée dont chaque petite table portait une lampe au discret abat-jour, — étaient combles, archi-combles, au point que le maître d’hôtel, ne cachant pas sa mauvaise humeur d’être dérangé dans un service déjà lourd, dut lui faire dresser un couvert dans un espace libre, mais restreint. D’où pouvaient bien sortir tous ces dîneurs ? Le hall n’était-il pas vide à son arrivée ? Il y avait pénétré à la seule heure déserte, celle où chacun, après avoir goûté en costume de sport, monte chez soi pour s’habiller. Faute de ce calcul, il avait compté sur la solitude. Et dès le coup d’œil circulaire jeté sur les smokings et les robes décolletées, il avait retrouvé l’Europe, l’Amérique et l’Asie qu’il pensait éviter, et l’Afrique par surcroît sous le symbole de ces deux princesses égyptiennes, là-bas, en robes violettes, aux longs yeux peints, aux gestes hiératiques et désarticulés, toutes pareilles aux images que l’on voit sur les murs des temples et des tombeaux de Memphis, de Louqsor ou de la Vallée des Rois. Les Anglais composaient sans nul doute la majorité de l’assistance. Hors de chez eux, ne sont-ils pas toujours la majorité, et comment peut-il y avoir encore tant d’habitants dans la Grande-Bretagne quand on les croit tous rencontrer en voyage ? Mais tour à tour ballotté, dans les postes de sa carrière, du Caire à Constantinople, de Tokio à Rome, le jeune secrétaire d’ambassade dénombrait sans peine des spécimens de toutes les races, et même des Français et des Belges audacieusement rebelles aux fluctuations du change. À peine assis, ne fut-il pas repéré, découvert, dénoncé, et ne vit-il pas accourir à lui un de ses collègues italiens, rencontré jadis au loin et présentement attaché à son ambassade à Paris, le comte Vittorio Moroni, — de cette branche des Moroni qui a lancé à Milan une des plus fameuses marques d’automobile, — lequel, sans aucune gêne, ayant lui-même terminé son repas, lui imposa sa présence sans le consulter, s’assit à sa table, — ce qui acheva d’irriter le maître d’hôtel par la gêne apportée à la circulation des garçons et des sommeliers, — et lui demanda à brûle-pourpoint :

— Pour qui pariez-vous ?

Aynaud-Marnière, qui pelait une pomme au bout de sa fourchette avec l’art d’un Talleyrand détaillant un traité à la pointe de son esprit, considéra son interlocuteur comme un objet de scandale :

— Mais nous ne parions pas, nous autres diplomates, vous le savez bien : nous agissons. Dans tous les cas, nous ne pourrions parier que pour la signature. Les Turcs signeront. Ils signeront, n’en doutez pas.

— Il s’agit bien des Turcs. Notre représentant, le marquis Garroni, suffit à s’occuper d’eux. Vous vous croyez donc toujours à Lausanne ?

— Hélas ! je n’y croyais plus être et je m’y retrouve en effet.

— Eh bien ! vous êtes dans l’erreur. Vous ignorez que le Palais de Neige est sens dessus dessous et que bon gré mal gré il vous faut prendre parti.

— Prendre parti ?

— Mais oui. Êtes-vous pour Mlle Nicole Deleuze, votre compatriote, ou pour miss Maud Hobinson ?

— Je ne les connais pas.

— Vous les connaîtrez dès ce soir.

— Non, non, je ne veux être présenté à personne.

— Vous le serez. Dès ce soir. C’est un match sensationnel : patin, bobsleigh et costume. Trois épreuves. La France et l’Angleterre s’affrontent.

— Ah ! non, je ne suis pas venu ici pour les voir s’affronter.

— Vous les verrez. Et devant toutes les nations qui sont représentées au Palais de Neige.

Sur cette affirmation solennelle, l’Italien au beau visage de médaille, entièrement rasé à la nouvelle mode, se leva pour se précipiter à la poursuite d’une jeune Diane qui passait, grande, mince, musclée, les cheveux relevés à la grecque, les joues fraîches et roses, les yeux bleus étonnés, les jambes longues, — des jambes de chasseresse au mollet haut, à la fine cheville, — et il avait eu le temps à peine de jeter cette indication :

— Miss Maud !

« Ah ! non, songea Aynaud-Marnière irrité. Je ne suis pas venu à Gstaad pour prendre à nouveau parti dans un conflit international. Si je dois retrouver jusqu’ici la Société des Nations, autant reprendre mon métier tout de suite… »

Et il se demanda où il lui faudrait aller pour ne plus rencontrer que des hommes et des femmes, comme si les individus étaient différents des peuples, et comme si leurs disputes n’étaient pas pareilles !…


II. — LES CHAMPIONNES

Après s’être lavé les mains dans le bol avec énervement, il sortit, courroucé, du restaurant, chercha le coin le plus reculé du hall déjà envahi et s’y installa avec un livre qui lui servirait de paravent. Ce livre, quasi introuvable et acheté chez un bibliophile de Lausanne, le conduirait dans le passé, l’éloignerait du présent et des importuns. C’était le Cahier vert de Rosalie de Constant, cousine pauvre et contrefaite, mais spirituelle comme une bossue, de Benjamin et fiancée déconfite et délaissée de ce doucereux et impérieux Bernardin de Saint-Pierre qui secoua la sensibilité de son temps au profit de son impitoyable égoïsme. Il l’ouvrit à une page où Charles de Constant, frère de Rosalie, lui raconte, — non sans agrément, — une rencontre dans le monde entre Mme Tallien et Mme Récamier. Mme Tallien régnait sans conteste dans un salon du Directoire quand Mme Récamier y entra sans tapage. La première se sentit la chair pincée d’une affreuse inquiétude. Allait-elle être détrônée par cette nouvelle venue qui, peu à peu, sans avoir l’air de les rechercher, captivait tous les regards ? « Elle avait, rapporte Charles de Constant, — et Maurice Aynaud-Marnière se laissa prendre à sa lecture au point d’oublier son entourage, — elle avait certain châle orange qui sert de manteau, de draperie et plus souvent à montrer à propos le plus beau bras, la plus belle gorge qu’on peut avoir, qu’à les cacher tout à fait. Elle comprit que le bonheur avait voulu qu’elle n’eût montré ni l’un ni l’autre encore et que la vue subite de tant de charmes attirerait tous les yeux, fixés un peu trop longtemps sur sa rivale. Effectivement cela produisit un effet prodigieux. Je m’approchai de la dame avant qu’elle fût certaine de son triomphe et je lui dis : « Que n’ai-je la pomme à offrir ? Mon choix serait bientôt déterminé. » Je ne crois pas qu’elle ait jamais jeté un regard plus doux, plus tendre, plus expressif de reconnaissance et de satisfaction, et je vous assure qu’elle a pourtant diablement joué de la prunelle, mais le plaisir entrait dans son cœur et bannissait une crainte très vive qui l’avait occupée un moment. Je l’engageai à remettre son beau châle orange. « Employer inutilement un moyen dont on ne doit user qu’en dernière extrémité, c’est un défaut de tactique, » lui dis-je. Elle me comprit, mais quelle est la femme qui sait user avec modération de la victoire ? Elle se leva sous un prétexte, et sa belle taille, ses bras nus, sa grâce, cet ensemble de beauté que peu de femmes possèdent à un point de perfection aussi grand, fut remarqué, admiré, même par sa rivale ; Ô femmes, que vous êtes séduisantes et frivoles, que votre cœur est ambitieux ! Il n’y a point de femme qui ne prit un vice comme vêtement, s’il pouvait lui donner un triomphe. »

Enchanté de la réflexion finale qui eût ravi Benjamin Constant, bien que le récit de son cousin enregistrât l’unique défaite de sa cruelle amie, Mme Récamier, Maurice Aynaud-Marnière releva les yeux pour interrompre sa lecture au bon endroit. Quelle ne fut pas sa surprise de voir se dérouler devant lui la scène même qu’il venait de goûter dans son livre ? Un groupe nombreux s’était formé dans son voisinage immédiat. Or, une jeune femme ou une jeune fille, — aujourd’hui l’on ne sait plus au juste, — en était visiblement le centre sans l’avoir peut-être cherché. Elle avait un de ces visages dont on ne sait s’ils plaisent par les traits eux-mêmes ou par l’expression, tant l’activité spirituelle leur communique d’agrément et les fait rayonner. Blonde ou plutôt châtain clair avec des yeux noirs, — et ce contraste donne au regard un éclat velouté pareil à celui d’une fleur au soir tombant, — elle agitait ses lèvres minces, légèrement crayonnées de rouge, — selon une coutume dont la jeunesse devrait bien se passer, — montrait de jolies dents humides, souriait, donnait un tour à ce qu’elle disait rien qu’en y prenant elle-même le plus vif intérêt. Elle racontait un voyage en Hollande au cours duquel, juchée sur un escabeau, tandis que des servantes trop diligentes inondaient de seaux d’eau le parquet, elle avait regretté la poussière, la bonne poussière oubliée sur les vieux meubles.

— Oui, tous les Français aiment les vieilleries, lui lança la grande Diane du restaurant qui, ne pouvant demeurer en place, s’était levée pour marcher.

Celle-ci montrait, debout, un sculptural développement de lignes, peut-être un peu trop athlétiques. Les attaches du cou étaient fortes, les beaux bras trop musclés, les mains grandes et rouges, la poitrine large, mais avec des seins peu accusés. Les jambes étaient d’un galbe parfait. Elle avait cette beauté des animaux libres que nulle entrave n’a gênés, et ce teint lisse, uni, qui paraît être le partage des femmes et des jeunes filles sans méditation et sans trouble intérieur. Un châle blanc à longues franges lui recouvrait mal les épaules : sans cesse elle le laissait glisser, puis le ramenait d’un geste saccadé. Elle ne savait pas s’en servir aussi bien qu’une Mme Tallien. Évidemment, son domaine naturel était l’espace. Elle devait triompher dans les sports. Sa taille paraissait trop haute dans un salon, et ses mouvements trop brusques, tandis qu’au grand air tout chez elle s’harmoniserait, se muerait en élan et en puissance. Elle aimait sans nul doute à dominer, comme tous ceux qui ont pris confiance dans leur force physique. Aussi ne goûtait-elle aucune satisfaction à constater que l’on faisait cercle autour de sa rivale. Quel plaisir pouvait-on prendre à une conversation où il n’était question ni de courses, ni de championnats !

— Mademoiselle Deleuze, constata un courtisan, a le don de voir et d’observer. Quel dommage qu’elle n’ait pas voyagé davantage ! Mais les Français voyagent peu.

— Oui, parut approuver l’Anglaise, elle nous décrirait les neuf merveilles du monde.

— Pardon, miss Maud, rectifia doucement Mlle Deleuze, il n’y en a que sept.

— Comme les Muses alors.

— Ah ! non, les Muses : il y en a neuf. Dix avec celle du sport que les Grecs ont oubliée et que vous incarneriez fort bien. Voulez-vous que je vous énumère les neuf autres ?

— Nous ne sommes pas à l’école.

— Je le regrette.

— Auriez-vous une vocation de professeur ?

— Non, d’élève.

Ces propos s’échangeaient sans grande aménité, comme s’ils recouvraient de grandes divergences de caractères ou de sentiments. Miss Maud Hobinson, prise en flagrant délit d’erreur, enrageait sous son calme apparent. Sa rivale assise paraissait toute petite à côté d’elle. Pourtant, n’était-ce pas celle-ci dont chacun attendait la parole ? Et voici que Mlle Deleuze, du ton le moins pédant du monde, se mit à détailler, peut-être pour elle-même plus que pour son auditoire, le bonheur qu’elle avait pris à l’étude du latin, surtout dans Virgile, Horace et Cicéron, et, plus tard, à celle de la métaphysique avec son choix de systèmes qui tantôt sortent l’univers du cerveau de l’homme et tantôt perdent l’homme dans l’univers comme le petit Poucet dans la forêt.

— Je ne revivrai pas ces heures-là, conclut-elle avec une souriante mélancolie. Nous étions dans notre classe, après la guerre, deux ou trois jeunes filles tout enfiévrées de savoir. Nous vivions dans un état d’enthousiasme, dans un état amoureux. Et vous, miss Maud ?

La figure de la jeune Anglaise exprima le plus complet effarement :

— Oh ! moi, répliqua-t-elle, ainsi interpellée, je ne vis que dehors. Au tennis, ma raquette aux mains, sur la patinoire, mes patins ou mes skis aux pieds, ou le volant du bobsleigh dans les doigts, je suis, comme vous dites, dans un état amoureux. Mais pas dedans, pas même à la danse. Vous autres Français, vous vivez trop dedans.

— Et vous autres Anglais, trop dehors.

« Me voici à la conférence de Lausanne, soupira à part soi Aynaud-Marnière, qui sans scrupule avait écouté le dialogue. Mais c’est ici qu’on m’en donne la clé. Et qui ? des jeunes filles. La meilleure méthode pour conduire les nations serait-elle de s’initier aux querelles des femmes ? … »

Il avait fermé son livre qui le masquait à demi. Son collègue italien fonça aussitôt sur lui et bon gré mal gré le traîna dans le cercle voisin pour le présenter. Miss Maud Hobinson lui décocha un regard qui évaluait ses performances, comme s’il était capable d’avoir voulu boxer lord Curzon, et Mlle Nicole Deleuze un regard narquois pour n’avoir pas imposé la paix à l’Orient. Incontinent, il fut invité à formuler son opinion sur la supériorité des études ou celle des sports. Il s’en tira à la manière des diplomates, par une petite anecdote qu’il supposait spirituelle :

— Oxford, vous le savez, est une des plus curieuses villes du monde, une cité-bijou comme Bruges ou Nuremberg.

— Comme Avignon, Aix-en-Provence, Carcassonne, proposa Mlle Deleuze qui ne voulait pas que la France fût oubliée.

— Si vous voulez, acquiesça Aynaud-Marnière avec cette condescendance que montrent volontiers nos diplomates dès qu’il s’agit de vanter notre pays. Donc je visitais Oxford sous la conduite d’un élève de Maddalen-College ou de New-College, je ne sais plus, et il me montrait complaisamment les tennis perfectionnés, les parfaits terrains de golf, la petite flottille sur le fleuve, enfin tous les aménagements qui font de la vieille ville universitaire un admirable centre sportif. Quand nous eûmes terminé cette promenade instructive, je ne pus me tenir de lui poser cette question : — « Tout cela est fort bien, Monsieur, mais quand travaillez-vous ? » II se mit à rire et me répliqua du tac au tac : — « Pendant les vacances. »

Mais, s’apercevant qu’il peinait miss Maud Hobinson, presque aussi rebelle à l’ironie que lord Curzon en personne, il gâta son succès auprès de Mlle Nicole Deleuze en vantant outre mesure l’éducation anglo-saxonne et reprenant les thèses périmées de M. Demolins : adaptation à la vie moderne, apprentissage précoce, connaissance des langues étrangères, développement corporel et rapide instruction économique.

— Mon latin ne me servira donc à rien ? soupira Mlle Deleuze.

— En tout cas, pas ici, déclara miss Maud, qui profitait de tout avantage comme un bon champion.

— Pourquoi pas ?

— Sur le bobsleigh ?

— Mais oui.

L’Anglaise éclata de rire, d’un beau rire de jeunesse qui voulait être mortifiant pour sa rivale et qui amusa follement celle-ci. Le comte Moroni expliqua aussitôt à son collègue français que les jeunes filles s’affronteraient le lendemain sur la patinoire, le surlendemain en « bob, » et le même soir au bal travesti où des prix seraient distribués, selon les suffrages, aux plus beaux costumes. Et il répéta avec plus d’autorité son :

— Pour qui pariez-vous ? Il y a une cote, comme aux courses. Le général Harvey la tient à jour. Que je vous présente !

Et il présenta incontinent Aynaud-Marnière au général qui passait, gentleman correct et grave, investi des plus hautes fonctions, car, après une brillante carrière aux Indes et dans la dernière guerre, retraité brutalement, comme tant de ses camarades, à la suite de la démobilisation, il organisait les jeux sportifs dans les palaces, ce qui lui occasionnait de grandes tribulations.

Rien n’est plus désagréable que d’être ainsi mis en cause et sollicité à brûle-pourpoint en présence des concurrents eux-mêmes. Un diplomate, s’il est moins astucieux et habile dans les conférences officielles, se tire toujours d’affaire dans les guets-apens mondains :

— Dehors je parie sur miss Hobinson, et dedans sur Mlle Deleuze.

  1. Copyright by Henry Bordeaux, 1923.